De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 1

De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 73-236).

LIVRE PREMIER.

Sous l’ancienne loi, monarque plein de bonté, on distinguoit des offrandes volontaires et des sacrifices journaliers : les derniers étaient prescrits par le rituel ; les premiers étoient le fruit d’une pieuse allégresse. Je pense que les sujets doivent quelque chose de semblable à leurs souverains ; je veux dire que chacun ne leur doit pas seulement le tribut de son emploi, mais de plus, des gages de son amour. Or, j’ose espérer que je ne manquerai pas au premier de ces devoirs. Quant au second, j’ai été quelque peu embarrassé sur le choix que j’avois à faire ; et, tout examiné, j’ai cru devoir préférer un sujet qui se rapportât plutôt à l’excellence de votre personne, qu’aux affaires de votre couronne.

Pour moi, en m’occupant fréquemment de Votre Majesté comme je le dois, et oubliant, pour un instant, vos vertus et les dons de votre fortune, je suis frappé du plus grand étonnement, lorsque je considère en vous ces facultés que vous possédez au degré le plus éminent, et que les philosophes qualifient d’intellectuelles ; je veux dire, cette étendue de génie qui embrasse tant et de si grandes choses, cette tenue de mémoire, cette vivacité de conception, cette pénétration de jugement ; enfin, cet ordre et cette facilité d’élocution qui vous distinguent. Toutes ces grandes qualités me rappellent sans doute ce dogme de Platon : que la science n’est autre chose qu’une réminiscence ; que l’ame humaine, rendue à sa lumière native que la caverne du corps avoit comme éclipsée, connoît naturellement toutes les vérités : c’est ce dont, sans contredit, l’on voit un exemple frappant dans Votre Majesté, dont l’esprit est si prompt à prendre feu à la plus légère occasion qui l’excite, et à la moindre étincelle de la pensée d’autrui qui vient à briller ; car, de même que l’écriture dit du plus sage des rois, qu’il eut un cœur semblable au sable de la mer, dont la masse est immense, et dont néanmoins les parties sont si déliées ; c’est ainsi que l’Être suprême a doué Votre Majesté d’une complexion d’esprit admirable, qui, tout en embrassant les plus grands objets, saisit aussi les plus petits, et n’en laisse échapper aucun ; quoique, dans l’ordre naturel, il paroisse très difficile, ou plutôt impossible, qu’un même instrument exécute les plus grands et les moindres ouvrages. Quant à votre élocution, elle me rappelle ce que Tacite dit de César Auguste : Auguste, dit-il, eut cette éloquence naturelle et soutenue qui sied à un prince. Certes, si nous y faisons bien attention, toute diction laborieuse ou affectée, ou trop imitative, quelques beautés qu’elle puisse avoir d’ailleurs, a je ne sais quoi de servile et qui ne sent pas son homme libre ; mais quant à votre diction, elle est toute royale, coulant comme de source, et néanmoins comme l’exige l’ordre naturel distribuée en ses ruisseaux, pleine de douceur et de facilité ; telle, en un mot, que, n’imitant qui que ce soit, elle est elle-même inimitable. Et comme dans les choses qui concernent soit votre royaume, soit votre maison, la vertu semble rivaliser avec la fortune ; les mœurs les plus pures avec la plus heureuse administration ; vos espérances d’abord si patiemment et si sagement contenues, avec l’heureux événement qui vous a mis si à propos au comble de vos vœux ; la sainte foi du lit conjugal, avec la belle lignée qui est l’heureux fruit de cette union ; un amour pour la paix si religieux et si convenable à un prince chrétien, avec une disposition toute semblable dans les princes vos voisins, qui tous conspirent si heureusement au même but : ainsi on voit s’élever entre les éminentes facultés de votre entendement, une sorte d’émulation et de rivalité, dès qu’on vient à comparer celles que vous ne devez qu’à la nature et qui sont en vous comme infuses, avec les richesses de l’érudition la plus variée et la connoissance d’un grand nombre d’arts ; avantages que vous ne devez qu’à vous-même. Et il ne seroit pas facile de trouver, depuis l’ère chrétienne, un autre monarque qu’on pût comparer à Votre Majesté pour la culture et la variété des lettres divines et humaines. Parcoure qui voudra la suite des rois et des empereurs, il sera forcé d’être de mon sentiment. Communément les rois croient avoir fait quelque chose de grand, si, en ne cueillant que la fleur de l’esprit des autres, ils peuvent ainsi avoir une teinte de chaque genre de connoissances, et s’attacher quelque peu à l’écorce de la science ; ou enfin s’ils savent tout au moins aimer les Lettrés et les avancer. Mais un roi, et un roi né tel, avoir puisé aux sources de l’érudition, en être lui-même une source, c’est ce qui tient presque du miracle. Et ce qu’on admire de plus dans Votre Majesté, c’est que, dans ce trésor de votre esprit, les lettres sacrées se trouvent réunies avec les lettres profanes ; en sorte que, semblable à Hermès le Trismégiste, une triple gloire vous distingue ; savoir : la puissance du roi, l’illumination du prêtre, et la science du philosophe. Ainsi, comme vous l’emportez de beaucoup sur tous les autres souverains par ce genre de mérite qui est proprement à vous, il est juste que non-seulement il fasse le sujet de l’admiration du siècle présent, ou que la lumière de l’histoire le fasse connoître à la postérité ; mais encore qu’il soit gravé sur quelque solide monument qui puisse tout à la fois manifester la puissance d’un grand roi, et retracer l’image d’un monarque si éminemment savant.

Ainsi, pour revenir à mon dessein, je n’ai trouvé aucun présent plus digne de vous qu’un traité tendant à ce but. Un tel sujet se divise naturellement en deux parties. Dans la première, qui est la moins essentielle, et que pourtant nous n’avons garde d’oublier tout-à-fait, nous traiterons de l’excellence et de la dignité des sciences et des lettres en toutes circonstances, et en même temps du mérite de ceux qui, avec autant d’intelligence que d’ardeur, travaillent à leur avancement. Quant à la dernière partie, qui est la plus importante, elle exposera ce qu’en ce genre on a fait et terminé jusqu’ici ; elle touchera de plus les parties qui paroissent avoir été omises et avoir besoin d’être suppléées. À l’aide de ces indications, quoique je n’ose mettre à part et choisir moi-même tel ou tel objet, pour le recommander spécialement à Votre Majesté, je puis du moins, en faisant passer sous vos yeux un si grand nombre d’objets et si variés, éveiller vos pensées royales, et vous exciter à fouiller dans les trésors de votre propre esprit, et à en tirer, d’après l’impulsion de votre propre magnanimité et la direction de votre propre sagesse, ce qui s’y trouva de meilleur, pour reculer les limites des sciences et des arts.

À l’entrée de la première partie, pour nétoyer le chemin, et comme pour commander le silence, afin que ces témoignages que nous rendons de la dignité des Lettres, puissent, malgré le murmure des objections tacites, se faire entendre aisément, j’ai résolu de commencer par délivrer les Lettres de l’opprobre et du mépris dont l’ignorance s’efforce de les couvrir : l’ignorance, dis-je, qui se montre et se décèle sous plus d’une forme ; savoir : dans la jalousie des Théologiens, dans le dédain des Politiques, et dans les erreurs même des Lettrés. J’entends les premiers dire que la science est de ces choses qu’il ne faut adopter qu’avec mesure et avec précaution ; que le trop grand désir de savoir fut le premier péché de l’homme et la cause de sa chûte ; qu’aujourd’hui même je ne sais quoi de vénéneux qu’y a glissé le serpent tentateur, y demeure attaché, vu que partout où elle entre, elle occasionne une enflure. La science enfle, disent-ils ; Salomon lui-même témoigne qu’il est de ce sentiment, lorsqu’il dit : la composition des livres est un travail sans fin : la grande lecture est l’affliction de la chair ; et ailleurs : avec une grande sagesse se trouve toujours une grande indignation ; qui augmente sa science, augmente ses douleurs[1]. St. Paul, ajoutent-ils, nous donne le même avertissement, en disant : ne nous laissons point abuser par une vaine philosophie ; bien plus, disent-ils encore, l’expérience même atteste que les plus savans hommes ont été les coryphées de l’hérésie ; que les siècles les plus savans ont été enclins à l’athéisme ; ils disent enfin que la contemplation des causes secondes déroge à l’autorité de la cause première.

Mais qu’il est facile de montrer la fausseté de cette assertion ; et de faire voir combien elle est mal fondée ! En effet, qui ne voit que ceux qui parlent ainsi, oublient que ce qui causa la chute de l’homme, ce ne fut point cette science naturelle, pure et première-née, à la lumière de laquelle, lorsque les animaux furent amenés devant l’homme dans le paradis, il leur imposa des noms analogues à leur nature ; mais cette science orgueilleuse du bien et du mal, dont il eut l’ambition de vouloir s’armer pour secouer le joug de Dieu et ne recevoir de loi que de lui-même ? Or, certes il n’est point de science, quelque grandeur, quelque volume qu’on puisse lui supposer, qui enfle l’esprit, attendu que rien ne peut l’emplir, encore moins le distendre, sinon Dieu même et la contemplation de Dieu. Aussi Salomon, parlant des deux principaux sens qui fournissent des matériaux à l’invention (la vue et l’ouïe), nous dit-il : l’œil ne se rassasie point de voir, ni l’oreille, d’entendre. Que s’il n’y a point de réplétion, il s’ensuit que le contenant est plus grand que le contenu[2]. Car c’est l’idée qu’il nous donne de la science elle-même et de l’esprit humain, dont les sens sont comme les émissaires, par ces mots qu’il place à la fin de son calendrier, de ses éphémérides, où il marque le temps de chaque chose concluant ainsi : Dieu a tout ordonné, pour que chaque chose fût belle en son temps : il a gravé aussi dans leur esprit l’image du monde même ; cependant l’homme ne peut concevoir entièrement l’œuvre que Dieu exécute depuis le commencement jusqu’à la fin ; paroles par lesquelles il fait entendre assez clairement que Dieu a fait l’ame humaine semblable à un miroir capable de réfléchir le monde entier ; n’ayant pas moins soif de cette connoissance, que l’œil n’a soif de la lumière ; et non-seulement curieuse de contempler la variété et les vicissitudes des temps, mais non moins jalouse de scruter et de découvrir les immuables décrets et les loix inviolables de la nature. Et quoiqu’il semble insinuer, par rapport à cette souveraine économie de la nature, qu’il désigne par ces mots : l’œuvre que Dieu exécute depuis le commencement jusqu’à la fin, que l’homme ne peut la découvrir, cependant cela n’ôte rien à l’entendement humain, et ne doit s’entendre que des obstacles que rencontre la science, tels que la courte durée de la vie, le peu d’accord des études, la manière infidelle et inexacte de transmettre les sciences, et une infinité d’autres inconvéniens qui enlacent l’industrie humaine. Car ailleurs il nous apprend assez clairement qu’aucune partie de l’univers n’est étrangère aux recherches de l’homme, lorsqu’il dit : l’esprit de l’homme est comme le flambeau de Dieu, flambeau à l’aide duquel il découvre les secrets les plus intimes. Si donc telle est l’immense capacité de l’esprit humain, il est manifeste que nous n’avons rien à redouter de la quantité de la science, quelque grande qu’elle puisse être, ni lieu de craindre qu’elle occasionne quelque enflure ou quelque excès ; et que, s’il est quelque danger à redouter, c’est seulement de la part de la qualité, laquelle quelque foible que puisse être la dose, ne laisse pas, si on la prend sans antidote, d’avoir je ne sais quoi de malin, de vénéneux pour l’esprit humain et qui le remplit de vent. Cet antidote, ce parfum, qui, mêlé avec la science, la tempère et la rend très salubre, c’est la charité. C’est même ce que l’apôtre joint au passage déjà cité, en disant : la science enfle, mais la charité édifie : à quoi se rapporte également bien ce qu’il dit ailleurs : quand je parlerois toutes les langues des anges et des hommes, si je n’ai la charité, je ne suis plus qu’un airain sonnant, qu’une cymbale retentissante. Non que ce soit quelque chose de si grand de parler les langues des anges et des hommes ; mais parce que, si tous ces talens sont séparés de la charité, et ne sont pas dirigés vers le bien commun du genre humain, ils produiront plutôt une vaine gloire, que des fruits solides. Quant à ce qui regarde la censure de Salomon, relativement à l’excès dans la lecture ou la composition des livres ; le tourment d’esprit qui résulte de la science, et cet avertissement de St. Paul, de ne nous pas laisser abuser par une vaine philosophie ; si on prend ces passages dans leur véritable sens, ils marquent très distinctement les vraies limites où la science humaine doit être circonscrite, de manière cependant qu’il lui est libre d’embrasser la totalité de la nature des choses, sans que rien la restreigne ; car ces limites sont au nombre de trois :

1.o Ne plaçons pas tellement notre félicité dans la science, que l’oubli de notre mortalité se glisse dans notre ame.

2.o Ne faisons pas un tel usage de la science, qu’elle ne produise pour nous que de l’inquiétude, au lieu de cette tranquillité d’ame qu’elle doit produire.

3.o N’espérons pas de pouvoir, par la seule contemplation de la nature, atteindre à la parfaite intelligence des mystères divins.

Quant au premier point, Salomon s’explique très clairement dans un autre passage du même livre, lorsqu’il dit : j’ai assez compris que la sagesse est aussi éloignée de la folie, que la lumière l’est des ténèbres : le sage a des yeux à la tête ; l’insensé va errant dans les ténèbres ; mais en même temps j’ai appris que la nécessité de mourir est commune à tous deux. Quant au second point, il est certain qu’aucune anxiété, aucun trouble d’esprit ne résulte naturellement de la science, si ce n’est accidentellement ; car toute science et toute admiration (qui est le germe de la science), est agréable par elle-même ; mais lorsque nous en déduisons des conséquences qui, appliquées avec peu de justesse à nos propres affaires, engendrent de lâches terreurs ou des désirs immodérés, alors enfin naît ce tourment et ce trouble d’esprit dont nous parlons ; car c’est alors que la science n’est plus une lumière sèche, comme l’exigeoit cet Héraclite si obscur, lorsqu’il disoit : lumière sèche, excellent esprit, elle n’est désormais qu’une lumière humide, et comme trempée dans les humeurs des passions.

La troisième règle demande une discussion un peu plus exacte, et ce ne serait pas assez de la toucher en passant ; car, s’il est quelque mortel qui, de la seule contemplation, des choses sensibles et matérielles, espère tirer assez de lumières pour dévoiler la nature, ou la volonté divine, voilà l’homme qui se laisse abuser par une vaine philosophie. En effet, la contemplation de la nature, quant aux créatures elles-mêmes, produit la science ; mais quant à Dieu, l’admiration seulement, qui est une sorte de science, mutilée. Aussi est-ce un mot d’un grand sens que celui de ce Platonicien, qui a dit que le sens humain ressemble au soleil qui dévoile le globe terrestre, mais en voilant le globe céleste et les étoiles. C’est ainsi que les sens manifestent les choses naturelles, et couvrent d’un voile les choses divines ; et c’est par cette raison même que, dans ce petit nombre des plus savans, quelques-uns sont tombés dans l’hérésie, lorsque, portés sur les ailes de cire des sens, ils ont voulu s’élever aux choses divines ; car s’il est question de ceux qui présument que trop de science fait pencher vers l’athéisme, et que l’ignorance des causes secondes enfante une religieuse déférence pour la première, je les interpellerois volontiers par cette question de Job : faut-il donc mentir en faveur de Dieu, et convient-il, pour se rendre agréable à lui, de tenir des discours artificieux ? Il est évident que, dans le cours ordinaire de la nature, Dieu ne fait rien que par les causes secondes. Or, s’ils vouloient nous persuader le contraire, ce seroit alors soutenir une pure imposture en faveur de Dieu ; et ce ne seroit autre chose qu’immoler à l’auteur de toute vérité, l’immonde victime du mensonge. Bien plus, il est hors de doute, et c’est ce qu’atteste l’expérience, quand on ne fait encore que goûter de la philosophie, elle peut porter à l’athéisme : mais l’a-t-on, pour ainsi dire, bue à longs traits, alors elle ramène à la religion ; car à l’entrée de la philosophie, lorsque les causes secondes, comme étant plus voisines des sens s’insinuent dans l’esprit humain ; que l’esprit même s’y arrête et y fait un trop long séjour, l’oubli de la cause première peut s’y glisser. Mais, si, poursuivant sa route, on envisage la suite, la dépendance mutuelle, l’enchaînement des causes secondes, et le tout ensemble des œuvres de la Providence, alors, conformément à la mythologie des poëtes, on croira aisément que l’anneau le plus élevé de la chaîne naturelle est attaché au pied du trône de Jupiter.

En un mot, qu’on n’aille pas, affectant une sobriété et une modération qui seroit déplacée, s’imaginer qu’on peut faire de trop grands progrès dans les livres, soit des Écritures, soit des créatures, par la théologie ou la philosophie. Mais qu’au contraire les hommes s’éveillent et s’élancent courageusement dans les deux routes, sans crainte d’y faire trop de chemin ; prenant garde seulement de ne pas faire usage de la science pour satisfaire leur orgueil, mais dans un esprit de charité ; non pour faire un vain étalage, mais pour en tirer une véritable utilité. Qu’enfin distinguant avec soin ces deux doctrines, la théologie et la philosophie, ils prennent garde de mêler et de confondre imprudemment leurs eaux.

Passons maintenant aux reproches que les Politiques font aux lettres. Les arts, disent-ils, énervent les ames, et les rendent inhabiles aux travaux glorieux de l’art militaire. Dans l’état politique, ils corrompent les esprits, en les rendant ou trop curieux par cette grande diversité d’objets à laquelle ils les accoutument, ou trop roides par la rigueur des règles qu’ils prescrivent, ou trop superbes par la grandeur imposante des exemples qu’ils y proposent, ou trop étrangers à leur siècle par la disparité de ces mêmes exemples ; ou tout au moins, d’une manière ou de l’autre, ils détournent les esprits des affaires et de l’action, en leur inspirant peu-à-peu l’amour de la retraite et du repos : ils introduisent dans les républiques le relâchement de la discipline, en rendant chacun plus prompt à disputer qu’à obéir. Aussi, ajoutent-ils, voyons-nous que Caton le censeur, lorsqu’il vit la jeunesse romaine accourant de toutes parts vers le philosophe Carnéade, qui étoit venu à Rome en qualité de député, attirée par la douceur et la majesté de son éloquence ; Caton, dis-je, d’accord sur ce point avec les plus sages mortels, fut d’avis, en plein sénat, d’expédier les affaires qui l’avoient amené, et de renvoyer au plus tôt cet homme dangereux, de peur qu’infectant et fascinant les esprits, il n’introduisît, sans qu’on s’en apperçût, de pernicieuses nouveautés dans les mœurs et les coutumes de la patrie. C’est cette même raison qui portoit Virgile (lequel ne faisait pas difficulté de préférer la gloire de sa patrie à ses propres goûts) à séparer les arts politiques des arts littéraires, et à réclamer les premiers pour les Romains, en abandonnant les derniers aux Grecs, comme il le dit dans ces vers si connus.

Souviens toi, ô Romain ! qu’à toi seul appartient de donner des loix à l’univers, tels seront les seuls arts dignes de toi. Nous voyons aussi qu’Anytus, accusateur de Socrate, pour premier chef d’accusation, lui reprochoit que, par la force et la variété de ses discours et de ses disputes, il ébranloit dans les jeunes esprits l’autorité et la vénération due aux loix et aux coutumes de la patrie ; que, pour tout métier, il professoit un art dangereux, pernicieux même, et tel que, qui le posséderoit bien, se verroit en état de ressusciter la plus mauvaise cause, et d’accabler la vérité même sous l’appareil et le poids de son éloquence.

