De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Chapitre 13

De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 335-345).

CHAPITRE XIII.

Du second des principaux membres de la science ; savoir, de la poésie ; division de la poésie en narrative, dramatique et parabolique. Trois exemples de la poésie parabolique.

Nous voici arrivés à la poésie. La poésie est un genre qui le plus souvent est gêné par rapport aux mots ; mais fort libre quant aux choses, et même licencieux. Aussi, comme nous l’avons dit au commencement, il se rapporte à l’imagination qui feint et machine, entre les choses, des mariages et des divorces tout-à-fait irréguliers et illégitimes. Or, ce mot de poésie, comme nous l’avons fait entendre ci-dessus, peut être pris en deux sens différens, dont l’un regarde les mots ; et l’autre, les choses. Dans le premier sens, c’est un certain caractère de discours ; et le vers n’est qu’un genre de style, qu’une certaine forme d’élocution ; et qui n’a rien de commun avec les différences des choses. Car on peut écrire en vers une histoire vraie ; et en prose, une fiction. Dans le dernier sens, nous l’avons, dès le commencement, constitué l’un des membres principaux de la doctrine. Et nous l’avons placé près de l’histoire ; vu qu’elle n’en est qu’une imitation agréable. Quant à nous qui, cherchant les véritables veines des choses, ne donnons presque rien à la coutume et aux divisions reçues, nous écartons de notre sujet les satyres, les élégies, les épigrammes, les odes, et autres piéces de ce genre, les renvoyant à la philosophie et aux artifices du discours. Sous le nom de poésie, nous ne traitons que d’une histoire inventée à plaisir.

La distribution la plus vraie de la poésie, et qui dérive le mieux de ses propriétés, outre ces divisions qui lui sont communes avec l’histoire, (car il y a des chroniques feintes, des vies feintes, des relations feintes) est celle qui la divise en narrative, dramatique et parabolique ; la narrative imite tout-à-fait l’histoire, au point de faire presqu’illusion, si ce n’est qu’elle exagère les choses au-delà de toute croyance.

La dramatique est pour ainsi dire une histoire visible, elle rend les images des choses comme présentes ; au lieu que l’histoire les représente comme passées. Mais la parabolique est une histoire avec un type, qui rend sensibles les choses intellectuelles. Quant à la poésie narrative, ou, si l’on veut, héroïque ; pourvu toutefois qu’on n’entende par là que la matière, et non le vers, cette poésie dérive d’une source tout-à-fait noble, plus que toute autre chose, elle se rapporte à la dignité de la nature humaine. En effet, comme le monde sensible est inférieur en dignité à l’ame humaine, la poésie semble donner à la nature humaine ce que l’histoire lui refuse, et contenter l’ame d’une manière ou de l’autre, par des fantômes de choses, au défaut de semblables réalités qu’elle ne peut lui donner. Car, si l’on médite attentivement sur ce sujet, l’on reconnoîtra dans cet office de la poésie une forte preuve de cette vérité : que l’ame humaine aime dans les choses plus de grandeur et d’éclat, d’ordre et d’harmonie, d’agrément et de variété, qu’elle n’en peut trouver dans la nature même, depuis la chûte de l’homme. C’est pourquoi, comme les actions et les événemens, qui font le sujet de l’histoire véritable, n’ont pas cette grandeur dans laquelle se complaît l’ame humaine, paroît aussi-tôt la poésie qui imagine des faits plus héroïques. De plus, comme les événemens que présente l’histoire véritable, ne sont point de telle nature que la vertu puisse y trouver sa récompense, ni le crime son châtiment ; la poésie redresse l’histoire à cet égard, et imagine des issues, des dénouemens qui répondent mieux à ce but, et qui sont plus conformes aux loix de la providence. De plus, comme l’histoire véritable, par la monotonie et l’uniformité des faits qu’elle présente, rassasie l’aine humaine ; la poésie réveille son goût, en lui présentant des tableaux d’événemens extraordinaires, inattendus, variés, pleins de contrastes et de vicissitudes. En sorte que cette poésie est moins recommandable par le plaisir qu’elle peut procurer, que par la grandeur d’ame ou la pureté de mœurs qui en peuvent être le fruit. Ainsi ce n’est pas sans raison qu’elle semble avoir quelque chose de divin ; puisqu’elle élève l’ame et la ravit, pour ainsi dire, dans les hautes régions ; accommodant les simulacres des choses à nos désirs, au lieu de soumettre l’ame aux choses mêmes, comme le font la raison et l’histoire. Ainsi, c’est par ces charmes et cette convenance qui flattent l’ame humaine, et en se mariant avec les accords de la musique, pour s’insinuer plus doucement dans les ames, que la poésie s’est frayé un passage en tous lieux, au point qu’elle fut en honneur dans les siècles les plus grossiers et chez les nations les plus barbares, lorsque tous les autres arts en étoient totalement bannis.

La poésie dramatique, qui a le monde pour théâtre, seroit d’un plus grand usage, si elle étoit saine. Car, le théâtre n’est pas peu susceptible de discipline et de corruption. Or, la corruption, en ce genre, n’est pas ce qui nous manque ; mais de notre temps, la discipline est entièrement négligée.

