De la division du travail social/Livre I/Chapitre VII/I

Félix Alcan (p. 218-225).
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Livre I, Chapitre VII


CHAPITRE VII

SOLIDARITÉ ORGANIQUE ET SOLIDARITÉ CONTRACTUELLE


I

Il est vrai que, dans les sociétés industrielles de M. Spencer, tout comme dans les sociétés organisées, l’harmonie sociale dérive essentiellement de la division du travail[1]. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle consiste dans une coopération qui se produit automatiquement, par cela seul que chacun poursuit ses intérêts propres. Il suffit que chaque individu se consacre à une fonction spéciale pour se trouver par la force des choses solidaire des autres. N’est-ce pas le signe distinctif des sociétés organisées ?

Mais si M. Spencer a justement signalé quelle était, dans les sociétés supérieures, la cause principale de la solidarité sociale, il s’est mépris sur la manière dont cette cause produit son effet, et, par suite, sur la nature de ce dernier.

En effet, pour lui, la solidarité industrielle, comme il l’appelle, présente les deux caractères suivants.

Comme elle est spontanée, il n’est besoin d’aucun appareil coercitif ni pour la produire ni pour la maintenir. La société n’a donc pas à intervenir pour assurer un concours qui s’établit tout seul. « Chaque homme peut s’entretenir par son travail, échanger ses produits contre ceux d’autrui, prêter son assistance et recevoir un paiement, entrer dans telle ou telle association pour mener une entreprise, petite ou grande, sans obéir à la direction de la société dans son ensemble[2]. » La sphère de l’action sociale irait donc de plus en plus en se rétrécissant, car elle n’aurait plus d’autre objet que d’empêcher les individus d’empiéter les uns sur les autres et de se nuire réciproquement, c’est-à-dire qu’elle ne serait plus que négativement régulatrice.

Dans ces conditions, le seul lien qui reste entre les hommes, c’est l’échange absolument libre. « Toutes les affaires industrielles… se font par voie d’échange libre. Ce rapport devient prédominant dans la société à mesure que l’activité individuelle devient prédominante[3]. » Or, la forme normale de l’échange est le contrat : c’est pourquoi, « à mesure qu’avec le déclin du militarisme et l’ascendant de l’industrialisme la puissance comme la portée de l’autorité diminuent et que l’action libre augmente, la relation du contrat devient générale ; enfin, dans le type industriel pleinement développé, cette relation devient universelle[4]. »

Par là, M. Spencer ne veut pas dire que la société repose jamais sur un contrat implicite ou formel. L’hypothèse d’un contrat social est au contraire inconciliable avec le principe de la division du travail ; plus on fait grande la part de ce dernier, plus complètement on doit renoncer au postulat de Rousseau. Car, pour qu’un tel contrat soit possible, il faut qu’à un moment donné toutes les volontés individuelles s’entendent sur les bases communes de l’organisation sociale et, par conséquent, que chaque conscience particulière se pose le problème politique dans toute sa généralité. Mais pour cela, il faut que chaque individu sorte de sa sphère spéciale, que tous jouent également le même rôle, celui d’hommes d’État et de constituants. Représentez-vous l’instant où la société se contracte : si l’adhésion est unanime, le contenu de toutes les consciences est identique. Donc, dans la mesure où la solidarité sociale provient d’une telle cause, elle n’a aucun rapport avec la division du travail.

Surtout rien ne ressemble moins à cette solidarité spontanée et automatique qui, suivant M. Spencer, distingue les sociétés industrielles ; car il voit, au contraire, dans cette poursuite consciente des fins sociales, la caractéristique des sociétés militaires[5]. Un tel contrat suppose que tous les individus peuvent se représenter les conditions générales de la vie collective afin de faire un choix en connaissance de cause. Or, M. Spencer sait bien qu’une telle représentation dépasse la science dans son état actuel, et par conséquent la conscience. Il est tellement convaincu de la vanité de la réflexion quand elle s’applique à de telles matières, qu’il veut les soustraire même à celle du législateur, bien loin de les soumettre à l’opinion commune. Il estime que la vie sociale, comme toute vie en général, ne peut s’organiser naturellement que par une adaptation inconsciente et spontanée, sous la pression immédiate des besoins et non d’après un plan médité de l’intelligence réfléchie. Il ne songe donc pas que les sociétés supérieures puissent se construire d’après un programme solennellement débattu.