Mais ces accusations, et toutes celles de même trempe, respirent plutôt je ne sais quelle gravité affectée, que la candeur de la vérité ; et c’est l’expérience qui atteste que, comme ce furent précisément les mêmes hommes, ce furent aussi précisément les mêmes temps qu’on vit fleurir par la gloire des exploits militaires, et par celle des arts libéraux. Et quant à ce qui regarde les hommes, choisissons pour exemple ce noble couple de capitaines, Alexandre le grand et Jules César, dictateur ; l’un, disciple d’Aristote ; et l’autre, rival de Cicéron en éloquence. Ou, si l’on aime mieux envisager des Lettrés qui soient devenus grands capitaines, que de grands capitaines qui soient devenus Lettrés, nous trouvons sous notre main Epaminondas thébain, et Xénophon athénien, deux personnages dont l’un fut le premier qui ruina la puissance des Spartiates ; et l’autre, le premier qui fraya le chemin aux Grecs pour renverser la monarchie des Perses. Or, ce mariage des armes et des lettres est encore plus frappant dans les temps que dans les personnages ; et cela en proportion qu’un objet, tel qu’un siècle tout entier, l’emporte par sa grandeur sur un seul individu. Car ce furent les mêmes, absolument les mêmes temps, qui, chez les Égyptiens, les Assyriens, les Perses, les Grecs et les Romains, furent tout à la fois les plus renommés pour la gloire militaire, et les plus illustrés par les lettres ; ensorte que les plus graves écrivains, les philosophes les plus profonds et les plus grands capitaines ont vécu dans le même siècle : et pouvoit-il en être autrement, vu que dans l’homme la vigueur du corps et celle de l’esprit mûrissent presque en même temps ; si ce n’est que celle-là précède de quelque peu ? De même, dans les républiques, la gloire militaire et la gloire littéraire, dont la première répond au corps, et la dernière à l’ame, sont contemporaines, ou se suivent de fort près.

Au reste, que l’érudition soit plutôt un obstacle qu’un secours en politique, c’est ce qui n’est rien moins que probable. Car nous convenons tous que c’est une sorte de témérité de confier le soin de son corps et de sa santé à ces médecins empyriques, qui vont sans cesse vantant un petit nombre de remèdes qui, selon eux, sont autant de panacées, et auxquels ils se fient tellement, qu’il n’est rien que, dans cette confiance, ils n’osent tenter ; quoiqu’ils ne connoissent ni les causes des maladies, ni le tempérament du malade, ni les dangers qu’annoncent les symptômes, ni la vraie méthode curative. Nous voyons tomber dans la même méprise ceux qui, pour la défense de leurs causes et la conduite de leurs procès, se reposent sur certains Légistes plus versés dans la pratique que dans les livres de droit, et à qui il est si facile de fermer la bouche à la première difficulté qui se rencontre, et qui est hors du chemin battu de leur expérience. De même on ne peut que s’exposer au plus grand danger, en confiant à certains conseillers empyriques le destin des états. Au contraire, à peine peut-on, citer un seul exemple d’une république dont l’administration ait été malheureuse, lorsque de savans hommes étoient assis au timon. Car, quoique les Politiques soient dans l’usage de décorer les Lettrés de l’épithète de pédans, cependant l’histoire qui est la seule maîtresse de vérité, fait foi par plus d’un exemple, que des princes encore en tutele l’ont emporté de beaucoup sur des princes adultes, par cette cause-là même, dont les Politiques font aux lettres un sujet de reproche, parce qu’alors l’état étoit gouverné par des pédagogues. Qui ne sait que, durant ces cinq premières années si vantées, de Néron, tout le poids des affaires portoit sur Sénèque son pédagogue. Ce fut aussi à Misithée son pédagogue, que Gordien le jeune dut les dix années d’un règne glorieux. Et l’administration d’Alexandre-Sévère ne fut pas moins heureuse durant sa minorité, temps où les femmes gouvernoient tout, mais d’après les conseils de ses précepteurs. Il y a plus : tournons les yeux vers l’administration pontificale, et nommément vers celle de Pie V et de Sixte-Quint nos contemporains, lesquels, au commencement de leur règne, étoient regardés comme des moines tout-à-fait novices dans les affaires ; nous trouverons que les actes des papes de cette classe sont ordinairement plus mémorables que les actes de ceux qui, ayant été élevés dans les affaires et nourris dans les cours des princes, se sont ensuite élevés à la papauté. Car, quoique ceux qui ont consumé la plus grande partie de leur vie dans la culture des lettres soient moins versatiles, moins souples, moins prestes à saisir les occasions et à s’accommoder aux circonstances, genre d’habileté auquel se rapporte ce que les Italiens appellent des raisons d’état ; genre de moyens dont Pie V détestait jusqu’au nom, ayant coutume de dire que c’étoient de pures inventions d’hommes pervers, et diamétralement opposées la religion et aux vertus morales ; et ce qui fait une ample compensation, c’est que ceux qui méprisent toutes ces rubriques marchent avec autant de promptitude que de facilité, par la route sûre et bien applanie de la religion, de la justice de l’honnêteté et des vertus morales ; route telle que ceux qui ont le courage de s’y tenir constamment, n’ont pas plus besoin de ces autres remèdes, qu’un corps en santé n’a besoin de médecine.[3]D’ailleurs, le cours de la vie d’un seul homme ne peut fournir assez d’exemples pour régler la conduite d’une vie entière, pas même celle d’un seul homme ; car, de même qu’il arrive quelquefois que le petit-fils ou l’arrière-petit-fils ressemble plus à son aïeul ou à son bisaïeul qu’à son père, de même aussi il n’est pas rare que les affaires présentes quadrent mieux avec les exemples très anciens, qu’avec les exemples plus modernes. Enfin, l’esprit d’un seul homme le cède autant à la vaste étendue des lettres prises en entier, que les revenus d’un particulier le cèdent au trésor public.

Si l’on accorde que ces dépravations et ces obstacles que les Politiques imputent aux lettres, aient quelque influence et quelque réalité, il faut convenir pourtant que dans chaque circonstance, la science fournit plus de remèdes qu’elle ne cause de maux. En effet, accordons que les lettres, par une certaine force cachée, jettent l’esprit dans l’incertitude et la perplexité. D’un autre côté, il est hors de doute qu’elles nous apprennent comment nous pouvons nous dégager de la foule de nos pensées ; jusqu’à quel point il faut délibérer, et quel est le moment où il faut prendre un parti. De plus, elles apprennent comment l’on peut, en attendant, suspendre ses desseins et tirer les choses en longueur. Accordons aussi qu’elles rendent les esprits plus roides et plus difficiles ; mais en même temps elles nous apprennent à distinguer les choses qui sont appuyées sur des démonstrations, de celles qui ne sont fondées que sur des conjectures, et elles ne nous font pas moins connoître l’usage des distinctions et des exceptions, que la solidité des règles et des principes. Accordons encore qu’elles séduisent les esprits et les dévoient par l’inégalité ou la disparité des exemples. Je ne sais trop ce qui en est ; mais je sais assez qu’elles ne nous font pas moins connoître la force des circonstances, que le peu d’exactitude des comparaisons, et que les distinctions à faire dans les applications : ensorte qu’à tout prendre, elles corrigent plus les esprits, qu’elles ne les dépravent ; et ces remèdes-là, les lettres les insinuent, les font, pour ainsi dire, entrer par toutes les portes, à l’aide de cette abondante variété d’exemples qu’elles fournissent. En effet, considérez les fautes de Clément VII, si bien décrites par Guichardin, qui semble avoir toujours vécu avec lui ; ou les validations de Cicéron, qu’il a lui-même tracées au vif de sa propre main dans ses lettres à Atticus, et vous tâcherez de vous préserver tout-à-fait de l’inconstance et des fréquens changemens de résolution. Jetez les yeux sur les fautes de Phocion, et vous aurez en horreur l’excessive opiniâtreté. Si vous lisez la fable d’Ixion, vous bannirez de votre cœur les espérances excessives, vous efforçant de dissiper toutes ces vapeurs tous ces nuages. Enfin, si l’on envisage Caton d’Utique, l’on se gardera bien d’émigrer, pour ainsi dire, aux antipodes de son pays, et de marcher en sens, contraire de son siècle.

Quant à ceux qui pensent que les lettres amollissent l’ame, par la douceur du repos et de la retraite, ils nous étonneront fort s’ils parviennent à nous faire voir que ces talens qui accoutument l’esprit à une perpétuelle agitation, sont les patrons de l’indolence ; on seroit au contraire fondé à soutenir que, de toutes les espèces d’hommes, il n’en est point qui aime les affaires pour les affaires mêmes, si ce n’est les Lettrés ; car les uns aiment les affaires et les occupations en vue du gain, comme les mercenaires aiment le travail en vue du salaire. Les autres ont la gloire pour but : tandis qu’ils travaillent, ils vivent, pour ainsi dire, dans les yeux d’autrui, toujours esclaves de leur réputation, qui s’évanouiroit sans cela. D’autres aspirent à la puissance, et ne recherchent que cette prérogative que donne la fortune, pour récompenser leurs amis et se venger de leurs ennemis. Il en est qui, en travaillant, ne pensent qu’à exercer telle de leurs facultés dont ils sont amoureux, pour se féliciter plus souvent à ce titre et se sourire à eux-mêmes. D’autres enfin, pour atteindre tel ou tel but qu’ils se proposent : ensorte que, ce qu’on dit ordinairement des glorieux, que leur courage est dans les yeux de ceux qui les regardent, on peut l’appliquer à tous les hommes de cette trempe ; dans tous ces travaux auxquels ils se condamnent, dans tous ces mouvemens qu’ils se donnent, ils ne paroissent avoir d’autre but que celui de s’attirer les applaudissemens des autres, ou de s’applaudir à eux-mêmes. Les Lettrés sont les seuls qui se délectent dans leurs affaires et leurs occupations, les regardant comme des actions conformes à leur nature, et non moins salutaires à l’ame que l’exercice l’est au corps, n’envisageant que la chose même, et non ses émolumens[4] ; en sorte qu’ils sont de tous les hommes les plus infatigables, pourvu que ce qui les occupe soit de nature à fixer, à remplir l’ame en proportion de sa dignité. S’il s’en trouve qui, très ardens à la lecture, deviennent mous et lâches dès qu’il s’agit de mettre la main à l’œuvre, ce défaut, on ne doit pas l’attribuer aux lettres, mais à une certaine foiblesse, à une certaine mollesse de corps et d’ame. Ce sont des hommes de cette espèce que désigne Sénèque lorsqu’il dit : il en est qui aiment tellement l’ombre, que tout ce qui est exposé au jour leur paraît trouble. Vous en trouverez peut-être qui, se connoissant bien à cet égard, s’adonnent aux lettres ; mais ce n’est pas la science elle-même qui donne et qui enfante un tel caractère. Que si quelqu’un n’en voulant pas démordre, disoit encore que les lettres consument trop de temps et un temps qui pourroit être mieux employé à autre chose ; je dis qu’il n’est point d’homme tellement obsédé par les affaires, qu’il n’ait ses heures de loisir, en attendant le retour des heures de travail et le reflux de l’action, à moins qu’il ne soit prodigieusement lent à expédier, ou que, par une ambition peu honorable, il ne tâche de s’emparer de toutes sortes d’affaires. Reste donc à savoir en quoi et comment il faut employer ces heures de loisir qu’on aura su se ménager : sera-ce aux études ou aux voluptés, à exercer son génie on à se donner du bon temps ? Ici se place très bien la réponse que fit Démosthènes à Eschine, homme adonné aux voluptés. Celui-ci lui objectant, par forme de reproche, que ses harangues sentoient la lampe : sans doute, répondit-il, elles la sentent ; mais encore y a-t-il grande différence entre ce que toi et moi faisons à la lumière de cette lampe. Il n’est donc nullement à craindre que les lettres donnent l’exclusion aux affaires ; tout au contraire elles garantissent l’ame de l’oisiveté et de la volupté, qui, sans cela, ne manquent guère de s’y insinuer, peu-à-peu, an double préjudice des lettres et des affaires.

Enfin nous objectent-ils que les lettres détruisent le respect dû aux loix et à l’autorité : je réponds que c’est une pure calomnie, et qu’une telle accusation n’a pas le moindre degré de probabilité. Car quiconque ose prétendre qu’une aveugle obéissance lie plus fortement qu’un amour éclairé de son devoir, doit en même temps assurer qu’un aveugle, que l’on conduit par la main, marche plus sûrement que celui qui, en plein jour, fait usage de ses yeux. De plus, il est hors de toute dispute que les arts adoucissent les mœurs ; qu’ils rendent les âmes douces, souples, ductiles et dociles au commandement qu’au contraire l’ignorance les rend opiniâtres, réfractaires et séditieuses. Et c’est ce que l’histoire laisse hors de doute ; car on voit que les temps d’ignorance de grossièreté et de barbarie, sont aussi les temps les plus sujets aux troubles, aux séditions et aux grandes innovations[5].

Quant au jugement de Caton le censeur, qu’il suffise de dire qu’il porta la juste peine de ses blasphêmes contre les lettres, lorsqu’on le vit, à l’âge de plus de 70 ans redevenir, pour ainsi dire, enfant, et s’appliquer avec tant d’ardeur à la langue grecque ; preuve que cette prétendue censure qu’il exerça contre les lettres, partoit plutôt d’une certaine gravité affectée, que de ses vrais sentimens. Quant à ce qui regarde les vers de Virgile, il a pu, se donnant carrière, insulter à l’univers entier, et réserver pour les Romains les arts propres au commandement, en abandonnant aux autres nations les autres arts, comme serviles et populaires. Il est pourtant un fait qu’il ne pouvoit nier ; savoir que les Romains ne se sont élevés au faîte de la puissance qu’à l’époque même où les arts étoient parvenus au comble de la perfection. Carles deux premiers Césars, hommes si supérieurs dans l’art de gouverner, eurent pour contemporains ce Virgile même, le premier des poëtes ; Tite-Live, le premier des historiens ; Varron, le premier de tous les antiquaires ; et Cicéron, le premier des orateurs, ou peu s’en faut ; tous hommes qui, au jugement de tous les siècles, furent les premiers, chacun dans son genre. Enfin, quant à l’accusation intentée à Socrate, voici ce que je me contenterai d’y répondre ; rappellons-nous le temps où elle le fut. Ne fut-ce pas au temps des trente tyrans, les plus cruels, les plus odieux de tous les mortels et les plus indignes du commandement ? Mais, lorsque cette période si courte de temps et de choses fut révolue, ce même Socrate, cet homme si criminel, fut mis au nombre des héros, et sa mémoire fut comblée de tous les honneurs divins et humains. Il y a plus : ces entretiens, que d’abord on regarda comme capables de corrompre les mœurs, furent célébrés par la postérité comme les antidotes les plus efficaces et les plus sûrs pour l’esprit et les mœurs.

Que ce peu de mots suffise pour répondre à ces Politiques qui, par une orgueilleuse sévérité ou une gravité affectée, ont osé faire injure aux lettres : réfutation qui, sans le doute où nous sommes que ce fruit de nos travaux parvienne jamais à la postérité, paraîtrait assez peu nécessaire, dans un temps où l’aspect et la faveur de deux souverains très éclairés, la reine Élisabeth et Votre Majesté, astres lumineux qui nous retracent Castor et Pollux, a concilié aux lettres, parmi nous, tant d’amour et de respect.

Nous voici arrivés au troisième genre de reproches qui réjaillit des Lettrés sur les lettres mêmes, et qui cominunément pénètre plus avant que les deux autres. Ces reproches se tirent, ou de leur fortune, ou de leurs mœurs, ou de leurs études. Quant au premier point, il ne dépend pas d’eux ; le deuxième est hors de la question ; en sorte que le troisième est le seul qui mérite quelque discussion. Cependant, comme ce qui est ici à considérer est moins le vrai poids des choses que le jugement du vulgaire, il ne sera pas inutile de dire quelques mots des deux autres.

Je dis donc que le discrédit et le déshonneur qui rejaillit de la fortune des Lettrés sur les lettres, se tire, ou de leur pauvreté et de leur indigence, ou de leur genre de vie obscur et retiré, ou du genre même de leurs occupations qui ne semble pas des plus nobles.

Quant à la pauvreté, si l’on voit tous les jours que les Lettrés sont indigens, que la plupart sont d’une extraction assez obscure, et qu’ils ne s’enrichissent pas aussi vite que d’autres qui ne halètent qu’après le gain, l’éloge de la pauvreté est un fort beau sujet ; mais c’est aux religieux mendians qu’il vaudroit mieux abandonner le soin de le traiter (soit dit sans les offenser) ; religieux dont Machiavel ne faisoit pas un foible éloge, lorsqu’il disoit d’eux : depuis long-temps le règne des prêtres serait passé, si la vénération pour les frères et les religieux mendians n’eût balancé l’effet du luxe et des vices des évêques. C’est ainsi qu’on peut dire hardiment que, de cette prospérité et de cette magnificence qui donnent tant d’éclat aux princes et aux grands, on seroit dès long-temps retombé dans la misère et la barbarie, si l’on n’avoit, à ces mêmes Lettrés si miserables, l’obligation de la décence et des agrémens de la vie civile. Mais, laissant de côté ces éloges captieux, attachons-nous à un autre fait bien digne de remarque : il s’agit de cette vénération et de cette espèce de consécration où la pauvreté fut chez les Romains durant tant de siècles ; chez les Romains dont la république ne se gouvernoit point par des paradoxes. Car c’est ainsi qu’en parle Tite-Live dans son préambule : si l’amour de mon sujet ne me séduit, je peux dire qu’il n’y eut jamais république plus grande plus sainte et plus riche en bons exemples ; qu’il n’y en eut point où le luxe et la cupidité vinrent si tard s’établir, où l’on rendit de si grands honneurs et durant tant d’années, à la pauvreté et à l’économie. Il y a plus : dans ces temps ou Rome avoit déjà dégénéré, et à l’époque où César témoignoit que son dessein étoit de relever la république, le sentiment d’un de ses amis fut que rien ne mèneroit plus promptement à ce but, que d’ôter tout crédit et tout honneur aux richesses : Ces maux-là, disoit-il, et tous les autres maux disparoitront avec cette prérogative dont jouit l’or, sitôt que les magistratures et toutes ces distinctions auxquelles aspire le vulgaire, cesseront d’être vénales. Enfin, comme on a dit que la rougeur est la couleur de la vertu, quoique ce soit assez souvent une faute qui nous fait rougir, on peut dire avec autant de vérité, que la pauvreté est la fortune de la vertu, quoiqu’elle ait quelquefois pour cause le luxe et l’incurie. C’est sans contredit à Salomon qu’appartient cette sentence : celui qui court aux richesses ne sera pas long-temps innocent ; ainsi que ce précepte : achète la vérité ; mais toi, ne vends pas la science et la prudence ; comme s’il lui paroissoit convenable d’employer ses richesses à acquérir la science, et non d’employer la science à amasser des richesses.

Qu’est-il besoin de parler de cette vie obscure et retirée qu’on reproche aux Lettrés ? Soutenir que le repos et la retraite (pourvu toutefois qu’on en ôte le luxe et la paresse) sont préférables à la vie contentieuse et active, vu la sécurité, la liberté, les douceurs, l’existence honorable qui en sont les fruits, ou tout au moins à cause de la facilité qu’on y trouve à se garantir des indignités ; c’est, un sujet si rebattu et tellement usé par tous les écrivains, que de tous ceux qui se mêlent de le traiter, il n’en est aucun qui ne le traite bien ; tant cette maxime est à l’unisson du sentiment humain quant à l’expérience, et de la raison universelle, quant à l’approbation qu’on peut lui donner. Tout ce que je me contenterai d’ajouter, est que ces Lettrés qui demeurent cachés dans les républiques, et qui vivent loin des yeux des hommes, sont semblables aux images de Cassius et de Brutus ; car Tacite, en nous apprenant qu’elles ne furent point portées aux funérailles de Junie, quoiqu’on y en portât un grand nombre d’autres, s’exprime ainsi : elles paroissoient devant toutes les autres, par cela même qu’on ne les y voyait point.

