De la dernière session du parlement anglais et du prochain ministère



DE
LA DERNIÈRE SESSION
DU PARLEMENT ANGLAIS
ET DU PROCHAIN MINISTÈRE.

Il vient de se passer en Angleterre une chose singulière, et dont je doute qu’il y ait un autre exemple dans l’histoire des gouvernemens représentatifs. Il existe un parti qui, voilà dix ans passés, malgré une possession presque traditionnelle du pouvoir, malgré l’appui marqué de la couronne, malgré le secours d’institutions faites en quelque sorte pour lui, se vit, après une honorable résistance, précipité du gouvernement par le mouvement régulier de l’opinion publique. Pour compléter et assurer sa défaite, les institutions qui le protégeaient furent modifiées, et, privé successivement de ses principaux moyens d’action, il tomba, lors des élections qui suivirent, à une minorité telle, que tout espoir désormais lui paraissait interdit. Cependant l’appui de la couronne lui restait encore. Un changement de règne le lui enleva, et la couronne lui devint aussi hostile qu’elle lui avait été favorable. C’est de ce point qu’il est parti pour se relever graduellement, à force de persévérance et de patience, jusqu’au jour où, sur un terrain choisi par ses adversaires, il vient de battre la couronne, l’agitation populaire et même une partie notable de l’aristocratie coalisées contre lui. Ce doit être une vive surprise pour ceux qui croyaient la vieille constitution anglaise à la veille de périr, et la démocratie assez forte pour s’emparer du pays.

Assurément les principes des tories n’ont pas mes sympathies et jamais plus que dans la crise actuelle la cause de leurs adversaires ne m’a paru bonne et juste. C’est pourtant un grand et noble spectacle que celui d’un parti politique qui, sur le terrain qu’on lui a fixé, avec les armes qu’on lui a laissées, devant les juges qu’on lui a donnés, lutte par ses propres forces entre l’influence monarchique et l’influence démocratique réunies, et triomphe des deux à la fois. Il y a là, ce me semble, pour tous les partis, dans tous les pays libres, un exemple frappant et une utile leçon.

Quoi qu’il en soit, l’avénement, ou, pour mieux dire le retour des tories est aujourd’hui certain, et voici les whigs retombés, comme avant 1830, dans l’opposition. Je tâcherai, dans l’article qui suit, d’apprécier les conséquences les plus prochaines de cet évènement ; mais, pour s’en faire une idée juste, il est nécessaire de connaître les causes immédiates qui l’ont produit et les incidens divers qui l’ont caractérisé jusqu’ici. Si le récit est un peu long, il n’est certes pas sans intérêt, surtout pour ceux qui suivent les affaires anglaises avec quelque attention.

J’ai expliqué l’an dernier[1] quelle était, à la fin de la session de 1840, la situation des partis en Angleterre, celle notamment du ministère whig. Plus impuissant que jamais, malgré le concours presque constant des radicaux, ce ministère, après avoir subi avec une merveilleuse patience quatre ou cinq échecs graves, venait enfin d’être poussé à bout par le bill de lord Stanley sur l’enregistrement des électeurs irlandais. Quatre fois battu sur ce terrain, il n’avait échappé à cette défaite définitive qu’en gagnant du temps à force d’habiles chicanes, et en mettant lord Stanley lui-même dans la nécessité d’ajourner sa proposition jusqu’à la prochaine session. Le jour où le parlement fut prorogé, le ministère whig était donc en quelque sorte frappé à mort, et il y avait tout lieu de penser qu’au début de la session suivante, si ce n’est plus tôt, il ne lui resterait d’autre alternative que de céder la place à sir Robert Peel, ou de tenter une dissolution. La liste des principaux votes en main, les tories additionnaient le nombre des voix obtenues d’une part par le cabinet, de l’autre par l’opposition, et ce calcul très simple et très concluant donnait en bloc au cabinet 2,472 voix, à l’opposition 2,517. Ils énuméraient, en outre, toutes les mesures auxquelles le ministère avait dû renoncer, et celles qu’il n’avait fait passer qu’avec l’aide et sous le protectorat de l’opposition. Enfin, ils montraient presque toutes les élections partielles tournant contre les whigs, et les élections municipales rendant aux tories, dans beaucoup de villes, la majorité qu’elles leur avaient enlevée quelques années auparavant. Dans le parlement, hors du parlement, partout, excepté chez la reine, le ministère perdait donc de son crédit et de son autorité. Or, si, dans un gouvernement libre, la faveur de la couronne peut aider un ministère à se maintenir, cette faveur, dans aucun cas, ne saurait suppléer à la confiance publique et au concours actif du pouvoir qui représente légalement le pays. Tel était le thème chaque jour développé par les tories, et dont il n’appartenait certes pas aux whigs et aux radicaux de se faire les contradicteurs.

Malgré cette situation critique des partis, l’intervalle des sessions 1840-1841 fut beaucoup moins bruyant et agité qu’à l’ordinaire. Peu de ces réunions publiques, de ces dîners qui continuent la vie parlementaire d’une session à l’autre, et qui ne laissent pas à la fermentation politique le temps de se refroidir. Moins encore de ces prédications furibondes qui l’année précédente avaient troublé les ames protestantes, et embarrassé jusqu’à un certain point les chefs des conservateurs.

En Angleterre (je parlerai plus tard de l’Irlande), il n’y a guère à noter que deux grandes réunions, le meeting protestant de Londres à l’occasion de l’anniversaire du 5 novembre 1605 (conspiration des poudres), et le meeting radical et chartiste de Leeds vers le milieu de janvier. Dans le premier, de révérends orateurs, émules de M. Roby et de M. Bradshaw, déclarèrent le plus sérieusement du monde que « décidément le pape n’est autre que l’antechrist, et que le despotisme romain ressemble à s’y méprendre au tigre qui, tapi dans sa tanière, suit sa victime de ses yeux de feu, et, quand l’occasion se présente, se jette avidemment sur elle pour se gorger de son sang. » Ils engagèrent en outre le peuple anglais à ne jamais perdre de vue l’armada espagnole, la Saint-Barthélemy et la conspiration des poudres, après quoi chacun se retira paisiblement. Le second meeting donna le premier spectacle public d’une lutte organisée entre les radicaux et les chartistes. L’association radicale de Leeds avait préparé une réunion pour demander au parlement le scrutin secret et le droit de suffrage pour tout propriétaire ou locataire d’une maison (house hold suffrage). Plusieurs membres du parlement, M. O’Connell entre autres, devaient assister à cette réunion ; mais, dès le matin, les chartistes annoncèrent l’intention de s’y opposer, et, bien que pour les contenir on eût fait prêter serment à six cents constables spéciaux, ils s’emparèrent du terrain, dont fort prudemment on les laissa maîtres. Après les discours les plus violens, les plus outrageans contre les radicaux parlementaires et notamment contre M. O’Connell, ils arrêtèrent les résolutions suivantes :


1o  Que les chartistes, dans aucun cas, ne se prêteront à une transaction et n’accepteront une réforme qui ne donnera pas au pays le suffrage universel et les cinq autres articles de la charte.

2o  Qu’on ne peut voir sans dégoût et sans mépris que de prétendus réformistes aient essayé d’introduire parmi les honnêtes habitans de Leeds l’homme politique le plus décrié de ce temps et d’aucun autre, M. O’Connell.

3o  Que le gouvernement de lord Melbourne est le plus cruel, le plus incapable, le plus étourdi, le plus immoral, le plus sanguinaire, le plus méprisable, qui de mémoire d’homme ait existé.


Après cette belle manifestation, bon nombre de chartistes se retirèrent et firent place aux radicaux M. Hume, M. Strickland, M. Roebuck, M. Sharman Crawford, M. Marshall, le colonel Thompson, qui, au prix de quelques huées et grace à la protection d’un des chefs chartistes, M. Collins, parvinrent enfin à se faire entendre et à emporter à l’unanimité, non la résolution qu’ils avaient préparée, mais une résolution conçue en termes généraux et demandant la réforme. Quant à M. O’Connell, il arriva le lendemain seulement pour un déjeuner à huis clos, et échappa ainsi à l’étrange ovation qui l’attendait.

Hors ces deux meetings, caractéristiques l’un et l’autre, il n’y eut rien, je le répète, d’août 1840 à janvier 1841 qui indiquât au sein des partis beaucoup d’irritation et d’empressement à en venir aux mains. La raison en est simple. C’était le moment où, en Angleterre comme en France, tous les yeux se fixaient sur le traité du 15 juillet et sur les graves évènemens qui pouvaient en résulter. Mais si l’attente de ces évènemens modérait et rapprochait l’Angleterre, elle devenait en Irlande un motif de plus d’agitation et une arme nouvelle entre les mains de M. O’Connell. Dès le lendemain du traité, M. O’Connell avait proclamé tout haut que l’Irlande, dans la grande lutte qui se préparait, ne prêterait secours à l’Angleterre que si l’Angleterre consentait enfin à lui rendre justice. Or, par ce mot, M. O’Connell n’entendait plus quelques mesures partielles et incomplètes. Ce qu’il lui fallait, c’était l’abolition absolue des dîmes, la suppression de l’établissement anglican et la séparation législative. « Pendant quelques années, s’écriait-il, j’ai consenti à ne plus parler de la rupture de l’union. Je voulais voir si, contre toute probabilité, un parlement anglais pourrait être juste pour l’Irlande. Aujourd’hui l’expérience est faite, et il m’est démontré que l’Irlande n’a rien à espérer de ses éternels ennemis. Il n’y a donc que la rupture de l’union qui puisse vous sauver. Hurrah pour la rupture ! Je vivrai désormais et je vivrai repealer. » Tel est le langage que M. O’Connell faisait retentir d’un bout à l’autre de l’Irlande, à Dublin, à Cork, à Limerick, à Waterford, à Ennis, à Drogheda, partout. De plus, il organisait une association pour la rupture de l’union, à l’instar de la vieille association catholique, avec une hiérarchie, des impôts, et même un uniforme.

Je reviendrai sur cette tentative, et j’examinerai si les circonstances nouvelles où l’Angleterre se trouve placée peuvent lui donner aujourd’hui quelques chances de succès. Il me suffit en ce moment de constater qu’elle n’en eut aucun sous le ministère whig, et que M. O’Connell y dépensa vainement son talent et son activité. En vain, quatre mois durant, son patriotisme se publia-t-il, et son éloquence se refusa-t-elle un instant de repos ; en vain appela-t-il à son aide la politique, la religion, l’industrie même, qui, disait-il, serait toujours paralysée en Irlande tant qu’on y consommerait des produits anglais ; en vain même, joignant l’exemple au précepte, le vit-on, dans une des réunions hebdomadaires de son association, faire circuler des draps pour femme de fabrique irlandaise, lancer l’anathème contre les fumeurs peu patriotes qui se servent de pipes hollandaises, et affirmer que de ses quatre fils, bien que fumeurs déterminés, aucun ne s’était jamais rendu coupable d’une telle énormité : industrie, religion, politique, aucune corde ne vibra, et le nerf principal de l’agitation comme de la guerre, l’argent, n’arriva que lentement et petitement dans les caisses de l’association.

Il est vrai que, pour cette fois, M. O’Connell se trouvait réduit à ses propres forces. D’une part, le vice-roi d’Irlande, si souvent loué par lui, lord Ebrington, s’était officiellement prononcé, et avait, par une proclamation, fait savoir aux repealers qu’ils ne devaient compter à l’avenir ni sur l’appui ni sur le patronage du gouvernement. D’un autre côté, quelques catholiques notables et la plupart des protestans libéraux n’hésitaient pas à prendre parti pour le maintien de l’union. En face de l’association dont M. O’Connell était le chef, il venait même de se former à Belfast, sous le nom d’association constitutionnelle, une association libérale, mais formellement opposée à la séparation. Elle avait pour président lord Charlemont, fils de l’illustre chef des volontaires de 1782, un des hommes les plus justement considérés et les plus populaires en Irlande. Dans ses rangs, on voyait figurer jusqu’à des radicaux connus, M. Sharman Crawford, par exemple, jadis membre de la chambre des communes, et qui s’était retiré du parlement il y a trois ou quatre ans, plutôt que de se faire le serviteur de M. O’Connell. On conçoit, en présence de cette double opposition, l’embarras du grand agitateur. Prendre à partie les orangistes et les tories, rendre à lord Stanley et à lord Lyndhurst coup pour coup, injure pour injure, dénoncer Wellington et sir Robert Peel comme des hommes qui cachent leurs vues perfides et sanguinaires sous une feinte modération, rien de plus facile ; mais rompre avec les protestans libéraux et avec la tête des catholiques, attaquer lord Ebrington, traiter lord Charlemont en ennemi, c’était jouer un tout autre jeu. Aussi, contre son usage, M. O’Connell montra-t-il quelque hésitation et une certaine timidité. À Cork, il se hasarda bien à blâmer lord Ebrington ; mais, à Dublin, il lui resta fidèle ainsi qu’au ministère. Quant à lord Charlemont, il se borna à déplorer son erreur et à faire des vœux pour que l’expérience l’éclairât ; il n’alla pas plus loin, et plusieurs réunions publiques eurent lieu où, d’un accord commun, le mot de rupture de l’union ne fut pas même prononcé. C’était maintenir dans le parti libéral irlandais un accord apparent ; mais c’était en même temps refroidir le zèle des repealers et diminuer leurs chances.

Il s’en faut d’ailleurs que toutes les parties de l’Irlande soient animées du même esprit. Au sud et à l’ouest, là où les catholiques sont vingt contre un, tout juste milieu est impossible ; on y est orangiste ou dévoué à la grande association catholique dont le siége est à Dublin. Dans le nord, il n’en est pas de même, et, depuis qu’il prêchait contre l’union, M. O’Connell y avait perdu, dans le parti libéral, une portion de son influence. Aussi doutait-on que, dans son pèlerinage, il osât pousser jusqu’à Belfast, et affronter à la fois la haine des orangistes, qui sont nombreux dans cette ville, et le mécontentement du parti libéral. M. O’Connell pourtant ne voulut pas reculer, et il alla à Belfast, mais comment ? Non comme d’habitude, avec éclat, avec bruit et en triomphateur, mais modestement, silencieusement, et sans qu’on fût averti. Par ses instructions d’ailleurs, deux réunions avaient été convoquées : la première, purement libérale, où il se garda de dire un mot pour la séparation, et la seconde, une heure après, où, ôtant son surtout et paraissant tout à coup en costume de repealer (un collet de velours blanc et des boutons gravés), il se mit à tonner contre l’union. Puis, sans attendre l’explication, il monta bien vite en chaise de poste, et s’en alla incognito comme il était venu.

Voici donc quelle était, un mois avant l’ouverture du parlement, la situation politique de l’Angleterre. Les deux grands partis constitutionnels, whigs-radicaux et tories de toute nuance, gardaient un silence prudent et paraissaient s’observer réciproquement. Les chartistes continuaient à s’agiter, mais d’une agitation maladive et stérile. L’Écosse s’occupait surtout de ses querelles religieuses et de la lutte établie entre l’aristocratie et la démocratie de son église. En Irlande enfin, M. O’Connell prêchait avec une infatigable activité la rupture de l’union ; mais, combattu par le vice-roi, il trouvait dans le parti catholique peu d’ardeur, et dans le parti libéral une opposition décidée. Que présageait ce calme, et que signifiait, par rapport à l’avenir du ministère, cette attitude réservée des partis ? Sur ce point, il y avait parmi les hommes les mieux informés deux opinions fort différentes : selon les uns, les tories avaient résolu d’attaquer le ministère, dès la discussion de l’adresse, sur la question extérieure, et de le renverser ainsi, au premier vote, avec l’aide de quelques radicaux mécontens ; selon les autres, la hardiesse et le succès de lord Palmerston avaient au contraire jeté le désordre dans les rangs de l’opposition, et conquis une douzaine de voix qui désormais devaient assurer au cabinet une honnête majorité.

De ces deux opinions, l’une n’était pas plus fondée que l’autre, ainsi qu’on put s’en convaincre dès les premiers jours de la session. Nul doute qu’en blâmant le traité du 15 juillet et la rupture de l’alliance française, les tories n’eussent pu gagner quelques voix radicales et faire passer, soit dans l’adresse, soit à part, une résolution contraire au cabinet ; mais la politique qu’il s’agissait de flétrir était précisément la vieille politique des tories, tout récemment empruntée par les whigs. En supposant qu’il convînt aux hommes éclairés du parti conservateur, le duc de Wellington, sir Robert Peel, lord Stanley, lord Lyndhurst même, de ne point s’arrêter à cette considération et de protester hautement pour l’alliance française contre l’alliance russe, il est douteux que le corps d’armée tout entier eût voulu suivre ses généraux. Il y avait donc dans cette manœuvre un double danger, celui d’une défaite et celui d’une scission. Je sais d’ailleurs que sir Robert Peel et lord Stanley craignaient, en faisant ressortir les torts de lord Palmerston, d’encourager en France l’opinion belliqueuse, d’ôter un argument aux partisans de la paix, et d’affaiblir ainsi le ministère nouveau. Tout se borna donc de la part du duc de Wellington et de sir Robert Peel, à de vagues politesses pour la France et à quelques phrases d’une réserve assez menaçante pour le ministre. D’un autre côté, on ne tarda pas à s’apercevoir que la campagne orientale de lord Palmerston n’avait pas déplacé une seule voix. Depuis bien des années, la conduite des affaires étrangères en Angleterre est le domaine presque exclusif de l’aristocratie. Que les intérêts commerçans du pays soient menacés ou l’honneur national compromis, alors la nation s’en émeut, mais dans ces deux cas seulement. Or, du moment où, grace à l’admirable bénignité de la France, la question d’Orient se terminait sans crise et pacifiquement, cette question disparaissait de la scène politique en laissant les esprits précisément dans la même situation où elle les avait trouvés. Dans l’intervalle des sessions, la nomination de lord Lyndhurst comme high stewart de l’université de Cambridge, à la majorité de 903 voix contre 427, et l’élection de Carlow, où le candidat conservateur, le colonel Bruen, l’emporta facilement sur le candidat réformiste, avaient déjà prouvé que les tories étaient loin de perdre du terrain. Les élections de Cantorbéry, Walsall, Monmouthshire et East Surrey, qui, en peu de jours, remplacèrent quatre whigs par quatre tories, en donnèrent une preuve plus éclatante encore. Les whigs, à la vérité, gagnèrent Saint-Alban, ce qui réduisit à 5 voix, en comptant Carlow, le bénéfice net des tories. Mais 5 voix avaient numériquement une grande importance dans une chambre où, de 25 à 30, la majorité était graduellement descendue à 8 ou 10. Elles en avaient moralement une plus grande encore, en montrant que le mouvement de réaction tory continuait, et que les palmes syriennes de lord Palmerston restaient à peu près comme non avenues dans le pays.

