De la division du travail social/Livre II/Chapitre III/III

Félix Alcan (p. 330-335).
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Livre II, Chapitre III


III


Enfin, à mesure que la société s’étend et se concentre, elle enveloppe de moins près l’individu et par conséquent, peut moins bien contenir les tendances divergentes qui se font jour.

Il suffit pour s’en assurer de comparer les grandes villes aux petites. Chez ces dernières, quiconque cherche à s’émanciper des usages reçus se heurte à des résistances qui sont parfois très vives. Toute tentative d’indépendance est un objet de scandale public, et la réprobation générale qui s’y attache est de nature à décourager les imitateurs. Au contraire, dans les grandes cités, l’individu est beaucoup plus affranchi du joug collectif ; c’est un fait d’expérience qui ne peut être contesté. C’est que nous dépendons d’autant plus étroitement de l’opinion commune qu’elle surveille de plus prés toutes nos démarches. Quand l’attention de tous est constamment fixée sur ce que fait chacun, le moindre écart est aperçu et aussitôt réprimé ; inversement, chacun a d’autant plus de facilités pour suivre son sens propre qu’il est plus aisé d’échapper à ce contrôle. Or, comme dit un proverbe, on n’est nulle part aussi bien caché que dans une foule. Plus un groupe est étendu et dense, plus l’attention collective, dispersée sur une large surface, est incapable de suivre les mouvements de chaque individu ; car elle ne devient pas plus forte alors qu’ils deviennent plus nombreux. Elle porte sur trop de points à la fois pour pouvoir se concentrer sur aucun. La surveillance se fait moins bien parce qu’il y a trop de gens et de choses à surveiller.

De plus, le grand ressort de l’attention, à savoir l’intérêt, fait plus ou moins complètement défaut. Nous ne désirons connaître les faits et gestes d’une personne que si son image réveille en nous des souvenirs et des émotions qui y sont liés, et ce désir est d’autant plus actif que les états de conscience ainsi réveillés sont plus nombreux et plus forts[1]. Si, au contraire, il s’agit de quelqu’un que nous n’apercevons que de loin en loin et en passant, ce qui le concerne, ne déterminant en nous aucun écho, nous laisse froids et par conséquent nous ne sommes incités ni à nous renseigner sur ce qui lui arrive, ni à observer ce qu’il fait. La curiosité collective est donc d’autant plus vive que les relations personnelles entre les individus sont plus continues et plus fréquentes ; d’autre part, il est clair qu’elles sont d’autant plus rares et plus courtes que chaque individu est en rapports avec un plus grand nombre d’autres.

Voilà pourquoi la pression de l’opinion se fait sentir avec moins de force dans les grands centres. C’est que l’attention de chacun est distraite dans trop de directions différentes et que, de plus, on se connaît moins. Même les voisins et les membres d’une même famille sont moins souvent et moins régulièrement en contact, séparés qu’ils sont à chaque instant par la masse des affaires et des personnes intercurrentes. Sans doute, si la population est plus nombreuse qu’elle n’est dense, il peut arriver que la vie, dispersée sur une plus grande étendue, soit moindre sur chaque point. La grande ville se résout alors en un certain nombre de petites villes, et par conséquent les observations précédentes ne s’appliquent pas exactement[2]. Mais partout où la densité de l’agglomération est en rapport avec son volume, les liens personnels sont rares et faibles ; on perd plus facilement les autres de vue, même ceux, qui vous entourent de très près et, dans la même mesure, on s’en désintéresse. Comme cette mutuelle indifférence a pour effet de relâcher la surveillance collective, la sphère d’action libre de chaque individu s’étend en fait et, peu à peu, le fait devient un droit. Nous savons en effet que la conscience commune ne garde sa force qu’à la condition de ne pas tolérer les contradictions ; or, par suite de cette diminution du contrôle social, des actes se commettent journellement qui la contredisent, sans que pourtant elle réagisse. Si donc il en est qui se répètent avec assez de fréquence et d’uniformité, ils finissent par énerver le sentiment collectif qu’ils froissent. Une règle ne parait plus aussi respectable, quand elle cesse d’être respectée et cela impunément ; on ne trouve plus la même évidence à un article de foi qu’on a trop laissé contester. D’autre part, une fois que nous avons usé d’une liberté, nous en contractons le besoin ; elle nous devient aussi nécessaire et nous paraît aussi sacrée que les autres. Nous jugeons intolérable un contrôle dont nous avons perdu l’habitude. Un droit acquis à une plus grande autonomie se fonde. C’est ainsi que les empiétements que commet la personnalité individuelle, quand elle est moins fortement contenue du dehors, finissent par recevoir la consécration des mœurs.