Quant à ce que l’on dit de la bassesse des occupations que l’on abandonne aux Lettrés, cela nous fait penser à l’usage où l’on est de leur confier l’éducation des enfans et des adolescens ; âge exposé à un mépris qui retombe sur les maîtres eux-mêmes : mais l’on sentira aisément combien ce reproche est injuste, pour peu qu’examinant la chose, non d’après l’opinion vulgaire, mais d’après la direction d’un jugement sain, l’on considère que tous se hâtent d’imbiber un vase neuf plutôt qu’un vieux, et choisissent avec plus de soin la terre qu’ils mettent autour d’une plante encore tendre, que celle qu’ils approchent d’une plante adulte ; par où l’on voit que ce sont les commencemens des corps et de toutes choses qui sont le principal objet de notre sollicitude. Daignez prêter l’oreille aux rabbins, lorsqu’ils vous disent : vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards, des songes. De ce texte ils concluent que la jeunesse est l’âge qui mérite le plus notre attention et nos égards, et cela d’autant que nous avons des révélations plus claires par les visions que par les songes. Mais une conduite qui mérite vraiment d’être remarquée, c’est que de notre temps, quoique les pédagogues, regardés comme une espèce de singes des tyrans, soient les jouets du théâtre, on ne laisse pas, dans le choix qu’on en fait, de mettre tant d’inattention et d’insouciance : ce n’est pourtant pas d’aujourd’hui seulement que cette négligence a été remarquée, et que les plaintes, à cet égard, se sont fait entendre ; mais depuis les siècles les plus vertueux et les plus sages jusqu’à nos jours, l’on s’est plaint que les républiques ne s’occupoient que trop des loix, et pas assez de l’éducation. Or, cette partie si importante de l’ancienne discipline a été jusqu’à un certain point, comme rappellée de l’exil dans les collèges des Jésuites ; et lorsque je considère leur industrie et leur activité, tant pour cultiver les sciences que pour former les mœurs, je me rappelle ce mot d’Agésilas à Pharnabaze : tel que je te vois, plût-à-dieu que tu fusses des nôtres ! Mais en voilà assez sur les reproches qu’on fait aux gens de lettres, par rapport à leur fortune et à leur condition.

Quant à ce qui concerne les mœurs des Lettrés, c’est un point qui regarde plutôt les personnes mêmes que leurs études. Car on trouve sans doute parmi eux, comme dans tous les autres ordres et genres de vie, et des bons et des méchans ; ce qui ne donne nullement atteinte à cette vérité si connue : que nos mœurs se moulent sur notre genre d’études, et que les lettres, à moins qu’elles ne tombent dans des esprits tout-à-fait dépravés, corrigent entièrement le naturel, et le changent en mieux.

Mais en y regardant de fort près et en appréciant les choses avec toute l’attention et la sincérité dont je suis capable, je ne vois aucun déshonneur qui puisse réjaillir des mœurs des Lettrés sur les lettres ; à moins qu’on ne leur reproche comme un vice, ce défaut même qu’on a reproché à Démosthènes, à Cicéron, à Caton d’Utique, à Sénèque et à plusieurs autres ; que les temps dont ils lisent l’histoire, étant meilleurs que ceux où ils vivent, et les préceptes valant toujours mieux que les actions, ils s’efforcent beaucoup plus qu’il ne le faudroit, de ramener un siècle corrompu à la pureté des préceptes et des dogmes dont ils sont nourris, et d’imposer à un temps de dissolution, des loix qui ne conviennent qu’à la sévérité des mœurs antiques ; mais s’ils ont besoin de quelque avertissement à cet égard, ils sont à même de le puiser dans leurs propres sources. Car Solon comme on lui demandoit s’il avoit donné à ses concitoyens les meilleures loix possibles, répondit : non les meilleures possibles, mais les meilleures de celles qu’ils eussent voulu accepter. Platon aussi voyant les mœurs de ses concitoyens corrompues à tel degré qu’il ne pouvoit les supporter, s’abstint de tout emploi public, prétendant qu’il falloit se conduire avec la patrie comme avec ses parens, user de douces persuasions et non de violence, supplier et non contester ; et c’est une précaution, que n’oublioit pas non plus ce conseiller de César lorsqu’il disoit : nous n’avons garde de vouloir rappeller aux anciennes institutions ce qui dès long-temps est le jouet d’un peuple corrompu. Cicéron également, relevant les méprises de Caton d’Utique dans une de ses lettres à Atticus : rien de plus pur, dit-il, que les sentimens de Caton ; mais il ne laisse pas de nuire quelquefois à la république : il nous parle comme si nous étions dans la république de Platon, et non dans cette lie de Romulus. Ce même Cicéron excusant, à l’aide d’une bénigne interprétation ce que les préceptes et les décisions des philosophes avoient de trop sévère et de trop dur : si ces précepteurs et ces maîtres, dit-il, semblent avoir reculé les limites de nos devoirs beaucoup plus loin que la nature humaine ne le comporte, c’étoit afin que, par les efforts mêmes que nous ferions pour nous élever au plus haut degré de perfection nous pussions du moins prendre pied au degré convenable. Cependant, et lui aussi, il pouvoit dire : je suis au-dessous de mes propres maximes ; car il a donné dans le même écueil quoiqu’il ne s’y soit pas heurté aussi lourdement que bien d’autres. Un autre défaut que l’on reproche aux Lettrés avec quelque sorte de raison, c’est de préférer la gloire et l’avantage de leur patrie, ou de leurs souverains, à leur propre fortune et à leur propre sûreté. C’est ainsi que Démosthènes parle à ses concitoyens : mes conseils, ô Athéniens ne sont pas de telle nature que je puisse, en vous les donnant, devenir plus grand parmi vous et que vous, en les suivant, puissiez devenir, pour les Grecs, un objet de mépris : ils vont tels au contraire que le plus souvent il n’est pas trop sûr pour moi de vous les donner ; mais que vous il vous est toujours utile de les embrasser. C’est dans ce même esprit que Sénèque, après les cinq premières années de Néron, n’abandonna point son poste, dans le temps même où ce prince étoit déjà souillé des crimes les plus honteux, et ne cessa point de lui ménager ses conseils avec une noble confiance et une généreuse liberté ; conduite qu’il ne put soutenir sans s’exposer lui-même au danger le plus imminent, et qui fut enfin cause de sa perte. Et en pouvoit-il être autrement ? vu que la science pénètre l’ame humaine du profond sentiment de sa fragilité, de la dignité de l’homme, et des devoirs que lui imposent ses hautes destinées ; toutes considérations, telles, que ceux qui ne les perdent jamais de vue, ne peuvent en aucune manière se persuader qu’ils doivent regarder comme le souverain bien et comme leur principale fin, leur propre agrandissement. C’est pourquoi ils vivent comme devant rendre compte à Dieu, et à leurs maîtres après Dieu, soit rois, soit républiques, et rendre compte sous cette formule : voilà ce que j’ai gagné pour toi ; et non sous celle-ci : voilà ce que j’ai gagné pour moi. Mais la tourbe des Politiques, dont les esprits ne sont point instruits et confirmés dans la doctrine des devoirs et dans la contemplation du bien universel, rapportent tout à eux-mêmes, se regardant comme le centre du monde ; et comme si toutes les lignes devoient concourir vers eux et leurs fortunes, s’embarrassent peu du vaisseau de la république, quoique battu par la tempête, pourvu qu’ils puissent sauver leur petite barque et échapper seuls au naufrage. Mais ceux qui connoissent mieux le poids des devoirs et les limites de l’amour de soi, demeurent attachés à leurs fonctions et restent à leur poste, quelque risque qu’il y ait à le faire. Que s’ils échappent au danger, au milieu des séditions et des innovations, ce bonheur, ils ne le doivent point à l’artifice et à un génie versatile ; mais à ce respect que la probité impose naturellement, et qu’elle arrache à des ennemis mêmes. Au reste, quant à ce qui regarde la constance, la fidélité et la religion des devoirs) toutes choses que la science, sans contredit, insinue dans les ames, quoique la fortune semble quelquefois les punir, et qu’on ose même les condamner, d’après les faux principes des Politiques, elles ne laissent pas de s’attirer à la longue l’approbation universelle ; mais tout cela est si clair, que j’ai presque honte d’insister si long-temps sur ce point.

Un autre défaut familier aux gens de lettres, et qu’il est plus aisé d’excuser que de nier, c’est de ne savoir pas s’ajuster et s’accommoder aux personnes avec lesquelles ils ont à vivre et à traiter ; défaut qui vient de deux causes : l’une, est la grandeur même de leur ame, qui les empêche de s’abaisser au point de ne se dévouer qu’à un seul homme. Nous sommes l’un pour l’autre un théâtre assez grand ; ce mot est d’un amant, et non d’un sage. Je ne disconviendrai pas néanmoins que celui qui n’a pas la faculté de contracter et de dilater à volonté son esprit, comme la prunelle de son œil, est privé d’une faculté bien nécessaire dans la vie active. La seconde cause est leur probité et la simplicité de leurs mœurs ; ce qui est plutôt la preuve d’un choix judicieux, qu’un vrai défaut. En effet, les limites véritables et légitimes de l’assiduité qu’on peut avoir auprès de tel ou tel personnage, se réduisent à étudier ses mœurs afin de pouvoir traiter avec lui sans le choquer, l’aider de ses conseils au besoin, et pourvoir en même temps à sa propre sûreté en toutes circonstances : mais de scruter les secrettes affections d’un autre homme, afin de le plier, de le manier, de le tourner à son gré, est le propre d’un homme peu candide, d’un homme rusé, d’un homme double ; et ce qui seroit déjà très vicieux en amitié, devient un crime dès qu’il s’agit des princes ; car cette coutume de l’Orient, qui défend de fixer les yeux sur les souverains, a, quant à l’usage même, je ne sais quoi de barbare mais, quant à ce qu’elle signifie, elle ne laisse pas d’avoir son mérite ; il n’appartient pas aux sujets de scruter les cœurs de leurs maîtres, que l’écriture sainte a déclarés impénétrables.

Reste un autre défaut, par lequel je terminerai cette partie, et qu’on impute aux Lettrés ; savoir : que, dans les petites choses, dans les choses extérieures, comme l’air du visage, le geste la démarche, les entretiens journaliers, et autres circonstances de cette espèce, ils n’observent pas le décorum ; et ces fautes si légères, ces petites inattentions, les hommes sans jugement en prennent occasion de juger de leur capacité dans les grandes choses ; mais un jugement de cette espèce est presque toujours trompeur : qu’ils sachent de plus que Thémistocle leur a dès long-temps répondu d’avance. Comme on l’invitoit à jouer de la flûte, il répondit avec assez d’orgueil sans doute, vu qu’en cette occasion il parloit de lui-même, mais d’une manière pourtant qui rentre très bien dans ce que nous disons, qu’à la vérité il ne savoit pas jouer de la flûte, mais qu’en récompense il savoit fort bien comment d’une petite ville on pouvoit faire une grande cité. Il est sans doute bien des personnages dont on peut dire que tous les ressorts politiques leur sont parfaitement connus ; et rien pourtant n’est plus gauche et plus maladroit qu’eux dans la vie ordinaire et dans ces petites choses qui reviennent à chaque instant. Enfin, renvoyons ces détracteurs à cet éloge que Platon faisoit de son maître : il ressemble, disoit-il, aux boîtes des pharmaciens qui au dehors présentent des figures de singes, de hibous et de satyres ; mais qui au dedans contiennent des liqueurs précieuses, et des remèdes admirables ; avouant ainsi qu’au jugement du vulgaire, et selon l’estimation commune, son maître ne laissoit pas d’avoir à l’extérieur quelques légers défauts, et même des difformités ; tandis qu’au dedans, son ame étoit toute pleine de talens supérieurs et de sublimes vertus. Mais en voilà assez sur les mœurs des gens de lettres.

Au reste, nous croyons devoir prévenir que notre dessein n’est nullement d’excuser les mœurs abjectes et sordides de certains philosophes de profession ; mœurs par lesquelles ils ont déshonoré et les lettres et eux-mêmes. Tels étaient chez les Romains, dans les derniers siècles, ces philosophes qu’on voyoit attachés aux maisons des riches, qui ne bougeoient de leur table, et qu’on auroit pu, avec raison qualifier de parasites à grande barbe. De ce genre étoit celui que Lucain dépeint si facétieusement. Une dame de distinction l’ayant chargé de porter dans sa litière son petit chien de Malte, comme il se prêtait à ce service avec beaucoup de complaisance et très peu de dignité, un petit valet de cette dame le railla, en disant : j’ai peur que notre philosophe de Stoïcien devienne cynique[6]. Il n’est rien qui ait plus nui a la dignité des lettres que cette grossière et basse adulation, à laquelle certains personnages, qui n’étoient rien moins qu’ignorans, ont abaissé leurs plumes et leurs esprits, transformant, selon l’expression de Dubartas, Hécube en Hélène, et Faustine en Lucrèce. Et je ne suis pas non plus trop porté à louer cette coutume reçue, de dédier les livres à des patrons ; sur-tout des livres qui étant dignes de ce nom, ne devroient avoir d’autres protectrices que la raison et la vérité. J’aime mieux ces anciens qui dédioient leurs livres à leurs amis et à leurs égaux, ou qui mettoient même en tête de leurs traités les noms de ces amis. Que si par hazard ils dédioient leurs ouvrages aux rois, ou à d’autres hommes puissans, ils ne le faisoient que dans le cas où le sujet même du livre convenoit à de tels personnages.

En parlant ainsi, je ne prétends pas inculper ceux d’entre les gens de lettres qui savent s’accommoder aux heureux de ce monde et autres hommes puissans. Car c’est avec raison que Diogènes, comme quelqu’un lui demandoit par dérision comment il se faisoit que les philosophes recherchassent les riches, et que les riches ne recherchassent pas les philosophes, répondit, non sans causticité, que cela venoit de ce que tes philosophes savoient fort bien ce qui leur manquoit, au lieu que les riches ne le savoient pas. À quoi ressemble beaucoup cette réponse d’Aristippe : ce philosophe voyant que Denis ne faisoit aucune attention à je ne sais quelle demande qu’il lui faisoit, il se jeta, dans une attitude d’adoration, aux pieds du tyran, qui alors fit attention à sa demande et la lui accorda. Mais peu après, certain défenseur de la dignité philosophique lui reprocha qu’en se jetant ainsi aux pieds d’un tyran pour si peu de chose, il faisoit affront à la philosophie. Que voulez-vous, répondit Aristippe, est-ce ma faute à moi si Denis a les oreilles aux pieds ? On regarda aussi comme un trait de prudence et non de pusillanimité, la réponse de certain autre philosophe[7] qui, dans une dispute avec Adrien, ayant pris le parti de lui céder, s’excusa en disant qu’il étoit juste de céder à un homme qui commandait à trente légions. Il ne faut donc pas se hâter de condamner les savans, lorsqu’ils savent au besoin relâcher de leur gravité, soit que la nécessité le leur commande, ou que l’occasion les y invite ; car, bien qu’une telle conduite semble, au premier coup d’œil, avoir je ne sais quoi de bas et de servile ; cependant, en y regardant de plus près, on jugera que c’est au temps et non à la personne qu’ils s’assujettissent ainsi.

Passons maintenant aux erreurs et aux frivolités qui se rencontrent dans les études mêmes des savans et qui s’y mêlent accidentellement ; ce qui est principalement et proprement notre sujet. En quoi notre dessein n’est pas de défendre les erreurs mêmes ; mais au contraire de les relever et de les ôter afin d’extraire ensuite du tout ce qui peut s’y trouver de sain et de solide, et de le garantir de la calomnie ; car nous voyons que les envieux sont dans l’usage de se prendre à ce qu’il y a de plus mauvais dans chaque chose, pour attaquer ce qui s’y trouve de bon et d’intact. C’est ainsi que, dans la primitive église, les païens imputoient aux chrétiens les vices des hérétiques. Cependant notre dessein n’est pas non plus d’examiner en détail, dans les erreurs et les obstacles qu’éprouvent les lettres, ce qu’il y a de plus caché et de plus éloigné de la portée du vulgaire, mais seulement ce que le commun des esprits y peut appercevoir aisément, ou ce qui ne s’en éloigne pas beaucoup.

Je dis donc que je relève trois espèces de vanités et de frivolités dans les Lettrés ; vanités qui ont donné prise à l’envie pour les déprimer. Or, ces choses que nous qualifions de vaines, ce sont celles qui sont ou fausses ou frivoles ; c’est-à-dire où manque soit la vérité soit l’utilité. Et en fait de personnes, nous traitons de vaines et de légères, celles qui ajoutent foi trop aisément au faux, ou qui s’attachent avec trop de curiosité à des choses de peu d’utilité. Et, cette curiosité a pour objet, ou les choses mêmes ou les mots ; c’est-à-dire, qu’elle a lieu, ou lorsqu’on donne trop d’attention à des choses inutiles, ou lorsqu’on s’attache trop aux délicatesses du langage. En quoi ce ne sera pas moins se conformer à la droite raison qu’à l’expérience bien constatée, que de distinguer trois vices ou mauvaises constitutions de doctrines ; savoir : la doctrine phantastique, la doctrine litigieuse, enfin la doctrine fardée et sans nerfs ; ou de choisir cette autre division : vaines imaginations, vaines altercations, vaines affectations. Nous commencerons par la dernière.

Ce genre d’excès ou de vice qui consiste en un certain luxe de style, et qui n’a pas laissé autrefois d’avoir cours de temps à autre, s’est étonnamment accrédité vers le temps de Luther. La raison de cette vogue est qu’on s’efforçoit alors de donner aux discours publics toute la chaleur et l’efficace possible, pour flatter et attirer le peuple. Or, un but de cette espèce demandoit un genre de diction populaire, à quoi se joignoient la haine et le mépris que commençoient à inspirer les Scholastiques, qui usoient d’un style et d’un genre de diction tout-à-fait différent ; forgeant sans retenue des mots étranges et barbares, et s’embarrassant peu des ornemens et de l’élégance du discours, pourvu qu’ils pussent éviter les circonlocutions, et exprimer leurs idées et leurs conceptions avec une certaine finesse. Mais qu’en arriva-t-il ? Que peu après on commença à s’attacher plus aux mots qu’aux choses ; la plupart estimant plus une phrase bien peignée, une période bien arrondie, des désinences bien cadencées, et l’éclat des tropes, que le poids des choses, et courant après ces agrémens. Alors fleurit l’éloquence fastueuse et diffuse d’Osorius, évêque portugais. Alors aussi Sturmius consuma un temps et des peines infinies à analyser l’orateur Cicéron et le rhéteur Hermogènes. Alors encore Carrus et Ascanius, parmi nous, élevant jusqu’aux cieux Cicéron et Démosthènes dans leurs livres et leurs leçons, invitèrent la jeunesse à ce genre de doctrine élégant et fleuri. Alors enfin Érasme saisit l’occasion d’introduire ce ridicule écho : Decem annos consumpsi in legendo Cicerone (j’ai consumé dix années dans la lecture de Cicéron). À quoi l’écho répondoit one (âne, vocatif grec). Mais la doctrine des Scholastiques, désormais jugée âpre et barbare, commença à tomber en discrédit. Enfin, et pour tout dire en un mot, le goût dominant et l’étude de ce temps-là se portoit plus vers l’abondance que vers le poids des choses.

Tel est donc le premier genre d’excès dans les lettres ; excès qui, comme nous l’avons dit, consiste à s’attacher aux mots et non aux choses. Or, quoique nous ayons tiré des temps les plus voisins du nôtre les exemples de ce genre d’excès, ce genre d’inepties n’a pas laissé de plaire autrefois, tantôt plus, tantôt moins, et plaira encore un jour. Mais il ne se peut que cela même ne contribue singulièrement à relever ou à rabaisser la réputation de la science, même auprès du vulgaire ignorant ; attendu qu’il voit que les écrits des savans ressemblent fort à la première lettre d’un diplôme, laquelle, quoique bigarrée de traits de plumes et de petits ornemens, ne forme après tout qu’une seule lettre. Or, je trouve qu’une image très fidelle et une espèce d’emblème de cette sorte de goût, c’est la manie de Pigmalion ; car, au fond, que sont les mots ? sinon les images des choses ; et ces images, si la vigueur des raisons ne leur donne de l’ame et de la vie, s’y attacher si fort, c’est être amoureux d’une statue.