Tel étant l’état des esprits, le bill de lord Stanley devait naturellement redevenir le champ de bataille. Aussitôt après l’adresse, lord Stanley en effet le remit sur le tapis, et le lendemain lord Morpeth, au nom du gouvernement, en proposa un à son tour sur le même sujet.

Pour bien comprendre la discussion et les votes qui suivirent, quelques explications sont nécessaires. On sait qu’en Angleterre la dernière loi électorale a maintenu dans les comtés les francs tenanciers à 40 shillings, en soumettant leur inscription sur les listes électorales à des formes assez rigoureuses et empruntées jusqu’à un certain point à notre législation. Pour être électeur d’ailleurs, il ne suffit pas d’occuper une terre dont le revenu soit évalué à 40 shillings ; il faut que l’occupant jouisse lui-même de ce revenu en sus des charges et de la rente. Quant au simple fermier, il n’est admis à voter que si la terre qu’il exploite est évaluée, d’après la taxe des pauvres, à un revenu imposable de 50 liv. st.

Avant l’émancipation catholique, les électeurs à 40 sh. existaient en Irlande comme en Angleterre, et c’est à l’aide de ces électeurs, soulevés par le clergé et l’association catholique contre leurs propriétaires, que furent gagnées les grandes batailles électorales qui décidèrent l’émancipation. Mais ces électeurs étaient, pour la plupart, trop pauvres et trop dépendans pour que cet acte de désobéissance ne leur coûtât pas cher. Il fut constaté à cette époque que, placés entre leur propriétaire et leur curé, ils ne pouvaient suivre l’un sans encourir de la part de l’autre la persécution ou l’anathème. Lors de l’émancipation, d’un consentement presque commun, on leur retira donc un droit qui pouvait leur être si funeste, et la franchise électorale fut fixée pour l’Irlande à 10 liv. st. Comme il n’y avait point encore de taxe des pauvres en Irlande, l’appréciation du revenu imposable resta d’ailleurs dans un certain vague, et fut livrée, comme par le passé, à l’arbitraire des déclarations individuelles, reçues par les magistrats sous la foi du serment. Le mode d’inscription, en outre, fut combiné de manière à offrir aux électeurs un peu plus de facilité qu’en Angleterre, et par conséquent entouré de moins sévères précautions.

On comprend que, sous l’empire d’une telle loi, il dut y avoir en Irlande des fraudes nombreuses et beaucoup de faux électeurs. Tel est pourtant le morcellement de la terre et l’état de ruine toujours croissant du pays, que, malgré les fraudes, le nombre proportionnel des électeurs diminue plutôt qu’il n’augmente, et reste incomparablement plus faible qu’en Angleterre. C’est, on s’en souvient, un des griefs sur lesquels, depuis quelques années, M. O’Connell insiste le plus souvent.

Voilà quel était l’état de la législation quand, s’emparant habilement de ses vices et signalant ses abus, lord Stanley proposa un bill qui, d’une part, rendait beaucoup plus difficile et plus compliquée l’inscription sur les listes électorales, et, de l’autre, prenait la taxe des pauvres, récemment établie, pour base du revenu réel. À ce bill il y avait en apparence peu d’objections à faire. « Je maintiens le droit électoral, disait lord Stanley, tel que le bill de réforme l’a établi. Seulement je substitue un criterium certain à un criterium incertain, un revenu réel à un revenu fictif, des garanties sérieuses à des garanties ridicules. Je supprime le parjure et la fraude ; voilà tout. » Et cependant le bill de lord Stanley n’allait à rien moins qu’à réduire peut-être de moitié le nombre déjà si petit des électeurs irlandais. C’était ajouter à la distance que déjà la législation a mise entre les droits politiques en Angleterre et les droits politiques en Irlande. C’était élargir l’abîme qui sépare les deux pays. Il ne faut donc pas s’étonner que, malgré les raisons spécieuses sur lesquelles s’appuyait lord Stanley, M. O’Connell et le ministère repoussassent avec véhémence, avec obstination, une mesure qui démentait à ce point toute leur politique, et qui menaçait de produire de si déplorables résultats.

Néanmoins, du moment où lord Stanley, quatre fois vainqueur en 1840, insistait en 1841, il était clair que le cabinet, s’il se bornait à combattre le bill essuierait une dernière défaite. Voici donc comment il s’y prit pour détourner le coup. Reconnaissant les abus signalés par lord Stanley, il adopta presque toute la partie technique et réglementaire de son bill : il consentit aussi à ce que la taxe des pauvres servît de base au cens électoral ; mais, avec une hardiesse remarquable, il proposa à la fois d’abaisser le cens et d’en changer le principe. D’après son bill, quiconque occupait depuis quatorze ans, à quelque titre que ce soit un morceau de terre évalué à un revenu imposable de 5 liv. st., devait être électeur. Il n’est pas besoin de dire qu’une telle réforme fut accueillie avec de vives acclamations par M. O’Connell et par les radicaux, avec une inexprimable colère par le parti conservateur tout entier. Aussitôt après le discours de lord John Russel, lord Stanley se leva, et annonça qu’il combattrait à outrance le bill révolutionnaire du cabinet. « En faisant reposer le droit électoral sur la population, non sur la propriété, ce bill, dit-il, bouleverse toute la législation anglaise, et introduit une nouvelle constitution. » En revanche, le fils aîné de lord Grey, lord Howick, qui, l’an dernier, avait fait pencher la balance du côté de lord Stanley, se déclara satisfait et promit son concours à lord Russel. On verra tout à l’heure combien de temps dura cette satisfaction et comment il tint sa promesse.

Peu de jours après, la seconde lecture eut lieu, et le ministère, encore appuyé par lord Howick, obtint une majorité de 5 voix (299 contre 294).

D’après les rigueurs des principes constitutionnels, c’était assez pour rester au pouvoir. Ce n’était point assez pour gouverner, et surtout pour faire passer le bill objet du débat. On pouvait en effet remarquer que plusieurs membres, tout en votant pour la seconde lecture, s’étaient prononcés contre la clause des 5 liv. sterl., et que, pour conserver toutes ses voix, le ministère lui-même avait déclaré qu’il regardait le chiffre comme secondaire et comme susceptible d’être modifié en comité. Il devenait dès-lors évident que le bill de lord Morpeth n’était entre les mains du ministère qu’un moyen de combattre celui de lord Stanley. Les amis du cabinet, au reste, s’en cachaient peu. « Nous savons bien, disaient-ils, que notre bill ne passera pas ; mais le bill de lord Stanley ne passera pas non plus, et c’est tout ce que nous demandons. » Quand lord John Russell, possesseur de sa majorité de 5 voix, se leva pour annoncer qu’il ajournait jusqu’après les fêtes de Pâques l’examen du bill en comité, il fut accueilli par un éclat de rire qui prouva que la tactique était parfaitement comprise. Comme il n’existait pourtant aucun moyen de la déjouer, il fallut s’y soumettre, et, pendant la trêve, les autres affaires de la session marchèrent paisiblement.

Ces affaires, dans l’état actuel des partis, n’ont pas assez d’importance pour s’y arrêter longuement. Je citerai pourtant un bill pour permettre aux juifs l’accès des fonctions municipales, qui, malgré la vive opposition de sir Robert Inglis, de M. Gladstone, de M. Goulburn, passa à 138 voix contre 31, mais qui, à la chambre des lords, vient de succomber sous les foudres des évêques de Landaff et de Londres. Je citerai un bill important de M. Labouchère, président du bureau de commerce, pour réduire à un droit uniforme de 7 pour 100, dans les Indes occidentales et l’Amérique du Nord, les droits actuels de 15, 20 et 30 pour 100 sur les produits étrangers. Je citerai enfin le bill pour confirmer et amender la nouvelle loi des pauvres, qui donna lieu à de nombreuses et orageuses discussions. On sait que la nouvelle loi des pauvres, soutenue par les fractions modérées de toutes les opinions, a toujours eu pour adversaires implacables dans les deux chambres, d’une part les ultrà-tories, de l’autre les extrêmes radicaux. Il en fut encore ainsi, avec cette seule différence qu’on y mit plus de vivacité que jamais. Dans cette discussion, comme dans plusieurs autres, ce fut d’ailleurs sir Robert Peel qui dicta le vote. Ainsi lord John Russell voulait proroger pendant dix ans les pouvoirs de la commission centrale de surveillance : sir Robert Peel accorda cinq ans, et lord John Russell fut bien vite obligé d’y souscrire. Le lendemain, sur la nature même et sur l’étendue des pouvoirs à conférer à la commission, il fallut en passer par une concession analogue, et proclamer encore une fois aux yeux de tous que le gouvernement de la chambre appartenait désormais à l’opposition.

Je crois être certain qu’à cette époque le ministère se regardait comme assuré de passer la session, et que les chefs de l’opposition ne comptaient pas eux-mêmes faire un effort sérieux pour le renverser. C’est ce que constatèrent, pendant les vacances de Pâques, fort calmes d’ailleurs et fort silencieuses, les plaintes amères des tories exaltés. On remarqua beaucoup, notamment dans le Times, organe habituel du parti tory modéré, des lettres signées Atticus et distribuées à M. d’Israeli, par lesquelles le système de temporisation du duc de Wellington et de sir Robert Peel était vertement tancé. C’est alors que survint un incident fort inattendu et qui troubla singulièrement la quiétude du ministère, en même temps qu’il exalta les espérances des tories. Je veux parler de l’élection de Nottingham.

Nottingham est une grande ville manufacturière dont l’élection appartient de temps immémorial à l’opinion libérale. C’est pour la forme seulement qu’aux élections précédentes les tories y avaient produit un candidat, et quand son représentant, sir R. Ferguson, vint à mourir, personne ne pensa qu’il pût être remplacé autrement que par un radical ou par un whig. Le propriétaire du Times, M. Walter, tory très prononcé, songea pourtant à se mettre sur les rangs, comme ennemi du ministère whig, et comme ennemi plus décidé encore de la nouvelle loi des pauvres. Aussitôt, malgré sa couleur politique, les chartistes, qui sont nombreux à Nottingham, l’adoptèrent avec enthousiasme, et il se forma entre eux et les tories une subite coalition. M. Walter vint à Nottingham en même temps que son concurrent, M. Larpent, radical modéré, et, tandis que le radical ne pouvait se montrer en public ou ouvrir la bouche sans être hué comme un tory, le tory populaire comme un radical, se promenait triomphalement par la ville, et prononçait de sa fenêtre ou des hustings des discours couverts d’applaudissemens. Le jour de l’élection, il eut d’abord pour lui l’acclamation populaire (le vote par les mains), puis au scrutin près de deux voix contre une. Les whigs-radicaux en un mot furent battus dans une des villes où leur pouvoir paraissait le mieux assuré, et, ce qu’il y a de pire, battus par la défection d’une partie des électeurs sur lesquels ils croyaient pouvoir compter. En cas d’élection générale, un tel exemple était fâcheux et devait donner à penser.

Que l’élection de Nottingham y fût ou non pour quelque chose, toujours est-il que, le jour où le parlement reprit ses séances, le parti tory se montra beaucoup plus ardent qu’au début de la session, beaucoup plus pressé de prendre le pouvoir. Le ministère avait espéré le désarmer en élevant de 5 à 8 liv. sterl. le cens électoral en Irlande ; mais cette concession fut dédaignée, et dans une réunion de trois cents conservateurs qui eut lieu chez Robert Peel, on décida que tout accommodement serait refusé, et qu’on monterait bravement à l’assaut, drapeau déployé. Ce n’était pas, dit-on, l’avis de sir Robert Peel, homme prudent, réservé, temporisateur par excellence. Toutefois il est des jours où les chefs doivent céder à l’impatience des soldats, s’ils ne veulent perdre sur eux toute autorité. Or depuis long-temps on reprochait à sir Robert Peel ses ménagemens pour le ministère et ses hésitations. À sa froideur on opposait la fougue de lord Stanley, et l’idée de le déposer un jour, pour proclamer à sa place son ardent allié, semblait faire son chemin. Bien que paisible au milieu de cette agitation et assez habile pour échapper à ce danger, sir Robert Peel ne crut pas devoir résister davantage à ses amis. Il prit donc son parti, et se détermina à livrer la bataille décisive qu’il préparait depuis 1835 avec autant de patience que de perspicacité.

Cependant lord Howick s’était ravisé, et se disposait, de son côté, à donner à ses anciens collègues une dernière preuve de sa vive et sincère affection. Le 30 avril, à l’ouverture de la séance, revenant sur son approbation antérieure, il déclara qu’à ses yeux, comme à ceux de lord Stanley, le principe du bill ministériel était radicalement vicieux. On ne pouvait admettre que le seul fait d’occuper depuis quatorze ans un morceau de terre évalué à 5, 8, ou même 10 liv. st. de revenu, dût conférer le droit électoral dans le cas même où l’occupant paierait un fermage double de la valeur réelle. Il proposa en conséquence de substituer à la clause principale du bill une autre clause en vertu de laquelle il fallait, pour devenir électeur, posséder, en sus du fermage et de toutes charges, un intérêt réel de 5 liv. st. par an. « C’est, ajouta-t-il, le principe de la loi anglaise, et j’espère que sur ce terrain les deux grandes fractions qui se divisent la chambre pourront se rencontrer et signer la paix. »

Que lord Howick eût réellement cet espoir, ou que ce fût de sa part une simple précaution oratoire, toujours est-il que ni l’une ni l’autre des grandes fractions auxquelles il faisait appel, ne se tint pour satisfaite. Le ministère, ainsi qu’on devait s’y attendre, combattit un amendement qui bouleversait son système, et M. O’Connell, déjà mécontent de la concession inutilement offerte aux tories, se prononça avec énergie contre cet amendement. Quant aux tories, ils agirent fort habilement. Sans se lier aux détails de la proposition de lord Howick, ils en acceptèrent le principe, et, par cette manœuvre, votèrent avec lui contre le ministère, tout en se réservant la faculté si cela devenait nécessaire, de voter le lendemain avec le ministère contre lui. L’amendement, ainsi soutenu par sir Robert Peel et par lord Stanley, passa à la majorité considérable de 291 voix contre 270.

Après cet échec irréparable, il ne restait plus au ministère qu’à abandonner le bill. Le ministère pourtant ne prit point ce parti, et le lendemain commença une scène parlementaire dont, pour l’honneur de lord John Russell et de ses collègues, il est à désirer que le souvenir s’efface promptement. Pour quiconque avait écouté la discussion de la veille, il était clair qu’en adoptant l’amendement Howick, la chambre venait de repousser le principe du bill de lord Morpeth, et la vivacité avec laquelle lord John Russell lui-même avait combattu cet amendement prouve qu’il ne s’y était pas mépris. Le lendemain pourtant il vint déclarer qu’après y avoir réfléchi, le gouvernement était d’avis que l’amendement de lord Howick n’avait rien d’inconciliable avec la clause primitive. L’amendement Howick, en effet, assurait le droit électoral à quiconque possédait un intérêt annuel de 5 liv. st. en sus du fermage et des charges ; mais il n’empêchait pas qu’à cette classe d’électeurs on n’en ajoutât une autre, composée de tous les occupans depuis quatorze ans d’une terre évaluée à un revenu imposable de 8 liv. st. Le ministère adoptait donc la clause de lord Howick, et persistait dans la sienne. Ainsi entendu, le vote de la veille élargissait la franchise électorale au lieu de la restreindre, augmentait le nombre des électeurs au lieu de le diminuer.

Une telle manœuvre eut le sort qu’elle méritait, et tourna promptement à la confusion de ses inventeurs. Lord Howick annonça d’abord qu’il ne pouvait comprendre le vote de la chambre comme le ministère, et que, privé pour son amendement conciliateur du concours des whigs aussi bien que des tories, il se déterminait à le retirer, et à voter purement et simplement contre la clause primitive. Cette clause resta donc seule en discussion, et, après avoir rejeté plusieurs amendemens radicaux qui reproduisaient le chiffre de 5 liv. et supprimaient la garantie des quatorze ans, la chambre vint au point de se prononcer par oui ou par non. Mais, au moment d’aller aux voix, M. O’Connell, par une singulière méprise, fit une motion dont le résultat, si la chambre l’adoptait, devait être d’annuler le bill. Les tories, au milieu de l’hilarité générale, voulurent d’abord profiter de la méprise, et insistèrent pour que la motion eût son cours. Néanmoins lord John Russell réclama, et sir Robert Peel ne voulut point d’une victoire ainsi gagnée. Pour tirer la chambre de l’embarras réglementaire où elle se trouvait, il proposa donc (il était trois heures du matin) que la discussion fût remise à quatre heures du soir, mais à la condition qu’aucun amendement nouveau ne surgirait, et que la chambre voterait sans plus de retard sur le bill du ministère. « De cette façon, dit-il, il n’y aura ni surprise ni équivoque, et l’on saura définitivement à qui appartient la majorité. » Lord John Russell accepta le rendez-vous, et le soir, à l’heure dite, les deux partis se présentèrent en force, bien décidés à vider le différend. Après quelques discours insignifians et pour la forme, la division eut lieu, et 300 voix contre 289 repoussèrent le bill ministériel. Le lendemain, au lieu d’annoncer la retraite du cabinet, comme on s’y attendait, lord John Russell et le chancelier de l’échiquier donnèrent avis des trois grandes mesures qui, depuis ce moment, ont presque exclusivement occupé l’attention.

