De la division du travail social/Livre I/Chapitre III/IV

Félix Alcan (p. 138-141).
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Livre I, Chapitre III


IV


Puisque la solidarité négative ne produit par elle-même aucune intégration, et que d’ailleurs elle n’a rien de spécifique, nous reconnaîtrons deux sortes seulement de solidarité positive, que distinguent les caractères suivants :

1o La première relie directement l’individu à la société sans aucun intermédiaire. Dans la seconde, il dépend de la société parce qu’il dépend des parties qui la composent.

2o La société n’est pas vue sous le même aspect dans les deux cas. Dans le premier, ce que l’on appelle de ce nom, c’est un ensemble plus ou moins organisé de croyances et de sentiments communs à tous les membres du groupe : c’est le type collectif. Au contraire, la société dont nous sommes solidaires dans le second cas est un système de fonctions différentes et spéciales qu’unissent des rapports définis. Ces deux sociétés n’en font d’ailleurs qu’une. Ce sont deux faces d’une seule et même réalité, mais qui ne demandent pas moins à être distinguées.

3o De cette seconde différence en découle une autre qui va nous servir à caractériser et à dénommer ces deux sortes de solidarité.

La première ne peut être forte que dans la mesure où les idées et les tendances communes à tous les membres de la société dépassent en nombre et en intensité celles qui appartiennent personnellement à chacun d’eux. Elle est d’autant plus énergique que cet excédent est plus considérable. Or, ce qui fait notre personnalité, c’est ce que chacun de nous a de propre et de caractéristique, ce qui le distingue des autres. Cette solidarité ne peut donc s’accroître qu’en raison inverse de la personnalité. Il y a dans chacune de nos consciences, avons-nous dit, deux consciences : l’une, qui nous est commune avec notre groupe tout entier, qui par conséquent n’est pas nous-même, mais la société vivant et agissant en nous ; l’autre, qui ne représente au contraire que nous dans ce que nous avons de personnel et de distinct, dans ce qui fait de nous un individu[1]. La solidarité qui dérive des ressemblances est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle ; mais à ce moment notre individualité est nulle. Elle ne peut naître que si la communauté prend moins de place en nous. Il y a là deux forces contraires, l’une centripète, l’autre centrifuge, qui ne peuvent pas croître en même temps. Nous ne pouvons pas nous développer à la fois dans deux sens aussi opposés. Si nous avons un vif penchant à penser et à agir par nous-même, nous ne pouvons pas être fortement enclin à penser et à agir comme les autres. Si l’idéal est de se faire une physionomie propre et personnelle, il ne saurait être de ressembler à tout le monde. De plus, au moment où cette solidarité exerce son action, notre personnalité s’évanouit, peut-on dire, par définition ; car nous ne sommes plus nous-même, mais l’être collectif.

Les molécules sociales qui ne seraient cohérentes que de cette seule manière ne pourraient donc se mouvoir avec ensemble que dans la mesure où elles n’ont pas de mouvements propres, comme font les molécules des corps inorganiques. C’est pourquoi nous proposons d’appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu’elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement. Nous ne la nommons ainsi que par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts, par opposition à celle qui fait l’unité des corps vivants. Ce qui achève de justifier cette dénomination, c’est que le lien qui unit ainsi l’individu à la société est tout à fait analogue à celui qui rattache la chose à la personne. La conscience individuelle, considérée sous cet aspect, est une simple dépendance du type collectif et en suit tous les mouvements, comme l’objet possédé suit ceux que lui imprime son propriétaire. Dans les sociétés où cette solidarité est très développée, l’individu ne s’appartient pas, nous le verrons plus loin ; c’est littéralement une chose dont dispose la société. Aussi, dans ces mêmes types sociaux, les droits personnels ne sont-ils pas encore distingués des droits réels.

Il en est tout autrement de la solidarité que produit la division du travail. Tandis que la précédente implique que les individus se ressemblent, celle-ci suppose qu’ils différent les uns des autres. La première n’est possible que dans la mesure où la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective ; la seconde n’est possible que si chacun a une sphère d’action qui lui est propre, par conséquent une personnalité. Il faut donc que la conscience collective laisse découverte une partie de la conscience individuelle, pour que s’y établissent ces fonctions spéciales qu’elle ne peut pas réglementer ; et plus cette région est étendue, plus est forte la cohésion qui résulte de cette solidarité. En effet, d’une part, chacun dépend d’autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé, et d’autre part, l’activité de chacun est d’autant plus personnelle qu’elle est plus spécialisée. Sans doute, si circonscrite qu’elle soit, elle n’est jamais complètement originale ; même dans l’exercice de notre profession nous nous conformons à des usages, à des pratiques qui nous sont communes avec toute notre corporation. Mais, même dans ce cas, le joug que nous subissons est autrement moins lourd que quand la société tout entière pèse sur nous, et il laisse bien plus de place au libre jeu de notre initiative. Ici donc, l’individualité du tout s’accroît en même temps que celle des parties ; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. Cette solidarité ressemble à celle que l’on observe chez les animaux supérieurs. Chaque organe, en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l’unité de l’organisme est d’autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. En raison de cette analogie, nous proposons d’appeler organique la solidarité qui est due à la division du travail.

En même temps, ce chapitre et le précédent nous fournissent les moyens de calculer la part qui revient à chacun de ces deux liens sociaux dans le résultat total et commun qu’ils concourent à produire par des voies différentes. Nous savons en effet sous quelles formes extérieures se symbolisent ces deux sortes de solidarité, c’est-à-dire quel est le corps de règles juridiques qui correspond à chacune d’elles. Par conséquent, pour connaître leur importance respective dans un type social qui est donné, il suffit de comparer l’étendue respective des deux sortes de droit qui les expriment, puisque le droit varie toujours comme les relations sociales qu’il règle[2].

  1. Toutefois, ces deux consciences ne sont pas des régions géographiquement distinctes de nous-même, mais se pénètrent de tous côtés.
  2. Pour préciser les idées, nous développons, dans le tableau suivant, la classification des règles juridiques qui est renfermée implicitement dans ce chapitre et le précédent :

    I. — Règles à sanction répressive organisée.
    (On en trouvera une classification au chapitre suivant.)


    II. — Règles à sanction restitutive déterminant des


    RAPPORTS
    négatifs
    ou
    d’abstention
    De la chose avec
    la personne…
    Droit de propriété sous ses formes diverses
    (mobilière, immobilière, etc.).
    Modalité diverses du droit de propriété
    (servitudes, usufruits, etc.).
    Des personnes
    entre elles…
    Déterminés par l’exercice normal des droits réels.
    Déterminés par la violation fautive des droits réels.
    RAPPORTS
    positifs
    ou de
    coopération
    Entre les fonctions domestiques.
    Entre les fonctions
    économiques diffuses.
    Rapports contractuels en général.
    Contrats spéciaux.
    Des fonctions
    administratives.
    Entre elles.
    Avec les fonctions gouvernementales.
    Avec les fonctions diffuses de la sociétés.
    Des fonctions
    gouvernementales.
    Entre elles.
    Avec les fonctions administratives.
    Avec les fonctions politiques diffuses.