Cependant il ne faut pas non plus condamner tout homme qui prend peine à polir et à relever par l’éclat des mots ce que la philosophie peut avoir de rude et d’obscur : nous voyons de grands exemples de ces ornemens dans Xénophon, Cicéron, Sénèque, Plutarque et Platon lui-même, et l’utilité en cela n’est pas moindre que l’agrément ; car, quoique la recherche de ces ornemens nuise quelque peu à la connoissance de la vérité[8], et à une étude plus profonde de la philosophie, parce qu’elle assoupit l’esprit avant le temps, éteignant le désir et la soif des découvertes ultérieures ; néanmoins si l’on a le dessein d’appliquer la science aux usages de la vie commune, et aux différentes circonstances où il s’agit de discourir, de consulter, de persuader, de raisonner, et autres semblables, ce dont on aura besoin en ce genre, on le trouvera tout préparé et tout orné dans ces écrivains ; cependant c’est avec justice que tout excès en ce genre est méprisé : de même qu’Hercule voyant dans un temple la statue d’Adonis (de ce jeune homme qui fut les délices de Vénus), il s’écria dans son indignation : va tu n’as rien de divin ; de même aussi ces laborieux athlètes, tous ces hercules littéraires qui s’appliquent avec ardeur et sans relâche à la recherche de la vérité, n’auront pas de peine à mépriser toutes les délicatesses et tous les rafinemens de cette espèce, comme n’ayant rien de divin.

Un autre genre de style un peu plus sain, mais qui n’est pas non plus entièrement exempt de vanité, c’est celui qui, pour le temps, succède presque immédiatement à cette abondance et à ce luxe dont nous venons de parler. Celui-ci n’a d’autre but que celui d’aiguiser les expressions, de rendre les sentences concises, et de faire que le style, au lieu de couler naturellement, soit plein de tours recherchés. L’effet de cet artifice est de faire paroître tout ce qu’on dit plus ingénieux qu’il n’est réellement. C’est une adresse dont Sénèque a abusé plus que tout autre ; et de nos jours, il n’y a pas long-temps que les oreilles ont commencé à s’en accommoder. Mais ce rafinement plaît aux esprits médiocres et de manière à donner aux lettres une sorte de relief. Cependant, c’est avec raison que les jugemens plus sévères le dédaignent, et on peut le regarder comme un vice de littérature, attendu que ce n’est qu’une sorte de chasse aux mots, et qu’une recherche dans la manière de les agencer. Voilà donc ce que nous avions à dire sur cette première intempérie des lettres.

Suit ce vice dans les choses mêmes, que nous avons mis au second rang et désigné par ces mots de subtilité litigieuse. Celui-ci est de quelque peu pire que le premier. En effet comme l’importance des choses l’emporte sur l’agrément des mots ; de même et par la raison des contraires, la vanité est plus choquante dans les choses que dans les mots. Sur quoi cette réprimande de St. Paul ne convient pas moins bien à notre temps qu’à celui où il parloit, et ne regarde pas seulement la théologie, mais même toutes les sciences : Évitez, dit-il, les profanes innovations de mots et toutes ces oppositions qui usurpent le nom de science ; paroles par lesquelles il nous montre deux espèces de signes pour reconnoître toute science suspecte et mensongère. Le premier est la nouveauté des mots et l’audacieux néologisme : l’autre, la rigueur des dogmes, qui amène nécessairement des oppositions, puis des altercations et des disputes. Certes, de même qu’il est une infinité de corps qui sont pleins de force tant qu’ils sont entiers, mais qu’ensuite on voit se corrompre et se résoudre en vers ; de même aussi il n’arrive que trop qu’une saine et solide connoissance des choses se dissout et se résout en questions subtiles, vides de sens, insalubres, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, toutes vermoulues ; questions qui, par un certain mouvement et une certaine agitation, ont un air de vie, mais qui ne laissent pour résidu qu’une matière infecte et de nul usage.

Cette espèce de doctrine moins saine et qui se corrompt elle-même, s’est principalement accréditée chez un grand nombre de Scholastiques, qui, jouissant d’un grand loisir et doués d’un esprit aussi actif que pénétrant, mais ayant peu de lecture, (attendu que leurs esprits étoient comme emprisonnés dans les écrits d’un petit nombre d’auteurs, et sur-tout dans ceux d’Aristote leur dictateur, comme leurs corps l’étoient dans leurs cellules), ignoroient presque totalement l’histoire de la nature et des temps, et, contens d’une petite quantité de fil, mais à l’aide de la perpétuelle agitation de leur esprit, allant et revenant sans fin et sans terme, comme une navette, ont fabriqué ces toiles si laborieuses et si compliquées que nous voyons dans leurs livres[9]. En effet, l’esprit humain, lorsqu’il opère sur une matière bien réelle, en contemplant les œuvres de Dieu et de la nature, est, dans son travail, dirigé par cette matière même ; et elle lui fait trouver un terme, une fin[10]. Mais, quand il revient sur lui-même, semblable à l’araignée, qui forme sa toile de sa propre substance, alors il n’est plus de fin pour lui, et il ourdit certaines toiles scientifiques, admirables sans doute par la finesse du fil et la délicatesse de la main-d’œuvre ; mais tout-à-fait frivoles et sans utilité.

Or, cette subtilité excessive et cette inutile curiosité est de deux espèces, et on l’observe, ou dans la matière même, comme dans une vaine spéculation, ou dans une frivole controverse, ce dont on voit bien des exemples dans la théologie et la philosophie ; ou dans la méthode et la manière de traiter ces sciences : voici à quoi se réduisent cette méthode chez les Scholastiques. Sur chaque sujet proposé, on formoit des objections : puis venoient les solutions de ces difficultés ; solutions qui pour la plupart n’étoient que de simples distinctions ; quoique la force de toute science, comme celle du faisceau de ce vieillard de l’apologue, réside, non dans les verges dont il est composé, prises une à une ; mais dans leur assemblage et dans le lien qui les tient unies. En effet, la considération du tout ensemble d’une science, toute composée de parties mutuellement dépendantes les unes des autres et qui se soutiennent réciproquement, est et doit être la méthode la plus sûre et la plus facile pour réfuter toutes les petites objections. Que si au contraire vous tirez tous les axiômes un à un, comme ce vieillard séparoit les brins du faisceau, vous les trouverez tous foibles, et il vous sera facile de les fléchir ou de les rompre tous successivement ; en sorte que comme l’on disoit de Sénèque, qu’en pulvérisant tout à l’aide des mots, il ôtoit aux choses tout leur poids ; on peut dire aussi des Scholastiques, que, pulvérisant tout par leurs controverses sans nombre, ils ôtent aux sciences tout leur poids. Dites-moi s’il ne vaudrait pas mieux, dans une salle spacieuse, allumer un seul flambeau, ou suspendre un seul lustre garni de lumières, pour éclairer toutes les parties à la fois, que d’aller promenant une petite lanterne dans tous les coins ? comme le font ceux qui s’étudient moins à éclaircir la vérité par des raisonnemens bien nets, par des exemples et des autorités ; qu’à lever toutes les petites difficultés, à résoudre toutes les petites objections, à dissiper tous les doutes. Que gagnent-ils par cette méthode ? Ils font que chaque question enfante de nouvelles questions sans fin et sans terme. Comme nous voyons, dans la similitude dont nous usions plus haut, que la lanterne portée dans un certain coin, abandonne toutes les autres parties et les laisse dans l’obscurité. En sorte que la vive image de ce genre de philosophie est la fable de Scylla, qui, au rapport des poëtes, présentait le visage et la poitrine d’une fille, jeune et belle ; mais qui vers les parties de la génération, étoit toute environnée de monstres qui aboyoient avec un bruit terrible. De même vous trouverez chez les Scholastiques certaines généralités assez belles pour le discours, et qui ne sont pas trop mal imaginées ; mais en vient-on aux distinctions et aux décisions, alors, au lieu d’une matrice féconde en moyens utiles à la vie humaine, le tout aboutit à des questions monstrueuses et à un vain fracas de mots. Il n’est donc pas étonnant que ce genre de doctrine soit si exposé au mépris, même auprès du vulgaire, qui dédaigne ordinairement la vérité à cause des disputes qu’elle occasionne, et qui s’imagine que des gens qui ne sont jamais d’accord entr’eux, se trompent tous. Et lorsqu’il voit de savans hommes ferrailler sans cesse les uns contre les autres pour le moindre sujet, il se saisit aussitôt de ce mot de Denys de Siracuse : ce sont propos de vieillards oisifs[11]. Mais il est hors de doute que si les Scholastiques, à cette soif inextinguible de la vérité et à cette perpétuelle agitation d’esprit qui leur est propre, eussent joint des lectures et des méditations assez étendues et assez variées, ils n’eussent été de grandes lumières en philosophie, et n’eussent fait faire de grands pas aux sciences et aux arts.

Quant à la troisième espèce d’excès qui regarde le mensonge et la fausseté, c’est la plus honteuse de toutes ; elle détruit la nature même et l’ame de la science, qui est l’image de la vérité[12]. Car la réalité d’existence et la vérité de connoissance ne sont qu’une seule et même chose, et ne diffèrent pas plus entr’elles, que le rayon direct et le rayon réfléchi. Ainsi ce vice est double, ou plutôt il est doublé : c’est ou imposture, ou crédulité. L’une trompe, l’autre est trompée et, quoique ces deux choses semblent être de nature très différente, l’une ayant pour principe une certaine duplicité, et l’autre, une certaine simplicité ; néanmoins elles se trouvent presque toujours ensemble, comme il est dit dans ce vers : évitez ce grand questionneur, ce même homme est aussi indiscret. Par où l’on nous fait entendre que celui qui est curieux est aussi bavard ; de même on peut dire que tout homme qui croit aisément, trompe tout aussi volontiers[13] En effet nous voyons tous les jours, par rapport à la renommée et aux bruits qui courent, que les hommes qui ajoutent aisément foi aux premières nouvelles, sont aussi ceux qui sont les plus portés à les enfler. Et c’est ce que Tacite exprime judicieusement en ce peu de mots : ils mentent et croient tout ensemble. Tant il est vrai qu’il n’est rien de plus voisin que ces deux choses, la volonté de tromper, et la facilité à croire.

Or, cette facilité à tout croire et à tout recevoir, quoiqu’appuyée sur la plus foible autorité, est de deux espèces, et varie en raison du sujet de la croyance. Car l’on peut croire ou une narration, le fait, en un mot, suivant l’expression des jurisconsultes ou le droit. Quant au premier genre, nous voyons combien les erreurs de cette nature, en se mêlant à certaines histoires ecclésiastiques, ont fait de tort à la dignité de ces histoires qui se sont prêtées trop aisément à recevoir et à transmettre je ne sais quels miracles opérés par les martyrs, les hermites, les anachorètes, et autres saints personnages, ainsi que par leurs reliques, leurs sépulcres leurs chapelles, leurs images, etc. C’est ainsi que nous voyons qu’on fait entrer dans l’histoire naturelle, une infinité de prétendus faits avec bien peu de choix et de jugement, comme il paroît par les écrits de Pline, de Cardan et d’un grand nombre d’Arabes ; écrits qui fourmillent de contes et de relations fabuleuses ; je ne dis pas seulement incertaines, mais même controuvées et convaincues de faux ; et cela au grand déshonneur de la philosophie, devant les hommes graves et judicieux. C’est en quoi surtout brille la sagesse, et l’intégrité d’Aristote, qui, après avoir écrit, avec toute l’exactitude et le soin possible, une histoire des animaux, y a mêlé si peu de relations fabuleuses ; bien plus et dans un esprit opposé, toutes ces relations étonnantes qu’il a jugées dignes de mémoire, il les a rejetées dans un seul petit recueil ; considérant avec sagesse que les faits bien constatés, qui, étant appuyés sur la base solide de l’expérience devoient servir de fondement à la philosophie et aux sciences, ne devoient point être mêlés sans précaution avec des traditions justement suspectes ; et que, d’un autre côté, par rapport à ces choses rares et extraordinaires qui semblent incroyables à la plupart des hommes, il ne devoit point les supprimer tout-à-fait et les dérober à la coiinoissance de la postérité.

Mais cet autre genre de crédulité, qui se rapporte, non aux histoires et aux narrations, mais aux arts et aux opinions, est de deux espèces. Car c’est ou aux arts mêmes, ou aux auteurs qui traitent de ces arts, qu’on ajoute foi trop aisément. Or, les arts qui tiennent plus de l’imagination et de la foi, que de la raison et des démonstrations, sont surtout les trois suivans : l’astrologie, la magie naturelle et l’alchymie ; arts dont les fins ne sont rien moins que méprisables. Car l’astrologie fait profession de dévoiler l’influence et l’ascendant des choses supérieures sur les inférieures. La magie naturelle se propose de rappeller la philosophie de la variété des spéculations à la grandeur des œuvres. Et la chymie se charge de séparer et d’extraire les parties hétérogènes de la matière, qui se trouvent cachées et combinées dans les corps ; de dépurer ces corps même de ce qui s’y trouve embarrassé, et d’achever ce qui n’est pas encore au point de maturité ; mais les voies et les méthodes qui paraissent conduire à ces fins, tant dans la théorie que dans la pratique de ces arts, ne sont qu’un amas d’erreurs et de futilités ; et la tradition même de ces arts manque d’une certaine candeur, se retranchant dans son jargon et son obscurité. Cependant le moins que nous devions à la chymie, c’est de la comparer à ce vieux cultivateur dont parle Ésope, et qui, près de mourir, dit à ses fils qu’il leur avoit laissé dans sa vigne une grande quantité d’or, mais qu’il ne se rappelloit pas bien l’endroit où il l’avoit enfoui. Et voilà ses enfans retournant partout la terre dans cette vigne, ils n’y trouvèrent point d’or à la vérité ; mais, en récompense, comme ils avoient remué la terre autour des racines des ceps, ils eurent l’année suivante une vendange très abondante. Tout en travaillant à faire de l’or, ils ont allumé un flambeau, à la lumière duquel on a fait un assez grand nombre de découvertes et d’expériences utiles, soit comme éclairant l’étude de la nature, soit comme applicables aux usages de la vie.

Or, cette crédulité qui a revêtu tels auteurs des sciences d’une certaine prérogative de dictateur pour statuer, et non d’une simple autorité de sénateur pour conseiller, a fait un tort infini aux sciences. C’est la principale cause de leur décadence et de leur abaissement. C’est là ce qui fait qu’aujourd’hui, manquant de substance, elles ne font que languir et ne prennent plus de sensible accroissement. De là il est arrivé que, dans les arts méchaniques, les premiers inventeurs ont fait peu de découvertes, et que le temps a fait le reste. Mais que dans les sciences, les premiers auteurs ayant été fort loin, le temps n’a fait que miner et ruiner leur ouvrage. Aussi voyons-nous que les arts de l’artillerie, de la navigation, de l’imprimerie, arts d’abord imparfaits, presque informes et onéreux à ceux qui les exerçoient, se sont dans la suite des temps perfectionnés et appropriés à nos usages. Au contraire, les philosophies et les sciences d’Aristote, de Platon, de Démocrite, d’Hippocrate d’Euclide et d’Archimède, qui, dans les inventeurs, étoient saines et vigoureuses, n’ont fait à la longue que dégénérer, et n’ont pas peu perdu de leur éclat[14]. Différence dont la véritable cause est que, dans les arts méchaniques, un grand nombre d’esprits ont concouru vers un seul point ; au lieu que, dans les sciences et les arts libéraux, un seul esprit a écrasé tous les autres par son poids et son ascendant ; et ces esprits supérieurs, trop souvent ses sectateurs, l’ont plutôt altéré qu’éclairci. Car, de même que l’eau ne s’élève jamais au-dessus de la source d’où elle est dérivée, de même aussi la doctrine d’Aristote ne s’élèvera jamais au-dessus de la doctrine du même Aristote. Ainsi, quoique cette règle qui dit que tout homme qui apprend, doit se résoudre à croire, ne nous déplaise nullement, il est bon pourtant d’y joindre cette autre règle : que tout homme déjà suffisamment instruit, doit user de son propre jugement. Car ce que les disciples doivent à leurs maîtres, c’est seulement une sorte de foi provisoire, une simple suspension de jugement, jusqu’à ce qu’ils se soient bien pénétrés de l’art qu’ils apprennent, et non un entier renoncement à leur liberté, et une perpétuelle servitude d’esprit. Ainsi, pour terminer ce que nous avions à dire sur cette partie, nous nous contenterons d’ajouter ce qui suit : Rendons aux grands maîtres l’hommage qui leur est dû ; mais sans déroger à ce qui est dû aussi à l’auteur des auteurs, au père de toute vérité, au temps.

Nous avons désormais fait connoître les deux espèces de vices ou de maladies auxquelles la science est sujette. Il en est encore d’autres qui sont moins des maladies décidées, que des humeurs vicieuses maladies qui pourtant ne sont pas si secrettes et si cachées, que bien des gens ne les apperçoivent et n’en fassent le sujet de leur critique. Ainsi elles ne sont nullement à négliger.

La première de ces erreurs est un certain engouement pour ces deux extrêmes, l’antiquité et la nouveauté[15]. En quoi ces deux filles du temps ne ressemblent pas mal à leur père ; car de même que le temps dévore ses enfans, les deux sœurs se dévorent aussi réciproquement, attendu que l’antiquité envie les nouvelles découvertes, et que la nouveauté, peu contente d’ajouter ce qu’elle a pu découvrir, veut encore exclure et rejeter tout ce qui l’a précédée. Certes le conseil du prophète est la véritable règle à suivre en ceci : Tenez-vous d’abord sur les voies antiques, puis considérez quel est le chemin le plus droit et le meilleur, et marchez-y. Car telle doit être la mesure de notre respect pour l’antiquité. Il est bon de s’y arrêter un peu et d’y faire quelque séjour : mais ensuite il faut regarder de tous côtés autour de soi pour trouver le meilleur chemin ; et cette route une fois bien reconnue, il ne faut pas s’amuser en chemin mais avancer à grands pas. Mais, à dire la vérité, l’antiquité des temps est la jeunesse du monde ; et, à proprement parler, c’est notre temps qui est l’antiquité[16], le monde ayant déjà vieilli ; et non pas celui auquel on donne ordinairement ce nom, en suivant l’ordre rétrograde et en comptant depuis notre siècle.

Une autre erreur, originaire de la précédente, c’est une sorte de soupçon et de défiance qui fait qu’on s’imagine qu’il est désormais impossible de découvrir quelque chose de nouveau et dont le monde ait été si long-temps privé. Comme si on pouvoit appliquer au temps cette objection que Lucien fait à Jupiter et aux autres dieux du paganisme. Il s’étonne qu’ils aient tant procréé d’enfans autrefois, et que de son temps ils n’en fassent plus. Il leur demande, en se jouant, si par hazard ils ne sentent pas septuagénaires, et intimidés par la loi Pappia, portée contre les mariages des vieillards[17]. C’est ainsi que les hommes semblent craindre que le temps ne soit devenu stérile et inhabile à la génération ; mais il est sur ce point une manière de juger qui montre bien la légèreté et l’inconstance des hommes. Tant qu’une chose n’est pas faite, ils s’étonnent si on leur dit qu’elle est possible ; et dès qu’elle se trouve faite, ils s’étonnent au contraire qu’elle ne l’ait pas été plutôt. C’est ainsi que l’expédition d’Alexandre, qui fut d’abord regardée comme une entreprise vaste et difficile ; entreprise qu’il a plu ensuite à Tite-Live d’exalter si peu que de dire, qu’il n’avoit eu d’autre mérite que celui de mépriser un vain épouventail. C’est ce qu’éprouva aussi Colomb par rapport à son voyage aux Indes occidentales. Mais cette variation de jugement a lieu encore plus fréquemment par rapport aux choses intellectuelles. C’est ce dont on voit un exemple dans la plupart des propositions d’Euclide : avant la démonstration, elles paroissent étranges, et l’on n’y donneroit pas volontiers son consentement ; mais la démonstration une fois vue, l’esprit les saisit par une sorte de retrait (suivant l’expression des jurisconsultes), comme s’il les eût connues et comprises dès long-temps.

Une autre erreur analogue à la précédente, est celle de ces gens qui s’imaginent que de toutes ces sectes et ces opinions antiques, une fois qu’elles ont été bien discutées et bien épluchées, c’est toujours la demeure qui demeure la tenante, et qu’on abandonne toutes les autres ; et que, si l’on prenoit la peine de recommencer toutes les recherches, de rappeller tout à un nouvel examen, il ne se pourroit qu’on ne retombât dans quelques-unes de ces opinions rejetées, et qui, après cette exclusion, se sont entièrement effacées de la mémoire des hommes[18] : comme si l’on ne voyoit pas la multitude et les sages eux-mêmes, pour la flatter, donner plutôt leur approbation à des opinions populaires et superficielles, qu’à celles qui ont plus de base et de profondeur ; car le temps, semblable à un fleuve, voiture jusqu’à nous les choses légères et enflées coulant à fond celles qui ont plus de poids et de solidité.

