De la division du travail social/Introduction V

Félix Alcan (p. 38-45).
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Introduction

V

Munis de cette définition, nous pouvons revenir à la question que nous nous sommes posée : la division du travail a-t-elle une valeur morale ?

Il ne paraît guère contestable que dans les grandes sociétés de l’Europe actuelle, qui appartiennent toutes au même type social et sont à peu près arrivées à la même phase de leur développement, l’opinion publique, dans sa très grande généralité, tend de plus en plus à l’imposer impérativement. Sans doute, ceux qui essaient d’y déroger ne sont pas punis d’une peine précise établie par la loi ; mais ils sont blâmés. Il fut un temps, il est vrai, où l’homme parfait nous paraissait être celui qui, sachant s’intéresser à tout sans s’attacher exclusivement à rien, capable de tout goûter et de tout comprendre, trouvait moyen de réunir et de condenser en lui ce qu’il y avait de plus exquis dans la civilisation. Mais aujourd’hui, cette culture générale, tant vantée jadis, ne nous fait plus l’effet que d’une discipline molle et relâchée. Pour lutter contre la nature, nous avons besoin de facultés plus vigoureuses et d’énergies plus productives. Nous voulons que l’activité, au lieu de se disperser sur une large surface, se concentre et gagne en intensité ce qu’elle perd en étendue. Nous nous délions de ces talents trop mobiles qui, se prêtant également à tous les emplois, refusent de choisir un rôle spécial et de s’y tenir. Nous éprouvons de l’éloignement pour ces hommes dont l’unique souci est d’organiser et d’assouplir toutes leurs facultés, mais sans en faire aucun usage défini et sans en sacrifier aucune, comme si chacun d’eux devait se suffire à soi-même et former un monde indépendant. Il nous semble que cet état de détachement et d’indétermination a quelque chose d’antisocial. L’honnête homme d’autrefois n’est plus pour nous qu’un dilettante et nous refusons au dilettantisme toute valeur morale ; nous voyons bien plutôt la perfection dans l’homme compétent qui cherche, non à être complet, mais à produire, qui a une tâche délimitée et qui s’y consacre, qui fait son service, trace son sillon. « Se perfectionner, dit M. Secrétan, c’est apprendre son rôle, c’est se rendre capable de remplir sa fonction… La mesure de notre perfection ne se trouve plus dans notre complaisance à nous-mêmes, dans les applaudissements de la foule ou dans le sourire approbateur d’un dilettantisme précieux, mais dans la somme des services rendus et dans notre capacité d’en rendre encore[1]. » Aussi l’idéal moral, d’un, de simple et d’impersonnel qu’il était, va-t-il de plus en plus en se diversifiant. Nous ne pensons plus que le devoir fondamental de l’homme soit de réaliser en lui les qualités de l’homme en général ; mais nous croyons qu’il est non moins tenu d’avoir celles de son emploi. Un fait entre autres rend sensible cet état de l’opinion, c’est le caractère de plus en plus spécial que prend l’éducation. De plus en plus nous jugeons nécessaire de ne pas soumettre tous nos enfants à une culture uniforme, comme s’ils devaient tous mener une même vie, mais de les former différemment en vue des fonctions différentes qu’ils seront appelés à remplir. En un mot, par un de ses aspects, l’impératif catégorique de la conscience morale est en train de prendre la forme suivante : Mets-toi en état de remplir utilement une fonction déterminée.

