De la division du travail social/Livre II/Chapitre III/I

Félix Alcan (p. 318-322).
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Livre II, Chapitre III


I


Dans une petite société, comme tout le monde est placé sensiblement dans les mêmes conditions d’existence, le milieu collectif est essentiellement concret. Il est fait des êtres de toute sorte qui remplissent l’horizon social. Les états de conscience qui le représentent ont donc le même caractère. D’abord, ils se rapportent à des objets précis, comme cet animal, cet arbre, cette plante, cette force naturelle, etc. Puis, comme tout le monde est situé de la même manière par rapport à ces choses, elles affectent de la même façon toutes les consciences. Toute la tribu, si elle n’est pas trop étendue, jouit ou souffre également des avantages ou des inconvénients du soleil ou de la pluie, du chaud ou du froid, de tel fleuve, de telle source, etc. Les impressions collectives qui résultent de la fusion de toutes ces impressions individuelles, sont donc déterminées dans leur forme aussi bien que dans leurs objets et, par suite, la conscience commune a un caractère défini. Mais elle change de nature à mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses. Parce que ces dernières se répandent sur une plus vaste surface, elle est elle-même obligée de s’élever au-dessus de toutes les diversités locales, de dominer davantage l’espace et, par conséquent, de devenir plus abstraite. Car il n’y a guère que des choses générales qui puissent être communes à tous ces milieux divers. Ce n’est plus tel animal, mais telle espèce ; telle source, mais les sources ; telle forêt, mais la forêt in abstracto.

D’autre part, parce que les conditions de la vie ne sont plus partout les mêmes, ces objets communs, quels qu’ils soient, ne peuvent plus déterminer partout des sentiments aussi parfaitement identiques. Les résultantes collectives n’ont donc plus la même netteté, et cela d’autant plus que les éléments composants sont plus dissemblables. Plus il y a de différences entre les portraits individuels qui ont servi à faire un portrait composite, plus celui-ci est indécis. Il est vrai que les consciences collectives locales peuvent garder leur individualité au sein de la conscience collective générale et que, comme elles embrassent de moindres horizons, elles restent plus facilement concrètes. Mais nous savons qu’elles viennent peu à peu s’évanouir au sein de la première, à mesure que s’effacent les segments sociaux auxquels elles correspondent.

Le fait qui, peut-être, manifeste le mieux cette tendance croissante de la conscience commune, c’est la transcendance parallèle du plus essentiel de ses éléments, je veux parler de la notion de la divinité. À l’origine, les dieux ne sont pas distincts de l’univers ; mais tous les êtres naturels qui sont susceptibles d’avoir quelque influence sur la vie sociale, d’éveiller les craintes ou les espérances collectives, sont divinisés. Ce caractère ne leur est d’ailleurs pas communiqué du dehors, il leur est intrinsèque. Ils ne sont pas divins parce qu’un dieu habite en eux ; ils sont eux-mêmes les dieux. C’est à ce stade de l’évolution religieuse que l’on a donné le nom de naturisme. Mais peu à peu les dieux se détachent des choses avec lesquelles ils se confondaient. Ils deviennent des esprits qui, s’ils résident ici ou là de préférence, existent cependant en dehors des formes concrètes sous lesquelles ils s’incarnent ; c’est le règne de l’animisme[1]. Peu importe qu’ils soient multiples ou qu’ils aient été, comme chez les Juifs, ramenés à l’unité : dans un cas comme dans l’autre, le degré d’immanence est le même. S’ils sont en partie séparés des choses, ils sont toujours dans l’espace. Ils restent donc tout prés de nous, constamment mêlés à notre vie. Le polythéisme gréco-latin, qui est une forme plus élevée et mieux organisée de l’animisme, marque un progrès nouveau dans le sens de la transcendance. La résidence des dieux devient plus nettement distincte de celles des hommes. Retirés sur les hauteurs mystérieuses de l’Olympe ou dans les profondeurs de la terre, ils n’interviennent plus personnellement dans les affaires humaines que d’une manière assez intermittente. Enfin, avec le christianisme, Dieu sort définitivement de l’espace ; son royaume n’est plus de ce monde ; la dissociation entre la nature et le divin est même si complète qu’elle dégénère en antagonisme. En même temps, la notion de la divinité devient plus générale et plus abstraite ; car elle est formée non de sensations, comme dans le principe, mais d’idées. Le Dieu de l’humanité a nécessairement moins de compréhension que ceux de la cité ou du clan.