Une autre erreur différente des précédentes, c’est cette impatience et cette impudence avec laquelle on s’est hâté de former des corps de doctrines pour les réduire en art, et de les ramener à des méthodes. Ce pas une fois fait, la science n’avance plus, ou n’avance que bien peu. En effet, de même que nous voyons que les jeunes gens, quand une fois leurs membres et les linéamens de leur corps sont entièrement formés, ne croissent presque plus ; de même aussi la science, tant qu’elle est dispersée dans des aphorismes et des observations détachées peut encore croître et s’élever : mais est-elle une fois circonscrite et renfermée dans des cadres méthodiques, on peut bien encore lui donner un certain poli, un certain éclat ; mais on a beau faire alors, la masse ne prend plus d’accroissement.

Une autre erreur qui succède à celle que nous venons de relever, est qu’une fois que les sciences et les arts sont distribués dans leurs classes, la plupart renoncent bientôt à la connoissance universelle des choses et à la philosophie première[19] ; car c’est sur les tours et autres lieux élevés qu’on se place ordinairement pour découvrir au loin, et il est impossible d’appercevoir les parties les plus reculées et les plus intimes d’une science particulière, tant qu’on reste au niveau de cette même science, et si l’on ne monte, pour ainsi dire, sur une science plus élevée, pour la considérer de là comme d’un béfroi.

Il est une autre espèce d’erreur qui découle de cette vénération excessive, de cette sorte d’adoration où l’on est devant l’entendement ; sorte de culte dont l’effet est que les hommes abandonnent la contemplation de la nature et l’expérience, pour se rouler, en quelque manière dans leurs propres méditations, dans les fictions de leur esprit. Au reste, ces merveilleux conjectureurs, et s’il est permis de s’exprimer ainsi, ces intellectualistes, qui ne laissent pas d’être décorés du titre de sublimes, de divins philosophes, c’est avec raison qu’Héraclite leur a lancé ce trait en passant : les hommes cherchent la vérité dans leur petit monde et non dans le grand.

Ils dédaignent cet abécédé de la nature, et cet apprentissage dans les œuvres divines ; sans ce mépris, ils auroient peut-être pu, en marchant par degrés, et pas à pas, apprendre à connoître d’abord les lettres simples, puis les syllabes, enfin s’élever au point de lire couramment le texte même et le livre entier des créatures. Mais eux au contraire, dans une perpétuelle agitation d’esprit, ils sollicitent et invoquent, pour ainsi dire, leur génie, afin qu’il prophétise en leur faveur, et qu’il leur rende des oracles, qui les trompent agréablement et les séduisent comme ils le méritent.

Une autre erreur, fort voisine de la précédente, est que les hommes, trop attachés à certaines opinions et à certaines conceptions qui leur sont propres et qu’ils ont principalement en admiration, ou aux arts auxquels ils se sont plus particulièrement adonnés et comme consacrés, en imbibent et en infectent leurs théories et leurs doctrines, donnant à tout la teinte de ces genres dont ils font leurs délices ; sorte de fard qui les trompe en flattant leurs goûts. C’est ainsi que Platon a mêlé à sa philosophie la théologie[20] ; Aristote, la logique ; la forces motrices est incomplète que, dans la physique générale ils ne parlent point de Dieu, ou de ses équivalens. seconde école de Platon, (savoir Proclus et les autres) les mathématiques : car ces arts-là, ils étoient accoutumés à les caresser comme leurs enfans bien-aimés comme leurs premiers nés. Les Chymistes, de leur côté, munis d’un petit nombre d’expériences, nous ont dans la fumée de leurs fourneaux, forgé une nouvelle philosophie ; et Gilbert lui-même notre compatriote, n’en a-t-il pas tiré encore une autre de ses observations sur l’aimant[21]. C’est ainsi que Cicéron, faisant la revue des opinions diverses sur la nature de l’ame, tombe sur certain musicien[22], qui décidoit hardiment que l’ame étoit une harmonie, et dit plaisamment : celui-ci ne s’est pas éloigné de son art. C’est sur ce genre d’erreurs qu’Aristote fait cette remarque si judicieuse et si conforme à ce que nous disons ici : ceux qui voient peu[23] sont fort décisifs.

Une autre erreur encore, c’est cette impatience qui, en rendant incapable de supporter le doute, fait qu’on se hâte de décider, au lieu de suspendre son jugement, comme il est nécessaire et aussi long-temps qu’il le faut. Car les deux routes de la contemplation ne diffèrent point des deux routes de l’action dont les anciens ont tant parlé : routes dont l’une, disoient-ils, unie et facile au commencement, devient, sur la fin, tout-à-fait impraticable ; et l’autre, rude et scabreuse à l’entrée, est, pour peu qu’on y pénètre, tout-à-fait libre et applanie. C’est ainsi que, dans la contemplation, si l’on veut commencer par la certitude, on finira par le doute : au lieu que, si, commençant par le doute, on a la patience de l’endurer quelque temps, on finira par la certitude.

Une erreur toute semblable se montre dans la manière de transmettre les sciences ; manière qui le plus souvent, au lieu d’être franche et aisée, est impérieuse et magistrale ; enfin plus faite pour commander la foi, que pour se soumettre elle-même à l’examen. Je ne disconviendrai pas que, dans les traités sommaires et consacrés à la pratique, on ne puisse retenir cette forme de style ; mais, dans des traités complets sur les sciences, mon sentiment est qu’il faut éviter également les deux extrêmes ; savoir, celui de l’épicurien Velleïus, qui ne craint rien tant que de paraître douter de quelque chose ; ainsi que celui de Socrate et de l’académie, qui laissoient tout dans le doute. Il vaut mieux ne se piquer que d’une certaine candeur et exposer les choses avec plus ou moins de contention, selon que, par le poids des raisons mêmes, elles sont plus ou moins fortement prouvées.

Il est d’autres erreurs qui se rapportent aux différens buts que les hommes se proposent ; car les plus ardens coryphées des lettres doivent avoir pour principal but d’ajouter quelque découverte importante à l’art qu’ils professent. Ceux dont nous parlons ici, contens des seconds rôles, ne briguent que la réputation de subtil interprète, d’antagoniste véhément et nerveux, ou d’abbréviateur méthodique ; conduite dont l’effet est tout au plus d’augmenter les revenus et le produit des sciences, sans que le patrimoine et le fonds prenne d’accroissement.

Mais de toutes les erreurs la plus grande, c’est cette déviation par laquelle on s’éloigne de la fin dernière des sciences. Car les hommes qui appètent la science, sont déterminés par différens motifs. Chez les uns, c’est une certaine curiosité native et inquiette ; les autres n’y cherchent qu’un passe-temps et qu’un amusement. D’autres veulent se faire, par ce moyen, une certaine réputation ; d’autres encore, ne voulant que s’escrimer, y voient un moyen pour avoir toujours l’avantage dans la dispute ; la plupart n’ont en vue que le lucre, et n’y voient qu’un moyen pour gagner leur vie. Il en est peu qui pensent à employer pour sa véritable fin, la raison dont les a doués la divinité pour l’utilité du genre humain. Voilà leurs différens motifs. Sans doute, comme s’il ne s’agissoit, en acquérant la science, que d’y trouver, ou un lit de repos pour assoupir leur génie bouillant et inquiet ; ou encore un portique où l’on pût se promener librement et vaguer au gré de ses désirs ; ou une tour élevée, d’où l’ame ambitieuse et superbe pût abaisser des regards dédaigneux ; ou même une citadelle, un fort pour combattre sans risques tout ce qui se présente ; ou enfin une boutique destinée au gain et au commerce ; et non un arsenal bien fourni, un riche trésor consacré à la gloire de l’auteur de toutes choses et à l’adoucissement de la condition humaine. Car s’il existoit un moyen de mettre la science en honneur et de l’élever dans l’opinion des hommes, ce seroit sans contredit d’unir, par un lien plus étroit qu’on ne l’a fait jusqu’ici, la contemplation et l’action : genre de conjonction qui seroit tout-à-fait semblable à celle qui a lieu entre les deux planètes supérieures, lorsque Saturne, qui préside au repos et à la contemplation, conspire avec Jupiter qui préside à la pratique et à l’action. Cependant, par ce que je dis ici de la pratique et de l’action, je n’entends nullement cette doctrine dont on fait une sorte de métier lucratif[24] ; car je n’ignore pas combien cela même nuit au progrès et à l’accroissement de la science. Il en est d’un but de cette espèce comme de la pomme d’or jetée devant les yeux d’Atalante ; car, tandis qu’elle se baisse pour la ramasser, elle cesse de courir et, comme dit le poëte : Elle se détourne de son chemin pour enlever cet or qui roule devant elle. Mon dessein n’est pas non plus d’imiter Socrate, en évoquant du ciel la philosophie, et la forçant à demeurer sur la terre ; je veux dire, d’exclure la physique pour ne mettre en honneur que la morale et la politique. Mais, de même que le ciel et la terre conspirent et sont si parfaitement d’accord, pour conserver la vie des hommes et augmenter leur bien-être ; la fin de cette double philosophie doit être de ne penser, en rejetant et les vaines spéculations et tout ce qui se présente de frivole et de stérile, qu’à conserver tout ce qui se trouve de solide et de fructueux ; par ce moyen, la science ne sera plus une sorte de courtisanne, instrument de volupté ; ni une espèce de servante, instrument de gain ; mais une sorte d’épouse légitime destinée à donner des enfans, à procurer des avantages réels, et des plaisirs honnêtes.

Je crois désormais avoir assez bien montré, et, en quelque manière, anatomisé la totalité, ou du moins les principales de ces humeurs vicieuses qui n’ont pas seulement fait obstacle au progrès des lettres, mais qui ont de plus donné prise sur elles aux détracteurs. Que si, en faisant cette anatomie, j’ai tranché dans le vif, on doit se souvenir que les blessures d’un ami sont des preuves de fidélité, et que les baisers d’un ennemi sont des trahisons. Quoi qu’il en soit, je crois avoir du moins gagné un point, c’est de mériter d’en être cru sur l’éloge qui va suivre, ayant usé d’une si grande liberté dans la censure qui a précédé. Cependant je n’ai point du tout le projet de composer le panégyrique des lettres, et de chanter un hymne en l’honneur des muses quoiqu’il y ait déjà long-temps qu’on n’a célébré leur fête comme elle auroit dû l’être : mon dessein est seulement de faire connoître le vrai poids des sciences comparées aux autres choses, et de déterminer leur véritable prix ; et cela sans ornemens superflus, sans hyperboles mais seulement d’après les témoignages divins et humains.

Ainsi, en premier lieu, cherchons la dignité des sciences dans l’archétype ou l’original ; c’est-à-dire dans les attributs et les actes de Dieu même ; en tant que l’homme les connoît par révélation, et que, sous la condition d’une certaine réserve, ils peuvent être le sujet de nos recherches. Sur quoi j’observerai que ce mot de doctrine n’est point du tout le terme propre. Car, toute doctrine proprement dite est acquise ; au lieu qu’en Dieu, toute connoissance est non acquise, mais originelle. Cherchons donc un autre nom : je trouve celui de sagesse, qui est indiqué par l’écriture elle-même.

Voici quelle est l’idée qu’on doit s’en former : nous voyons dans les œuvres de la création, deux émanations de la vertu divine, dont l’une se rapporte à la puissance ; et l’autre, à la sagesse. La première se manifeste principalement dans la création de la masse de la matière ; et la seconde, dans la beauté de la forme qui lui a été donnée. Cela posé, il faut observer que, dans l’histoire de la création, nous ne voyons rien qui nous empêche de penser que la masse du ciel et de la terre fut d’abord confuse, et que la matière fut créée dans un seul instant. Au lieu que six jours furent employés à la disposer et à l’ordonner ; tant est visible et manifeste le soin avec lequel Dieu a distingué les œuvres de sa puissance de celles de sa sagesse. À quoi il faut ajouter que, par rapport à la création de la matière, l’histoire sainte ne fait nullement entendre que Dieu ait dit : que le ciel et la terre soient faits ; comme il est dit des œuvres suivantes ; mais qu’il est dit d’une manière nue et simplement historique : que : Dieu, créa le ciel et la terre : en sorte que la matière semble avoir été comme faite à la main ; et que le discours qui exprime l’introduction de la forme, a le style d’une loi, ou d’un décret[25].

De Dieu passons aux Anges, dont la nature est celle qui, pour la dignité, approche le plus de la nature divine. Nous voyons dans les ordres des Anges, (autant du moins qu’on peut ajouter foi à cette céleste hiérarchie publiée sous le nom de Denis l’Aréopagite) ; nous voyons, dis-je, que les Séraphins qui sont les Anges d’amour, occupent le premier lieu ; que les Chérubins, ou Anges de lumière occupent le second ; que le troisième et les suivans sont abandonnés aux trônes, aux principautés, et aux Anges de puissance et de ministère. En sorte que, par cet ordre et cette distribution, il est clair que les Anges de science et d’illumination marchent devant les Anges d’empire et de puissance.

Si des esprits et des intelligences nous descendons aux formes sensibles et matérielles, nous lisons que la première des formes créées fut la lumière, qui est dans les choses naturelles et corporelles, ce que la science est dans les choses spirituelles et incorporelles.

Aussi, dans la distribution des jours, voyons-nous que le jour où Dieu se reposa et contempla ses œuvres, fut béni par-dessus tous les autres jours où fut créée et construite toute la machine de l’univers.

Après la création absolue, nous lisons que l’homme est placé dans le Paradis, afin d’y travailler ; genre de travail qui ne pouvoit être autre que celui qui est propre à la contemplation c’est-à-dire dont la fin ne sauroit être rapportée à quelque nécessité que ce fût, mais à quelque genre de plaisir et d’activité sans fatigue. Comme alors il n’y avoit nulle résistance dans les créatures, nulle sueur sur le visage de l’homme, il s’ensuit que les actions humaines tendoient uniquement au plaisir et à la contemplation, et nullement au travail et à l’exécution de quelque ouvrage. De plus, les premières actions que l’homme fit dans le Paradis, embrassoient les deux parties sommaires de la science ; savoir : l’inspection des créatures et l’imposition des noms ? car cette science qui fut cause de sa chute comme nous l’avons observé plus haut, ce ne fut pas cette science naturelle qui a pour objet les créatures, mais la science morale qui a pour objet le bien et le mal, et qui se fonde sur cette supposition, que les commandemens et les défenses de Dieu ne sont pas les seuls principes du bien et du mal ; mais que la moralité des actions a une autre origine, dont l’homme rechercha la connoissance avec une ambitieuse curiosité, afin de se révolter contre Dieu, et de s’appuyer entièrement sur lui-même et sur sa propre volonté.

Venons aux événemens qui ont suivi la chûte de l’homme. Nous voyons (et cela d’autant plus que les saintes écritures renferment une infinité de mystères, sauf toutefois la vérité historique et littérale) ; nous voyons, dis-je, l’image des deux genres de vie différens ; savoir : de la vie contemplative et de la vie active, tracées dans les personnes de Caïn et d’Abel, et dans leurs premières occupations ; dans ces deux personnages, dis-je, dont l’un, qui étoit pasteur, doit être, à cause du loisir, du repos et de l’aspect des cieux dont il jouissoit, regardé comme le type de la vie spéculative ; et l’autre, qui, étant cultivateur, étoit, comme tel, harassé de travaux, et avoit les yeux toujours fixés vers la terre, est le type de la vie active : par où il est aisé de voir que la faveur et l’élection divine fut le partage du pasteur, et non du cultivateur.

C’est ainsi qu’avant le déluge, les fastes sacrés, qui nous apprennent si peu de chose sur ce siècle-là, n’ont pas dédaigné de faire mention des inventeurs de la musique et des procédés de la métallurgie. Dans le siècle qui suivit le déluge, la peine la plus grave que Dieu infligea à l’orgueil humain, ce fut la confusion des langues, c’est-à-dire, celui de tous les genres d’obstacles, qui intercepte le plus le libre commerce de la science et la communication réciproque des lettres.

Descendons actuellement à Moyse, législateur, et en quelque sorte, premier secrétaire de Dieu, que les écritures distinguent par cet éloge : il fut instruit dans toute la science des Égyptiens ; nation que l’on regarde comme une des plus anciennes écoles du monde. Car Platon introduit certain prêtre égyptien parlant ainsi à Solon : vous autres Grecs, êtes toujours enfans, n’ayant ni antiquité de science, ni science de l’antiquité. Parcourons la loi cérémonielle de Moyse, nous trouverons qu’outre ces figures prophétiques qui annoncent le Christ, la distinction que Dieu fit de son peuple d’avec les Gentils, l’exercice de l’obéissance et les autres rites de la même loi, quelques-uns des plus savans rabbins ont fait la plus grande étude de cette loi, afin d’en tirer sans cesse, tantôt le sens naturel, tantôt le sens moral des cérémonies et des rites. Par exemple, lorsqu’il y est dit sur la lèpre : si la lèpre fleurit et se répand çà et là sur la peau, l’homme sera jugé pur et ne sera pas mis dehors ; mais si l’on apperçoit la chair vive sur son corps, il sera condamné comme immonde et séparé à la volonté du prêtre. De cette loi l’un de ces rabbins déduit cet axiome de physique : que les maladies putrides sont plus contagieuses avant qu’après la maturité. Un autre en tire cette maxime de morale : que les hommes entièrement souillés de crimes, corrompent moins les mœurs publiques, que ceux qui ne sont que médiocrement méchans et qui ne le sont qu’à certains égards. Tant il est vrai que, dans ce passage et autres semblables de cette loi, outre le sens théologique, l’on rencontre çà et là une infinité de choses qui appartiennent à la philosophie.

Que si l’on examine avec quelque attention cet excellent livre qui porte le nom de Job, on le trouvera tout rempli et comme gros de mystères de la philosophie naturelle[26]. Tel est le passage suivant, par rapport à la cosmographie et à la rondeur de la terre : celui qui étend l’aquilon sur le vide[27] et qui tient la terre suspendue sur le néant ; passage où l’état de suspension de la terre, le pôle arctique et la convexité du ciel aux extrémités de l’horison, sont assez clairement indiqués. Tel est aussi cet autre passage par rapport à l’astronomie et aux astérisismes. Ce fut lui qui décora les cieux ; et sa main aidant l’enfantement, on vit naître le serpent tortueux. Et dans un autre endroit : sera-ce toi, qui pourras rapprocher les brillantes Hyades[28] , ou dissiper les étoiles qui forment le cercle d’Arcturus[29] ? Passage où est très élégamment indiquée la figure constante des constellations, les étoiles étant placées à des distances invariables les unes des autres[30]. Tel est encore cet autre passage : celui qui fait Arcturus et Orion, et les Hyades, et l’intérieur du midi ; passage où il indique l’abaissement du pôle antarctique, qu’il désigne par ces mots, l’intérieur du midi, attendu que les étoiles australes ne sont pas visibles dans notre hémisphère[31]. Puis sur la génération des animaux : n’est-ce pas toi qui m’as trait comme le lait, et coagulé comme le fromage. Enfin, sur les procédés métallurgiques : l’argent a les principes de ses veines ; l’or a un lieu où il se forme ; le fer se tire de la terre ; et la pierre, dissoute par le feu se convertit en airain. Il en faut dire autant de ce qui suit dans le même chapitre.