Aussi bien la conception du contrat social est-elle aujourd’hui bien difficile à défendre, car elle est sans rapport avec les faits. L’observateur ne la rencontre pour ainsi dire pas sur son chemin. Non seulement il n’y a pas de sociétés qui aient une telle origine, mais il n’en est pas dont la structure présente la moindre trace d’une organisation contractuelle. Ce n’est donc ni un fait acquis à l’histoire, ni une tendance qui se dégage du développement historique. Aussi, pour rajeunir cette doctrine et lui redonner quelque crédit, a-t-il fallu qualifier de contrat l’adhésion que chaque individu, une fois adulte, donne à la société où il est né, par cela seul qu’il continue à y vivre. Mais alors il faut appeler contractuelle toute démarche de l’homme qui n’est pas déterminée par la contrainte[6]. À ce compte, il n’y a pas de société, ni dans le présent ni dans le passé, qui ne soit ou qui n’ait été contractuelle ; car il n’en est pas qui puisse subsister par le seul effet de la compression. Nous en avons dit plus haut la raison. Si l’on a cru parfois que la contrainte avait été plus grande autrefois qu’aujourd’hui, c’est en vertu de cette illusion qui fait attribuer à un régime coercitif la petite place faite à la liberté individuelle dans les sociétés inférieures. En réalité, la vie sociale, partout où elle est normale, est spontanée : et si elle est anormale, elle ne peut pas durer. C’est spontanément que l’individu abdique ; et même il n’est pas juste de parler d’abdication là où il n’y a rien à abdiquer. Si donc on donne au mot cette acception large et quelque peu abusive, il n’y a aucune distinction à faire entre les différents types sociaux ; et si l’on entend seulement par là le lien juridique très défini que désigne cette expression, on peut assurer qu’aucun lien de ce genre n’a jamais existé entre les individus et la société.

Mais si les sociétés supérieures ne reposent pas sur un contrat fondamental qui porte sur les principes généraux de la vie politique, elles auraient ou tendraient à avoir pour base unique, suivant M. Spencer, le vaste système des contrats particuliers qui lient entre eux les individus. Ceux-ci ne dépendraient du groupe que dans la mesure où ils dépendraient les uns des autres, et ils ne dépendraient les uns des autres que dans la mesure marquée par les conventions privées et librement conclues. La solidarité sociale ne serait donc autre chose que l’accord spontané des intérêts individuels, accord dont les contrats sont l’expression naturelle. Le type des relations sociales serait la relation économique, débarrassée de toute réglementation et telle qu’elle résulte de l’initiative entièrement libre des parties. En un mot, la société ne serait que la mise en rapport d’individus échangeant les produits de leur travail, et sans qu’aucune action proprement sociale vienne régler cet échange.

Est-ce bien le caractère des sociétés dont l’unité est produite par la division du travail ? S’il en était ainsi, on pourrait avec raison douter de leur stabilité. Car, si l’intérêt rapproche les hommes, ce n’est jamais que pour quelques instants ; il ne peut créer entre eux qu’un lien extérieur. Dans le fait de l’échange, les divers agents restent en dehors les uns des autres et, l’opération terminée, chacun se retrouve et se reprend tout entier. Les consciences ne sont que superficiellement en contact ; ni elles ne se pénètrent, ni elles n’adhèrent fortement les unes aux autres. Si même on regarde au fond des choses, on verra que toute harmonie d’intérêts recèle un conflit latent ou simplement ajourné. Car, là où l’intérêt règne seul, comme rien ne vient refréner les égoïsmes en présence, chaque moi se trouve vis-à-vis de l’autre sur le pied de guerre et toute trêve à cet éternel antagonisme ne saurait être de longue durée. L’intérêt est en effet ce qu’il y a de moins constant au monde. Aujourd’hui, il m’est utile de m’unir à vous ; demain, la même raison fera de moi votre ennemi. Une telle cause ne peut donc donner naissance qu’à des rapprochements passagers et à des associations d’un jour. On voit combien il est nécessaire d’examiner si telle est effectivement la nature de la solidarité organique.

Nulle part, de l’aveu de M. Spencer, la société industrielle n’existe à l’état de pureté : c’est un type partiellement idéal qui se dégage de plus en plus de l’évolution, mais qui n’a pas encore été complètement réalisé. Par conséquent, pour avoir le droit de lui attribuer les caractères que nous venons de dire, il faudrait établir méthodiquement que les sociétés les présentent d’une manière d’autant plus complète qu’elles sont plus élevées, abstraction faite des cas de régression.