Cependant, quoique dans les républiques modernes on regarde l’action théâtrale comme une sorte de jeu, à moins qu’elle ne tienne beaucoup de la satyre et ne soit mordicante, néanmoins les anciens n’ont rien négligé pour en faire une école de vertu. Il y a plus : les grands hommes et les plus sages philosophes la regardoient comme l’archet des ames. Au reste, il est hors de doute, et c’est encore un secret de la nature, que dans les lieux où les hommes sont rassemblés les ames sont plus susceptibles d’affections et d’impressions.

Mais la poésie parabolique tient un rang distingué parmi les autres genres de poésie, et semble avoir quelque chose d’auguste et de sacré ; d’autant plus que la religion elle-même emprunte son secours à chaque instant, pour entretenir un commerce continuel entre les choses divines et les choses humaines. Cependant elle a, comme les autres, ses taches et ses défauts, qui ont pour cause cette frivolité des esprits et cette facilité avec laquelle ils se paient d’allégories. Elle est d’un usage équivoque, et on l’emploie pour des fins opposées. Elle sert, tantôt à envelopper, et tantôt à éclaircir. Dans le dernier cas c’est une espèce de méthode d’enseignement ; dans le premier, c’est un certain art de voiler. Or, cette méthode d’enseignement, qui sert à éclaircir, fut fort en usage dans les premiers siècles ; car les inventions et les conclusions de la raison humaine (même celles qui aujourd’hui sont triviales et rebattues) étant alors nouvelles et extraordinaires, les esprits n’avoient pas assez de prise sur ces vérités abstraites ; à moins qu’on ne les approchât des sens, à l’aide de similitudes et d’exemples de cette nature. Aussi, chez eux, tout retentissoit de fables de toute espèce, de paraboles, d’énigmes et de similitudes. De là les emblèmes de Pythagore, les énigmes du Sphinx, les fables d’Ésope, et autres fictions semblables. Ce n’est pas tout : les apophthegmes des anciens sages se développoient presque toujours par des similitudes. C’est ainsi que Menenius Agrippa, chez les Romains, nation qui n’étoit alors rien moins qu’éclairée, appaisa une sédition à l’aide d’une fable : enfin, comme les hiéroglyphes sont plus anciens que les lettres, de même aussi les paraboles ont précédé les argumens. Et les paraboles sont aujourd’hui même, comme elles l’ont toujours été, d’un grand effet ; attendu que ni les argumens n’ont autant de clarté, ni les exemples réels autant d’aptitude.

La poésie parabolique a un autre usage presque opposé au premier : elle sert, comme nous l’avons dit, à envelopper les choses dont la dignité exige qu’elles soient couvertes d’une sorte de voile ; c’est ainsi qu’on revêt de fables et de paraboles les secrets et les mystères de la religion, de la politique et de la philosophie. Mais est-il vrai que les fables anciennes des poëtes renferment un sens mystérieux ? c’est ce qui peut paroître douteux. Quant à nous, nous l’avouons hardiment, nous penchons pour l’affirmative. Et quoiqu’on abandonne ces fictions aux enfans et aux grammairiens, ce qui ne laisse pas de les avilir, nous n’en serons pas plus prompts à les mépriser ; vu qu’au contraire les écrits qui contiennent ces fables, sont, de tous les écrits humains, les plus anciens après l’écriture sainte ; et que les fables mêmes sont encore plus anciennes que ces écrits, puisque ces écrivains les rapportent comme étant déjà adoptées et reçues depuis long-temps, et non comme les ayant eux-mêmes inventées. Elles semblent être une sorte de souffle léger qui, des traditions des nations les plus anciennes, est venu tomber dans les flûtes des Grecs. Mais, comme jusqu’ici les tentatives, pour interpréter ces paraboles, ont été faites par des hommes peu éclairés, et dont la science ne s’élevoit pas au-dessus des lieux communs ; qu’enfin elles ne nous satisfont nullement ; nous croyons devoir rapporter parmi les choses à suppléer, la philosophie cachée sous les fables antiques. Ainsi nous allons donner un ou deux exemples de ce genre d’ouvrages ; non que la chose en elle-même soit d’un si grand prix, mais afin d’être fidèles à notre plan. Or, ce plan, par rapport à ces ouvrages que nous classons parmi les choses à suppléer, et lorsqu’il se rencontre quelque sujet un peu obscur, est de donner toujours des exemples et des préceptes sur la manière de le traiter ; de peur qu’on ne s’imagine que nous n’avons nous-mêmes qu’une très légère notion de ces sujets que nous proposons et que, contens de mesurer les régions par la pensée, à la manière des augures, nous ne connoissons pas assez bien ces routes que nous montrons aux autres, pour pouvoir y entrer nous-mêmes. Je ne sache pas qu’il manque aucune partie dans la poésie. Disons plutôt que la poésie est une plante qui a germé dans une terre excessivement active, sans qu’on en ait semé la graine qui n’est pas trop bien connue ; qu’elle a pris beaucoup plus d’accroissement que les autres genres, et que, s’étendant en tous sens, elle a fini par les couvrir tous. Mais nous allons en donner des exemples ; ce sera assez de trois. Le premier, tiré des sciences naturelles ; le second, de la politique ; et le troisième, de la morale.