De la division du travail social/Livre III/Conclusion/III

Félix Alcan (p. 457-460).
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Livre III, Conclusion


III

Mais si la division du travail produit la solidarité, ce n’est pas seulement parce qu’elle fait de chaque individu un échangiste, comme disent les économistes[1] ; c’est qu’elle crée entre les hommes tout un système de droits et de devoirs qui les lient les uns aux autres d’une manière durable. De même que les similitudes sociales donnent naissance à un droit et à une morale qui les protègent, la division du travail donne naissance à des règles qui assurent le concours pacifique et régulier des fonctions divisées. Si les économistes ont cru qu’elle engendrait une solidarité suffisante, de quelque manière qu’elle se fit, et si, par suite, ils ont soutenu que les sociétés humaines pouvaient et devaient se résoudre en des associations purement économiques, c’est qu’ils ont cru qu’elle n’affectait que des intérêts individuels et temporaires. Par conséquent, pour estimer les intérêts en conflit et la manière dont ils doivent s’équilibrer, c’est-à-dire pour déterminer les conditions dans lesquelles l’échange doit se faire, les individus seuls sont compétents ; et comme ces intérêts sont dans un perpétuel devenir, il n’y a place pour aucune réglementation permanente. Mais une telle conception est de tous points inadéquate aux faits. La division du travail ne met pas en présence des individus, mais des fonctions sociales. Or, la société est intéressée au jeu de ces dernières : suivant qu’elles concourent régulièrement ou non, elle sera saine ou malade. Son existence en dépend donc, et d’autant plus étroitement qu’elles sont plus divisées. C’est pourquoi elle ne peut les laisser dans un état d’indétermination, et d’ailleurs elles se déterminent d’elles-mêmes. Ainsi se forment ces règles dont le nombre s’accroît à mesure que le travail se divise et dont l’absence rend la solidarité organique ou impossible ou imparfaite.

Mais il ne suffit pas qu’il y ait des règles, il faut encore qu’elles soient justes et, pour cela, il est nécessaire que les conditions extérieures de la concurrence soient égales. Si, d’autre part, on se rappelle que la conscience collective se réduit de plus en plus au culte de l’individu, on verra que ce qui caractérise la morale des sociétés organisées, comparée à celle des sociétés segmentaires, c’est qu’elle a quelque chose de plus humain, partant, de plus rationnel. Elle ne suspend pas notre activité à des fins qui ne nous touchent pas directement ; elle ne fait pas de nous les serviteurs de puissances idéales et d’une tout autre nature que la nôtre, qui suivent leurs voies propres sans se préoccuper des intérêts des hommes. Elle nous demande seulement d’être tendres pour nos semblables et d’être justes, de bien remplir notre tâche, de travailler à ce que chacun soit appelé à la fonction qu’il peut le mieux remplir, et reçoive le juste prix de ses efforts. Les règles qui la constituent n’ont pas une force contraignante qui étouffe le libre examen ; mais, parce qu’elles sont davantage faites pour nous et, dans un certain sens, par nous, nous sommes plus libres vis-à-vis d’elles. Nous voulons les comprendre, et nous craignons moins de les changer. Il faut se garder d’ailleurs de trouver insuffisant un tel idéal sous prétexte qu’il est trop terrestre et trop à notre portée. Un idéal n’est pas plus élevé parce qu’il est plus transcendant, mais parce qu’il nous ménage de plus vastes perspectives. Ce qui importe, ce n’est pas qu’il plane bien haut au-dessus de nous, au point de nous devenir étranger, mais c’est qu’il ouvre à notre activité une assez longue carrière, et il s’en faut que celui-ci soit à la veille d’être réalisé. Nous ne sentons, que trop combien c’est une œuvre laborieuse que d’édifier cette société où chaque individu aura la place qu’il mérite, sera récompensé comme il le mérite, où tout le monde, par suite, concourra spontanément au bien de tous et de chacun. De même, une morale n’est pas au-dessus d’une autre parce qu’elle commande d’une manière plus sèche et plus autoritaire, parce qu’elle est plus soustraite à la réflexion. Sans doute, il faut qu’elle nous attache à autre chose que nous-même ; mais il n’est pas nécessaire qu’elle nous enchaîne jusqu’à nous immobiliser.

On a dit avec raison[2] que la morale — et par là il faut entendre, non seulement les doctrines, mais les mœurs — traversait une crise redoutable. Ce qui précède peut nous aider à comprendre la nature et les causes de cet état maladif. Des changements profonds se sont produits, et en très peu de temps, dans la structure de nos sociétés ; elles se sont affranchies du type segmentaire avec une rapidité et dans des proportions dont on ne trouve pas un autre exemple dans l’histoire. Par suite, la morale qui correspond à ce type social a régressé, mais sans que l’autre se développât assez vite pour remplir le terrain que la première laissait vide dans nos consciences. Notre foi s’est troublée ; la tradition a perdu de son empire ; le jugement individuel s’est émancipé du jugement collectif. Mais, d’un autre côté, les fonctions qui se sont dissociées au cours de la tourmente n’ont pas eu le temps de s’ajuster les unes aux autres, la vie nouvelle qui s’est dégagée comme tout d’un coup n’a pas pu s’organiser complètement, et surtout ne s’est pas organisée de façon à satisfaire le besoin de justice qui s’est éveillé plus ardent dans nos cœurs. S’il en est ainsi, le remède au mal n’est pas de chercher à ressusciter quand même des traditions et des pratiques qui, ne répondant plus aux conditions présentes de l’état social, ne pourraient vivre que d’une vie artificielle et apparente. Ce qu’il faut, c’est faire cesser cette anomie, c’est trouver les moyens de faire concourir harmoniquement ces organes qui se heurtent encore en des mouvements discordants, c’est introduire dans leurs rapports plus de justice en atténuant de plus en plus ces inégalités extérieures qui sont la source du mal. Notre malaise n’est donc pas, comme on semble parfois le croire, d’ordre intellectuel ; il tient à des causes plus profondes. Nous ne souffrons pas parce que nous ne savons plus sur quelle notion théorique appuyer la morale que nous pratiquions jusqu’ici ; mais parce que, dans certaines de ses parties, cette morale est irrémédiablement ébranlée et que celle qui nous est nécessaire est seulement en train de se former. Notre anxiété ne vient pas de ce que la critique des savants a ruiné l’explication traditionnelle qu’on nous donnait de nos devoirs et, par conséquent, ce n’est pas un nouveau système philosophique qui pourra jamais la dissiper ; mais c’est que, certains de ces devoirs n’étant plus fondés dans la réalité des choses, il en est résulté un relâchement qui ne pourra prendre fin qu’à mesure qu’une discipline nouvelle s’établira et se consolidera. En un mot, notre premier devoir actuellement est de nous faire une morale. Une telle œuvre ne saurait s’improviser dans le silence du cabinet ; elle ne peut s’élever que d’elle-même, peu à peu, sous la pression des causes internes qui la rendent nécessaire. Mais ce à quoi la réflexion peut et doit servir, c’est à marquer le but qu’il faut atteindre. C’est ce que nous avons essayé de faire.



  1. Le mot est de M. de Molinari, La Morale économique, p. 248.
  2. V. Beaussire, Les Principes de la morale, Introduction.