Il faut ajouter, il est vrai, que la règle précédente, quelque impérative qu’elle soit, est toujours et partout limitée par une règle contraire. Jamais, pas plus aujourd’hui qu’autrefois, la division du travail n’a été déclarée bonne absolument et sans réserve, mais seulement dans de certaines limites qu’il ne faut pas dépasser. Ces limites sont très mobiles ; mais elles ne laissent pas d’exister. Partout, dans la conscience morale des nations, à côté de la maxime qui nous ordonne de nous spécialiser, il en est une autre, antagoniste de la première, qui nous commande de réaliser un même idéal qui nous est commun à tous. Si la fin morale se diversifie, c’est seulement à partir d’un certain point en deçà duquel elle est identique pour tout le monde. Ce point recule de plus en plus, puisque la diversification devient toujours plus grande, et par conséquent une place toujours moindre est laissée à l’idéal général. Mais si cette ligne de démarcation s’est déplacée, elle n’a pas disparu. Tout le monde ne la voit pas au même endroit : les uns la mettent plus haut, les autres plus bas, suivant qu’on a les yeux tournés vers le présent ou vers le passé, suivant qu’on est plus respectueux de la tradition ou plus épris de progrès ; tout le monde cependant reconnaît qu’elle existe. Mais il n’y a dans cette limitation d’une règle obligatoire par une autre rien qui doive surprendre ni qui altère le caractère moral de la première. Il en est de la vie morale comme de la vie du corps ou de celle de la conscience ; rien n’y est bon indéfiniment et sans mesure. Comme toutes les forces en présence ont droit à l’existence, il est juste que chacune ait sa part et il ne faut pas qu’aucune empiète sur les autres. C’est pourquoi, de même que les différentes fonctions et les différentes facultés se pondèrent et se retiennent les unes les autres en deçà d’un certain degré de développement, de même les différentes pratiques morales se modèrent mutuellement et leur antagonisme produit leur équilibre.

Cet antagonisme démontre même qu’en tout cas la division du travail ne saurait être moralement neutre. Elle ne peut pas occuper de situation intermédiaire. En effet, la règle qui nous commande de réaliser en nous tous les attributs de l’espèce ne peut être limitée par la règle contraire de la division du travail que si celle-ci est de même nature, c’est-à-dire si elle est morale. Un devoir peut être contenu et modéré par un autre devoir, mais non par des nécessités purement économiques. Si la division du travail ne se recommande que par des avantages matériels, elle n’a pas qualité pour restreindre l’action d’un précepte moral. Mais alors celui-ci débarrassé de tout contrepoids s’applique sans restriction ; car c’est une obligation qui n’est plus neutralisée par aucune autre. Il ne faut plus dire que nous devons tous nous proposer en partie un même idéal, mais que nous ne devons pas en avoir d’autre que celui qui nous est commun à tous ; nous ne sommes plus seulement tenus de ne pas laisser entamer au delà d’un certain point l’intégrité de notre nature, mais de la maintenir absolument intacte, sans en rien abandonner. Toute spécialisation, si réduite soit-elle, devient donc moralement mauvaise ; elle constitue en effet une dérogation à ce devoir fondamental, car elle n’est possible que si l’individu renonce à être un homme complet, fait le sacrifice d’une partie de soi-même pour développer le reste. Ainsi il faut choisir : si la division du travail n’est pas morale, elle est franchement immorale ; si elle n’est pas une règle obligatoire, elle viole une règle obligatoire et doit être proscrite.

Or, on ne peut la proscrire sans s’insurger contre les faits ; car elle est évidemment inévitable puisqu’elle progresse depuis des siècles sans que rien puisse l’arrêter. Pour porter contre elle une condamnation sans réserve, il faudrait admettre entre la morale et la réalité un divorce inintelligible. La morale vit de la vie du monde ; il est donc impossible que ce qui est nécessaire au monde pour vivre soit contraire à la morale. Ainsi se trouve écarté un des termes du dilemme et démontré à nouveau, par l’absurde, le caractère moral de la division du travail.

Cependant, quoique ces preuves constituent de fortes présomptions, elles laissent place à quelques doutes.

En effet, en regard des faits que nous venons de rappeler on en peut citer qui sont contraires. Si l’opinion publique sanctionne la règle de la division du travail, ce n’est pas sans une sorte d’inquiétude et d’hésitation. Tout en commandant aux hommes de se spécialiser, elle semble toujours craindre qu’ils ne se spécialisent trop. À côté des maximes qui vantent le travail intensif il en est d’autres, non moins répandues, qui en signalent les dangers. « C’est, dit Jean-Baptiste Say, un triste témoignage à se rendre que de n’avoir jamais fait que la dix-huitième partie d’une épingle ; et qu’on ne s’imagine pas que ce soit uniquement l’ouvrier qui toute sa vie conduit une lime ou un marteau qui dégénère ainsi de la dignité de sa nature, c’est encore l’homme qui par état exerce les facultés les plus déliées de son esprit[2]. » Dès le commencement du siècle, Lemontey[3], comparant l’existence de l’ouvrier moderne à la vie libre et large du sauvage, trouvait le second bien plus favorisé que le premier. Tocqueville n’est pas moins sévère : « À mesure, dit-il, que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète… l’art fait des progrès, l’artisan rétrograde[4]