On affirme en premier lieu que la sphère de l’activité sociale diminue de plus en plus au profit de celle de l’individu. Mais, pour pouvoir démontrer cette proposition par une expérience véritable, il ne suffit pas, comme fait M. Spencer, de citer quelques cas où l’individu s’est effectivement émancipé de l’influence collective ; ces exemples, si nombreux qu’ils puissent être, ne peuvent servir que d’illustrations et sont par eux-mêmes dénués de toute force démonstrative. Car il est très possible que, sur un point, l’action sociale ait régressé, mais que, sur d’autres, elle se soit étendue et que, finalement, on prenne une transformation pour une disparition. La seule manière de faire la preuve objectivement est, non de citer quelques faits au hasard de la suggestion, mais de suivre dans son histoire, depuis ses origines jusqu’aux temps les plus récents, l’appareil par lequel s’exerce essentiellement l’action sociale, et de voir si, avec le temps, il a augmenté ou diminué de volume. Nous savons que c’est le droit. Les obligations que la société impose à ses membres, pour peu qu’elles aient d’importance et de durée, prennent une forme juridique ; par conséquent, les dimensions relatives de cet appareil permettent de mesurer avec exactitude l’étendue relative de l’action sociale.

Or il est trop évident que, bien loin de diminuer, il va de plus en plus en s’accroissant et en se compliquant. Plus un code est primitif, plus le volume en est petit ; il est au contraire d’autant plus considérable qu’il est plus récent. Sur ce point, le doute n’est pas possible. Sans doute, il n’en résulte pas que la sphère de l’activité individuelle devienne plus petite. Il ne faut pas oublier en effet que s’il y a plus de vie réglementée, il y a aussi plus de vie en général. C’est pourtant une preuve suffisante que la discipline sociale ne va pas en se relâchant. Une des formes qu’elle affecte tend, il est vrai, à régresser — nous l’avons nous-même établi ; — mais d’autres, beaucoup plus riches et beaucoup plus complexes, se développent à la place. Si le droit répressif perd du terrain, le droit restitutif, qui n’existait pas du tout à l’origine, ne fait que s’accroître. Si l’intervention sociale n’a plus pour effet d’imposer à tout le monde certaines pratiques uniformes, elle consiste davantage à définir et à régler les rapports spéciaux des différentes fonctions sociales, et elle n’est pas moindre parce qu’elle est autre.

M. Spencer répondra qu’il n’a pas affirmé la diminution de toute espèce de contrôle, mais seulement du contrôle positif. Admettons cette distinction. Qu’il soit positif ou négatif, ce contrôle n’en est pas moins social, et la question principale est de savoir s’il s’est étendu ou contracté. Que ce soit pour ordonner ou pour défendre, pour dire fais ceci ou ne fais pas cela, si la société intervient davantage, on n’a pas le droit de dire que la spontanéité individuelle suffit de plus en plus à tout. Si les règles qui déterminent la conduite se multiplient, qu’elles soient impératives ou prohibitives, il n’est pas vrai qu’elle ressortisse de plus en plus complètement à l’initiative privée.

Mais cette distinction même est-elle fondée ? Par contrôle positif, M. Spencer entend celui qui contraint à l’action, tandis que le contrôle négatif contraint seulement à l’abstention. « Un homme a une terre ; je la cultive pour lui en totalité ou en partie, ou bien je lui impose en tout ou partie le mode de culture qu’il suivra : voilà un contrôle positif. Au contraire, je ne lui apporte ni aide ni conseils pour sa culture, je l’empêche simplement de toucher à la récolte du voisin, de passer par la terre du voisin ou d’y déposer ses déblais : voilà le contrôle négatif. La différence est assez tranchée entre se charger de poursuivre à la place d’un citoyen tel but qu’il appartient ou se mêler des moyens que ce citoyen emploie pour le poursuivre, et, d’autre part, l’empêcher de gêner un autre citoyen qui poursuit le but de son choix[7]. » Si tel est le sens des termes, il s’en faut que le contrôle positif soit en train de disparaître.

Nous savons, en effet, que le droit restitutif ne fait que grandir ; or, dans la grande majorité des cas, ou il marque au citoyen le but qu’il doit poursuivre, ou il se mêle des moyens que ce citoyen emploie pour atteindre le but de son choix ». Il résout à propos de chaque relation juridique les deux questions suivantes : 1o dans quelles conditions et sous quelle forme existe-t-elle normalement ? 2o quelles sont les obligations qu’elle engendre ? La détermination de la forme et des conditions est essentiellement positive, puisqu’elle astreint l’individu à suivre une certaine procédure pour arriver à son but. Quant aux obligations, si elles se ramenaient en principe à la défense de ne pas troubler autrui dans l’exercice de ses fonctions, la thèse de M. Spencer serait vraie, au moins en partie. Mais elles consistent le plus souvent en des prestations de services de nature positive.

Mais entrons dans le détail.

  1. Sociol., III, p. 332 et suiv.
  2. Sociol., III, p. 808.
  3. Ibid., II. p. 160.
  4. Ibid., III, p. 813.
  5. Sociol., iii, p. 332 et suiv. — V. aussi L’Individu contre l’État, passim.
  6. C’est ce qui fait M. Fouillé, qui oppose contrat à compression. (V. Science sociale, p. 8.)
  7. Essais de morale, p. 194, note.