J’aurais glissé plus légèrement sur ce débat, s’il ne me paraissait hors de doute qu’en réalité le ministère whig a été renversé, non sur la question des céréales ou des sucres, mais sur celle de l’enregistrement des électeurs irlandais. C’est une circonstance qu’il ne faut pas perdre de vue, et qui, si je ne m’abuse, doit avoir sur la situation du prochain cabinet une assez grande influence.

Ici se présente une question fort débattue dans le parlement, dans les meetings et dans les colléges électoraux. Avant la défaite du cabinet whig, il n’avait pas dit un mot des trois grandes mesures auxquelles il a depuis attaché son existence, et dans le discours de la couronne, programme ordinaire des travaux de la session, il n’était pas fait à une seule de ces mesures la plus indirecte allusion. Faut-il donc croire, comme sir Robert Peel, lord Stanley et sir James Graham l’ont si vivement reproché au cabinet, qu’il ait improvisé son budget du jour au lendemain, quand tout espoir de se maintenir était perdu, et dans l’unique vue de refaire sa popularité ? Faut-il croire, en un mot, que les céréales, les sucres et les bois de construction n’aient été à ses yeux qu’une machine de guerre et un moyen d’agiter le peuple à son profit ?

On sait que lord John Russell a nié formellement le budget improvisé. Sans aller jusque-là, une partie des motifs imputés au cabinet par les tories n’en paraît pas moins incontestable. Dès le début de la session, les whigs se rendaient parfaitement compte de leur situation. Ils savaient qu’avec le parlement actuel le gouvernement ne leur était plus possible, et que, vainqueurs ou vaincus à deux ou trois voix de majorité, ils devraient, au milieu ou à la fin de la session, se retirer ou dissoudre. Ils savaient de plus que, selon toute apparence, les élections, dans l’état actuel des choses, ne tourneraient pas en leur faveur. Ils aimaient pourtant mieux faire eux-mêmes la dissolution que de la laisser faire par leurs adversaires, si ce n’est pour avoir la majorité, du moins pour s’assurer une minorité respectable, et à l’aide de laquelle ils pussent tenir le ministère tory en échec. Il était dès-lors fort simple que, dès le commencement de la session, ils cherchassent quelles mesures raviveraient leur popularité presque éteinte et leur prépareraient un bon terrain. Ce n’est pas tout. Depuis quelques années, en supprimant ou modifiant des taxes établies, les whigs avaient réduit les recettes exactement au niveau des dépenses ordinaires du pays. Par suite des armemens extraordinaires de la Syrie, de la Chine et de l’Inde, il y avait donc dans les caisses de l’état un déficit considérable, et qui sur l’exercice précédent montait à près de 2,500,000 liv. st. (63,000,000 de francs environ). En 1842, malgré les 5 p. 100 d’augmentation sur les taxes indirectes et les 10 p. 100 sur les impôts directs votés l’an dernier, ce déficit ne pouvait pas être évalué à moins de 1,800,000 liv. sterl. (45,000,000 de  fr.). Comment le combler ? Par un emprunt ? c’était entrer dans une voie ruineuse et dangereuse. Par l’établissement de nouveaux impôts ou l’augmentation des anciens ? c’était faire beau jeu à l’opposition et mécontenter une fraction notable du parti ministériel. Si donc on pouvait découvrir une mesure qui fût à la fois productive et populaire, utile à la masse des consommateurs et avantageuse au trésor, le problème n’était-il pas admirablement résolu ? Or, cette mesure existait, qualifiée à la vérité d’acte de démence par le chef du cabinet, mais adoptée dès l’année précédente par tous les ministres membres de la chambre des communes. En proposant de modifier la taxe à l’importation du blé, et en y joignant quelques changemens sur la taxe du sucre et du bois de construction, on avait le double avantage de présenter un budget en équilibre et de regagner par tout le pays le concours ardent des radicaux. À la vérité, on risquait d’y perdre quelques adhérens plus dévoués à l’intérêt agricole ou colonial qu’au ministère ; mais dans les rangs des tories il existait, en revanche, quelques ennemis de la loi des céréales et quelques partisans de la liberté du commerce. Ne pouvait-on pas espérer qu’on obtiendrait leur appui momentané, et qu’il y aurait compensation ?

En supposant, au reste, que ce plan ne fût pas définitivement arrêté, l’évènement singulier dont j’ai parlé, la coalition des tories et des chartistes à Nottingham, dut, ce me semble, dissiper toutes les incertitudes et lever tous les doutes. Que l’exemple de Nottingham fût imité, et la force des tories recevait aux prochaines élections un notable accroissement. Il importait donc de rompre à tout prix un accord si dangereux, et de rendre aux réformistes de toute nuance un intérêt commun. Pour cela, quoi de meilleur que la réforme de la loi des céréales, de cette loi si injuste, et dont les radicaux, depuis tant d’années, demandaient vivement l’abrogation.

Maintenant, cette tactique du ministère est-elle, comme on l’a prétendu, odieuse et criminelle ? Pas le moins du monde, à mon sens. Sans doute lord John Russell et ses collègues seraient coupables si, dans une pure combinaison de parti, ils avaient tout d’un coup adopté des mesures mauvaises, selon eux, et contraires aux intérêts du pays ; mais, en admettant que telle soit la conduite de lord Melbourne, ce n’est certes celle ni de lord John Russell, ni de M. Macaulay, ni de M. Baring, ni de M. Labouchère, qui, en 1840, lorsque M. Villiers proposa de modifier la loi des céréales, votèrent tous avec lui. Ce qui les empêchait alors de prendre eux-mêmes l’initiative de cette mesure, c’étaient de pures considérations politiques. Comment s’étonner dès-lors que, l’année suivante, d’autres considérations politiques aient pu leur inspirer une autre résolution ? Quant aux publicistes anglais ou français qui, tout en approuvant au fond les mesures, font un crime au ministère d’avoir, en les proposant, excité les passions et propagé l’agitation, il n’y a rien à leur répondre, si ce n’est qu’ils comprennent étrangement le gouvernement représentatif et ses conditions. Qu’on cite dans un pays libre un grand parti, gouvernement ou opposition, qui, lorsqu’il croit y trouver son avantage, renonce à agiter l’opinion publique. C’est, par l’agitation populaire qu’en 1783 Pitt arracha le pouvoir à Fox et à lord North coalisés, bien qu’au début ceux-ci disposassent contre lui d’une forte majorité. C’est par l’agitation populaire qu’en 1832 le ministère dont faisaient partie lord Stanley, sir James Graham et lord Ripon, fit passer le bill de réforme, malgré la résistance de la chambre des lords et du roi. N’est-ce pas aussi à l’agitation populaire que s’adressent les ultrà-tories quand, dans leurs prédications furibondes contre O’Connell et contre le catholicisme, ils remuent ou s’efforcent de remuer au sein des masses les plus étroits préjugés, les plus mauvaises passions ? Si l’église en danger est aujourd’hui dans le peuple un cri moins formidable que le pain à bon marché, ce n’est certes pas la faute des tories, et l’on ne doit leur en savoir aucun gré.

Si les mesures proposées par le ministère sont bonnes, il a donc bien fait de les proposer, et il fait bien de les soutenir comme il les soutient. Voyons maintenant ce qu’il faut penser des mesures elles-mêmes.

D’après l’exposé très clair et très complet du chancelier de l’échiquier, le déficit prévu sur le budget de 1841 est, ainsi que je l’ai dit, de 1,800,000 liv. st. Le ministère whig proposait d’y suffire :

1o  En réduisant de 65 sh. à 50 sh. par charge (de 40 à 50 pieds cubes) le droit sur le bois de construction étranger, et en portant de 10 sh. à 20 sh., le droit sur le bois du Canada ;

2o  En réduisant de 63 sh. à 36 sh. par quintal (50 kilog. et demi) le droit sur le sucre étranger, tout en laissant à 2 sh. le droit sur le sucre colonial ;

3o  En établissant sur le blé étranger par quarter[2] un droit fixe de 8 sh. (3 fr. 50 cent. par hectolitre) au lieu du droit gradué qui, lorsque le blé indigène est à 54 sh. (24 fr. l’hect.), ne monte pas à moins de 32 sh.d. (15 fr. l’hect.) et reste, à vrai dire, prohibitif jusqu’à ce que le blé ait atteint le prix exorbitant de 70 sh. (31 fr. l’hect.).

Le but avoué de ces trois modifications, c’est qu’il puisse entrer dans la consommation anglaise plus de bois, de sucre et de blé étrangers, de manière à ce que, sans augmentation, peut-être avec quelque diminution sur les prix actuels, les droits des douanes deviennent plus productifs. Quelques mots maintenant sur chacune des trois mesures et sur leurs antécédens.

Jusqu’en 1808, le bois du Canada et les bois de la Baltique payaient les mêmes droits à l’entrée et luttaient à armes égales sur le marché intérieur ; mais dans un temps où fleurissait presque sans contestation le système protecteur, une telle égalité ne pouvait subsister, et les propriétaires d’Amérique eurent soin d’y mettre ordre. En 1809, le droit sur le bois du Canada fut donc presque supprimé, et en 1810 le droit sur le bois étranger presque doublé. En 1813, ce dernier fut encore augmenté de 25 pour 100, et ne monta pas à moins de 3 liv. st. En 1821, il parut qu’on avait dépassé le but, et les droits furent définitivement fixés à 65 sh. sur les bois étrangers, et à 10 sh. sur les bois du Canada. Avec un tel tarif, il est évident que le bois du Canada continua à exclure le bois étranger, et que les constructeurs anglais durent, comme sous le tarif précédent, payer plus cher un bois qui vaut moins, afin d’enrichir certains propriétaires. N’en serait-il pas encore de même sous le tarif proposé par le ministère, et qui d’un bois à l’autre laisse subsister l’énorme différence de 20 à 50 sh. ? Cela est assez probable, et c’est ce qui fait que, des trois mesures, celle-ci n’a excité en général ni blâme ni approbation. Tout ce que l’on peut en dire, c’est que le principe en est bon.

Voilà pour le bois. Quant au sucre, l’Angleterre n’a pas, ainsi que la France, l’extrême bonheur de posséder un sucre indigène qui, comme on le dit, met en mouvement deux ou trois fois plus de travail qu’aucun autre, c’est-à-dire coûte deux ou trois fois plus à produire. Il n’y a donc de lutte qu’entre le sucre des colonies anglaises et le sucre des colonies étrangères. Toutefois les mesures ont été parfaitement prises jusqu’ici pour que celui-ci, bien que nominalement admis, fût réellement exclu du marché. Après de fréquentes variations, le droit sur le sucre des colonies anglaises, qui était, sous la reine Anne, de 3 sh.d. (4 fr. 40 c.) par quintal de 112 livres anglaises (50 kilog.gr.), en 1780 de 6 sh.d. (8 fr. 50 c.), en 1791 de 15 sh. (19 fr.), en 1799 de 20 sh. (25 fr.), en 1806 de 30 sh. (37 fr. 50 c.), fut en 1831, lors de la révision du tarif, fixé à 24 sh. (30 fr.). Mais à cette époque même, bien que M. Huskisson eût passé par les affaires, on maintint sur le sucre étranger le droit énorme et vraiment prohibitif de 63 sh. (79 fr.). Or la consommation anglaise est, on le sait, de 4 millions de quintaux environ. C’est donc, en supposant entre les deux sucres une différence moyenne de 10 à 15 fr. par quintal, une somme de 40 à 60 millions que les consommateurs anglais paient chaque année aux planteurs de la Jamaïque et des autres colonies. Dans son budget néanmoins, le ministère whig conservait aux planteurs une prime de 12 sh. (15 fr.) par quintal, c’est-à-dire une prime plus forte que celle dont jouit en France le sucre colonial.

En présence d’une telle protection, il semble assurément que les consommateurs aient seuls le droit de se plaindre. Cependant il n’en est point ainsi, et les producteurs se déclarent ruinés si le bill ministériel vient jamais à prévaloir. Ce qu’il leur faut, c’est le monopole absolu du marché. Qu’une livre de sucre étranger se consomme en Angleterre, et les colonies sont perdues. Il est difficile de croire au succès d’une si étrange prétention, si elle ne se trouvait soutenue en ce moment par une circonstance particulière. L’Angleterre, par une honorable initiative, a aboli l’esclavage dans ses colonies, et c’est depuis deux ans seulement que la période d’apprentissage a fini. La conséquence, c’est que, sur plusieurs points, on se procure difficilement des travailleurs, et que leur travail est à haut prix. Or convient-il de choisir précisément ce moment pour appeler la concurrence du sucre étranger, et d’ajouter ainsi aux embarras actuels des propriétaires en les forçant à vendre à plus bas prix ce qu’ils produisent plus chèrement ? Convient-il, en un mot, de compromettre la grande épreuve qui se fait, et de retarder peut-être dans le monde le mouvement d’émancipation ? Tel est, bon ou mauvais, l’argument que les planteurs ont fait valoir fort habilement, et qui a dû produire quelque impression.

Je viens à la plus importante des mesures proposées, à celle qui donne son caractère à la lutte actuelle, et qui va peut-être marquer une ère nouvelle dans la politique commerciale de l’Angleterre. L’idée de prohiber le blé étranger et de taxer le pain est en Angleterre, comme en France, une idée nouvelle, une idée qui d’ailleurs ne pouvait naître avant que d’une part l’accroissement de la population rendit insuffisant le produit des meilleures terres, avant que de l’autre la facilité des communications permît de songer à suppléer au déficit par un approvisionnement étranger. Jusque vers la fin du dernier siècle, les lois sur les céréales furent donc bien plutôt dirigées contre l’exportation du blé national que contre l’importation du blé étranger, et, si celui-ci fut quelquefois prohibé, la prohibition manqua toujours de moyens suffisans pour se faire respecter. En 1773, un acte spécial permit formellement l’importation du blé étranger au droit nominal de 6 d. le quarter (à peu près 23 c. l’hectolitre), dès que le prix du blé national atteindrait 48 sh. (22 fr. l’hect.). Sous l’empire de cet acte, beaucoup de blé étranger fut importé, et, en 1796, les propriétaires fonciers dont l’influence croissait, obtinrent qu’il y fût porté remède par un droit prohibitif de 24 sh. (10 fr. 80 c. l’hect.), tant que le blé national n’atteindrait pas le chiffre de 50 sh. (22 fr. 55 c. l’hect.) ; que de 50 à 54 sh. (de 22 fr. 55 c. à 24 fr. 50 c. l’hect.), il y eût encore un droit moyen de 2 sh.d. (1 fr. 20 c. l’hect.), et de 6 d. (25 c. l’hect.) au-dessus de 54 sh. (24 fr. 50 c. l’hect.). En 1804 enfin, le blé étranger fut soumis à un droit de 24 sh.d. (11 fr. 20 c. l’hect.), quand le blé national coûtait 63 sh. (28 fr. 50 c. l’hect.) et au-dessous. De 63 sh. à 66 sh. (de 28 fr. 50 c. à 30 fr. l’hect.) ce droit n’était plus que de 2 sh.d. (1 fr. 20 c. l’hect.). Ces deux lois, on le voit, contenaient en germe le système gradué ; mais le saut était brusque, et l’on passait presque sans transition de la prohibition à la liberté.

De 1796 à 1815, les circonstances, plus encore que les lois, assurèrent aux producteurs nationaux le monopole de la consommation. Il en résulta deux choses fort graves : l’une que, pour tenir les subsistances au niveau de la population, il fallut, à mesure que celle-ci croissait, mettre en culture des terres de qualité inférieure, et augmenter ainsi notablement ce que, dans le vieux langage économique, on appelle le prix rémunérateur ou le prix de revient ; l’autre que, toute importation étrangère se trouvant à peu près interdite, même dans les années de disette, le blé monta quelquefois à un prix exorbitant, au prix par exemple de 120 à 130 shill. (54 fr. 40 c. à 58 fr. 95 c. l’hect.). Sous l’influence de ces deux circonstances les fermages crurent rapidement, et bon nombre de propriétaires doublèrent leur revenu.

Pendant les dix années qui précédèrent 1815, le prix moyen du blé avait été de 85 sh.d. (38 fr. 85 c. l’hect.), et pendant les six dernières années de 96 sh.d. (43 fr. 88 c.). Il y avait donc, au moment où la paix rétablit les relations commerciales, d’une part, une loi qui, lorsque le blé indigène valait 66 sh. (20 fr. l’hect.) n’imposait plus au blé étranger qu’un droit nominal de 6 d. (23 c. l’hect.) ; de l’autre, l’habitude prise d’un prix bien plus élevé. Dans cette situation, l’intérêt agricole, menacé de perdre ce que la guerre lui avait donné, jeta les hauts cris, et fit rendre une loi qui, au-dessous de 80 sh. (36 fr. l’hect.), prohibait absolument toute importation de blé étranger. Au-dessus de 80 sh., le blé étranger était admis librement et sans droit. Ce qu’il y a de curieux, c’est que cette loi resta fort au-dessous des prétentions de l’intérêt agricole, et rencontra de sa part une violente opposition. Pour le satisfaire pleinement, il n’eût fallu rien moins que fixer le prix limite à 100 et même 120 sh. (45 fr. 20 c. et 54 fr. 40 c. l’hect.).

Les propriétaires croyaient du moins que l’acte de 1815 leur assurait un prix permanent de 80 sh. (36 fr. l’hect.), et, leur premier feu passé, ils s’y résignaient ; mais il n’en fut pas ainsi, et, à travers d’assez grandes fluctuations, le prix moyen, de 1815 à 1820, ne fut que de 75 sh. environ (33 fr.c. l’hect.). En 1820 et 1821, il baissa encore grace à l’abondance des récoltes, et l’Angleterre, malgré toutes ses lois, fut affligée de la calamité déplorable du pain à bon marché. L’intérêt agricole imagina alors une autre combinaison qui, en n’interdisant l’importation que jusqu’au prix de 70 sh. (31 fr. l’hect.), donnait jusqu’à un certain point satisfaction à l’intérêt industriel, mais qui, de 70 à 80 sh. (de 31 à 36 fr. l’hect.), frappait le blé étranger du droit de 17 sh. (7 fr. 72 c. l’hect.) pendant les trois premiers mois, et ensuite de 12 sh. (5 fr. 45 c. l’hect.). De 80 à 85 sh. (de 36 à 38 fr. 60 c. l’hect.), ce droit devait être encore de 10 et de 5 sh. (de 4 fr. 60 c. et de 2 fr. 30 c. l’hect.). Par une clause fort étrange enfin, il fut établi que le bill nouveau ne serait mis à exécution que lorsque le prix du blé aurait une fois pour toutes atteint le chiffre de 80 sh. (36 fr. l’hect.). Or, en 1827, cette condition n’avait point encore été remplie, et le bill de 1815 avait toujours force de loi.