D’ailleurs, en même temps que la religion, les règles du droit s’universalisent, ainsi que celles de la morale. Liées d’abord à des circonstances locales, à des particularités ethniques, climatériques, etc., elles s’en affranchissent peu à peu et, du même coup, deviennent plus générales. Ce qui rend sensible cet accroissement de généralité, c’est le déclin ininterrompu du formalisme. Dans les sociétés inférieures, la forme même extérieure de la conduite est prédéterminée jusque dans ses détails. La façon dont l’homme doit se nourrir, se vêtir en chaque circonstance, les gestes qu’il doit faire, les formules qu’il doit prononcer sont fixées avec précision. Au contraire, plus on s’éloigne du point de départ, plus les prescriptions morales et juridiques perdent de leur netteté et de leur précision. Elles ne réglementent plus que les formes les plus générales de la conduite et les réglementent d’une manière très générale, disant ce qui doit être fait, non comment cela doit être fait. Or, tout ce qui est défini s’exprime sous une forme définie. Si les sentiments collectifs avaient la même détermination qu’autrefois, ils ne s’exprimeraient pas d’une manière moins déterminée. Si les détails concrets de l’action et de la pensée étaient aussi uniformes, ils seraient aussi obligatoires.

On a souvent remarqué que la civilisation avait une tendance à devenir plus rationnelle et plus logique ; on voit maintenant quelle en est la cause. Cela seul est rationnel qui est universel. Ce qui déroute l’entendement, c’est le particulier et le concret. Nous ne pensons bien que le général. Par conséquent, plus la conscience commune est proche des choses particulières, plus elle en porte exactement l’empreinte, plus aussi elle est inintelligible. Voilà d’où vient l’effet que nous font les civilisations primitives. Ne pouvant les ramener à des principes logiques, nous sommes portés à n’y voir que des combinaisons bizarres et fortuites d’éléments hétérogènes. En réalité, elles n’ont rien d’artificiel ; seulement, il faut en chercher les causes déterminantes dans des sensations et des mouvements de la sensibilité, non dans des concepts, et s’il en est ainsi, c’est que le milieu social pour lequel elles sont faites n’est pas suffisamment étendu. Au contraire, quand la civilisation se développe sur un champ d’action plus vaste, quand elle s’applique à plus de gens et de choses, les idées générales apparaissent nécessairement et y deviennent prédominantes. La notion d’homme, par exemple, remplace dans le droit, dans la morale, dans la religion celle du Romain, qui, plus concrète, est plus réfractaire à la science. C’est donc l’accroissement de volume des sociétés et leur condensation plus grande qui expliquent cette grande transformation.

Or, plus la conscience commune devient générale, plus elle laisse de place aux variations individuelles. Quand Dieu est loin des choses et des hommes, son action n’est plus de tous les instants et ne s’étend plus à tout. Il n’y a plus de fixe que des règles abstraites qui peuvent être librement appliquées de manières très différentes. Encore n’ont-elles plus ni le même ascendant ni la même force de résistance. En effet, si les pratiques et les formules, quand elles sont précises, déterminent la pensée et les mouvements avec une nécessité analogue à celle des réflexes, au contraire, ces principes généraux ne peuvent passer dans les faits qu’avec le concours de l’intelligence. Or, une fois que la réflexion est éveillée, il n’est pas facile de la contenir. Quand elle a pris des forces, elle se développe spontanément au delà des limites qu’on lui avait assignées. On commence par mettre quelques articles de foi au-dessus de la discussion ; puis la discussion s’étend jusqu’à eux. On veut s’en rendre compte, on leur demande leurs raisons d’être, et, de quelque manière qu’ils subissent cette épreuve, ils y laissent une partie de leur force. Car des idées réfléchies n’ont jamais la même puissance contraignante que des instincts ; c’est ainsi que des mouvements qui ont été délibérés n’ont pas l’instantanéité des mouvements involontaires. Parce qu’elle devient plus rationnelle, la conscience collective devient donc moins impérative, et, pour cette raison encore, elle gêne moins le libre développement des variétés individuelles.

  1. V. Réville, Religions des peuples non civilisés, l, 67 et suiv. ; II, 230 et suiv.