De la division du travail social/Livre I/Chapitre VII/IV

Félix Alcan (p. 247-251).
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Livre I, Chapitre VII


IV


Les propositions suivantes résument cette première partie de notre travail.

La vie sociale dérive d’une double source : la similitude des consciences et la division du travail social. L’individu est socialisé dans le premier cas, parce que, n’ayant pas d’individualité propre, il se confond, ainsi que ses semblables, au sein d’un même type collectif ; dans le second, parce que, tout en ayant une physionomie et une activité personnelles qui le distinguent des autres, il dépend d’eux dans la mesure même où il s’en distingue, et par conséquent de la société qui résulte de leur union.

La similitude des consciences donne naissance à des règles juridiques qui, sous la menace de mesures répressives, imposent à tout le monde des croyances et des pratiques uniformes ; plus elle est prononcée, plus la vie sociale se confond complètement avec la vie religieuse, plus les institutions économiques sont voisines du communisme. La division du travail donne naissance à des règles juridiques qui déterminent la nature et les rapports des fonctions divisées, mais dont la violation n’entraîne que des mesures réparatrices sans caractère expiatoire.

Chacun de ces corps de règles juridiques est d’ailleurs accompagné d’un corps de règles purement morales. Là où le droit pénal est très volumineux, la morale commune est très étendue ; c’est-à-dire qu’il y a une multitude de pratiques collectives placées sous la sauvegarde de l’opinion publique. Là où le droit restitutif est très développé, il y a pour chaque profession une morale professionnelle. À l’intérieur d’un même groupe de travailleurs, il existe une opinion, diffuse dans toute l’étendue de cet agrégat restreint, et qui, sans être munie de sanctions légales, se fait pourtant obéir. Il y a des mœurs et des coutumes communes à un même ordre de fonctionnaires et qu’aucun d’eux ne peut enfreindre sans encourir le blâme de la corporation[1]. Toutefois, cette morale se distingue de la précédente par des différences analogues à celles qui séparent les deux espèces correspondantes de droits. Elle est en effet localisée dans une région limitée de la société ; de plus, le caractère répressif des sanctions qui y sont attachées est sensiblement moins accentué. Les fautes professionnelles déterminent un mouvement de réprobation beaucoup plus faible que les attentats contre la morale publique.

Cependant, les règles de la morale et du droit professionnels sont impératives comme les autres. Elles obligent l’individu à agir en vue de fins qui ne lui sont pas propres, à faire des concessions, à consentir des compromis, à tenir compte d’intérêts supérieurs aux siens. Par conséquent, même là où la société repose le plus complètement sur la division du travail, elle ne se résout pas en une poussière d’atomes juxtaposés, entre lesquels il ne peut s’établir que des contacts extérieurs et passagers. Mais les membres en sont unis par des liens qui s’étendent bien au delà des moments si courts où l’échange s’accomplit. Chacune des fonctions qu’ils exercent est, d’une manière constante, dépendante des autres et forme avec elles un système solidaire. Par suite, de la nature de la tâche choisie dérivent des devoirs permanents. Parce que nous remplissons telle fonction, domestique ou sociale, nous sommes pris dans un réseau d’obligations dont nous n’avons pas le droit de nous affranchir. Il est surtout un organe vis-à-vis duquel notre état de dépendance va toujours croissant : c’est l’État. Les points par lesquels nous sommes en contact avec lui se multiplient ainsi que les occasions où il a pour charge de nous rappeler au sentiment de la solidarité commune.

Ainsi, l’altruisme n’est pas destiné à devenir, comme le veut M. Spencer, une sorte d’ornement agréable de notre vie sociale ; mais c’en sera toujours la base fondamentale. Comment en effet pourrions-nous jamais nous en passer ? Les hommes ne peuvent vivre ensemble sans s’entendre et, par conséquent, sans se faire des sacrifices mutuels, sans se lier les uns aux autres d’une manière forte et durable. Toute société est une société morale. À certains égards, ce caractère est même plus prononcé dans les sociétés organisées. Parce que l’individu ne se suffit pas, c’est de la société qu’il reçoit tout ce qui lui est nécessaire, comme c’est pour elle qu’il travaille. C’est donc vers elle qu’est tournée son activité tout entière. Ainsi se forme un sentiment très fort de l’état de dépendance où il se trouve ; il s’habitue à s’estimer à sa juste valeur, c’est-à-dire à ne se regarder que comme la partie d’un tout, l’organe d’un organisme. De tels sentiments sont de nature à inspirer non seulement ces sacrifices journaliers qui assurent le développement régulier de la vie sociale quotidienne, mais encore, à l’occasion, des actes de renoncement complet et d’abnégation sans partage. De son côté, la société apprend à regarder les membres qui la composent, non plus comme des choses sur lesquelles elle a des droits, mais comme des coopérateurs dont elle ne peut se passer et vis-à-vis desquels elle a des devoirs. C’est donc à tort qu’on oppose la société qui dérive de la communauté des croyances à celle qui a pour base la coopération, en n’accordant qu’à la première un caractère moral et en ne voyant dans la seconde qu’un groupement économique. En réalité, la coopération a, elle aussi, sa moralité intrinsèque. Il y a seulement lieu de croire, comme nous le verrons mieux dans la suite, que, dans nos sociétés actuelles, cette moralité n’a pas encore tout le développement qui leur serait dès maintenant nécessaire.

Mais elle n’est pas de même nature que l’autre. Celle-ci n’est forte que si l’individu ne l’est pas. Faite de règles qui sont pratiquées par tous indistinctement, elle reçoit de cette pratique universelle et uniforme une autorité qui en fait quelque chose de surhumain et qui la soustrait plus ou moins à la discussion. L’autre, au contraire, se développe à mesure que la personnalité individuelle se fortifie. Si réglementée que soit une fonction, elle laisse toujours une large place à l’initiative de chacun. Même beaucoup des obligations qui sont ainsi sanctionnées ont leur origine dans un choix de la volonté. C’est nous qui choisissons notre profession et même certaines de nos fonctions domestiques. Sans doute, une fois que notre résolution a cessé d’être intérieure et s’est traduite au dehors par des conséquences sociales, nous sommes liés : des devoirs s’imposent à nous que nous n’avons pas expressément voulus. C’est pourtant dans un acte volontaire qu’ils ont pris naissance. Enfin, parce que ces règles de conduite se rapportent, non aux conditions de la vie commune, mais aux différentes formes de l’activité professionnelle, elles ont par cela même un caractère plus temporel, pour ainsi dire, qui, tout en leur laissant leur force obligatoire, les rend plus accessibles à l’action des hommes.

Il y a donc deux grands courants de la vie sociale, auxquels correspondent deux types de structure non moins différents. De ces courants, celui qui a son origine dans les similitudes sociales coule d’abord seul et sans rival. À ce moment, il se confond avec la vie même de la société ; puis, peu à peu, il se canalise, se raréfie, tandis que le second va toujours en grossissant. De même, la structure segmentaire est de plus en plus recouverte par l’autre, mais sans jamais disparaître complètement.

Nous venons d’établir la réalité de ce rapport de variation inverse. On en trouvera les causes dans le livre suivant.

  1. Ce blâme, d’ailleurs, comme toute peine morale, se traduit par des mouvements extérieurs (peines disciplinaires, renvoi d’employés, perte des relations, etc.).