Tel était l’état de la législation quand, dans son court ministère, M. Canning fit revivre la question et entreprit de la résoudre dans un sens un peu plus libéral. Son plan alors parut en Angleterre le comble de l’audace, et l’on n’a pas oublié les clameurs qu’il souleva. Il était pourtant des plus timides. Le système de M. Canning consistait à prendre le prix de 62 sh. (28 fr. 16 c. l’hect.) pour pivot, et à établir à ce prix un droit de 20 sh. (9 fr. 20 c. l’hect.), qui augmentait ou diminuait de 2 sh. (92 c. l’hect.) à mesure que le prix du blé indigène diminuait ou augmentait de 1 sh. (46 c. l’hect.). Mais ce système, que la chambre des communes avait admis à la majorité considérable de 243 voix contre 78, ne parut pas à la chambre des lords assez favorable à l’intérêt agricole. On sait qu’après l’adoption d’un ameublement du duc de Wellington, M. Canning retira son bill, ce qui n’empêcha pas le duc de Wellington, l’année suivante, d’en faire passer un presque semblable. D’après celui-ci, quand le blé indigène était à 54 sh. (24 fr. 50 c. l’hect.), le blé étranger ne pouvait entrer sans payer un droit de 32 sh.d. (14 fr. 90 c. l’hect.). À chaque 1 sh. (46 c. l’hect.) d’augmentation sur le prix du blé jusqu’à 67 sh. (30 fr. 25 c. l’hect.), le droit diminuait de 1 sh. (46 c. l’hect.). Il diminuait de 2 sh. (92 c. l’hect.) jusqu’à 69 sh. (31 fr. 40 c. l’hect.), de 3 sh. (1 fr. 38 c. l’hect.) jusqu’à 71 sh. (32 fr. 25 c. l’hect.), de 4 sh. enfin (1 fr. 84 c. l’hect.) jusqu’à 73 sh. (33 fr. 20 c. l’hect.). En comparant les deux bills, on voit qu’à 59 sh. (26 fr. 80 c. l’hect.) et à 73 sh. (33 fr. 20 c. l’hect.), le droit Wellington est le même que le droit Canning. Entre 59 et 73 sh., le droit Wellington est un peu plus élevé. C’est encore la loi de 1828 qui régit la matière aujourd’hui.

Ce qu’il est bon de remarquer, c’est qu’en 1827 et 1828 le droit gradué était fort en faveur, et que les radicaux les plus décidés allaient à peine aussi loin que le ministère Melbourne. Le plus grand économiste de l’époque, M. Ricardo, se bornait à demander un droit fixe qui descendît graduellement jusqu’à 10 sh. (4 fr. 50 c. l’hect.). Mais M. Canning repoussait vivement une telle innovation, et quand M. Hume en faisait le sujet d’un amendement, 140 voix contre 16 rejetaient dédaigneusement sa proposition. La loi de M. Canning et même celle du duc de Wellington n’en parut pas moins à l’opinion libérale une conquête importante, et à l’intérêt agricole un échec sérieux. Personne alors, si ce n’est un petit nombre d’esprits forts, n’osait envisager la question sous son véritable jour, et déclarer nettement que le consommateur ne devait pas payer au propriétaire foncier la plus injuste des taxes, une taxe qui, en évaluant à 8 ou 10 sh. par hect. l’augmentation du prix des céréales, n’impose pas à la population un sacrifice moindre de 5 à 600 millions par an.

Après le bill de réforme, quand l’opinion radicale parla plus haut et plus ferme, la taxe du bill fut exposée à de plus rudes attaques, et une association se forma tout exprès pour en provoquer et en poursuivre l’abolition. Les masses populaires aussi commencèrent à s’en préoccuper sérieusement, surtout dans les grandes villes manufacturières, et tout le monde se souvient des étranges processions où l’on portait deux pains de prix égal, l’un anglais, tout petit, l’autre polonais, d’un volume double ou triple. Nécessairement un tel symbole devait frapper l’esprit du peuple, malgré les beaux raisonnemens par lesquels on cherchait à lui démontrer qu’il gagnait beaucoup à n’acheter avec la même somme d’argent qu’une livre de pain au lieu de deux. La question des céréales devenait donc, en dehors du parlement, une question vivante et actuelle, mais, dans le parlement même, elle se confondait avec une foule d’autres questions que l’on produit régulièrement sur le théâtre parlementaire une fois par an, et qui, après une représentation froide et vide, rentrent paisiblement dans les cartons jusqu’à l’année qui suit. C’est ainsi qu’en 1837 la motion de M. Clay sur ce grave sujet fut, après un court débat, rejetée par 226 voix contre 86 ; qu’en 1838, dans la chambre des communes qui vient d’être dissoute, M. Villiers fut moins heureux encore, et n’obtint que 35 voix contre 300. L’an dernier, à la vérité, le même M. Villiers réunit en faveur de sa proposition jusqu’à 177 voix, au nombre desquelles des communes ; mais ce fut après un débat plus lourd, plus traînant, plus insignifiant encore qu’à l’ordinaire. Quant à la chambre des lords, c’est tout au plus si les trois grands adversaires de la loi des céréales, lord Brougham, lord Fitz-Williams et lord Radnor, pouvaient entraîner à leur suite une douzaine de voix. Dans cette chambre, d’ailleurs, whigs et tories, ministère et opposition, fraternisaient sur cette question, et le chef du cabinet envoyait dédaigneusement à Bedlam ceux qui, en la prenant au sérieux, jetteraient la confusion dans le pays, et armeraient l’une contre l’autre les diverses classes de la société.

Tout cela bien compris, il est aisé de se figurer l’effet que dut produire et que produisit la déclaration inattendue du cabinet. Ce fut un vrai coup de théâtre qui en un instant changea toutes les situations, bouleversa toutes les combinaisons. Jusqu’alors dans la majorité qui soutenait lord Melbourne, l’élément whig dominait, bien que numériquement le plus faible. À dater du discours de lord John Russell, l’élément radical prenait définitivement le dessus. C’en était fait aussi de tout espoir d’accommodement entre les tories et les whigs, et de la formation d’une majorité intermédiaire qui laisserait les radicaux à gauche, à droite les ultrà-tories. Par un seul mot, lord John Russell et ses collègues venaient de se couper toute retraite ; par un seul mot, ils venaient de se faire, pour long-temps peut-être, les chefs des radicaux modérés.

La discussion qui suivit la présentation du budget est trop récente et a été trop remarquée pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter. Il faut pourtant dire quelques mots de l’attitude singulière que prirent dans cette discussion les tories modérés. Tandis que le ministère s’efforçait, malgré la défection prévue de quinze ou vingt whigs, d’attirer tout le débat sur les trois mesures nouvelles, surtout sur celle qui touche au prix du pain, les tories modérés se gardaient de suivre le ministère, et affectaient de se placer sur un tout autre terrain. À la réduction des droits sur les sucres, ils opposaient moins l’intérêt des planteurs que celui des nègres, et quant au bill des céréales, ils en combattaient le mode et l’opportunité bien plutôt que le principe ; ils niaient d’ailleurs que la question générale de la liberté du commerce fût engagée dans les trois mesures, et que le parlement eût à se prononcer sur cette question par oui ou par non. Enfin, sir Robert Peel et lord Stanley parlaient non comme les adversaires de tel ou tel bill, mais comme les chefs d’une opposition qui, après avoir tenu le gouvernement en échec pendant trois ans, croit que son jour est venu. Dans le premier discours de sir Robert Peel, celui qui peut passer pour sa prise de possession, il réservait son opinion sur la question des bois, demandait pour la question des sucres un ajournement fondé sur la grande épreuve qui se fait en ce moment, et se bornait, relativement à la question des céréales, à se prononcer pour un tarif gradué préférablement à un droit fixe. Puis, ce tribut payé, il revenait bien vite à la conduite générale du ministère, qu’il montrait abandonnant misérablement les mesures dont, en 1835, il avait fait le pivot de toute sa politique, invoquant dans l’affaire du Canada, dans celle du privilége, dans celle de la loi des pauvres, l’appui de l’opposition, et battant ses amis avec l’aide de ses adversaires ; réduisant enfin les impôts sans réduire les dépenses, de manière à remplacer un boni de 2,000,000 liv. par un déficit de 7,000,000 liv. (175 millions). « Et dans cette situation, fruit de votre mauvaise administration et de votre incapacité, ajoutait sir Robert Peel du ton le plus dédaigneux, vous venez encore implorer mon secours et me demander un budget ; c’est me supposer par trop généreux ou par trop dupe. Si, comme on l’a dit, la vue d’un homme de bien luttant avec l’adversité est un spectacle digne des dieux, je reconnais que tout le monde, dans cette chambre, doit envisager avec une sympathie bien sincère la situation du chancelier de l’échiquier. Il est en effet impossible d’imaginer une situation plus lamentable que celle d’un chancelier de l’échiquier assis sur une caisse vide, penché sur le gouffre sans fond du déficit, et pêchant un budget. Mais je ne veux pas mordre. » Sir Robert Peel finissait en déclarant que, selon lui, les ministres, en gardant le pouvoir, bien que la confiance parlementaire se fût retirée d’eux, avaient agi contrairement aux principes de la constitution, et que de là venait tout le mal.

On sait que, sur la question des sucres, le ministère fut battu à 36 voix de majorité, quelques whigs s’étant volontairement abstenus, et 13 ayant positivement voté avec les tories. On sait aussi qu’au lieu de quitter la place sur-le-champ, le ministère annonça l’intention de faire discuter auparavant la loi des céréales. Alors devint plus évidente encore la tactique des chefs tories. Nul doute qu’en laissant venir à discussion le bill des céréales, une majorité considérable ne leur fût assurée. Que fait cependant sir Robert Peel ? Au risque de diminuer, peut-être de perdre la majorité, il propose à la chambre de déclarer qu’elle n’a point confiance dans le cabinet, et que celui-ci ne peut rester plus long-temps au pouvoir sans enfreindre toutes les règles parlementaires et constitutionnelles. Et dans ce grand débat que discute-t-on ? Est-ce la question des céréales, des sucres ou des bois de construction ? Pas le moins du monde. Quel est, d’après la rigueur des principes constitutionnels, le moment précis où les ministres, après une ou plusieurs défaites, sont tenus de se retirer ? Qu’ont fait en pareille circonstance Robert Walpole, lord North, M. Pitt, lord Sidmouth, lord Liverpool, le duc de Wellington, et sir Robert Peel lui-même ? Voilà le sujet, l’unique sujet du débat où, par un renversement singulier des rôles habituels, on voit les tories s’appuyer presque constamment de l’autorité de Fox, les whigs de l’autorité de Pitt. Ainsi ce sont d’un côté deux membres du cabinet, sir John Cam Hobhouse, jadis radical ardent, et M. Macaulay, le plus libéral des ministres, qui vont jusqu’à dire, le premier, « qu’après tout, le ministère possède la confiance de la reine, et que c’est encore là le plus sûr et le meilleur des appuis ; » le second, « que le ministère, à la vérité, doit se retirer ou dissoudre, quand il est battu sur une question qui touche à l’administration ou à la direction générale des affaires, non quand il s’agit seulement de législation. » Ce sont, d’un autre côté, sir Robert Peel et lord Stanley, qui, avec énergie, avec éloquence, protestent contre de telles hérésies, contre de tels sophismes, et prennent fait et cause pour la prérogative parlementaire. « La doctrine de sir John Cam Hobhouse, s’écrie lord Stanley, est la négation du gouvernement représentatif tel qu’il existe en Angleterre depuis 1688. Il n’y a pas de plus grave offense que d’insinuer une si pernicieuse doctrine dans l’oreille d’un souverain de la maison de Hanovre. » — « La chambre des communes, répète à plusieurs reprises sir Robert Peel, est le centre de gravité de l’état. Un ministère qui ne possède pas la confiance pleine et entière de la chambre des communes, ne peut continuer à gouverner sans se mettre hors de la constitution. » Sir Robert Peel rappelle d’ailleurs que cette doctrine, il l’a pratiquée avant de la professer. En 1835, il était honoré de la confiance du roi et des deux tiers de la chambre des lords. Il ne s’en est pas moins retiré le jour où il lui a paru que l’appui de la chambre des communes lui manquait définitivement.

Pour mettre de son côté la théorie constitutionnelle et les précédens de toute époque, le ministère, au reste, n’avait que deux mots à dire : Dissolution, appel au pays. Ces deux mots, il les dit pendant le cours de la discussion, et dès-lors le terrain changea pour tout le monde. Whigs et tories, tout le monde pourtant passa à côté des trois mesures, ou du moins elles ne furent que fort indirectement abordées. Lord Sandon dirigea une vive attaque contre lord Melbourne, dont il rappela les déclarations précédentes. Sir William Follett, un des jurisconsultes et des orateurs les plus distingués du parti tory, énuméra toutes les défaites du cabinet depuis 1839. Lord Stanley, avec sa véhémence habituelle, s’écria que la mesure était comblée, et qu’il ne restait plus qu’à donner aux ministres, en termes bien clairs, un congé définitif. Sir James Graham enfin compara lord Melbourne et ses collègues « à ces locataires désespérés qui, lorsqu’ils reçoivent sommation de déguerpir, mettent eux-mêmes le feu à leur habitation, » et « à ces pirates qui, poussés dans leurs derniers retranchemens, courent au magasin à poudre une torche à la main. » Dans le camp opposé, lord Morpeth et M. Shiel, lord John Rusell et M. O’Connell, ne traitèrent pas l’opposition avec plus de courtoisie. Les membres tels que lord Worsley et M. Handley, qui, dans la question des sucres, avaient voté avec l’opposition, et qui, par une vieille fidélité de parti, votaient cette fois avec le ministère, eurent enfin à subir une attaque dont la vivacité amena, entre les whigs devenus tories et les tories devenus whigs, une guerre rétrospective de récriminations et de personnalités. Mais, encore une fois, des trois mesures en elles-mêmes, de celle surtout qui intéressait le plus le pays, à peine fut-il question. Au moment de la division, huit whigs s’abstinrent ; pas un ne vota avec l’opposition. Pas un tory, d’un autre côté, même de ceux qui représentent les grandes villes industrielles, ne vota avec le ministère. C’est donc comme chef du parti tory, non comme représentant du parti agricole, que sir Robert Peel obtint la majorité (323 contre 322) dans cette grave circonstance. C’est comme chef du parti tory qu’à dater de ce jour jusqu’à la dissolution il dirigea la chambre des communes et fit, au nom de la prérogative parlementaire, subir au ministère les plus cruels affronts. C’est, par exemple, comme chef du parti tory, qu’avant de voter les subsides provisoires, il exigea de lord John Russell la promesse formelle que la dissolution et la convocation du nouveau parlement auraient lieu sans retard. C’est comme chef du parti tory que, tout en accordant l’augmentation du nombre des juges en cour de chancellerie, il fit passer un amendement qui ajournait au mois d’octobre prochain toute nomination.

Ce serait bien mal connaître les hommes d’état anglais que d’attribuer à des causes insignifiantes une conduite si remarquable et si persévérante. En refusant de porter le débat sur le terrain choisi par le cabinet, l’opposition avait un motif, et ce motif le voici, selon moi. À l’agitation industrielle suscitée par le ministère, les chefs des tories modérés ne demandaient pas mieux que d’opposer l’agitation agricole, et de gagner ainsi quelques voix dans la chambre des communes d’abord, puis dans les élections ; mais ils ne voulaient pas s’asservir d’avance à cette agitation et prendre envers elle des engagemens inopportuns. Aujourd’hui sir Robert Peel est libre et peut, lorsqu’il sera premier ministre, se décider pour ou contre un changement aux lois des céréales, selon l’état de l’opinion publique et les nécessités politiques du moment.

Avant d’aller plus loin, il est bon de remarquer combien, à tout prendre, les formes anglaises sont à la fois plus raisonnables et plus pratiques que les nôtres. Supposons que la scène se passe en France, et que, dans les mêmes circonstances, M. Thiers ou M. Guizot veuille changer de terrain et lier son existence ministérielle au succès de trois mesures considérables : il faudrait que trois commissions fussent nommées, qu’elles examinassent chacune des mesures et qu’elles fissent trois rapports, ce qui nécessairement prendrait beaucoup de temps et prolongerait la crise. En Angleterre, c’est le 30 avril que lord John Russell et M. Baring proposent leur budget, et huit jours après la chambre est en mesure de se prononcer. Au lieu d’émettre un vote pur et simple, l’opposition, d’ailleurs, a le droit de soumettre à la chambre une résolution préjudicielle qui exprime nettement son avis et rend ainsi le vote plus décisif et plus clair. Ce n’est pas tout. Le jour où elle en a la volonté, l’opposition peut, sans détour et sans équivoque, appeler le parlement à voter non plus sur une loi ou sur une résolution abstraite, mais sur l’existence même du ministère. Elle peut poser cette question si nette : « Le ministère a-t-il, oui ou non, la confiance de la chambre ? » Sans doute ces sortes de propositions ne passent jamais sans grand effort, et, lorsqu’elles échouent, nuisent à leurs auteurs ; mais qu’on songe à tout ce qu’il y a dans une telle manière de procéder de simple, de grand, de véritablement parlementaire et constitutionnel. Ce n’est plus comme ailleurs un cabinet et une opposition qui, luttant de ruse et de subtilité, cherchent à troubler quelques esprits et à surprendre quelques votes. Ce sont deux grands partis qui mesurent leurs forces et qui se disputent loyalement le gouvernement du pays. En France, le règlement, rédigé sous l’empire de pénibles souvenirs, semble n’avoir qu’un but, lier le plus possible les mains à la chambre et lui ôter les moyens d’exprimer nettement et vivement sa pensée. En Angleterre, le règlement, né du besoin et de l’usage, tend à fortifier partout le pouvoir de la chambre et à le faire rayonner dans toutes les directions.