De même, si nous considérons la personne de Salomon nous voyons due le don de la sagesse fut préféré à tous les biens de la félicité terrestre et temporelle ; et c’est ce qui paroît, soit par la demande qu’il en fit lui-même, soit par la volonté divine qui le lui accorda. Or, en vertu de ce don et de cette concession, Salomon, éminemment instruit, n’écrivit pas seulement ces paraboles fameuses ces aphorismes de la philosophie divine et morale ; mais composa de plus l’histoire naturelle de tous les végétaux, depuis le cèdre qui croît sur la montagne, jusqu’à la mousse qui croît sur les murailles (ce qui est une sorte d’ébauche de la plante, qui tient le milieu entre l’herbe et les substances putrides) ; enfin, l’histoire de tout ce qui a vie et mouvement. De plus, ce même Salomon, quoiqu’il l’emportât sur les autres souverains par ses richesses, par la magnificence de ses édifices, par sa flotte, par son nombreux domestique, par la célébrité de son nom, et par tant d’autres avantages qui se rapportent à la gloire ; néanmoins, de toute cette moisson de gloire, il ne cueillit et ne prit pour lui que l’honneur de chercher la vérité et de la trouver ; comme il le dit lui-même si éloquemment : la gloire de Dieu est de cacher son secret, et celle du roi, de tâcher de le découvrir. Comme si la divine majesté se plaisoit à ce jeu innocent des enfans, dont les uns se cachent, tandis que les autres tâchent de les trouver[32] et que rien ne fût plus honorable pour les rois, que de jouer avec elle ce même jeu ; eux surtout qui commandent à tant d’esprits, qui ont tant de moyens en leur disposition, et à l’aide desquels il n’est point de secrets qu’on ne puisse découvrir.

Or, après que notre Sauveur eut commencé à paroître dans le monde, Dieu ne fit point une autre dispensation et il manifesta d’abord sa puissance en combattant l’ignorance, lorsqu’il disputoit dans le temple avec les prêtres et les docteurs, avant de subjuguer la nature par ces miracles si grands et en si grand nombre, qu’il a opérés. L’avènement de l’Esprit Saint fut aussi figuré et exprime par la similitude et le don des langues, qui ne sont que les véhicules de la science.

C’est ainsi que, dans le choix de ces instrumens que Dieu employa pour semer la foi, il appella d’abord des hommes ignorans et sans lettres (si ce n’est depuis le temps où ils furent éclairés par l’inspiration du Saint Esprit) afin de manifester plus clairement sa vertu immédiate et divine, et d’humilier toute sagesse humaine. Ainsi, dès que ses desseins dans cette partie furent entièrement accomplis, et dans les temps qui suivirent immédiatement, il envoya dans le monde sa divine vérité accompagnée des antres doctrines, qui sont comme ses suivantes. Aussi la plume de Saint Paul, qui de tous les apôtres fut le seul lettré, est-elle en effet celle que Dieu a le plus employée pour écrire le nouveau testament.

De même ne voyons-nous pas que grand nombre d’anciens évêques et pères de l’église étoient éminemment versés dans toute l’érudition des Païens. Aussi cet édit de Julien, qui défendoit aux Chrétiens d’envoyer leurs enfans aux écoles et aux gymnases, fut-il regardé comme la plus perfide mesure qu’il pût prendre pour ruiner la foi chrétienne, et jugée plus funeste que les plus cruelles persécutions des empereurs précédens. Et il ne faut pas croire que cette émulation et cette jalousie de Grégoire Ier. évêque de Rome (personnage d’ailleurs au-dessus du commun), qui prenoit à tâche d’effacer entièrement la mémoire des auteurs païens et des antiquités profanes ; que cette jalousie, dis-je, ait été prise en bonne part, même par les personnes pieuses. Je dirai plus : l’église chrétienne n’est-elle pas la seule qui, au milieu des inondations des Barbares qui accouroient des rivages septentrionaux, ou des Sarrasins partis des côtes orientales, ait, pour ainsi dire, recueilli dans son sein et conservé les précieux débris de l’érudition des Gentils, qui, sans cela, eût été entièrement perdue pour nous ? Que si nous tournons nos regards vers les Jésuites, qui, dans ces derniers temps, en partie par ce zèle qui leur est propre, en partie par émulation contre leurs adversaires, se sont appliqués aux lettres avec tant d’ardeur, nous voyons combien, par cette érudition, ils ont prêté de force et d’appui au siège de Rome pour se rétablir et s’affermir.

Ainsi, pour terminer cette dernière partie, nous distinguerons deux espèces d’offices et de ministères, dont les belles-lettres, outre ce lustre et cet éclat qu’elles savent donner à tout, s’acquittent envers la foi et la religion ; double tribut qu’elles lui paient. L’un est que ce sont de puissans aiguillons qui excitent a exalter et à célébrer la gloire de Dieu. Car, de même que les pseaumes et les autres écritures nous invitent fréquemment à contempler et à chanter les merveilles et la magnificence des ouvrages de Dieu ; de même encore, en nous attachant uniquement à leur apparence extérieure et les considérant comme elles se présentent à nos sens, nous ferions la même injure à la majesté divine, qu’un homme qui voudroit juger de l’opulence et des ressources d’un lapidaire distingué, d’après le peu de bijoux qu’il expose dans sa montre.

L’autre est que la philosophie fournit un remède et un antidote singulièrement efficace contre les erreurs et l’infidélité. Car le Sauveur même nous parle ainsi : vous errez, ignorant les écritures et la puissance d’un Dieu. Paroles par lesquelles il nous invite à feuilleter deux livres, pour ne pas tomber dans l’erreur. L’un est le volume des écritures, qui révèle la volonté de Dieu ; et l’autre, le volume des créatures, qui manifeste sa puissance : deux livres dont le dernier est la clef du premier ; clef, dont l’avantage n’est pas seulement d’ouvrir l’entendement, en le rendant capable de saisir le véritable esprit des écritures, d’après les règles générales de la raison et les loix du discours ; mais encore de développer notre foi et de nous exciter à nous plonger dans des méditations plus profondes sur la puissance de Dieu, dont les caractères sont empreints, gravés dans ses ouvrages. Voilà ce que nous avions à dire sur les témoignages et les jugemens divins, en faveur de la dignité et du véritable prix des sciences.

Quant aux témoignages et aux argumens humains, le champ qui s’ouvre devant nous, est si vaste, que, dans un traité aussi succinct et aussi serré que celui-ci, il faut plutôt regarder au choix qu’au nombre. Premièrement donc le souverain degré d’honneur chez les Païens, fut d’être mis au nombre des dieux, et d’obtenir des autels ; ce qui est pour les Chrétiens comme le fruit défendu ; mais nous ne parlons ici que des jngemens humains considérés séparément. Ainsi, comme nous avons commencé à le dire, chez les Païens, ce que les Grecs appelloient l’apothéose, et les Latins, élévation au rang des Dieux, fut le plus grand honneur que l’homme pût rendre à l’homme ; sur-tout quand cet honneur n’étoit pas simplement déféré en vertu d’un décret, ou d’un édit émané de quelque autorité (comme il étoit d’usage pour les Césars chez les Romains) ; mais qu’il étoit l’effet spontané de l’opinion des hommes et de l’intime persuasion. Et cet honneur si élevé avoit au-dessous de lui un certain degré qui en approchoit, une sorte de tenue moyen ; car au-dessus des honneurs humains, l’on comptoit les honneurs héroïques et les honneurs divins. Or, tel étoit l’ordre qu’observoient les anciens dans cette distribution. Les fondateurs de républiques, les législateurs, ceux qui avoient tué les tyrans, les pères de la patrie, et tous ceux qui, dans l’état civil et politique, avoient bien mérité de leurs concitoyens, ceux-là étoient décorés du titre de héros, de demi-dieux tels furent Thésée, Minos, Romulus, et autres semblables. D’un autre côté, les inventeurs et auteurs des arts, et ceux qui enrichissoient la vie humaine, de nouveaux moyens et de nouvelles commodités, furent toujours consacrés parmi les grands dieux, et tel fut le partage de Cérès, de Bacchus, de Mercure, d’Apollon ; distinction qui certainement étoit fondée et le fruit d’un jugement très sain. En effet, les services des premiers sont presque renfermés dans les limites d’un seul âge et d’une seule nation ; et ils ressemblent assez à ces pluies bienfaisantes et qui viennent à propos, mais qui, bien que fructueuses et désirables ne sont utiles que dans le temps où elles tombent, et dans l’étendue de terrein qu’elles arrosent. Au lieu que les bienfaits des derniers, semblables à ceux du soleil et aux présens des cieux, sont infinis par le temps et par le lieu. Observez de plus que les premiers ne vont guère sans troubles et sans débats ; au lieu que les derniers ont le vrai caractère de l’avènement de la Divinité, et ils arrivent comme sur un vent léger, sans tumulte et sans bruit.

Nul doute que ce genre de services que rendent les sciences dans l’état de société et qui consiste à prévenir le mal que l’homme peut faire à l’homme, ou à y remédier, ne le cède que de bien peu à cet autre genre de services qu’elles nous rendent, en allégeant toutes ces nécessités que nous impose la nature même. Or, ce genre de mérite est fort bien caractérisé par la fiction du théâtre d’Orphée où les animaux terrestres et les oiseaux du ciel se rassembloient en foule ; et là oubliant leurs appétits naturels, tels que ceux qui ont pour objet la chasse les jeux et les combats, se tenoient ensemble paisiblement, amicalement, attirés et apprivoisés par les accords et la suave mélodie de la lyre. Mais dès que le son de cet instrument venoit à cesser, ou à être couvert par un plus grand bruit, aussi-tôt ces animaux retournoient à leur naturel ; fable qui peint élégamment le génie et les mœurs des hommes, qui tous sont sans cesse agités par des passions sans frein et sans nombre, telles que celles du gain, de la volupté et de la vengeance ; et qui néanmoins, tant qu’ils prêtent l’oreille aux préceptes et aux insinuations de la religion, des loix, des maîtres qui se font entendre si éloquemment et avec une si douce mélodie, dans les livres, les entretiens particuliers et les discours publics, vivent en paix les uns avec les autres, et goûtent ensemble les douceurs de la société : mais cette voix si douce vient-elle à se taire, ou à être couverte par le bruit éclatant des émeutes et des séditions, à l’instant tout l’assemblage se dissout, tout se dissipe, et l’on retombe dans l’anarchie et la confusion.

Mais c’est ce qu’on voit encore plus clairement, lorsque les rois eux-mêmes, ou les grands, ou leurs lieutenans, sont instruits jusqu’à un certain point. Car, bien qu’on puisse regarder comme un peu trop amoureux de son personnage celui[33] qui a dit : qu’enfin les républiques seroient heureuses, lorsqu’on verroit les philosophes régner, ou les rois philosopher. Quoi qu’il en soit, l’expérience même atteste que c’est sous les princes ou les chefs de républiques éclairés, que les états ont été le plus heureux. Car, quoique les rois eux-mêmes aient leurs erreurs et leurs vices, et qu’ils soient, comme les autres hommes, sujets à des passions et à de mauvaises habitudes, néanmoins, si la lumière des sciences vient se joindre à l’autorité dont ils sont revêtus, certaines notions anticipées de religion, de prudence, d’honnêteté, ne laissent pas de les réprimer, de les garantir des plus lourdes fautes, de tout excès irremédiable et de toute erreur grossière ; les premières leçons agaçant continuellement leur oreille, même lorsque leurs conseillers et ceux qui les approchent gardent le silence. Je dirai plus : les sénateurs eux-mêmes et les conseillers dont l’esprit est cultivé, s’appuient sur des principes plus solides que ceux qui sont instruits par la seule expérience ; les premiers prévoyant de plus loin les inconvéniens, et prenant de bonne heure des mesures pour s’en garantir : au lieu que les derniers ne voient le mal que de près et n’ont qu’une sagesse de courte portée, ne voyant jamais que le péril imminent, et se flattant qu’ils pourront enfin grace à l’agilité de leur esprit, se tirer d’affaire au moment même du danger.

Or, cette félicité dont les empires ont joui sous des princes éclairés (pour ne point me départir de cette brièveté dont je me suis fait une loi et pour n’employer que les exemples les plus choisis et les plus illustres) ; cette félicité, dis-je, se montre sensiblement dans le siècle qui s’écoula depuis la mort de Domitien jusqu’au règne de Commode ; période qui embrasse une succession non interrompue de princes savans, ou du moins très favorables aux sciences, et qui, de tous les siècles que vit Rome, qui étoit alors comme l’abrégé de l’univers, peut être réputé le plus florissant, si nous ne regardons qu’aux biens temporels et c’est ce qui fut annoncé en songe à Domitien, la veille de sa mort ; car il lui sembla qu’une tête d’or lui étoit survenue derrière le cou ; prophétie qui sans contredit fut accomplie dans les temps qui suivirent. Nous allons parler de chacun de ces princes en particulier, mais en peu de mots.

Nous trouvons de suite ; Nerva, homme savant, l’ami et presque le disciple de cet Apollonius, Pythagoricien si renommé, et qui mourut presque en récitant ce vers d’Homère : Phœbus, arme-toi de tes traits pour venger nos larmes.

Trajan, qui, à la vérité, ne fut pas savant lui-même, mais grand admirateur de la science, très libéral envers les savans, fondateur de bibliothèques, et à la cour duquel (quoique ce fût un empereur très belliqueux) les savans de profession et les instituteurs furent très-bien accueillis. Adrien, le plus curieux de tous les mortels, et qui avoit pour toute espèce de nouveautés et de secrets, une soif que rien ne pouvoit éteindre. Antonin, homme subtil et presque scholastique, à qui ce tour d’esprit valut le sobriquet de coupeur de grain de millet. De ces deux frères qui furent mis au rang des dieux, Lucius-Commode fut versé dans un genre de littérature plus délicat. Marcus aussi fut un vrai philosophe, et en eut même le surnom. Or, ces empereurs furent autant de princes, non moins bons que savans. Nerva, empereur plein de clémence, et qui, si nous lui refusons tout autre mérite, eut du moins celui d’avoir donné Trajan à l’univers ; Trajan, de tous les hommes qui commandèrent, le plus florissant dans les arts de la guerre et de la paix. Ce fut ce même prince qui recula le plus loin les bornes de l’empire ; et ce fut encore lui qui relâcha modestement les rênes de l’autorité. Il fut aussi grand amateur d’architecture ; on lui doit de magnifiques monumens ; et cela au point que Constantin, voyant son nom gravé sur tant de murailles, le surnommoit, par jalousie la pariétaire. Adrien, rival du temps même, vu qu’en toute espèce de genre il répara les ravages et les injures du temps par ses soins et sa munificence. Antonin, prince d’une grande piété, comme le dit son surnom ; homme doué d’une certaine bonté native, agréable à tous les ordres, dont le règne qui ne laissa pas d’être assez long, fut exempt de toute espèce de calamité. Lucius-Commode qui, à la vérité, le cédoit à son frère pour la bonté ; mais qui à d’autres égards l’emportoit sur un grand nombre d’autres empereurs. Marcus formé sur le modèle de la vertu même, et à qui ce bouffon, au banquet des dieux, n’eut rien à reprocher, sinon son excessive indulgence pour les vices de sa femme. Voilà donc une suite continue de six princes, où l’on peut voir les plus heureux fruits de la science assise sur le trône, peints dans le plus grand tableau de l’univers.

Or, ce n’est pas seulement sur l’état politique et sur les arts pacifiques que, la science a de l’influence ; c’est encore sur la vertu militaire qu’elle exerce cette force et cette influence, comme on le voit clairement par l’exemple d’Alexandre-le-Grand et de César dictateur, personnages dont nous avons déjà dit un mot en passant, mais sur lesquels nous allons nous étendre un peu plus. Il seroit superflu de spécifier et de dénombrer leurs vertus militaires et les grandes choses qu’ils ont faites par les armes ; attendu que personne ne disconvient qu’en ce genre ils aient été des merveilles du monde ; mais ce qui ne sera pas étranger à notre sujet, ce sera d’ajouter quelques mots sur leur amour et leur goût pour les lettres, et de montrer combien eux-mêmes ils y ont excellé.

Alexandre fut élevé, instruit par Aristote (grand philosophe, s’il en fut jamais), et qui lui dédia quelques-uns de ses ouvrages philosophiques. Prince auprès duquel se tenoient toujours Callisthènes et autres très savans hommes qui suivoient son armée, et qui étoient pour lui, dans tous ses voyages et toutes ses expéditions, comme autant de compagnons inséparables. Nous avons assez d’exemples du prix qu’il attachoit aux lettres. Tel est le sentiment par lequel il jugeoit Achille, digne d’envie, et bien heureux d’avoir eu pour chanter ses exploits et composer son éloge, un poëte tel qu’Homère. Tel est aussi le jugement qu’il porta sur ce coffre si précieux de Darius, et qu’on avoit trouvé parmi ses dépouilles. Une dispute s’étoit élevée à ce sujet, pour savoir ce qui méritoit le mieux d’être renfermé dans ce coffre ; et les sentimens étant partagés, il donna la préférence aux ouvrages d’Homère. Telle est encore cette lettre qu’il écrivit à Aristote, après que ce philosophe eut publié ses livres de physique ; lettres où il lui reproche d’avoir révélé les mystères de la philosophie, et où il ajoute qu’il aime mieux s’élever au-dessus des autres hommes par la science et les lumières, que par l’empire et la puissance. Il est encore d’autres exemples qui prouvent la même chose ; mais quant à lui, qui ne sait combien il avoit, à l’aide des sciences, cultivé son esprit ? et c’est ce qui paroît, ou plutôt ce qui brille dans ses dits et réponses, toutes pleines d’érudition, et dans lesquelles, quoiqu’il ne nous en reste qu’un petit nombre, on voit des traces profondes de chaque genre de connoissances.

Parlons-nous de la morale, considérez cet apophthegme d’Alexandre sur Diogènes, et voyez, je vous prie, s’il n’établit pas une des plus importantes questions que cette science puisse proposer ; savoir lequel est le plus heureux de celui qui jouit des biens extérieurs ou de celui qui sait les mépriser ? Car voyant Diogènes se contenter de si peu, il se tourna vers ceux qui l’accompagnoient, et leur dit : si je n’étois Alexandre, je voudrois être Diogènes[34]. Mais Senèque, dans son parallèle entre le philosophe et le héros, donne hautement la préférence à Diogènes en disant : les choses que Diogènes n’eût pas daigné accepter, étoient en beaucoup plus grand nombre que celles qu’Alexandre eût pu lui donner.

S’agit-il à des sciences naturelles, qu’on fasse attention à ce mot qu’il avoit si fréquemment à la bouche : qu’il reconnoissoit sa mortalité principalement à deux choses ; savoir le sommeil et la génération. Parole qui sans contredit est tirée des profondeurs de la physique, et qui sent moins son Alexandre que son Aristote ou son Démocrite ; rien ne montre plus sensiblement le défaut et l’excès auxquels la nature humaine est sujette, que les deux choses désignées par ce mot, et qui sont comme les arrhes de la mort.

Est-il question de poétique, le sang coulant en abondance de ses blessures il appella un de ses flatteurs qui le qualifioit souvent de Dieu : regarde, lui dit-il, c’est bien là du sang, du vrai sang d’homme, et non de cette liqueur qui selon Homère coula de la main de Vénus lorsqu’elle fut blessée par Diomède, se riant ainsi et des poëtes et de ses flatteurs, et de lui-même.

Quant à la dialectique : voyez cette critique qu’il fait des arguties qu’elle fournit pour rétorquer les argumens et battre un adversaire avec ses propres armes. Voyez-la, dis-je, dans ce mot par lequel il reprit Cassander qui rebutoit certains délateurs qui accusoient Antipater son père. Alexandre ayant dit par hazard : crois-tu que ces gens-ci eussent entrepris un si long voyage s’ils n’eussent eu quelque juste sujet de plainte ? C’est cela même, répondit Cassander, qui leur a donné cœur ; ils espéroient que la longueur du voyage empêcherait de les soupçonner de calomnie. Bon, répartit Alexandre, voilà de ces arguties d’Aristote qui servent à défendre le pour et le contre. Cependant cet art là même qu’il critiquoit dans les autres, il savoit fort bien s’en prévaloir dans l’occasion et l’employer à son avantage. C’est ce qu’il fit contre Callisthènes qu’il haïssoit secrettement, parce que ce philosophe ne goûtoit point du tout son apothéose. Voici comme la chose se passa. Les convives, dans un festin, invitant le philosophe, qui passoit pour un homme très éloquent, à choisir un sujet à volonté et à le traiter sur-le-champ par forme de divertissement ; Callisthènes y consentit, et prenant pour sujet l’éloge des Macédoniens, il le traita si éloquemment, qu’il fut universellement applaudi. Alexandre, à qui ces applaudissemens ne plaisoient point du tout, lui dit : il n’est pas bien difficile d’être éloquent dans une bonne cause ; mais prends un peu le contre-pied, et voyons ce que tu sauras dire contre nous. Callisthènes accepta le parti, et mêla, dans ce second discours, tant de railleries et de traits piquans contre les Macédoniens, qu’Alexandre l’interrompit en disant : un méchant esprit peut, tout aussi bien qu’une bonne cause, rendre éloquent tel qui, sans cela ne le seroit pas. Passons, à la rhétorique, art auquel appartient l’usage des tropes et autres ornemens. Vous avez l’élégante métaphore dont il usa contre Antipater, gouverneur impérieux et tyrannique. Car je ne sais quel ami de ce capitaine le louant devant Alexandre, de sa grande modération, et de ce qu’au lieu d’imiter le luxe des Perses, comme ses autres lieutenans, il dédaignoit l’usage de la pourpre et avoit gardé l’antique manteau macédonien : oui, répondit Alexandre ; mais au dedans cet Antipater est tout de pourpre. Voyez encore cette métaphore si connue : Parménion s’étant approché de lui dans les champs d’Arbelle, et lui montrant immense armée des ennemis, campée au dessous d’eux durant la nuit ; armée qui, couvrant la campagne d’un nombre infini de feux, sembloit un autre firmament tout semé d’étoiles, et ce général lui conseillant de combattre la nuit : non non, répondit-il, je ne veux pas dérober la victoire.