Or, si ce fait est plus marqué dans les grandes villes, il ne leur est pas spécial ; il se produit aussi dans les autres, suivant leur importance. Puisque donc l’effacement du type segmentaire entraîne un développement toujours plus considérable des centres urbains, voilà une première raison qui fait que ce phénomène doit aller en se généralisant. Mais de plus, à mesure que la densité morale de la société s’élève, elle devient elle-même semblable à une grande cité qui contiendrait dans ses murs le peuple tout entier.

En effet, comme la distance matérielle et morale entre les différentes régions tend à s’évanouir, elles sont les unes par rapport aux autres dans une situation toujours plus analogue à celle des différents quartiers d’une même ville. La cause qui, dans les grandes villes, détermine un affaiblissement de la conscience commune doit donc produire son effet dans toute l’étendue de la société. Tant que les divers segments, gardant leur individualité, restent fermés les uns aux autres, chacun d’eux limite étroitement l’horizon social des particuliers. Séparés du reste de la société par des barrières plus ou moins difficiles à franchir, rien ne nous détourne de la vie locale, et, par suite, toute notre action s’y concentre. Mais, à mesure que la fusion des segments devient plus complète, les perspectives s’étendent, et d’autant plus qu’au même moment la société elle-même devient généralement plus étendue. Dés lors, même l’habitant de la petite ville vit moins exclusivement de la vie du petit groupe qui l’entoure immédiatement. Il noue avec des localités éloignées des relations d’autant plus nombreuses que le mouvement de concentration est plus avancé. Ses voyages plus fréquents, les correspondances plus actives qu’il échange, les affaires qu’il suit au dehors, etc., détournent son regard de ce qui se passe autour de lui. Le centre de sa vie et de ses préoccupations ne se trouve plus si complètement au lieu qu’il habite. Il s’intéresse donc moins à ses voisins, parce qu’ils tiennent une moindre place dans son existence. D’ailleurs, la petite ville a moins de prise sur lui par cela même que sa vie déborde ce cadre exigu, que ses intérêts et ses affections s’étendent bien au delà. Pour toutes ces raisons, l’opinion publique locale pèse d’un poids moins lourd sur chacun de nous, et comme l’opinion générale de la société n’est pas en état de remplacer la précédente, ne pouvant surveiller de près la conduite de tous les citoyens, la surveillance collective se relâche irrémédiablement, la conscience commune perd de son autorité, la variabilité individuelle s’accroît. En un mot, pour que le contrôle social soit rigoureux et que la conscience commune se maintienne, il faut que la société soit divisée en compartiments assez petits et qui enveloppent complètement l’individu ; au contraire, l’un et l’autre s’affaiblissent à mesure que ces divisions s’effacent[3].

Mais, dira-t-on, les crimes et les délits auxquels sont attachées des peines organisées ne laissent jamais indifférents les organes chargés de les réprimer. Que la ville soit grande ou petite, que la société soit dense ou non, les magistrats ne laissent pas impunis le criminel ni le délinquant. Il semblerait donc que l’affaiblissement spécial dont nous venons d’indiquer la cause dût se localiser dans cette partie de la conscience collective qui ne détermine que des réactions diffuses, sans pouvoir s’étendre au delà. Mais, en réalité, cette localisation est impossible, car ces deux régions sont si étroitement solidaires que l’une ne peut être atteinte sans que l’autre s’en ressente. Les actes que les mœurs sont seules à réprimer ne sont pas d’une autre nature que ceux que la loi châtie ; ils sont seulement moins graves. Si donc il en est parmi eux qui perdent toute gravité, la graduation correspondante des autres est troublée du même coup ; ils baissent d’un degré ou de plusieurs et paraissent moins révoltants. Quand on n’est plus du tout sensible aux petites fautes, on l’est moins aux grandes. Quand on n’attache plus une grande importance à la simple négligence des pratiques religieuses, on ne s’indigne plus autant contre les blasphèmes ou les sacrilèges. Quand on a pris l’habitude de tolérer complaisamment les unions libres, l’adultère scandalise moins. Quand les sentiments les plus faibles perdent de leur énergie, les sentiments plus forts, mais qui sont de même espèce et ont les mêmes objets, ne peuvent garder intégralement la leur. C’est ainsi que, peu à peu, l’ébranlement se communique à la conscience commune tout entière.

  1. Il est vrai que, dans une petite ville, l’étranger, l’inconnu n’est pas l’objet d’une moindre surveillance que l’habitant ; mais c’est que l’image qui le représente est rendue très vive par un effet de contraste, parce qu’il est l’exception. Il n’en est pas de même dans une grande ville, où il est la règle, tout le monde, pour ainsi dire, étant inconnu.
  2. Il y a là une question à étudier. Nous croyons avoir remarqué que dans les villes populeuses, mais peu denses, l’opinion collective garde sa force.
  3. À cette cause fondamentale il faut ajouter l’influence contagieuse des grandes villes sur les petites, et des petites sur les campagnes. Mais cette influence n’est que secondaire, et, d’ailleurs, ne prend d’importance que dans la mesure où la densité sociale s’accroît.