De la division du travail social/Livre III/Chapitre I/I

Félix Alcan (p. 396-400).
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Livre III, Chapitre I


I

Un premier cas de ce genre nous est fourni par les crises industrielles ou commerciales, par les faillites qui sont autant de ruptures partielles de la solidarité organique ; elles témoignent en effet que, sur certains points de l’organisme, certaines fonctions sociales ne sont pas ajustées les unes aux autres. Or, à mesure que le travail se divise davantage, ces phénomènes semblent devenir plus fréquents, au moins dans certains cas. De 1845 à 1869, les faillites ont augmenté en France de 70%[1]. Cependant on ne saurait attribuer ce fait à l’accroissement de la vie économique ; car les entreprises se sont beaucoup plutôt concentrées qu’elles ne se sont multipliées.

L’antagonisme du travail et du capital est un autre exemple, plus frappant, du même phénomène. À mesure que les fonctions industrielles se spécialisent davantage, la lutte devient plus vive, bien loin que la solidarité augmente. Au moyen âge, l’ouvrier vit partout à côté de son maître, partageant ses travaux « dans la même boutique, sur le même établi »[2]. Tous deux faisaient partie de la même corporation et menaient la même existence. « L’un et l’autre étaient presque égaux : quiconque avait fait son apprentissage pouvait, du moins dans beaucoup de métiers, s’établir s’il avait de quoi[3]. » Aussi les conflits étaient-ils tout à fait exceptionnels. À partir du xve siècle les choses commencèrent à changer. « Le corps de métier n’est plus un asile commun ; c’est la possession exclusive des maîtres qui y décident seuls de toutes choses… Dès lors, une démarcation profonde s’établit entre les maîtres et les compagnons. Ceux-ci formèrent pour ainsi dire un ordre à part ; ils eurent leurs habitudes, leurs règles, leurs associations indépendantes[4]. » Une fois que cette séparation fut effectuée, les querelles devinrent nombreuses « Dès que les compagnons croyaient avoir à se plaindre, ils se mettaient en grève ou frappaient d’interdit une ville, un patron et tous étaient tenus d’obéir au mot d’ordre… La puissance de l’association donnait aux ouvriers le moyen de lutter à armes égales contre leurs patrons[5]. » Cependant les choses étaient loin d’en être venues dès lors « au point où nous les voyons à présent. Les compagnons se rebellaient pour obtenir un salaire plus fort ou tel autre changement dans la condition du travail, mais ils ne tenaient pas le patron pour un ennemi perpétuel auquel on obéit par contrainte. On voulait le faire céder sur un point et on s’y employait avec énergie, mais la lutte n’était pas éternelle ; les ateliers ne contenaient pas deux races ennemies : nos doctrines socialistes étaient inconnues[6]. » Enfin, au xviie siècle, commence la troisième phase de cette histoire des classes ouvrières : l’avènement de la grande industrie. L’ouvrier se sépare plus complètement du patron. « Il est en quelque sorte enrégimenté. Chacun a sa fonction, et le système de la division du travail fait quelques progrès. Dans la manufacture des Van-Robais, qui occupait 1692 ouvriers, il y avait des ateliers particuliers pour la charronnerie, pour la coutellerie, pour le lavage, pour la teinture, pour l’ourdissage, et les ateliers du tissage comprenaient eux-mêmes plusieurs espèces d’ouvriers dont le travail était entièrement distinct[7]. » En même temps que la spécialisation devient plus grande, les révoltes deviennent plus fréquentes. « La moindre cause de mécontentement suffisait pour jeter l’interdit sur une maison, et malheur au compagnon qui n’aurait pas respecté l’arrêt de la communauté[8]. » On sait assez que, depuis, la guerre est toujours devenue plus violente.

Nous verrons, il est vrai, dans le chapitre suivant que cette tension des rapports sociaux est due en partie à ce que les classes ouvrières ne veulent pas vraiment la condition qui leur est faite, mais ne l’acceptent trop souvent que contraintes et forcées, n’ayant pas les moyens d’en conquérir d’autres. Cependant, cette contrainte ne saurait à elle seule rendre compte du phénomène. En effet, elle ne pèse pas moins lourdement sur tous les déshérités de la fortune d’une manière générale, et pourtant cet état d’hostilité permanente est tout à fait particulier au monde industriel. Ensuite, à l’intérieur de ce monde, elle est la même pour tous les travailleurs indistinctement. Or, la petite industrie, où le travail est moins divisé, donne le spectacle d’une harmonie relative entre le patron et l’ouvrier[9] ; c’est seulement dans la grande industrie que ces déchirements sont à l’état aigu. C’est donc qu’ils dépendent en partie d’une autre cause.

On a souvent signalé dans l’histoire des sciences une autre illustration du même phénomène. Jusqu’à des temps assez récents, la science, n’étant pas très divisée, pouvait être cultivée presque tout entière par un seul et même esprit. Aussi avait-on un sentiment très vif de son unité. Les vérités particulières qui la composaient n’étaient ni si nombreuses, ni si hétérogènes qu’on ne vît facilement le lien qui les unissait en un seul et même système. Les méthodes, étant elles-mêmes très générales, différaient peu les unes des autres, et l’on pouvait apercevoir le tronc commun à partir duquel elles divergeaient insensiblement. Mais, à mesure que la spécialisation s’est introduite dans le travail scientifique, chaque savant s’est de plus en plus renfermé, non seulement dans une science particulière, mais dans un ordre spécial de problèmes. Déjà A. Comte se plaignait que, de son temps, il y eût dans le monde savant « bien peu d’intelligences embrassant dans leurs conceptions l’ensemble même d’une science unique, qui n’est cependant à son tour qu’une partie d’un grand tout. La plupart, disait-il, se bornent déjà entièrement à la considération isolée d’une section plus ou moins étendue d’une science déterminée, sans s’occuper beaucoup de la relation de ces travaux particuliers avec le système général des connaissances positives[10]. » Mais alors la science, morcelée en une multitude d’études de détail qui ne se rejoignent pas, ne forme plus un tout solidaire. Ce qui manifeste le mieux peut-être cette absence de concert et d’unité, c’est cette théorie, si répandue, que chaque science particulière a une valeur absolue, et que le savant doit se livrer à ses recherches spéciales sans se préoccuper de savoir si elles servent à quelque chose et tendent quelque part. « Cette division du travail intellectuel, dit M. Schaeffle, donne de sérieuses raisons de craindre que ce retour d’un nouvel Alexandrinisme n’amène une nouvelle fois à sa suite la ruine de toute science[11]. »

  1. V. Block, Statistique de la France.
  2. Levasseur, Les Classes ouvrières en France jusqu’à la révolution, II, 315.
  3. Ibid., I, 496.
  4. Ibid.
  5. Ibid., I, 504.
  6. Hubert Valleroux, Les Corporations d’arts et de métiers, p. 49
  7. Levasseur, II, 315.
  8. Levasseur, II, 319.
  9. V. Cauvés, Précis d’économie politique, II, 39.
  10. Cours de philosophie positive, I, 27.
  11. Bau und Leben des socialen Koerpers, IV, 113.