En politique, considérez cette distinction si importante et si judicieuse (adoptée depuis par toute la postérité), et par laquelle il caractérise si bien ses deux principaux amis, Ephestion et Cratère, lorsqu’il dit que l’un aimait Alexandre, et l’autre le roi ; établissant ainsi, même parmi les plus fidèles serviteurs des rois, cette différence d’un si grand poids ; savoir : que les uns sont plus spécialement attachés à la personne même de leurs maîtres ; et les autres, à leurs devoirs envers la royauté. Voyez aussi avec quelle sagacité, il relève une méprise ordinaire aux conseillers des rois, lesquels donnent souvent des conseils plus proportionnés à leur ame et à leur fortune, qu’à celle de leurs maîtres. Darius faisant de grandes offres à Alexandre pour obtenir la paix : pour moi, dit Parménion, si j’étais Alexandre, j ’accepterois ces conditions ; et moi aussi, répartit Alexandre, si j’étois Parménion. Enfin, analysez cette réponse si énergique et si fine qu’il fit à ses amis, lorsque, le voyant distribuer tout son patrimoine à ses capitaines, ils lui dirent : et toi, seigneur, que te réserves-tu ? L’espérance, leur répondit-il ; car il savoit fort bien que, tout supputé, l’espérance est le vrai lot et comme l’héritage de ceux qui aspirent aux grandes choses. Tel fut le partage de César, lorsque, partant pour les Gaules, il eut épuisé toute sa fortune par ses largesses et ses profusions. Tel fut aussi le lot de Henri, duc de Guise, grand prince sans contredit, quoiqu’un peu trop ambitieux, et dont on a dit si souvent : qu’il étoit le plus grand usurier de toute la France attendu qu’il, avoit prêté tout son bien et converti tout son patrimoine en obligations. Mais mon admiration pour ce prince, que je devois considérer, non comme Alexandre-le-Grand, mais seulement comme le disciple d’Aristote, m’a peut-être entraîné un peu trop loin.

Quant à Jules-César, il n’est pas besoin, pour nous faire une idée de la vaste étendue de ses connoissances, de tirer des conjectures de son éducation, de ses amis ou de ses réponses, vu qu’elles brillent dans ses écrits et dans ses livres, dont les uns subsistent, et les autres malheureusement sont perdus. Or, 1.o cette admirable histoire de ses guerres, à laquelle il s’est contenté de donner le modeste titre de commentaires est entre nos mains ; histoire où toute la postérité admire le solide poids des choses et la vive peinture tant des actions que des personnes, unie à la pureté du style le plus châtié, et à la plus grande netteté dans la narration ; talent qu’il n’avoit pas simplement reçu de la nature, mais qui de plus étoit acquis et qu’il devoit aux préceptes et aux règles, comme le témoigne celui de ses livres qui porte pour titre : de l’Analogie ; livre qui n’étoit autre chose qu’une sorte de grammaire philosophique, où il prenoit à tâche de donner des préceptes pour apprendre à parler avec facilité sans s’écarter des règles, pour assujettir le langage reçu à la loi des convenances ; livre enfin dont le but étoit de faire que les mots, qui sont les images des choses, s’accommodassent aux choses mêmes, et non au caprice du vulgaire.

Nous avons aussi un calendrier corrigé par ses ordres, et qui n’est pas moins un monument de sa science que de sa puissance ; calendrier qui témoigne qu’il ne faisoit pas moins gloire de connoître les loix des astres dans les cieux, que de donner des loix aux hommes sur la terre.

Par cet autre livre, auquel il donna le titre d’anti-Catons, il est constant que, n’étant pas moins jaloux de vaincre par l’esprit que par les armes, il entreprit ce combat de plume contre l’orateur Cicéron, le plus grand athlète de ce temps-là.

De plus, dans ce recueil d’apophthegmes qu’il composa, nous voyons qu’il jugea qu’il lui seroit plus honorable de se changer, pour ainsi dire, lui-même en tablettes et en codicilles, en rapportant les dits les plus graves et les plus judicieux des autres, que de souffrir que l’on consacrât ses paroles comme autant d’oracles, comme certains princes ineptes et séduits par la flatterie, souhaitent qu’on le fasse pour eux. Si cependant je voulois faire l’énumération de la plupart de ses dits, comme je l’ai fait pour Alexandre, on trouveroit qu’ils sont de la nature de ceux dont Salomon a dit : les paroles du sage sont comme autant d’aiguillons, autant de clous qui s’enfoncent bien avant. C’est pourquoi je n’en proposerai que trois, qui ne sont pas tant admirables par leur élégance, que par leur force et leur efficace.

1o. Quel plus grand maître dans l’art de parler que celui qui sut appaiser une sédition, dans une armée, à l’aide d’un seul mot. Or, voici comment la chose se passa. C’étoit un usage chez les Romains, que les généraux, en haranguant leur armée, se servissent de ce mot, milites (soldats) ; et que les magistrats, en parlant au peuple, employassent celui de quirites (citoyens). Les soldats de César s’étant révoltés, faisoient grand bruit autour de lui, et lui demandoient leur congé, d’un ton séditieux : non qu’ils eussent fort à cœur ce congé ; mais ils espéroient que, s’ils pouvoient gagner ce point, ils le forceroient ensuite à leur accorder d’autres demandes. Lui, sans s’ébranler, ayant fait faire silence, commença ainsi : ego, quirites, (moi, citoyens), mot par lequel il leur signifioit qu’ils étoient déjà licenciés. Les soldats frappés de sa fermeté et étourdis par ce mot, interrompoient continuellement son discours, abandonnant désormais la demande du congé, et le suppliant avec instance de leur rendre le titre de soldats[35]

Voici quel fut le second. César soupiroit après le titre de roi. Dans cette vue, quelques-uns de ses partisans furent apostés pour le saluer à son passage par une acclamation populaire en lui donnant ce titre ; et c’est ce qu’ils firent. Mais César s’appercevant que l’acclamation étoit foible et n’entendant qu’un petit nombre de voix, prit le parti de tourner la chose en plaisanterie, et comme si l’on se fut trompé dans son surnom, je ne suis pas roi, dit-il, mais César : parole telle que, si on l’analyse avec soin, on trouvera qu’il est difficile d’en faire sentir tout le poids et toute la force. 1o. Il se donnoit l’air de refuser ce titre de roi ; mais ce refus n’étoit rien moins que sérieux. De plus, par ce mot il témoignoit un certain sentiment de sa supériorité et une rare magnanimité. Il donnoit à croire que le nom de César lui sembloit plus illustre que le titre de roi ; et c’est ce qui est en effet arrivé et a encore lieu aujourd’hui. Mais ce qui lui importoit le plus, c’étoit que par ce mot il alloit à ses fins avec une adresse admirable : à l’aide de ce mot, il faisoit entendre que le sénat et le peuple romain contestoient pour fort peu de chose avec lui, qui étoit déjà en possession de toute la réalité de la puissance royale, savoir pour un simple mot, et encore un mot qui servoit de nom à plusieurs familles obscures ; car ce surnom de le roi, étoit celui de plusieurs familles parmi les Romains, à peu près comme parmi nous, ou ce nom est assez commun[36].

Voici quel est le dernier mot que nous croyons devoir rappeller ici. César, la guerre commencée, s’étant emparé de Rome, et ayant forcé le trésor public, qui étoit regardé comme sacré, pour s’emparer de tout l’argent qu’on y avoit ramassé et s’en servir dans ses expéditions ; Métellus, en vertu de sa qualité de Tribun, voulut s’y opposer. César, irrité de cette résistance, lui dit : si tu persistes, tu es mort ; puis revenant un peu à soi, il ajouta : jeune homme tu sais qu’il m’est plus difficile de le dire que de le faire. Mot si admirable et si bien choisi pour exprimer la clémence et inspirer la terreur, que je ne connois rien au-dessus.

Enfin, pour terminer avec César, il est clair que lui-même avoit le sentiment de ses grandes lumières, comme le prouve le trait suivant. Car quelques-uns témoignant devant lui leur étonnement sur cette résolution que prit Sylla d’abdiquer la dictature : ne vous en étonnez pas, leur dit-il, Sylla ignoroit les lettres ; voilà pourquoi il n’a pas su dicter.

Il est temps désormais de mettre fin à cette dissertation sur l’étroit lien qui unit la vertu militaire et les talens littéraires ; car qui pourroit-on citer en ce genre après Alexandre et César ? Cependant je suis tellement frappé de ce qu’a de grand et d’extraordinaire un autre exemple où l’on voit un passage rapide du badinage au miracle, que je ne puis m’empêcher de le rapporter. C’est celui du philosophe Xénophon, qui, sortant de l’école de Socrate, partit pour l’Asie avec Cyrus le jeune, dans l’expédition que ce prince entreprit contre son frère Artaxerxe. Ce Xénophon étoit très jeune alors, et n’avoit encore vu ni bataille ni camp ; il n’avoit pas même d’emploi dans l’armée ; il n’étoit parti qu’en qualité de volontaire et à cause de l’amitié qui le lioit avec Proxènes. Il étoit par hazard présent à l’arrivée de Falinus, député par le grand roi vers les Grecs, après que Cyrus eut péri dans la bataille. Or, les Grecs, qui n’étoient qu’une poignée d’hommes et sans général, se trouvoient au milieu des provinces de la Perse, et séparés de leur patrie par une distance de plusieurs milliers de milles et par des fleuves très larges et très profonds. La députation avoit pour but d’engager les Grecs à mettre bas les armes et à se soumettre à la clémence du roi. Avant qu’on fît une réponse publique à ces députés, quelques officiers de l’armée des Grecs s’entretenoient familièrement avec Falinus. Du nombre étoit Xénophon, qui lui parla ainsi : en un mot, Falinus, il ne nous reste plus que deux choses, nos armes et notre courage ; si nous livrons nos armes, ce courage, à quoi nous servira-t-il ? Falinus lui répondit en souriant : jeune homme, si je ne me trompe, tu es Athénien, et tu as étudié la philosophie ce que tu dis là est assez joli ; mais tu te trompes fort, si tu te flattes que ce courage puisse balancer les forces du roi. Voilà le badinage, et voici le miracle. Ce novice à peine sorti de l’école, ce philosophe, après que tous les généraux et les officiers eurent été tués en trahison, ramena de Babylone en Grèce dix mille fantassins, à travers les provinces du roi et malgré les efforts de toutes ses troupes, pour lui couper là retraite : retraite qui remplit les nations du plus grand étonnement ; mais qui, remplissant les Grecs d’ardeur et de confiance, les mit en état de ruiner la monarchie des Perses. C’est ce qui fut prévu et prédit par Jason Thessalien, tenté et ébauché par Agésilaüs Spartiate, enfin achevé par Alexandre Macédonien, tous hommes de lettres et excités par le mémorable exploit de ce guerrier philosophe qui les avoit précédés.

De la vertu militaire, et propre aux généraux d’armée, passons à la vertu morale et propre aux hommes privés. Quoi de mieux fondé que cette sentence du poëte !

Rien n’adoucit autant les mœurs et ne bannit la férocité comme d’avoir appris bien à fond les arts libéraux.

En effet, la science bannit des ames humaines la barbarie et la férocité. Cependant, ce mot à fond doit être prononcé avec accent ; car une étude précipitée, confuse, produit l’effet contraire. Je dis donc que la science bannit la légèreté, la témérité et cette présomption qui accompagne l’ignorance. Car, en présentant les choses, elle les montre environnées de dangers et de difficultés : elle balance les raisons et les argumens de part et d’autre : elle tient pour suspect tout ce qui se présente d’abord à l’esprit, et lui rit excessivement : elle apprend à bien reconnoître la route avant de s’y hasarder. C’est elle aussi qui extirpe le vain et excessif étonnement, vraie source de toute foiblesse dans les résolutions. Car les choses étonnent, ou parce qu’elles sont nouvelles ou parce qu’elles sont grandes. Quant à la nouveauté, tout homme profondément imbu des lettres et de la contemplation des choses, aura toujours présent à l’esprit cette sentence : il n’est rien de nouveau sur la terre. Et le jeu des marionettes n’auroit rien d’étonnant pour qui mettant la tête derrière le rideau, verroit les fils et les machines qui servent à mouvoir ces figures. Quant à la grandeur, de même qu’Alexandre accoutumé à de grandes batailles et à de grandes victoires en Asie, lorsque de temps à autres il recevoit des lettres de Grèce contenant la nouvelle de certaines expéditions qu’on y avoit faites, de certains combats qu’on y avoit livrés, et où il s’agissoit le plus souvent de s’emparer d’un pont, d’un château, ou tout au plus, de quelque ville ; de même, dis-je, qu’Alexandre, en recevant de telles lettres avoit coutume de dire, qu’il lui sembloit qu’on lui apportoit la nouvelle de ce combat de rats et de grenouilles qu’a chanté Homère ; de même aussi aux yeux de qui contemple l’immensité des choses et la totalité de l’univers, le globe terrestre, avec tous les hommes qui sont dessus, si vous en ôtez ce que les ames ont de divin, ne semblera rien de plus qu’un petit groupe de fourmis, dont les unes chargées de grains ; les autres portant leurs œufs, d’autres à vide, rampent et trottent autour d’un petit tas de poussière. Ainsi la science détruit ou du moins diminue beaucoup la crainte de la mort et de l’adversité, crainte si préjudiciable à la vertu et aux mœurs ! Tout homme dont l’ame sera bien pénétrée de la pensée de la mort et de la nature corruptible de toutes choses, n’aura pas de peine à être du sentiment d’Épictète, qui, rencontrant un jour, au sortir de sa maison, une femme qui pleuroit parce qu’elle avoit brisé sa cruche ; et le lendemain en rencontrant une autre qui pleuroit la mort de son fils dit : hier, j’ai vu briser une chose fragile, et aujourd’hui mourir une chose fragile et aujourd’hui, mourir une chose mortelle[37]. C’est donc avec beaucoup de sagesse que Virgile accouple la connaissance des causes avec la supériorité à toute espèce de crainte, comme marchant toujours ensemble.

Heureux qui a pu connoître les causes de tout ! Heureux qui a su mettre sous ses pieds les vaines terreurs, et le destin inexorable et le fracas de l’avare Achéron !

Il seroit trop long de parcourir en détail tous les remèdes que la science fournit pour les diverses maladies de l’ame ; tantôt évacuant les mauvaises humeurs, tantôt résolvant les obstructions ; quelquefois aidant la concoction, d’autres fois excitant l’appétit ; souvent encore guérissant les plaies et les ulcères, et produisant mille effets semblables. Je finirai par une réflexion qui pourra s’étendre sur le tout, c’est que la science dispose et fléchit l’ame de manière qu’on ne la voit jamais se reposer tout-à-coup sur ce qu’elle possède, et se geler, pour ainsi dire dans ses défauts ; mais qu’au contraire elle s’excite sans cesse elle-même et n’aspire qu’à faire de nouveaux progrès. L’ignorant ne sait ce que c’est que de descendre en soi-même et de se rendre compte de toutes ses actions. Il ne sait pas combien il est doux de se sentir devenir de jour en jour meilleur. Si par hazard il est doué de quelque vertu, il la vantera sans doute et l’étalera en toute occasion, peut-être même saura-t-il en tirer parti ; mais il ne saura pas la cultiver et l’augmenter. Si, au contraire, il est entaché de quelque vice, il ne manquera pas d’art et d’industrie pour le voiler et le pallier ; mais il n’en aura pas pour le corriger : semblable à un mauvais moissonneur, qui va toujours moissonnant et n’aiguisant jamais sa faux. L’homme éclairé, au contraire, ne se contente pas d’user des facultés de son ame et d’exercer sa vertu ; mais il s’amende continuellement et sa vertu va croissant de jour en jour. Enfin, pour tout résumer en peu de mots, il est hors de doute qu’il n’y a, entre la vérité et la bonté, d’autre différence que celle qui se trouve entre le cachet et son impression ; car la vérité est le sceau de la bonté ; et c’est, au contraire, des nuages de l’erreur et du mensonge que s’élancent avec fracas les tempêtes des vices et des passions immodérées.

De la vertu passons à l’empire et à la puissance, et voyons s’il est une puissance et une domination comparable à celle dont la science revêt, pour ainsi dire, et couronne la nature humaine. Nous voyons que la dignité du commandement se proportionne à la dignité de ceux à qui l’on commande. L’empire sur les animaux, soit grands, soit petits, tels que celui des bouviers et des bergers, est chose vile : commander à des enfans, comme les maîtres d’école, est peu honorable : régner sur des esclaves est plutôt un déshonneur qu’un honneur ; et l’empire d’un tyran sur un peuple servile, sans courage et sans générosité, n’est guère plus honorable. Aussi pensa-t-on dans tous les temps que les honneurs sont plus doux dans les monarchies libres et dans les républiques, que sous les tyrans parce qu’il est plus honorable de commander à des hommes qui obéissent volontairement, qu’à ceux dont l’obéissance est contrainte et qui ne cèdent qu’à la force. C’est pourquoi Virgile, usant de tout son art, et voulant, parmi les honneurs, choisir les plus exquis pour les adjuger à Auguste, emploie ces expressions : mêmes vainqueur en tous lieux, il veut commander à des peuples à qui l’obéissance soit douce ; et c’est ainsi qu’il se fraie un chemin vers l’olympe.

Mais l’empire de la science est infiniment plus élevé que l’empire sur la volonté, supposée même parfaitement libre et dégagée de toutes entraves ; car la première commande à la raison, à la foi, à l’entendement même, qui est la partie la plus haute de l’ame et règne aussi sur la volonté. En effet, il n’est aucune puissance terrestre qui s’érige un trône, et qui siège, pour ainsi dire, dans les esprits, dans les ames, dans les pensées, dans les imaginations, par l’assentiment et la foi, sinon la science et la doctrine. Aussi voyons-nous l’immense et détestable volupté dont sont pénétrés et comme ravis, les hérésiarques, les faux prophètes et tous les grands imposteurs, quand ils s’apperçoivent qu’ils ont commencé à régner sur la foi et la conscience des hommes : volupté telle que, dès qu’un homme en a une fois goûté, il n’est plus de persécution ni de supplice qui puisse le contraindre à abdiquer cette sorte d’empire. Or, c’est cela même qui, dans l’apocalypse, est appellé l’abyme les profondeurs de Satan. De même et par la raison des contraires, un juste et légitime empire sur les esprits, établi par l’évidence même et la douce recommandation de la vérité, a beaucoup d’analogie avec la puissance divine, et en approche autant qu’il est possible.