Pendant que la chambre des communes décidait ainsi du sort du ministère et de l’avenir du pays, que faisait pourtant la chambre des lords ? Se plaignait-elle, dans un esprit de rivalité puérile et d’inquiète jalousie, que la chambre des communes jouât un plus grand rôle qu’elle ? Trouvait-elle mauvais que, dans le débat sur la proposition de sir Robert Peel, son nom n’eût pas même été prononcé, et que d’un commun accord la prééminence eût été accordée au pouvoir électif ? Revendiquait-elle enfin pour elle-même un droit égal à celui de l’autre chambre ? Rien de tout cela. La chambre des lords, en Angleterre, est un pouvoir très sérieux, très considérable, et qui, pour cela précisément, connaît les limites de sa puissance et sait s’y renfermer. Depuis huit ans, il y a dans la chambre des lords une majorité de deux voix contre une pour l’opposition, et jamais la chambre des lords n’en avait conclu que le ministère dût se retirer devant cette majorité. Pendant huit ans, la chambre des lords s’était donc bornée d’une part à retenir le ministère sur la pente, de l’autre à prêter, autant qu’elle le pouvait, à l’opposition de la chambre des communes le secours de sa parole et de son influence. C’est encore dans la dernière crise la marche qu’elle suivit. Il n’y eut pas de bataille rangée, mais de vives escarmouches, où lord Fitz-William d’un côté, et lord Ashburton (sir Thomas Baring) de l’autre, firent, à propos de pétitions, assaut d’épigrammes, quelquefois même de personnalités. Un jour lord Fitz-William s’avisa de présenter une pétition des femmes de Yorkshire, revêtue seulement de cinq signatures réelles, et couverte en revanche d’une foule de croix. Les tories s’en aperçurent et ne manquèrent pas d’en faire un sujet de raillerie. Cependant lord Fitz-William ne se laissa pas déconcerter. « Cela est vrai, milords, s’écria-t-il, il y a sur cette pétition des croix au lieu de signatures ; mais cette circonstance, au lieu d’exciter votre hilarité, devrait vous couvrir de confusion. Si le peuple est ignorant, c’est la faute de ceux qui ont le moyen de l’instruire et qui s’y refusent. L’ignorance du peuple n’est pas son crime, il est le vôtre, milords. »

Voilà le langage que se laisse tenir en face l’aristocratie anglaise dans la chambre même où sa puissance est irrésistible. Vers la fin de la session, lord Fitz-William reçut au reste un renfort considérable dans la personne de lord Brougham, qui, revenu du continent, trouva moyen de soutenir le budget ministériel, tout en attaquant ceux qu’il persiste à appeler ses amis. Toutefois la chambre des lords n’en resta pas moins, à une immense majorité, plus contraire encore au budget ministériel qu’aux ministres, et bien déterminée à lutter activement, sur tous les points du territoire, pour ses opinions et pour ses revenus.

Voilà donc quelle était au moment de la dissolution la situation du cabinet dans les deux chambres. À la chambre des communes, il avait contre lui une majorité d’une voix sur la vieille question de parti, une majorité de 36 voix sur les questions nouvelles auxquelles il venait de lier son existence. À la chambre des lords, tout au plus trouvait-il encore quelques rares défenseurs. Mais si le parlement se retirait de lui, la reine lui restait, et il comptait sur le pays. Parlons d’abord de la reine.

Dès son avénement, on le sait, la reine s’était montrée beaucoup plus favorable aux whigs qu’aux tories, à lord Melbourne qu’à sir Robert Peel. Néanmoins, jusqu’à la crise de 1839, rien n’indiquait de sa part une répugnance absolue pour les chefs des conservateurs. Depuis cette crise, au contraire, la reine, avec la volonté opiniâtre et passionnée qui la distingue, ne ménageait plus rien et se faisait ouvertement l’adversaire des tories et la protectrice des whigs. Est-ce seulement à l’affaire des dames du palais qu’il faut attribuer cette conduite ? Tout le monde l’ignore, excepté peut-être sir Robert Peel et lord Melbourne. Tout ce que l’on sait, c’est que, le jour où le cabinet tory se rompit, sir Robert Peel resta long-temps enfermé avec la reine, qu’après l’entrevue celle-ci se montra fort animée et que sir Robert Peel, interrogé sur ce qui s’était passé, a constamment gardé, même avec ses amis intimes, un silence absolu. On peut penser que le vote des tories, quand ils firent réduire la dotation du prince Albert et l’empêchèrent de prendre légalement le pas sur les princes du sang, ne contribua pas à leur réconcilier les affections de la reine.

Quoi qu’il en soit, il paraît à peu près certain qu’après le rejet du bill des électeurs irlandais, les ministres hésitèrent à garder le pouvoir et à jouer leur va-tout. Ce fut, dit-on, la reine elle-même qui les y décida. Elle en avait le droit constitutionnel, et jamais, quoi qu’en disent certaines correspondances conservatrices, personne en France n’a imaginé qu’il fût interdit à la couronne d’avoir une opinion, et de chercher à la faire prévaloir par un appel au pays. Personne aussi ne nie qu’un tel appui ne soit une grande force, et que le ministère ne puisse en user à ses risques et périls. Que les journaux whigs et radicaux répétassent donc chaque jour que la reine était pour les whigs contre les tories, pour le peuple contre l’aristocratie, pour la liberté commerciale contre le monopole, pour le pain à bon marché contre le pain à haut prix, rien de plus simple, si les journaux whigs et radicaux pensaient que cela pût faire quelque effet ; mais que, ne s’arrêtant pas là, les journaux radicaux et whigs aient supplié le peuple de venir au secours de la reine menacée dans ses affections privées et dans son bonheur domestique, qu’ils aient invoqué contre la prétendue tyrannie de sir Robert Peel les sentimens loyaux et chevaleresques de la nation, qu’ils aient osé enfin, comme en 1839, appeler à leur aide les dames du palais, et convertir une grande question politique en une question de camarilla, voilà ce qui paraît indigne d’une opinion qui plus que tout autre se dit libérale et constitutionnelle. Quand en 1839 la reine refusa de donner à sir Robert Peel l’autorité qu’il réclamait sur sa maison, elle pouvait le faire sans manquer au principe parlementaire, puisque sir Robert n’avait point encore la majorité dans le parlement. Une fois sir Robert Peel définitivement maître de cette majorité, la reine n’oubliera pas les principes qui ont porté sa famille sur le trône, et, si sir Robert Peel insiste, elle se soumettra.

Chambre des communes, chambre des pairs, reine ou roi, tous d’ailleurs en Angleterre, comme en France, ont un arbitre souverain, dont le jugement est sans appel. Laissons donc la chambre des communes, la chambre des pairs, la reine, et parlons du pays. Pour bien juger de la marche de l’esprit public en Angleterre depuis quatre ans, il faut comparer la chambre nouvelle non à la chambre telle que des réélections partielles l’avaient déjà modifiée, mais à la chambre telle qu’elle fut élue en 1837, au moment de l’avénement de la reine. Or, d’après les statistiques les plus exactes, voici quelles étaient alors les forces respectives des partis :

Réformistes.Conservateurs.
Les bourgs et villes d’Angleterre et de Galles avaient nommé 
190 151
Les comtés d’Angleterre et de Galles 
45 114
L’Écosse (bourgs et comtés) 
33 20
L’Irlande (bourgs et comtés) 
73 32
Total 
341 317
Réformistes.Conservateurs.
Aujourd’hui les bourgs et villes d’Angleterre et de Galles ont nommé 
175 166
Les comtés d’Angleterre et de Galles 
22 137
L’Écosse (bourgs et comtés) 
31 22
L’Irlande (bourgs et comtés) 
32 43
Total 
290 368

Les conservateurs ont donc gagné sur les bourgs et villes d’Angleterre et de Galles 15 nominations, sur les comtés 23, sur l’Écosse 2, sur l’Irlande 11, en tout 51, ce qui équivaut à une différence relative de 102.

Ce n’est pas tout, et il y a quelque chose de plus significatif encore. Que les dernières mesures ministérielles fissent perdre aux réformistes plusieurs comtés, ceux-là même où jusqu’alors leur pouvoir paraissait le mieux établi, cela se conçoit. Je ne parlerai donc ni du district le plus populeux, le plus riche, le plus libéral de l’Angleterre, West Yorkshire, qui, en nommant il y a douze ans M. Brougham, fit presque une révolution, et qui vient de repousser lord Morpeth et lord Milton à la majorité de 1000 voix sur 25,000. Je ne parlerai non plus ni de North Cheshire, où M. Stanley, un des membres les plus éclairés et les plus actifs de l’administration Melbourne, a échoué, ni des deux districts de Sussex, où, malgré leur grande influence, le comte de Surrey et sir Ch. Cavendish n’ont pu se faire nommer, ni du Northumberland, qui a privé de son siége en quelque sorte héréditaire le fils aîné de lord Grey. Mais on devait croire et on croyait que les grandes villes commerciales et industrielles viendraient en aide au cabinet. Qu’est-il arrivé pourtant ? Les principales villes commerciales de l’Angleterre sont certainement la cité de Londres, Liverpool, Bristol et Hull. Or, de ces quatre villes, deux, la cité de Londres et Bristol, ont arrangé leur représentation entre les réformistes et les conservateurs ; les deux autres, Liverpool et Hull, n’ont choisi que des conservateurs. Les grandes villes manufacturières ont été plus fidèles aux réformistes ; pourtant ils ont perdu Leeds, Blackburn, Bradford, et n’ont recouvré Nottingham, qui leur avait échappé, qu’avec beaucoup de peine. C’est tout au plus si dans les grandes villes manufacturières elles-mêmes les réformistes ont maintenu leur position. D’un autre côté, bien que Mary Lebone leur soit revenu, Westminster, dont ils se croyaient sûrs, les a abandonnés pour un candidat inconnu, improvisé, et dont personne ne parlait huit jours avant l’élection. Dublin enfin a célébré les obsèques de la vieille corporation protestante en immolant sur sa tombe son plus grand ennemi, le grand agitateur O’Connell.

Veut-on maintenant jeter un coup d’œil sur les scrutins ? Ils parlent plus clairement encore. En voici quelques-uns que j’ai relevés sur les tableaux officiels et dont l’exactitude ne peut être contestée :

1837. 1841.
Cité de Londres
Réformistes
(en moyenne) 6,150 6,160
Conservateurs
5,870 6,220
Westminster
Réformistes
3,780 3,270
Conservateurs
2,619 3,338
Liverpool
Réformistes
4,140 4,640
Conservateurs
4,638 5,750
Birmingham
Réformistes
2,130 2,088
Conservateurs
1,046 1,833
Lambeth
Réformistes
2,872 2,608
Conservateurs
1,694 1,930
Glascow
Réformistes
2,730 2,763
Conservateurs
2,075 2,435

Je pourrais facilement étendre cette liste, où je n’ai fait entrer que des villes du premier ordre. On remarquera que dans toutes les conservateurs ont été en progrès, et se sont rapprochés des réformistes là où ils ne les ont pas dépassés.

Il est d’autres bourgs que les conservateurs n’avaient point osé contester en 1837, et où ils ont réuni en 1841 une minorité imposante. Je citerai seulement Tower-Hamlets, qui en 1835 avait donné aux conservateurs 435 suffrages, et qui leur en a donné 2,446 en 1841.

De ces faits réunis, il y a une conséquence irrésistible à tirer, c’est que, depuis quatre ans, l’esprit conservateur a notablement gagné en Angleterre sur l’esprit réformiste, c’est que les grandes villes même sont loin d’avoir adopté chaudement les dernières mesures ministérielles. Il y a un an, on calculait qu’une dissolution donnerait aux conservateurs une majorité d’une trentaine de voix tout au plus. Depuis ce moment, le ministère a joué sa dernière carte, et cependant les conservateurs auront 80 voix de majorité. D’où peut venir cet étrange résultat ?

Il y a dans l’esprit humain une tendance naturelle à chercher partout une idée ou un fait unique, et à tout expliquer à l’aide de cette idée ou de ce fait. Ainsi, quand la crise a commencé, on disait que c’était la lutte de l’aristocratie et de la démocratie ; rien de plus ni de moins. Aujourd’hui qu’elle s’est terminée contrairement à l’opinion qu’on s’en faisait, on dit que le succès des tories doit être attribué à la corruption. Mais de tous les pays du monde, l’Angleterre est celui qui se prête le moins à la simplicité séduisante et commode de ces formules et de ces explications. Et d’abord, si par « lutte de l’aristocratie et de la démocratie » on entend la lutte des idées anciennes et des idées nouvelles, de l’esprit libéral et de l’esprit conservateur, on a raison. Si l’on entend la lutte de deux classes distinctes, on a tort, car il est de fait que, dans le combat, la vieille aristocratie anglaise s’est divisée en deux portions égales à peu près. Peut-être même y a-t-il eu, du côté des whigs, plus de noms historiques que du côté des tories. Les journaux whigs et même radicaux n’ont pas manqué, au reste, de le faire remarquer et de s’en prévaloir presque autant que de l’appui de la reine. « Ce qui doit encourager les réformistes, disaient au moment même de l’élection plusieurs feuilles de cette couleur, c’est qu’ils ont avec eux les représentans principaux de la vieille noblesse anglaise, les Cavendish, les Russell, les Howard, les Grovenor, les Grey, les Gower, les Fitzgerald et même les Stanley, à une seule exception près ? » Et à cette liste éclatante les mêmes feuilles opposaient avec dédain l’humble origine des Peel, des Lyndhurst, des Scarlett et de tant d’autres conservateurs renommés.

Quant à la corruption, il y en a eu beaucoup sans doute, comme il y en aura toujours là où le vote descend jusqu’aux classes dépourvues d’aisance et de lumières, là où la richesse doit obtenir de la pauvreté l’objet de son ambition. Mais les whigs ne sont ni moins riches ni moins scrupuleux que les tories, et, si un tribunal était chargé de les juger les uns et les autres, il n’aurait rien de mieux à faire que de les renvoyer dos à dos, dépens compensés. Il y a peu de jours, dans une lettre fort curieuse, le correspondant d’une feuille française radicale présentait le tableau exact et frappant de ces orgies politiques où corrupteurs et corrompus se dégradent également, et à ce tableau il ajoutait un compte approximatif de ce qu’il en coûte presque nécessairement aux candidats pour frais de hustings, d’affiches, de bannières, de tavernes, de musique, de voitures, d’agence, enfin pour dons divers et pour achat de votes ; rien de plus vrai. Ce qui est faux, c’est de vouloir expliquer par là le résultat des élections. Encore une fois, la corruption est une arme à l’usage de tout le monde, et dont personne n’hésite à se servir. Le jour même où la chambre des communes discutait avec la plus admirable gravité du monde un bill pour interdire toute corruption, tous les journaux n’annonçaient-ils pas, à titre d’éloge, que le duc de Cleveland venait de mettre 100,000 liv. st. à la disposition du comité whig ? N’a-t-on pas lu depuis, dans les feuilles réformistes, qu’un de leurs candidats ayant déposé 15,000 liv. st. dans la banque d’une petite ville, le candidat tory avait aussitôt jugé prudent de se retirer ? Ne disait-on pas, ces jours derniers encore, que l’élection de sir Jonh Hobhouse à Nottingham ne lui coûterait pas moins de 50,000 liv. st. ? Que ces chiffres soient exagérés ou faux, il n’en reste pas moins prouvé que des deux côtés il y a des candidats pour acheter les votes, et des électeurs pour les vendre. En 1832, quand lord Grey, pour faire passer le bill de réforme, prononça la dissolution de la chambre des communes, les tories ne dépensèrent pas moins d’argent qu’en 1841, et cependant, malgré l’appui, qu’ils n’ont plus, des bourgs pourris, des vieilles corporations et de la couronne, ils furent complètement battus. C’est que l’opinion publique s’était alors passionnée pour le bill de réforme, et qu’en dépit de toute la corruption du monde, quand l’opinion publique se passionne dans un pays libre, elle sait toujours se faire jour et imposer sa loi.

Si l’on veut être sérieux, il faut donc chercher ailleurs que dans la corruption la cause du succès des tories et de la chute des whigs.

Il est d’abord un fait important à remarquer, c’est que le bill des sucres, le bill des bois de construction et le bill des céréales avaient surtout pour but, dans la pensée du ministère, de déplacer le champ de bataille, et d’empêcher que le combat électoral ne se livrât sur le terrain où luttent depuis cinq ans les réformistes et les conservateurs. Une telle tactique était habile peut-être ; mais, pour qu’elle réussît, il fallait plus de temps. C’est sur le terrain de l’église et de l’Irlande que les partis se sont enrôlés, organisés, disciplinés. C’est sur ce terrain qu’ils n’ont cessé, depuis plusieurs années, de se livrer des combats acharnés. Comment croire qu’ils pussent en un jour rompre leurs rangs et former, au fort même de la crise, des agrégations toutes nouvelles ? Comment croire que la question des céréales, la seule vraiment grave, eût la puissance de faire oublier soudainement tant d’autres questions qui avaient soulevé de part et d’autre des passions si ardentes ? Il n’en fut pas ainsi, même dans la chambre des communes, et le jour où la question ministérielle se posa, à sept ou huit whigs près qui s’abstinrent, chacun reconnut la voix de son chef, et resta fidèle à son drapeau. Il était naturel que les choses se passassent de même dans le pays, et qu’à un fort petit nombre de défections près, les partis se retrouvassent relativement aussi nombreux et aussi forts qu’avant les trois mesures. Or, avant les trois mesures, tout le monde sait qu’en Angleterre au moins, une majorité notable était assurée aux tories.