Ce que prouvent ces faits contradictoires, c’est que, si la division du travail est en train de revêtir la forme de l’obligation, ce n’est pas encore un fait accompli. La conscience morale parait bien s’orienter dans ce sens, mais n’a pas encore trouvé son assiette. Deux tendances contraires sont en présence et, quoique l’une d’elles semble de plus en plus l’emporter sur l’autre, cependant les faits acquis ne sont ni assez définitifs ni assez caractérisés pour nous permettre d’assurer en toute certitude que l’évolution doit régulièrement continuer dans ce sens jusqu’à son entier achèvement. C’est donc un de ces cas où le type normal ne peut servir de critère parce qu’il n’est pas encore constitué sur ce point.

Par conséquent, il nous reste à procéder d’après l’autre manière que nous avons indiquée. Il nous faut étudier la division du travail en elle-même d’une façon toute spéculative, chercher à quoi elle sert et de quoi elle dépend, en un mot nous en former une notion aussi adéquate que possible. Cela fait, nous pourrons la comparer avec les autres phénomènes moraux, et voir quels rapports elle soutient avec eux. Si nous trouvons qu’elle joue un rôle similaire à quelque autre pratique dont le caractère moral et normal est indiscuté ; que si dans certains cas elle ne remplit pas ce rôle, c’est par suite de déviations anormales ; que les causes qui la déterminent sont aussi les conditions déterminantes d’autres règles morales, nous pourrons conclure qu’elle doit être classée parmi ces dernières. Sans doute nous n’avons pas à nous substituer à la conscience morale des sociétés et à légiférer à sa place ; mais nous pouvons chercher à lui apporter un peu de lumière et à faire cesser ses perplexités.

Notre travail se divisera donc en trois parties principales :

Nous chercherons d’abord quelle est la fonction de la division du travail, c’est-à-dire à quel besoin social elle correspond ;

Nous déterminerons ensuite les causes et les conditions dont elle dépend ;

Enfin, comme elle n’aurait pas été l’objet d’accusations aussi graves si réellement elle ne déviait plus ou moins souvent de l’état normal, nous chercherons à classer les principales formes anormales qu’elle présente, afin d’éviter qu’elles soient confondues avec les autres. Cette étude offrira de plus cet intérêt, c’est qu’ici, comme en biologie, le pathologique nous aidera à mieux comprendre le physiologique.

D’ailleurs si l’on a tant discuté sur la valeur morale de la division du travail, c’est beaucoup moins parce qu’on n’est pas d’accord sur la formule générale de la moralité, que pour avoir trop négligé les questions de fait que nous allons aborder. On a toujours raisonné comme si elles étaient évidentes ; comme-si, pour connaître la nature, le rôle, les causes de la division du travail, il suffisait d’analyser la notion que chacun de nous en a. Une telle méthode ne comporte pas de conclusions scientifiques ; aussi, depuis Adam Smith, la théorie de la division du travail n’a-t-elle fait que bien peu de progrès. « Ses continuateurs, dit M. Schmoller[5], avec une pauvreté d’idées remarquable se sont obstinément attachés à ses exemples et à ses remarques jusqu’au jour où les socialistes élargirent le champ de leurs observations et opposèrent la division du travail dans les fabriques actuelles à celles des ateliers du XVIIIe siècle. Même par là la théorie n’a pas été développée d’une façon systématique et approfondie ; les considérations technologiques ou les observations d’une vérité banale de quelques économistes ne purent non plus favoriser particulièrement le développement de ces idées. » Pour savoir ce qu’est objectivement la division du travail, il ne suffit pas de développer le contenu de l’idée que nous nous en faisons, mais il faut la traiter comme un fait objectif, observer, comparer, et nous verrons que le résultat de ces observations diffère souvent de celui que nous suggère le sens intime.



  1. Le Principe de la morale. p. 189.
  2. Traité d’économie politique, livre I, ch. VIII.
  3. Raison ou Folie, chapitre sur l’influence morale de la division du travail.
  4. La Démocratie en Amérique.
  5. La division du travail étudiée au point de vue Historique, in Revue d’écon. pol, 1889, p. 567.