Quant à la fortune et aux honneurs, la munificence de la science n’enrichit pas tellement les royaumes entiers et les républiques, qu’elle n’agrandisse et n’élève aussi parfois la fortune des hommes privés. Car ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a observé qu’Homère avoit plus nourri d’hommes, que ne le purent jamais Sylla, César et Auguste, par tant de largesses, soit aux armées, soit au peuple et tant de distributions de terres. Certes il n’est pas facile de dire lesquelles des armes ou des lettres ont le plus établi de fortunes. De plus, parlons-nous de la souveraine puissance, nous voyons que, si l’on doit ordinairement la couronne aux armes ou au droit d’hérédité, plus souvent encore le sacerdoce, qui rivalisa toujours avec la royauté, est le partage des lettres. Enfin, si, dans la science, vous envisagez le plaisir et les douceurs qu’elle procure, nul doute que ce genre de plaisir ne l’emporte de beaucoup sur toutes les autres voluptés. Eh quoi ! le plaisir, dérivé de certaines affections, ne l’emporte-t-il pas autant sur les plaisirs des sens, que la jouissance que nous procure l’heureux succès de nos entreprises, l’emporte sur le mince plaisir d’une chanson on d’un repas ? et les plaisirs de l’entendement ne l’emportent-ils pas en même proportion sur les plaisirs dérivés des affections ? Dans les autres genres de volupté, la satiété est voisine de la jouissance ; et pour peu que le plaisir ait de durée, sa fleur et sa beauté se flétrit : ce qui nous apprend que ce ne sont pas là les vraies les pures voluptés ; mais seulement des ombres, des fantômes de plaisir, moins agréables par leur qualité propre, que par la nouveauté. Aussi voit-on souvent les voluptueux finir par se jeter dans un cloître, et la vieillesse des princes ambitieux, presque toujours triste et assiégée par la mélancolie. Au contraire, qui aime la science, ne s’en rassasie jamais ; sa vie est une alternative perpétuelle de jouissance et d’appétit : en sorte qu’on est forcé d’avouer que le bien que procure ce genre de volupté, est vraiment un bien pur et tel par essence, et non un bien accidentel et illusoire. Et ce n’est pas un plaisir qui doive occuper, dans l’ame humaine, le dernier lien, que celui dont parle Lucrèce lorsqu’il dit : il est doux, lorsque la tempête bouleverse les flots d’une mer d’une vaste étendue.

C’est un doux spectacle, dit-il, soit qu’on s’arrête ou se promène sur le rivage de la mer, de contempler un vaisseau battu par la tempête. Il n’est pas moins doux de voir, d’une tour élevée, deux armées se livrant bataille dans la plaine[38] ; mais rien n’est plus doux pour l’homme que de sentir son ame placée par la science sur la citadelle de la vérité d’où il peut abaisser ses regards sur les erreurs et les maux des autres hommes.

Enfin laissant de côté ces argumens si rebattus, que, par la science, l’homme surpasse l’homme en ce par quoi il est lui-même supérieur aux brutes ; que, moyennant la science, l’homme peut s’élever en esprit jusqu’aux cieux, où son corps ne peut monter, et autres sentences de ce genre : terminons cette dissertation sur l’excellence des lettres, par la considération de ce bien auquel, avant tout, aspire l’ame humaine, je veux dire l’immortalité et l’éternité ; car c’est à ce but que tendent la génération des enfans, l’ennoblissement des familles, les édifices, les fondations, les monumens de toute espèce, la réputation, enfin tous les désirs humains. Or, nous voyons combien les monumens de la science et du génie l’emportent, pour la durée, sur les ouvrages que la main exécute. Voyez les ouvrages d’Homère ; n’ont-ils pas déjà duré vingt-cinq siècles et plus, sans qu’il s’en soit perdu une seule syllabe, une seule lettre[39] ? espace de temps où tant de palais, de temples, de châteaux, de villes, sont tombés en ruine ou ont été rasés. Il n’est déjà plus possible de retrouver les portraits et les statues de Cyrus, d’Alexandre, de César, et d’une infinité de rois et de princes beaucoup plus modernes. Les originaux, usés par le temps, ont péri, et les copies perdent de jour en jour de leur ressemblance. Mais les images des esprits demeurent toujours entières dans les livres, n’ayant rien à craindre des ravages du temps, vu qu’on peut les renouveller continuellement. Mais, à proprement parler, ce nom d’images ne leur convient point ; et cela d’autant moins, qu’elles engendrent, pour ainsi dire, perpétuellement, et que, répandant leurs semences dans les esprits, elles enfantent et suscitent, dans les siècles suivans, une infinité d’actions et d’opinions. Que si l’on a regardé comme une découverte grande et admirable

l’invention du vaisseau qui, important et exportant les richesses et les productions des différens climats, associe les nations diverses par la communication des fruits et des commodités de toute espèce, et rapproche les contrées les plus séparées par la distance des lieux ; à combien plus juste titre ne doit-on pas honorer les lettres, qui, comme autant de vaisseaux, sillonnant l’océan du temps, marient, en quelque sorte, par la communication des esprits et des inventions, les siècles les plus éloignés les uns des autres. Or, nous voyons que ceux d’entre les philosophes qui étoient le plus profondément plongés dans les sens, qui n’étoient rien moins que divins, et qui nioient le plus obstinément l’immortalité de l’âme, ont néanmoins, convaincus par la force de la vérité, accordé que tous les mouvemens et les actes que peut faire l’ame humaine, sans l’entremise des organes du corps, doivent, selon toute probabilité subsister après la mort. Or, tels sont les mouvemens de l’entendement, et non ceux des affections ; tant il est vrai que la science leur a paru quelque chose d’immortel et d’incorruptible. Mais nous, qu’éclaire une révélation divine, foulant aux pieds tous ces informes essais, toutes ces illusions des sens, nous savons que non-seulement l’esprit, mais même les affections purifiées, non pas seulement l’ame, mais même le corps, s’élèvera dans son temps à l’immortalité, et aura, pour ainsi dire, son assomption. Cependant qu’on n’oublie pas que, soit ici, soit ailleurs, et autant qu’il sera nécessaire, dans ces preuves de la dignité des sciences, j’ai, dès le commencement, séparé les témoignages divins des témoignages humains ; méthode que j’ai constamment suivie en exposant les uns et les autres séparément.

Mais, quoiqu’à cet égard j’aie pu faire, je ne présume pas et je ne me flatte point du tout que, par aucun plaidoyer ou factum en faveur de la science, je puisse jamais parvenir à faire casser le jugement, soit du coq d’Ésope, lequel préféra un grain d’orge à un diamant ; soit celui de Midas, qui, ayant été choisi pour arbitre entre Apollon qui préside aux muses, et Pan qui préside aux troupeaux, adjugea le prix à l’opulence ; ou encore celui de Pâris, qui, méprisant la puissance et la sagesse, donna la palme à la volupté et à l’amour ; ou celui d’Agrippine, qui exprima ainsi son choix : qu’il tue sa mère, peu importe, pourvu qu’il règne, souhaitant l’empire à son fils, quoiqu’avec une condition si détestable ; ou enfin le jugement d’Ulysse, qui préféra sa vieille à l’immortalité ; véritable image de ceux qui, aux meilleures choses, préfèrent celles auxquelles ils sont accoutumés : ou tant d’autres jugemens populaires de cette espèce. Car ces jugemens seront toujours ce qu’ils sont et ce qu’ils ont été ; mais ce qui subsistera aussi et sur quoi en tout temps la science repose comme sur le fondement le plus solide, fondement que rien n’ébranlera jamais, c’est cette vérité : la sagesse a été justifiée par ses enfans.

  1. Il découvre plus d’ennemis qu’il ne peut convertir en amis, et plus de maux auxquels il ne peut remédier.
  2. Cette conclusion nous paroît aujourd’hui fort ridicule. Mais comme ce principe, que le contenant doit être plus grand que le contenu, étoit très familier aux Scholastiques ; il y avoit alors dans une telle conclusion autant de convenance et d’à-propos, qu’il y en aurait peu aujourd’hui. D’ailleurs, ce n’est ici qu’une ironie, et il se joue en les battant avec leurs propres armes.
  3. Quand ce livre que nous traduisons ne renfermeroit que cette maxime vraiment utile, et, à ce titre, vraiment sublime, nous ne nous repentirions jamais d’avoir pris la peine de le traduire. Au grand jeu de la vie, comme à tous les jeux proprement dits, on perd quelquefois pour avoir trop rigoureusement observé les règles lorsque le hazard favorise excessivement un adversaire qui les viole. Mais à la longue, c’est celui qui les suit le plus constamment qui demeure le gagnant ; ou tout au moins, s’il est le perdant, il ne s’en prend pas à lui-même, mais à la fortune ; ce qui adoucit le sentiment de ses pertes. C’est ainsi que dans ̃la vie ordinaire, après avoir échoué par l’injustice ou l’imprudence d’autrui, l’on est plus content de soi, et plus intimement heureux qu’après avoir réussi, malgré des fautes qu’on ne peut se dissimuler ; et ce n’est pas ici une simple conjecture, c’est une expérience mais ne parlons que des autres. À notre retour de Canton en Chine, notre vaisseau portoit le plus grand négociant qui fût alors sur ce globe ; c’était un Arménien, le plus doux et le plus généreux des mortels : j’observai avec le plus grand soin cet homme étonnant, qui étoit alors pour moi un modèle à étudier, et je trouvai qu’il devoit à la perpétuelle sérénité qui régnoit dans son cœur, cette pureté de jugement, cette justesse de combinaison qui lui faisoit appercevoir d’un coup d’œil les besoins de chaque pays, et former, d’après cette connaissance, une spéculation de plusieurs millions, en moins de temps que nous autres petits hommes, vains, envieux, cupides, fastueusement avares, et inutilement tracassiers, n’arrêtons un projet où il ne s’agit que de quelques écus. La vertu n’enrichit pas toujours ceux qui la pratiquent ; mais du moins elle donne plus de saveur aux succès, et console de toutes les disgrâces ; on ne se repent jamais d’avoir bien fait. Nous exhortons ceux d’entre nos jeunes concitoyens qui, ayant le goût de la vertu, et sensibles au plaisir d’avoir bien fait, liront cet ouvrage avec quelque attention, de s’armer de la maxime vigoureuse dont il est question ici, contre certaines maximes dangereuses qu’ils rencontreront dans l’article auquel l’auteur a donné pour titre, l’artisan de sa propre fortune ; sans quoi, au lieu de nous rendre utiles en interprétant cet ouvrage, nous n’aurons fait que broyer pour eux un poison.
  4. Il y a précisément autant d’hommes de lettres indifférens à la gloire et étudiant pour le seul plaisir d’étudier qu’il y a d’ouvriers indifférens au gain, et travaillant pour le seul plaisir de travailler.
  5. Les voleurs n’aiment point les réverbères, a dit Duclos.
  6. Le sel de cette raillerie dépend d’un double sens : ce mot cynique vient du grec κυνε (cunos), qui signifie chien. On donnoit le nom de cyniques aux philosophes qui, comme Diogènes, déclamoient et aboyoiont, pour ainsi dire, contre les vices et les travers de leur siècle ; et même on les désignoit assez souvent par la dure qualification de chien.
  7. Démonax.
  8. En ce genre comme en tout autre, l’on ne trouve que ce qu’on a cherché. Qui cherche la vérité, la trouvera enfin si elle est à la portée de l’homme ; et qui cherche des mots, ne trouvera que des mots.
  9. C’est ce qui s’applique singulièrement à Thomas d’Aquin, à Scott, au grand Albert, à Bernard, à Abailard : que de génie perdu !
  10. Parce que le monde réel est lui-même fini, borné ; au lieu que le monde imaginaire est infini ; et pour une seule manière dont une chose est réellement, on peut imaginer mille manières dont elle semble être et dont elle n’est pas.
  11. Ce mot fut dit à l’occasion d’une certaine dispute assez frivole qu’agitoient Platon aved d’autres philosophes, en présence du tyran ; dispute dont le plus grand défaut étoit peut-être que ce tyran n’y entendoit rien.
  12. Qui elle-même est l’image du monde, réel ou possible : car la plus exacte définition qu’on puisse donner de la vérité, paroît être celle-ci. La vérité est une idée ou un assemblage d’idées conformes à ce qui existe, a existé, existera, ou peut exister, du moins relativement à l’homme qui conçoit ces idées ; car la sensation, qui est la matière première de toute connoissance, n’est au fond que la perception de notre propre état.
  13. La même foiblesse d’esprit qui fait qu’on adopte l’opinion d’autrui sans l’avoir examinée, fait aussi qu’on adopte sans examen cette opinion très fausse ; qu’à la longue on peut gagner beaucoup en trompant les autres avec une certaine adresse.
  14. Ce qui, à cet égard, pouvoit être vrai du temps de Bacon, ne le seroit plus aujourd’hui : par exemple, qui oseroit dire que les mathématiques n’ont fait que dégénérer ? En général toutes les assertions sont exagérées.
  15. Ces deux goûts se trouvent presque toujours ensemble dans les mêmes personnes, et il est peu d’antiquaires qui ne soient nouvellistes et amateurs des autres espèces de nouveautés
  16. Oui, si notre temps a pu et voulu profiter de toute l’expérience des siècles précédens ; mais, s’il est vrai que la plupart des découvertes des anciens aient été perdues, et que nous n’ayons pas su profiter de la plupart de celles qui ont été conservées, le monde est aujourd’hui autant et plus jeune qu’il le fut autrefois.
  17. Cette même objection, de mauvais plaisans l’appliquent aux miracles des catholiques, qui en effet sont devenus moins communs depuis qu’on n’y croit plus.
  18. Cette opinion est pourtant assez fondée, sinon quant au droit, du moins quant au fait. Il n’est pas vrai qu’en méditant sur de nouveaux frais, on doive nécessairement retomber dans les opinions qui régnoient autrefois ; mais il est vrai qu’on y est en effet retombé.
  19. Nous verrons plus bas que cette philosophie première est comme le réservoir des principes communs à tous les arts et à toutes les sciences.
  20. S’il est vrai que le grand ressort de ce monde soit Dieu, la théorie des ressorts étant une partie de la méchanique ; et la méchanique, une partie de la physique ; dès-lors on est forcé de mêler la théologie à la philosophie. C’est parce que les physiciens considèrent toujours le mouvement de ce monde comme à produire, qu’ils ne sentent pas assez cette vérité. C’est donc par cette théorie des
  21. Toutes nos prétendues explications ne sont que des comparaisons de ce que nous voulons expliquer, à ce que nous connaissons le mieux, ou plutôt à ce dont nous sommes le plus occupés, et dont nous parlons le plus souvent. Ainsi, un physicien électrisant expliquera tout par l’électricité ; un méchanicien, par les principes de notre méchanique ; un dévot, par la volonté de Dieu, etc.
  22. Aristoxène. Il paroît qu’Hippocrate avoit adopté cette opinion, qui peut être fausse, mais qui heureusement ne donne la fièvre ni au médecin, ni au malade.
  23. Or, ce même Aristote, qui voyoit beaucoup, n’en décidoit pas moins.
  24. À l’exemple de nos professeurs de physique expérimentale, dont la plupart, dans ces derniers temps, étoient marchands de machines de physique, et gagnoient sur cet objet plus que les ouvriers.
  25. Pour lire avec quelque intérêt ces rêves sur le ciel et ses prétendus habitants, il faut fixer son attention sur deux objets : 1°. sur cette division des facultés humaines, que l’homme a appliquées aux enfans de son imagination et dont il a fait des êtres réels sous différens noms ; ce qui nous rappelle ce mot de Fontenelle : Dieu, nous dit-on, a formé l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu. 2°. Sur la dextérité avec laquelle Bacon placé entre des Théologiens scholastiques et un Roi bigot, c’est-à-dire, entre un sot et des fripons, pétrit le dogme et le moule, pour ainsi dire, sur son sujet : ce n’est qu’en cédant quelque peu aux préjugés reçus, qu’on peut insinuer les vérités qui doivent les détruire. Pour détromper les hommes, il faut gagner leur confiance ; et cette confiance, on ne la gagne qu’en paraissant d’abord penser comme eux.
  26. De mystères et non de faits, c’est-à-dire d’expériences et d’observations. Bernardin de St. Pierre, armé apparemment de la lunette de Bacon, a cru aussi appercevoir dans ce même Job une très bonne physique ; non pour faire passer ensuite, comme le chancelier Bacon, certaines propositions, jadis hérétiques et aujourd’hui ortodoxes ; mais tout simplement parce qu’il croyoit, ou plutôt parce qu’il vouloit l’y voir. Or, en cherchant la cause de la foi de ce grand physicien, foi assez étonnante dans un siècle tel que celui-ci, il m’est venu un soupçon : c’est que pour appercovoir dans Job de la bonne physique, il suffit d’avoir dans la tête une physique semblable à celle de Job. Bernardin a cru voir dans la lune la souris qui étoit dans sa lunette.
  27. C’est-à-dire, du vent sur rien du tout ; ce qui ne laisse pas de former je ne sais quoi de très solide : quelle physique !
  28. Les Hyades forment une espèce de V.
  29. Ceci diut s’entendre de la couronne septentrionale, assemblage d’étoiles qui n’est pas fort éloigné d’Acturus, et qui forme une sorte de cercle imparfait.
  30. Invariables, tant que le docteur Job les a regardées ; mais variables pour ceux qui, armés de bonnes lunettes et de bons quarts de cercle, les observe plus long-temps ; car les étoiles changent de déclinaison, et ce changement n’étant pas dans toutes également lent, il est clair qu’à la longue leurs distances doivent changer ainsi que la figure de chaque constellation. Cet ordre qui nous paroît si fixe, sera un jour détruit, et cela, parce que tout change ; l’homme, en quelques minutes ; les étoiles, en quelques milliards d’années, qui ne sont pas même des secondes par rapport à l’éternité.
  31. Il n’est pas vrai que toutes les étoiles australes soient invisibles de notre hémisphère ; les seules qui le soient, sont celles dont la déclinaison australe est plus grande que l’élévation de l’équateur sur l’horison du lieu, ou, ce qui est la même chose, que le complément de la latitude de ce lieu.
  32. Le texte dit : des enfans qui se cachent afin qu’on les trouve : il me semble pourtant que le plus sûr moyen pour se faire trouver, n’est pas de se cacher, mais au contraire de se montrer ; et qu’il falloit dire, qui se cachent, afin qu’on ait peine à les trouver.
  33. Ce mot est de Platon ; il auroit plus de grace dans la bouche d’un homme d’une autre profession ; car vanter son métier, c’est sa vanter soi-même.
  34. C’est-à-dire, il me faut tout ou rien ; manière de penser peu étonnante dans un homme si excessif, qui, non content de conquérir ce monde, en demandait un autre pour le tourmenter. Il est pourtant un milieu ; ce seroit de posséder le nécessaire, et quelque peu plus, afin de n’être pas trop près de l’indigence ; milieu moins admirable sur la place, mais plus commode à la maison.
  35. Il est impossible de faire passer dans la traduction tout le sens et toute la force de ce mot de César, attendu que nous n’avons point dans notre langue de mot correspondant à ce mot quirites, qui, à proprement parler) signifioit enfans de Romulus, ni d’équivalent précis. Cependant le mot de citoyens par lequel je traduis le mot quirites, en approche assez, et nous l’employons dans des occasions à pou près semblables ; car quoique nul de nos volontaires ne rougisse, du nom de citoyen, et qu’on le soit beaucoup mieux le sabre au poing que la plume à la main ; cependant, si, après trente victoires, un général, en leur parlant, le leur donnoit, tels d’entr’eux pourroient bien n’en être, pas trop flattés. César, en parlant à ses soldats employoit le mot commilitones, qui revient à peu près à celui de camarades, que nous employons en pareille occasion. Au reste, si quelqu’un de nos lecteurs juge que le mot citoyen ne répond pas assez exactement à celui de quirites, il il peut y substituer celui-ci, romains.
  36. King est un nom de famille fort commun en Angleterre, et répond à celui de le roi, qui ne l’est pas moins parmi nous.
  37. Cette réflexion très philosophique ne ressuscitoit pas l’enfant, et ne raccommodoit pas la cruche. Il nous semble qu’il eût mieux valu tâcher de consoler la première de ces femmes, et donner une cruche à la seconde.
  38. Il serait peut-être plus doux de voir le vaisseau arriver à bon port, à l’aide d’un vent favorable, et de voir les deux armées faire la paix ; mais cela serait moins poétique.
  39. Selon toute apparence, ils ont plus gagné que perdu ; car que de gens s’en sont mêlés, et ont voulu y mettre du leur !