Cependant, je le reconnais, si les trois mesures eussent produit sur l’opinion publique tout l’effet que le ministère en attendait, elles eussent pesé sur les élections, et, comme en 1832, élevé la majorité. Pourquoi n’en fut-il pas ainsi ? Je l’ai dit ailleurs, et il est bon de le répéter : on se trompe singulièrement quand, par voie d’analogie, on attribue à l’Angleterre les idées, les mœurs, les sentimens égalitaires de la France. En Angleterre, l’aristocratie territoriale a de profondes racines même dans les classes non aristocratiques, et la propriété foncière, objet de l’ambition de tous, jouit d’une faveur presque générale. Chaque propriété, dans son ensemble, est en quelque sorte, ainsi que M. de Beaumont l’a spirituellement remarqué dans son livre sur l’Irlande, une personne vivante que l’on aime, que l’on respecte, et qu’on ne verrait périr ou mutiler qu’avec regret et douleur. Un bill nuisible à la propriété foncière devait donc, dès le début, rencontrer beaucoup d’ennemis dans toutes les classes et toutes les situations. Mais je vais plus loin, et je demande combien en France même il y a de députés qui comprennent bien le grand principe proclamé par lord John Russell, celui de la liberté des échanges. Chaque fois qu’il est question d’ouvrir nos ports aux produits du dehors, n’entend-on pas dire qu’on va rendre la France tributaire de l’étranger, et frapper de stérilité le travail national ? Qu’il soit question des fers ou des blés, des draps ou des bestiaux, le raisonnement est le même, et toute réforme se trouve repoussée d’avance par cette éternelle fin de non-recevoir. En 1832 il n’a fallu rien moins qu’une disette pour faire modifier timidement une loi des céréales qui ressemblait beaucoup à celle de l’Angleterre. Aujourd’hui, le prix excessif de la viande n’a pu obtenir la diminution des droits sur les bœufs belges ou allemands. Quand l’esprit démocratique de la France n’a pu secouer le joug de toutes ces vieilles et fausses notions économiques, comment s’étonner que l’esprit aristocratique de l’Angleterre en soit encore embarrassé ? Il ne manque pas plus en Angleterre qu’en France d’écrivains et d’orateurs pour prouver que le beau idéal pour chaque nation est de produire elle-même tout ce qu’elle consomme, de philosophes pour établir que le peuple n’est jamais plus heureux et plus riche que lorsqu’il paie très cher sa viande et son pain, de statisticiens pour calculer combien de shillings et de pence l’introduction de chaque hectolitre de blé étranger dérobe aux ouvriers du pays.

Ce n’est pas tout. Si tous les baux devaient finir le jour où la loi serait rendue, on parviendrait peut-être à démontrer aux fermiers et à ceux qu’ils emploient que le changement n’aurait rien de défavorable pour eux ; mais, on le sait, les baux en Angleterre sont en général à long terme, de sorte que, pendant un certain nombre d’années, les fermiers plus encore que les propriétaires risquent d’être frappés. De là parmi la classe agricole, à tous les degrés de l’échelle, une vive et puissante opposition. Il ne faut pas enfin oublier que le système protecteur, si fortement constitué en Angleterre, malgré les dernières réformes de M. Huskisson, s’applique à une foule d’industries diverses dont plusieurs se croiraient perdues, s’il cessait d’exister. Or, ces industries n’ont pas besoin d’une grande perspicacité pour comprendre qu’une fois le principe de liberté proclamé pour le blé, pour le sucre et pour le bois, leur tour ne tardera pas à venir. C’est, on s’en souvient, ce qui arriva en France quand en 1828 on parla de modifier le tarif relativement aux fers. Les autres industries protégées ne virent d’abord dans cette mesure que l’avantage d’avoir le fer à bon marché et se coalisèrent contre lui ; mais elles s’aperçurent bientôt qu’une fois la brèche faite elles y passeraient toutes : elles firent donc leur paix avec le fer, et la réforme échoua. En Angleterre, quelque chose de semblable se manifesta dès le lendemain de la présentation du budget ministériel, et c’est ce que les journaux whigs et radicaux appellent l’abominable coalition des monopoleurs. Cette coalition pouvait être contraire aux véritables intérêts du pays ; mais elle était inévitable, et l’on avait tort d’en être surpris.

Toutes ces oppositions, au reste, étaient prévues ou devaient l’être ; il en surgit une cependant d’une toute autre nature et sur laquelle on ne pouvait pas compter. J’ai dit que, lors de l’élection de Nottingham, les chartistes, mécontens du ministère et des radicaux parlementaires, s’étaient alliés aux tories, et avaient fait nommer M. Walter. Il semblait que les réformes proposées dussent rompre cette étrange alliance, et déterminer les chartistes à se ranger, momentanément du moins, du côté du cabinet. Il n’en fut rien, du moins quant aux chartistes les plus ardens. Selon eux, le plan ministériel n’était qu’un leurre destiné à faire oublier la charte du peuple en portant le débat sur un autre terrain. Les vrais amis du peuple devaient donc demander la charte, rien que la charte, et dédaigner tout le reste. À Birmingham, ils ne se bornèrent pas à de vaines protestations ; venus en force à un meeting convoqué en faveur des ministres, ils firent passer un amendement qui déclarait que « les dernières mesures ministérielles sont une insulte aux millions de citoyens que le travail écrase et que la misère décime. » Peu de jours avant l’élection enfin, les délégués chartistes firent une adresse pour engager partout leurs frères à travailler, coûte que coûte, au renversement du ministère. Les chartistes, à la vérité, sont peu nombreux. Cette attitude de leur part ne pouvait pourtant manquer de jeter quelque trouble dans l’esprit du peuple et de modérer l’agitation.

D’un autre côté, sans aller aussi loin que les chartistes, et tout en acceptant comme un à-compte les mesures ministérielles, la fraction la plus décidée des radicaux témoignait fort peu de confiance soit dans les intentions du ministère, soit dans sa puissance. « Le ministère, disait le Spectator, organe habituel de cette fraction, reproche aux tories d’avoir l’intention de faire eux-mêmes, quand ils seront au pouvoir, ce qu’ils combattent aujourd’hui. C’est là précisément la force des tories. Les whigs parlent pour et ne font pas. Les tories parlent contre, et font quand ils ne peuvent plus l’éviter. » Ailleurs le Spectator établissait que, si les whigs avaient la majorité dans la chambre des communes, ils ne l’auraient pas dans la chambre des lords, et qu’il en serait dès-lors du droit fixe comme de la fameuse appropriation. « Les whigs diront d’abord que le chiffre n’est qu’un détail, et que le principe n’est pas une question vitale ; puis, après avoir vécu quelques années là-dessus, ils n’en parleront plus. Que sir Robert Peel, au contraire, ait la majorité, et les whigs, forcés de se jeter dans les bras du peuple, feront tant de bruit, que les tories auront peur et céderont. »

Sans doute, cette opinion du Spectator n’était pas celle de la majorité des radicaux. On aurait pourtant tort de la croire isolée. Parmi les radicaux, beaucoup se rappelaient, d’une part, les obstacles insurmontables qu’avaient rencontrés depuis quelques années toutes les réformes proposées par les whigs, de l’autre, la conduite si remarquable de sir Robert Peel lors de l’émancipation catholique. La question ministérielle leur paraissait donc presque indifférente, et, s’ils votaient plutôt pour que contre le cabinet, c’était mollement et froidement.

Je ne sais si parmi les causes du succès des tories il ne faut pas compter aussi la violence déréglée des feuilles ministérielles, du Morning-Chronicle surtout. « Le dé est jeté, s’écriait chaque matin ce journal, et le peuple est prêt à se jeter sur sa proie… L’esclavage était un mal hideux, mais la famine est un mal plus hideux encore… Plus de retard, et que l’odieuse coalition des monopoleurs expie enfin ses crimes… Refuser d’appuyer le ministère dans cette circonstance, c’est agir comme si l’on volait à son voisin une tranche de pain. » De telles phrases et beaucoup d’autres semblables devaient naturellement effrayer les hommes modérés et les rejeter du côté opposé. Il est vrai qu’en revanche certaines feuilles tories, celles du dimanche surtout, n’étaient pas plus mesurées. « Les ministres, disait l’une d’entre elles, sont décidés à tuer l’intérêt territorial ; le meurtre est avoué, et c’est la reine qui le veut. Mais l’Angleterre rira d’une colère impuissante, et ne se laissera pas gouverner, comme au temps de l’autocrate Élisabeth, par les caprices d’une femme. » Aux idylles du Morning-Chronicle sur les vertus et les graces de Victoire Ire, la même feuille répondait en outre par une élégie sur la santé du prince Albert : « Victime infortunée d’un caractère trop violent pour être retenu par le jugement, par la politesse, ou même par les affections privées ; prince malheureux dont les attentions trop exclusives pour sa royale maîtresse détruisent à vue d’œil le bien-être matériel et moral ! » Voilà comme les journaux ministériels parlaient de l’aristocratie territoriale, et les journaux conservateurs de la royauté.

Je le demande, en présence de cette opposition du parti tory tout entier, de ces alarmes des classes agricoles et des industries protégées, de cette résistance des chartistes, de cette froideur d’une partie des radicaux, est-il surprenant que l’agitation marchât à pas lents, et que les cris belliqueux du ministère et de ses organes officiels ou officieux trouvassent peu d’écho dans le pays ? Les journaux ministériels avaient donc beau crier aux armes et enregistrer les meetings formidables qui, selon eux, devaient, « comme la marée montante, balayer tous les retranchemens du monopole ; » le fait est que les meetings étaient peu nombreux, que la mer ne grossissait guère, que les épées restaient dans le fourreau. À vrai dire, le jour où l’élection commença, il n’y avait pas encore dans le pays d’agitation réelle. C’est dire que la tactique du ministère avait échoué et qu’il était vaincu d’avance.

Les journaux quotidiens ont tenu le public au courant des épisodes les plus curieux de l’élection ; je ne m’y arrêterai donc point. Je fais remarquer seulement que dans ces scènes étranges il n’y a rien de nouveau, et qu’à chaque dissolution du parlement les choses se passent à peu près ainsi. C’est toujours la même réunion du plaisant et du sérieux, toujours le même contraste entre ce que la raison a de plus admirable, la force matérielle de plus révoltant, toujours le même mélange de grandeur et de bassesse, de vérité et de mensonge, de bien et de mal. Il faut même dire qu’avant le bill de réforme, les désordres étaient bien plus graves, les fraudes bien plus nombreuses, la corruption bien plus effrontée. Voici, à mon sens, ce qui a particulièrement caractérisé la dernière élection. C’est d’abord la timidité des candidats sur les hustings c’est ensuite l’indifférence de la masse de la population, partout, excepté en Irlande, où la situation est fort différente. Assurément, sur les hustings, whigs et tories pouvaient se donner le champ libre, et engager le fer jusqu’à la garde. Au lieu de cela, whigs et tories semblaient être convenus d’avance de se battre à fer émoulu. Lisez les discours de sir Robert Peel, de lord Stanley, de sir William Follett d’une part, et de l’autre les discours de lord John Russell, de lord Palmerston et de lord Morpeth. Qu’y trouvez-vous, si ce n’est quelques froides dissertations économiques et quelques redites politiques écourtées et affaiblies ? Il est clair que de part et d’autre on craint de s’engager trop avant et d’irriter ses adversaires. Tout en prêchant pour la liberté commerciale, lord John Russell a soin de démontrer au parti agricole que son bill lui est plutôt favorable que nuisible. Tout en soutenant l’intérêt agricole, sir Robert Peel ne manque pas de se prononcer, dans une certaine mesure, en faveur de la liberté commerciale. Rien d’ailleurs, presque rien de l’église, de l’Irlande, de toutes les questions brûlantes dont au fond les esprits sont plus préoccupés que de la loi des céréales. Rien non plus, presque rien des affaires étrangères, si ce n’est dans l’incroyable apologie de lord Palmerston. Encore Alger et l’Afghanistan font-ils bien plus que l’Orient et l’Amérique les frais de cette apologie.

Quant à l’indifférence de la masse de la population, elle est incontestable. À Liverpool, la querelle déjà ancienne des Irlandais et des ouvriers du port a causé quelques désordres ; mais dans toutes les grandes villes manufacturières comme dans les comtés les plus populeux, à Londres, à Manchester, à Birmingham, à Leeds, à Glascow, comme dans le Yorkshire et le Cheshire, tout s’est passé régulièrement et paisiblement. Si on cite plusieurs villes où des batailles ont eu lieu, où des maisons ont été démolies, où des hommes et même des femmes ont péri, ce sont en général des villes de peu d’importance, où les candidats avaient enrôlé et payaient une partie de la population, et là même il est constant que les habitans non soudoyés restaient tranquilles et regardaient faire. Que l’on se reporte à 1832, lors du bill de réforme, et que l’on compare aux deux époques l’attitude du peuple.

Maintenant comment expliquer cette indifférence ? Est-ce, ainsi que le prétendent les tories, parce que le peuple satisfait ne demande pas en ce moment de nouvelles réformes ? Est-ce, ainsi que le soutiennent les radicaux, parce qu’il n’espère pas plus des whigs que des tories, et qu’il lui importe peu que le pouvoir appartienne aux uns ou aux autres ? Quoi qu’il en soit, le fait existe, et les journaux whigs eux-mêmes osent à peine le nier.

Que le parti conservateur doive sa majorité à telle ou telle cause, toujours est-il que la majorité lui appartient, et que huit jours après l’ouverture du parlement sir Robert Peel sera premier ministre. Comment gouvernera-t-il et quelles sont ses chances de durée ? voilà au point où en sont les choses, la grande, l’unique question. Avant de l’aborder, il est bon de jeter un regard sur le personnel probable du nouveau ministère. Ce ministère se composera, selon toute apparence, de sir Robert Peel, premier ministre, de lord Stanley, de sir James Graham, de lord Lyndhurst, de lord Aberdeen, peut-être du duc de Wellington et de lord Ripon. On parle ensuite, mais en seconde ligne, de lord Ellenborough, de M. Goulburn, de sir H. Hardinge et de quelques autres. Laissons ceux-ci, et ne nous occupons que des premiers.

On sait que sir Robert Peel, fils d’un manufacturier enrichi, n’appartient point par sa naissance à l’aristocratie anglaise ; mais, destiné dès l’enfance à la vie politique, il entra au parlement dès qu’il fut majeur, et à vingt-quatre ans, en 1812, il était secrétaire d’état pour l’Irlande. En 1818, par des raisons plus personnelles que politiques, il quitta ce poste important, sans cesser de soutenir le ministère tory, et en 1821 il remplaça, comme ministre de l’intérieur, lord Sidmouth, qui venait de se retirer. En 1822, quand M. Canning succéda à lord Castlereagh, sir Robert Peel resta ministre. On put remarquer alors en lui deux tendances bien distinctes. Pour tout ce qui touche au système politique, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, sir Robert Peel se montra fidèle aux vieilles traditions tories et ennemi décidé de toute réforme. Pour tout ce qui touche à l’administration et à la législation criminelle, il fit preuve d’un esprit large, éclairé, souvent même hardi. Ainsi on le vit, d’un côté, soutenir vivement l’alien bill, combattre l’émancipation catholique, louer la sainte-alliance ; de l’autre, adoucir la pénalité, réformer le jury, limiter la juridiction des juges de paix. Grace à ce double caractère, sir Robert Peel eut le double avantage de conserver la faveur des vieux tories et de gagner jusqu’à un certain point celle des réformateurs.

Cependant vers la fin de 1826 et sous la présidence impartiale de lord Liverpool, il existait en réalité deux partis dans le ministère, celui de lord Eldon et de lord Westmoreland, celui de M. Canning et de M. Robinson (depuis lord Goderich, aujourd’hui lord Ripon), le premier refusant à l’esprit du siècle la plus légère concession, surtout en ce qui concerne l’église, le second comprenant que la vieille politique avait fait son temps. Entre ces deux partis, sir Robert Peel, avec une remarquable prudence, avait soin de garder la plus stricte neutralité. Toutefois, en 1827, à la mort de lord Liverpool, cette neutralité cessa d’être possible. À cette époque, on s’en souvient, M. Canning, premier ministre, fit alliance avec les whigs, et appela dans le cabinet le duc de Devonshire, lord Landsdowne, lord Carlisle, et même le chef honoraire de l’opposition, M. Tierney. Il va sans dire que lord Eldon et lord Westmoreland sortirent du ministère, mais on fut quelque peu surpris de voir sir Robert Peel suivre leur exemple. Pendant quelque temps néanmoins, il s’assit sur les bancs neutres, et affecta de se proclamer l’ami de M. Canning ; mais bientôt son amitié devint aigre et sa bienveillance offensive ; puis, sur une vive provocation de M. Canning, il prit son parti et alla s’asseoir à la place que M. Brougham venait de quitter. À dater de ce jour, il fut le chef de l’opposition tory, dont pourtant il se garda bien d’épouser toutes les folies.

En 1828, après la mort de M. Canning et l’avortement du ministère Goderich, sir Robert Peel devint l’homme principal du ministère Wellington, surtout après que les amis de M. Canning, M. Huskisson, lord Dudley, M. Grant et lord Palmerston, s’en furent séparés. Dans cette situation éminente, il s’honora aux yeux des libéraux, sans se compromettre aux yeux des tories, par de nouvelles réformes judiciaires et administratives. Mais en 1829, une grande mesure, celle de l’émancipation, à laquelle il crut devoir s’associer, jeta dans sa vie politique, jusqu’alors si facile et si sereine, de l’agitation et des tempêtes. En un jour, l’idole des tories devint l’objet de leur exécration, et les épithètes de traître, d’apostat, de monstre, de papiste enfin, ne furent point épargnées à sir Robert Peel par ses meilleurs amis. De plus, l’université d’Oxford, dont il était le représentant favori, le renia, et lui donna pour successeur sir Robert Inglis. Il faut rendre à sir Robert Peel cette justice, que, loin de plier sous l’orage, son caractère s’y retrempa et s’y fortifia. Il accepta avec autant de résolution d’esprit que de hauteur d’ame le défi qu’on lui jetait, et son talent trouva dans la lutte une vigueur et une élévation qu’on ne lui connaissait pas. Blessés au cœur, les ultrà-tories furent lents à pardonner, et, pendant dix-huit mois, le duc de Welligton dans la chambre des lords, et sir Robert Peel dans la chambre des communes, eurent à soutenir le choc d’une opposition où se confondaient lord Grey et lord Eldon, lord Holland et lord Winchelsea, M. Brougham et sir Edward Knatchbull, sir Robert Wilson et sir Robert Inglis, sans compter les amis personnels de M. Canning, M. Huskisson, M. Grant et lord Palmerston. À la mort du roi George IV et à l’avènement de son successeur, cette coalition nouvelle touchait à la majorité, et il y avait chance qu’elle l’emportât, quand la révolution de juillet vint changer la face des choses, et placer les partis sur un terrain tout nouveau. Peu de mois après, emportés par le mouvement populaire, Wellington et Peel donnaient leur démission, et lord Grey montait aux affaires.

Depuis cette époque, la vie de sir Robert Peel est suffisamment connue. Quand, en 1832, le bill de réforme mit sur le carreau les deux tiers de son parti, beaucoup d’autres se fussent découragés ou eussent cherché dans la violence une dernière consolation. Tout aussi ferme et plus modéré que jamais, sir Robert Peel accepta, sans hésiter, les faits accomplis, et ne songea plus qu’à les faire servir au triomphe de ses opinions. C’est alors qu’on le vit, profitant de la réaction qui suit naturellement tout grand effort politique, tendre d’un côté la main à ceux que le progrès des idées réformistes commençait à effrayer, contenir de l’autre les restes frémissans du vieux parti tory, et poser ainsi les bases du grand parti qui, sous un nom nouveau, le reconnaît à juste titre pour son chef. Personne n’ignore d’ailleurs quelle admirable lutte il soutint en 1835, quand, rappelé soudainement d’Italie par un caprice royal, il dut, sans espoir de succès, tenter une entreprise prématurée, et qui dérangeait toutes ses combinaisons. Personne n’ignore de quelle fermeté il fit preuve en 1839, quand, chargé par la reine de composer un nouveau cabinet, il prétendit exercer jusque dans la maison royale les droits de premier ministre, et aima mieux renoncer au pouvoir que de le prendre incomplet et mutilé. Personne n’ignore enfin par quelle habileté soutenue, par quelle froide persévérance il est parvenu, au milieu de tant d’obstacles, à conquérir la majorité dans la chambre d’abord, puis dans le pays, sans sacrifier une de ses opinions, sans faire aux passions et à l’impatience de ses amis une concession qu’il eût à regretter. On a remarqué avec raison que, chef des conservateurs, sir Robert Peel ne manque jamais une occasion de rappeler les principes qui ont mis la maison de Hanovre sur le trône, et de proclamer la prépondérance de la chambre des communes. C’est que sir Robert Peel est trop éclairé, trop judicieux, pour ne pas voir que là est le droit et la force, surtout depuis le bill de réforme. C’est en outre que cette prééminence du principe parlementaire sur le principe monarchique, et de la chambre basse sur la chambre haute n’a rien au fond qui déplaise au fils du manufacturier de Tamworth.

Quoi qu’il en soit aujourd’hui, à cinquante-trois ans, sir Robert Peel est, sans contestation, un des hommes d’état les plus consommés que l’Angleterre ait possédés, un des plus dignes de conduire les affaires d’un grand pays. Ce n’est point un orateur du premier ordre, et ses discours ont en général peu de chances de passer à la postérité comme des modèles d’éloquence classique ; mais il a une manière de parler simple, claire, droite, méthodique, qui, sans viser à l’effet, y arrive souvent. Il a de plus un mérite bien précieux pour un chef de cabinet ou d’opposition, celui de traiter tous les sujets avec une égale facilité. Politique, finances, économie politique, législation civile et criminelle, administration, guerre, tout est également du ressort de sir Robert Peel, et partout il apporte les connaissances les plus solides, le bon sens le plus sûr, la plus remarquable lucidité. Aussi, après une longue discussion où, perdant de vue la question principale, les orateurs se sont jetés dans mille sentiers détournés, et ont transformé le combat en tournoi, y a-t-il un plaisir infini à voir sir Robert Peel se lever, et, par quelques paroles graves et fermes, ramener l’attention sur le vrai point du débat. À l’entendre, on sent qu’on a devant soi, non un avocat ou un littérateur, mais un homme politique pour qui un discours est une action et qui préfère l’utilité à l’éclat. Prudent, mesuré, temporisateur même, sir Robert Peel d’ailleurs n’est point de ces ministres que la passion conduit aujourd’hui au-delà, demain en-deçà des bornes qu’ils se sont prescrites. Les provocations offensantes de ses ennemis, les soupçons injurieux de ses amis, il prend tout avec le même sang-froid et n’en marche pas un pas plus vite ; mais, une fois engagé, il ne recule pas, dussent, comme cela arrive, ceux qui le poussaient s’efforcer ensuite de le retenir.

Immédiatement après sir Robert Peel vient lord Stanley. Entre le caractère et le talent de ces deux chefs du parti conservateur, il n’y a pas moins de différence qu’entre leur origine. Fils aîné du comte de Derby et héritier d’un des plus vieux noms de l’Angleterre, lord Stanley est plein d’ardeur, de passion, d’impétuosité. S’il y a dans ses discours moins d’ordre et d’à-propos que dans ceux de sir Robert Peel, ses attaques sont vives, pressantes, incisives, souvent même meurtrières. Aucun orateur ne possède au même degré le pouvoir de blesser au cœur ses adversaires et d’exciter l’enthousiasme de ses amis. Aucun orateur ne soulève de plus violentes tempêtes et ne fait retentir les voûtes de la chapelle de Westminster de plus longues acclamations. C’est qu’il improvise réellement, et que la passion dont il est plein déborde dans ses paroles, et va réveiller la passion au cœur de ses auditeurs. Au fond, quoiqu’on dise beaucoup le contraire, lord Stanley a des opinions modérées, et ne sympathise point avec les ultrà-tories. Seulement il est l’adversaire presque personnel d’O’Connell, et c’est assez pour que les ultrà-tories l’applaudissent avec frénésie. Il faut le voir debout et sa haute taille légèrement voûtée, le visage pâle, l’œil fixe et perçant, lancer à O’Connell et au ministère le sarcasme et le dédain. Il faut le voir saisir au passage les interruptions, les murmures, les cris, et s’en servir aussitôt pour enfoncer le fer plus avant. Lord Stanley n’a certainement ni la diction si fleurie, si élégante de M. Canning, ni la parole si abondante, si variée, si mordante, si pleine d’originalité et de puissance, qui distingue lord Brougham ; mais il a une éloquence à lui qui excite et qui remue. Pour lord Stanley, la parole est une épée, comme pour sir Robert Peel une machine. Malheur, quand le signal est donné, à qui se trouve en face de lui ! Il frappe sans pitié, et ne s’arrête que quand les forces lui manquent, ou que le blessé ne donne plus signe de vie.

Homme instruit, éclairé, de mœurs pures et graves, lord Stanley, au reste, jouit en Angleterre d’une haute et juste considération. Il y a, je crois, chez lui, lutte entre les sentimens aristocratiques qu’il doit à sa naissance et les idées libérales qu’il a puisées dans l’éducation et dans les voyages. Lord Stanley, à beaucoup d’égards, est de son temps, mais il appartient à la plus vieille des aristocraties, et il s’en souvient. Cependant, whig par sa famille et membre en 1827 de l’administration Canning, en 1831 du ministère Grey, il est probable qu’il serait resté dans les rangs des réformistes, si la question religieuse ne l’en eût arraché. Voici quand et comment ce changement s’accomplit.

Comme sir Robert Peel, lord Stanley était entré fort jeune dans la chambre des communes, et, dès son premier discours, les whigs reconnurent en lui l’espoir le plus brillant de leur parti. En 1826, quand je le vis à Preston lutter dans une élection de suffrage universel contre le fameux Cobbett, tout le monde, bien qu’il n’eût encore que vingt-six ans, le désignait dans le parti whig comme un futur premier ministre. Aussi, en 1827, au moment de l’alliance entre M. Canning et les whigs, entra-t-il aux affaires à titre de sous-secrétaire d’état : mais il se retira avec les whigs quand, l’année suivante, lord Goderich fit place au duc de Wellington. En 1830, à l’avénement de lord Grey, il devint secrétaire d’état d’Irlande, fonction qu’il échangea plus tard pour celle de ministre des colonies. En cette double qualité, il prit une part active à toutes les grandes mesures de cette époque, à la réforme parlementaire, à la réduction du nombre des évêchés en Irlande, à la conversion de la dîme en une taxe foncière, l’abolition de l’esclavage enfin qu’il eut l’honneur de proposer. Mais en 1833 surgit, sous le nom fameux d’appropriation, la question de savoir si les biens de l’église lui appartiennent en propre ou ne sont qu’un fidéicommis susceptible, une fois les besoins de l’église satisfaits, d’être approprié par l’état à des usages civils, à l’instruction par exemple. Sur cette question, lord Stanley fut en désaccord avec la majorité de ses collègues, qui ne voulaient pas opposer une négation absolue au principe radical. Il se retira donc, et entraîna dans sa retraite le duc de Richmond, lord Ripon et sir James Graham, tous membres du ministère Grey.

On se souvient de l’effet que produisit cette scission en Angleterre, et des acclamations par lesquelles le parti tory accueillit les ministres démissionnaires. Lord Stanley, pourtant, ne se livra pas tout de suite à ce parti, et chercha à former dans le parlement et hors du parlement un parti intermédiaire qui plus tard pût devenir le lien des whigs et des tories modérés. Peut-être y eût-il réussi sans le coup de tête du roi Guillaume, qui, en rappelant inopinément les tories, remit les anciens partis en présence et anéantit toute chance de transaction. Sir Robert Peel, à peine arrivé d’Italie, crut devoir faire des propositions à lord Stanley ; mais la rupture de celui-ci avec les whigs était trop récente encore pour que, dans de telles circonstances, il pût les accepter. Il refusa, et, sans combattre le nouveau cabinet, il garda à son égard l’attitude de protecteur un peu chagrin et un peu hautain. Plus tard, quand lord Melbourne rentra triomphant aux affaires, porté sur les bras des radicaux, lord Stanley, bien que chaque jour l’éloignât davantage de ce ministère, continua à siéger sur les bans ministériels, au milieu de ses anciens amis. Cependant, par la force des choses, tout en siégeant avec eux, il votait contre eux, et à chaque division importante on le voyait traverser l’espace qui sépare les deux partis et passer du côté de l’opposition. Une telle situation n’était pas tenable, et les murmures qui accueillaient chacune de ses évolutions le lui firent bientôt sentir. Un jour donc que ces murmures avaient pris un caractère plus offensant que d’habitude, il revint précipitamment à son banc, prit son chapeau qu’il y avait laissé, et, aux applaudissemens de la chambre entière, alla résolument le placer à côté de celui de sir Robert Peel. Du parti intermédiaire qu’il avait créé, sir James Graham suivit seul son exemple, et depuis ce jour ils ont été tous deux les plus fidèles associés de sir Robert Peel et les plus intrépides champions de l’opposition.

Que lord Stanley fût dans l’erreur sur l’importante question qui l’a séparé des whigs, j’en suis plus convaincu que personne ; mais à moins de vouloir que, comme jadis, on meure dans le parti où l’on est né, quoi qu’il arrive ou quoi qu’on pense, il est impossible de ne pas honorer profondément lord Stanley sacrifiant à une opinion consciencieuse sa position ministérielle, et, ce qui est plus douloureux, de vieilles et chères amitiés. Je puis à cet égard raconter un fait curieux et qui prouve combien la prétendue apostasie de lord Stanley est le fruit d’une longue et persévérante conviction. En 1826, lorsqu’il était whig ardent, je le connus à Preston, et, après l’élection, je passai quelques jours avec lui chez lord Derby. Au nombre de nos sujets de conversation se trouva précisément celui des biens de l’église, de leur nature et de leur destination ; sur ce point, j’avais nos idées françaises et je fus surpris de voir lord Stanley me combattre avec beaucoup de vivacité. « Vous auriez tort, lui dis-je, de vous trop engager ; vos amis les whigs, et notamment M. Brougham, votre chef parlementaire, m’ont paru sur cette question bien moins absolus que vous, et je ne serais pas surpris qu’un jour ils consentissent à la réforme qui vous paraît si injuste ; que feriez-vous alors ? — Je me séparerais des whigs, me répondit aussitôt lord Stanley ; sur beaucoup de points, je puis faire des concessions à mon parti, sur celui-là jamais. » À vrai dire, je ne pris pas trop au sérieux la réponse si péremptoire de lord Stanley, et je l’oubliai promptement ; mais comment ne pas me la rappeler, quand, sept ans après, je le vis précisément, à propos de la question dont il s’agissait, faire tout juste ce qu’il m’avait dit ?

Depuis deux ans, on avait voulu, dans des vues diverses, faire de lord Stanley le rival de sir Robert Peel ; heureusement pour les conservateurs, lord Stanley ne s’est pas prêté à cette manœuvre. Dans son dernier discours à la chambre des communes et plus récemment au dîner de la corporation des tailleurs, il a, au contraire, déclaré hautement et nettement qu’il reconnaît sir Robert Peel pour le chef du parti conservateur, et qu’après sept ans de vie commune et de coopération il est prêt à partager avec lui la responsabilité du pouvoir. Entre les deux fractions les plus voisines du parti whig et du parti tory la fusion est donc complète, et la tentative manquée en 1835 va se reprendre aujourd’hui.

Il y a peu de chose à dire de sir James Graham, jadis presque radical, premier lord de l’amirauté sous le ministère Grey, et qui, depuis, s’est constamment attaché à lord Stanley. Sir James Graham est le type de ces gentilshommes de campagne qui portent dans les affaires publiques quelque chose du laisser-aller et de la brusquerie de leurs habitudes ; ce n’en est pas moins un homme d’un mérite très distingué, un orateur habile et véhément. Pourtant dans la chambre des communes, à côté de sir Robert Peel et de lord Stanley, il ne tient nécessairement que la troisième place.

Entrons maintenant dans la chambre des lords, et voyons quels y doivent être les principaux personnages ministériels. À leur tête, il faut toujours placer, si sa santé le permet, le duc de Wellington. Non certes que l’ancien commandant des forces anglaises soit un homme de génie ou un bon orateur ; il a, tout le monde le sait, plus de fermeté dans le caractère que d’étendue dans l’esprit, et au temps même de sa gloire parlementaire il bégayait ses discours plutôt qu’il ne les prononçait. Mais, à défaut de génie, le duc de Wellington a un bon sens remarquable ; à défaut d’éloquence, une façon franche et un peu soldatesque d’aller droit au but, qui produit grand effet. Le souvenir de toute sa vie couvre en outre ses imperfections, et fait que, dans les chambres comme dans le pays, son nom est généralement honoré, et son autorité respectée. Jusqu’en 1828, le duc de Wellington n’avait point songé à se faire homme politique, et c’est en toute sincérité qu’en 1827, je crois, lors de la lutte avec M. Canning, il repoussait comme une idée folle celle de devenir le chef du cabinet. Il le devint pourtant, et, à la surprise générale, peut-être à la sienne propre, le vieux soldat se mit à parler très convenablement sur les questions les plus étrangères à sa vie, sur les finances, sur le commerce, sur l’administration. Dans l’affaire de l’émancipation catholique et dans plusieurs autres, il prouva d’ailleurs que, s’il ne voit pas loin, il voit juste, et que l’intérêt bien démontré du pays l’emporte dans son esprit sur toutes les préoccupations et les préjugés de parti. Depuis ce moment, le duc de Wellington, à quelques courts intervalles près, n’a cessé d’être, avec sir Robert Peel, le modérateur du parti tory, et ce rôle honorable a encore ajouté à sa considération. Mais il est vieux et malade, et on doute beaucoup qu’il puisse prendre une part active aux affaires. Tant qu’il vivra, son concours sera cependant très utile au ministère, non pour lui conquérir dans la chambre des lords une majorité conquise d’avance, mais pour refroidir l’ardeur des vainqueurs, et pour empêcher les crises ultérieures.

Le vrai chef du parti tory dans la chambre des lords, celui qui le gouverne et le mène, c’est lord Lyndhurst, jadis sir John Copley. Moins encore que sir Robert Peel, lord Lyndhurst appartient à l’aristocratie, et c’était pour quelques personnes un sujet de surprise que de voir, dans ces dernières années, la chambre haute d’Angleterre conduite par le fils d’un artisan obscur de la Cité. Mais l’aristocratie en Angleterre n’a point de ces sots dédains, et quiconque la sert bien est sûr de son appui et de son dévouement. Sir John Copley n’a pas toujours servi l’aristocratie, et l’on parle encore d’un voyage qu’il fit en France pendant notre première révolution, au nom d’une des associations qui fraternisaient avec elle. Cette belle ardeur démocratique ne dura d’ailleurs pas long-temps, et les affaires, où son talent le fit entrer, eurent bientôt dépouillé ses opinions de ce qu’elles avaient de trop vif, jusqu’à ce que, de modification en modification, elles soient redevenues aussi vives que dans sa jeunesse, mais d’un côté tout opposé. En 1826, comme procureur-général, et en 1827 comme maître des rôles, sir John Copley faisait encore partie de la fraction libérale du ministère Liverpool. Aussi, en mai 1827, malgré une querelle récente avec M. Canning, celui-ci l’éleva-t-il à la pairie, et le choisit pour chancelier à la place de lord Eldon. À cette époque, il se fit honneur en soutenant vivement dans la chambre des lords que le mariage est un contrat civil. Lord Lyndhurst resta chancelier sous le ministère Goderich, puis sous les deux ministères du duc de Wellington. Il quitta le pouvoir en 1830, quand lord Grey devint premier ministre. Depuis ce moment, aucun orateur tory n’a égalé dans l’une ou l’autre chambre la ténacité de son opposition et l’âpreté de ses attaques. Maître d’une élocution facile sans être lâche, et d’une dialectique aussi puissante que serrée, il vient chaque soir, toujours calme en apparence, porter sur les mesures ministérielles un scalpel impitoyable et disséquer d’une main ferme et sûre les hommes et les choses. Chez lui, la passion ne se manifeste guère par de grands éclats et des apostrophes véhémentes, mais par une froide logique et par des sarcasmes amers. Souvent il lui est arrivé d’épancher en une ou deux séances plus de fiel qu’il n’en eût fallu pour alimenter pendant toute une session une honnête proposition. On comprend que, dans cette disposition d’esprit, lord Lyndhurst dépasse quelquefois le but et rompe la corde à force de la tendre. Plus ordinairement cependant il s’arrête à point, frappe juste, et fait à son ennemi le mal qu’il veut lui faire.

On ne peut au reste se faire une idée de la déférence, de l’admiration avec laquelle la masse du parti tory dans la chambre des lords écoute lord Lyndhurst. Quand il se lève, ses papiers à la main, toutes les conversations s’arrêtent, tous les yeux se tournent vers lui. Quand il s’assied, un murmure général d’approbation parcourt les banquettes où il siége, et le vote prouve bientôt après que le mot d’ordre donné par lui n’a point été perdu, C’est, on le sait, lord Lyndhurst qui a prononcé, au sujet de L’Irlande, les paroles imprudentes, incroyables, auxquelles M. O’Connell fait si souvent allusion ; c’est lui qui a qualifié sept millions de sujets britanniques « d’étrangers par le sang, par la langue et par la religion. » Dans le ministère nouveau, il sera, selon toute apparence, l’extrême droite, et ce n’est pas sans peine que ses collègues pourront le modérer. Aussi quelques tories modérés voudraient-ils bien trouver le moyen d’envoyer lord Lyndhurst à Paris, et de lui substituer sir William Follett, qui leur paraît beaucoup moins compromettant. Je ne pense pas qu’ils y réussissent, et que les conservateurs ardens se laissent ainsi décapiter. Lord Lyndhurst, qui vient d’atteindre sa soixante-dixième année, est d’ailleurs un homme d’une capacité supérieure, un jurisconsulte profond et un excellent chancelier.

Lord Aberdeen, à qui sans doute seront confiées les affaires étrangères, a déjà rempli les mêmes fonctions, et, sans y jeter beaucoup d’éclat, a acquis la réputation d’un homme d’esprit et d’un habile diplomate. Il a, dit-on, fort approuvé la nouvelle politique de lord Palmerston, et il est peu probable qu’il s’en écarte. Lord Aberdeen, d’ailleurs, est modéré, et sans aucune espèce de malveillance personnelle pour la France ; mais, quand on est Anglais et tory, on voit nécessairement les choses d’un point de vue qui se trouve à mille lieues du nôtre.

Des deux collègues de lord Grey qui ont accompagné lord Stanley dans sa retraite, l’un, le duc de Richmond, sera peut-être vice-roi d’Irlande, et l’autre, lord Ripon, entrera probablement dans le cabinet. Jusqu’au ministère qu’il a dirigé sous le nom de lord Goderich, lord Ripon, alors M. Robinson, avait acquis, en qualité de ministre des finances, beaucoup de réputation et de popularité ; mais son échec comme premier ministre l’a fait descendre au second rang, d’où il ne s’est plus relevé. Ce rang, il le tient encore avec honneur. Si ses discours ont peu de brillant et de vivacité, ils s’appuient en revanche sur l’étude approfondie des questions et sur un choix précieux de documens. L’accession de lord Ripon, si elle a lieu, sera, à plusieurs titres, fort utile au ministère Peel.

Tels sont, selon toutes les probabilités, les personnages principaux du prochain cabinet, et certes, pour l’expérience des affaires et pour le talent, ce ministère est fort supérieur à celui qui vient de tomber. Mais dans un pays libre, l’expérience et le talent, même quand la majorité parlementaire leur est acquise, ne suffisent pas toujours au gouvernement. Il faut encore que, ni dans les choses ni dans les hommes, il ne se rencontre des difficultés insurmontables. J’arrive ainsi à la partie la plus importante et la plus délicate de cet exposé. Le ministère Peel une fois constitué, quelles sont pour lui, soit dans les circonstances extérieures, soit au sein même du parti d’où il sort, les causes de force ou de faiblesse, de durée ou de ruine ? quelles sont, en un mot, ses conditions d’existence et ses chances d’avenir ? C’est ce que je vais examiner avec autant d’impartialité qu’il me sera possible.

Ce n’est certes pas une situation facile que celle d’un chef de cabinet conservateur en face d’une opposition libérale de près de 300 membres, maîtresse des sympathies avouées de la reine, et soutenue au besoin par l’agitation populaire. Ce serait une situation impossible pour un parti qui n’aurait pas de très profondes racines dans le pays ; mais il ne faut pas oublier que l’opinion conservatrice a pour elle la grande majorité des propriétaires fonciers et des chefs d’industrie, l’église, l’armée, l’université, les professions judiciaires, c’est-à-dire presque toutes les classes supérieures de la société. Elle a pour elle aussi, au sein des classes moyennes, la crainte des bouleversemens nouveaux et l’effroi qu’inspirent les chartistes. Dans les classes inférieures enfin, elle a, soit par esprit de routine, soit parce qu’ils défendent des propriétaires, la plupart de ceux qui cultivent le sol. On ne peut donc pas dire que la majorité qui porte en ce moment sir Robert Peel au pouvoir soit une majorité éphémère et accidentelle, une de ces majorités qui s’évanouissent aussitôt qu’elles ont paru et meurent dès qu’elles sont nées. C’est au contraire une majorité laborieusement conçue, et dont l’organisation, lentement développée, ne paraît avoir rien d’artificiel et de débile. Dans ce moment, l’esprit de l’Angleterre proprement dite est en définitive plus conservateur que réformiste. Voilà un premier fait qui, à mon sens, ressort clairement de l’histoire des deux dernières années, et surtout de l’élection qui se termine.

Voyons maintenant par quelles difficultés extérieures ou intérieures le ministère Peel est menacé. La première de ces difficultés, celle qui frappe le plus tous les yeux, est celle qui résulte des trois mesures proposées par le ministère Melbourne et dont va s’emparer la nouvelle opposition. Ces mesures, je l’ai dit et je le répète, sont justes, salutaires, populaires, et il n’est pas douteux qu’elles ne l’emportent un jour. Toutefois leur temps est-il venu ? Ce qui vient de se passer prouve le contraire. Que les comtés les repoussassent, rien de plus simple ; mais on devait croire que les villes et bourgs, les villes manufacturières surtout, les adopteraient avec enthousiasme. On devait croire que le ministère Melbourne retrouverait ainsi d’un côté ce qu’il perdait de l’autre. Or, les bourgs et villes d’Angleterre ont donné aux tories quinze nominations de plus qu’en 1837. On peut conclure de là que les trois mesures ont produit peu d’effet, et que l’opinion publique n’en est pas venue au point de les imposer au parlement. Or, dans le parlement abandonné à sa propre impulsion, il y a contre ces mesures une majorité bien plus forte qu’on ne le suppose. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer que dans la minorité whig figurent encore six des treize membres qui ont voté pour lord Sandon contre le cabinet, et plusieurs de ceux qui se sont volontairement abstenus. D’un autre côté, il est bon de se rappeler que sir Robert Peel a eu soin de très peu s’engager. Sur la question des sucres, il ne veut pas compromettre la grande épreuve qui se fait en ce moment. Sur la question des bois de construction, il réserve son opinion. Sur la question des céréales, il proclame la supériorité du droit gradué sur le droit fixe, mais sans rien dire du chiffre. Lisez même son discours de Tamworth, celui où il s’est le plus longuement expliqué. Il critique le bill de lord Russell, et en même temps il déclare que l’Angleterre doit étendre son commerce extérieur et devenir le pourvoyeur du monde entier. Or, sir Robert Peel est trop éclairé pour croire que l’Angleterre puisse vendre sans acheter, fournir à l’étranger ses produits sans prendre en revanche les produits de l’étranger. Rien n’empêche donc dir Robert Peel, s’il est pressé un peu vivement, de proposer une modification qui calme l’opinion et qui donne le temps d’attendre. Pour moi, j’incline à croire que, pendant assez long-temps peut-être, les trois mesures libérales serviront sir Robert Peel plus qu’elles ne lui nuiront.

Pour bien apprécier la situation des conservateurs, il faut laisser s’abattre la poussière que la dernière crise a soulevée, et porter ses regards sur les autres embarras du dehors et du dedans. Si l’on commence par le dehors, on ne peut disconvenir que l’état des affaires ne soit partout plein d’incertitudes et de difficultés. En Amérique, sans compter la vieille querelle des frontières, querelle fort envenimée depuis deux ans, la question Macleod est toujours pendante, et jusqu’ici ne tourne pas à l’honneur de l’Angleterre. On sait de quelle indignation le parlement fut saisi quand il apprit qu’un sujet anglais était détenu et allait être mis en jugement pour un acte dont le gouvernement anglais réclamait toute la responsabilité. C’était une insulte à la vieille Angleterre, et, pour qu’elle ne la châtiât pas, il ne fallait rien moins que la mise en liberté immédiate de M. Macleod. Après tout ce fracas, les notes diplomatiques ont voyagé d’un bord à l’autre de l’Atlantique, et aujourd’hui, au bout de plus de six mois, M. Macleod, mis en accusation par le grand jury, est encore dans les prisons de New-York, attendant son jugement. On se flatte, à la vérité, qu’il pourra prouver un alibi et se faire acquitter ; mais, comme le disait fort bien M. Duncombe à la chambre des communes, la question n’est pas là. Si les Américains ont le droit de détenir M. Macleod et de le juger, ils ont aussi celui de le condamner et de le faire exécuter. Ce qui est outrageant pour l’Angleterre, ce n’est ni la condamnation, ni l’exécution, c’est la détention et le jugement. Or, sur ce point, l’Amérique ne paraît pas disposée à céder.

Toute la France sait que, dans un discours électoral récemment prononcé à Tiverton, lord Palmerston, pour glorifier son administrateur, a cru devoir mettre en parallèle la conduite, selon lui, sauvage, féroce, déshonorante des Français en Afrique, et la conduite pleine d’humanité, de justice, de grandeur d’ame des Anglais dans l’Afghanistan. Le résultat, selon lord Palmerston, c’est qu’en Afrique un Français ne peut s’éloigner des postes militaires sans être assassiné, tandis que dans l’Afghanistan tout officier de l’armée peut parcourir seul le pays tout entier, avec le nom anglais pour unique passeport, et sans autre peine que celle de recueillir les bénédictions des habitans. « Nouvelle preuve, ajoutait sa seigneurie, qu’il est au ciel une Providence pour punir le mal et pour récompenser le bien. »

Voilà certes un tableau auquel il ne manque rien. Malheureusement pour lord Palmerston et pour les populations dont il parle avec tant d’onction, il est d’autres récits, même anglais, qui présentent les choses sous un aspect beaucoup moins riant. Selon ces récits, l’invasion anglaise n’aurait amené dans l’Afghanistan que l’anarchie, la discorde et le massacre. On aurait détruit les maisons des habitans les plus paisibles, pillé et vendu leurs provisions d’hiver pour faire des parts de prise, brûlé leurs moissons, réduit par la violence et par la terreur leurs femmes et leurs enfans à aller mourir de faim dans les montagnes voisines. Et, après tous ces beaux exploits, on serait moins avancé que le premier jour. Ce n’est pas un journal de Paris qui parle ainsi, c’est un journal de Bombay.

Cela ressemble peu à l’idylle de lord Palmerston, et la mansuétude anglaise est assurément bien venue à nous reprocher notre férocité. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il faut aujourd’hui plus de troupes pour garder la conquête qu’il n’en a fallu pour la faire. Il est certain que la domination du mannequin que lord Keane a mis sur le trône est moins assurée que jamais. Il est certain que les populations belliqueuses du centre de l’Asie prouvent chaque jour qu’entre leur bravoure sauvage et la timide résignation des Indiens il n’y a rien de commun. Quant à la Chine, si la résistance n’est pas vive, elle est persévérante, et l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, du naïf orgueil avec lequel, à chaque défaite, l’empereur du céleste empire donne l’ordre positif d’exterminer enfin les barbares qui abusent de sa patience, ou de la merveilleuse bonhomie dont les agens anglais, contre leur habitude, ont jusqu’ici fait preuve dans toutes leurs négociations. La guerre chinoise, comme celle de l’Afghanistan, n’en menace pas moins de devenir une des plus longues, une des plus dispendieuses, une des plus embarrassantes que les Anglais aient encore soutenues dans cette partie du monde.

En Orient enfin, les hauts faits de l’artillerie anglaise à Saint-Jean-d’Acre, loin de tout éclaircir, ont tout embrouillé, et la situation de l’empire ottoman était certes moins compliquée et moins chancelante le jour où, au mépris de l’alliance française, lord Palmerston a si glorieusement entrepris de l’affermir et de la simplifier. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’un différend à vider entre un souverain et un vassal puissant ; il s’agit de l’insurrection et de l’anarchie, qui, s’étendant graduellement sur toutes les parties de l’empire, le menacent d’un démembrement prochain et d’une prompte décomposition ; il s’agit des difficultés si nouvelles et si graves que cette crise et ses suites peuvent faire naître en Europe, au sein même de la coalition.

Ainsi, à l’extérieur, partout des embarras et des nuages amoncelés. Je ne crois pourtant pas que ces embarras et ces nuages soient fort menaçans pour les tories. Ce sont, après tout, les whigs qui ont mis dans cet état l’affaire d’Amérique, celle de l’Asie centrale, celle de la Chine, celle d’Orient. De quel droit, devenus opposition, viendraient-ils s’en faire une arme contre leurs successeurs ? Ne voit-on pas que si, comme Anglais, sir Robert Peel peut et doit souhaiter l’heureuse et prompte conclusion de toutes ces affaires, comme homme de parti il a un intérêt diamétralement opposé ? Que l’Orient, par exemple, s’enflamme de nouveau, et que l’Angleterre, inquiétée par la Russie, invoque l’appui de la France sans pouvoir l’obtenir, quel thème pour sir Robert Peel ! quelle confusion pour lord Palmerston ! « Vous parlez de l’alliance française, pourra dire le premier ministre à ses prédécesseurs ; mais cette alliance, qui l’a compromise, qui l’a perdue ? C’est sous le duc de Wellignton, tory, que les bases de l’alliance française avaient été posées ; c’est sous lord Melbourne, whig, qu’elles ont été détruites. Ne nous reprochez donc pas les conséquences de votre imprévoyance et de votre incapacité. »

Comme je l’ai dit, l’Angleterre, d’ailleurs, ne s’occupe guère de politique étrangère que lorsque ses intérêts commerciaux sont compromis, ou son honneur national menacé. Mais, dans l’un et l’autre cas, elle se lève tout entière, sans distinction d’opinion ou de parti. En ce qui touche les affaires extérieures, sir Robert Peel, de même que ses prédécesseurs, trouvera donc dans le pays indifférence ou assistance, et ce n’est pas de ce côté qu’il risque d’être ébranlé.

La situation financière est plus embarrassante, et il est difficile de prévoir comment le nouveau cabinet établira son budget. Toutes les économies possibles ont été faites, en 1829, par le duc de Wellington, et depuis par les whigs. Aujourd’hui, pour réduire les dépenses, il n’y a qu’un moyen, la réduction des armemens ; mais les tories, qui depuis deux ans reprochent aux whigs de ne pas donner aux forces navales et militaires du pays un développement suffisant, n’auront certes pas recours à ce moyen. Cependant, d’après les calculs non contredits de M. Baring, la comparaison des dépenses aux revenus ordinaires révèle un déficit de 1,800,000 liv. (45 millions environ). Et, qu’on le remarque bien, ce chiffre a dans le budget anglais, une tout autre portée que dans le nôtre. En France, on inscrit aux dépenses ordinaires une somme de près de 80 millions pour le rachat de la dette (dotation de l’amortissement et rentes rachetées). En France, un déficit de 45 millions signifierait donc encore un surplus réel de 35 millions. En Angleterre, il signifie un déficit véritable et auquel il faut pourvoir. C’est là, pour le dire en passant, un très fâcheux résultat de la politique financière des whigs pendant les premières années. Avant eux, on avait soin de régler le budget de manière à ce qu’il y eût toujours un excédant qui, sous un nom ou sous l’autre, pouvait servir au rachat de la dette. Depuis leur avènement, cet excédant a disparu, et l’on en voit les conséquences. Pour répondre aux accusations des tories, les whigs énumèrent avec complaisance toutes les réductions qu’ils ont opérées sur les dépenses et sur les taxes : les dépenses générales ramenées de 19,000,000 l. à 18,000,000 l. ; les taxes les plus lourdes pour le peuple diminuées ou supprimées, jusqu’à concurrence de 6,236,000 liv. ; la taxe de la poste enfin presque annulée. Tout cela est fort beau sans doute, mais ne justifie pas l’imprévoyance qui n’a maintenu au budget ni fonds d’amortissement, ni surplus disponible. C’est dans ce sens, et dans ce sens seulement, que sir Robert Peel a raison d’opposer au déficit actuel l’excédant qui existait de son temps.

Quoi qu’il en soit, le déficit existe, et il faut le combler. Comment les tories le combleront-ils ? Sur ce point, sir Robert Peel n’a point dit son secret, l’oracle est resté muet. Il n’a guère d’autre ressource pourtant que d’augmenter un impôt ancien ou d’en établir un nouveau. Lord John Russell alors ne sera-t-il pas bien fort quand il répétera devant la chambre des communes ce qu’il disait il y a peu de jours devant les électeurs de la Cité : « En examinant l’état financier du pays, j’ai vu qu’outre les taxes payées à la reine, et qui entrent au trésor public, il y a d’autres taxes établies au profit de différentes classes de la société, des taxes qui pèsent lourdement sur l’industrie nationale, et qui, bien qu’elles ne comptent pour rien dans le revenu du pays, n’en sont pas moins pour les contribuables un intolérable fardeau ? J’ai vu, de plus, qu’en diminuant ces taxes, loin de diminuer le revenu public, celui qui est chargé d’acquitter nos dépenses nécessaires, je pourrais augmenter ce revenu et suffire à ces dépenses. Il y a donc deux moyens de pourvoir aux besoins financiers de l’Angleterre, par l’établissement de taxes nouvelles et par la diminution de taxes anciennes, en chargeant les contribuables et en les soulageant. Choisissez entre ces deux moyens. »

S’il est permis de hasarder une conjecture, c’est que sir Robert Peel demandera à la propriété foncière l’appoint qui lui manque pour mettre son budget en équilibre. Il n’est pas exact de dire, comme le faisait M. Hume dans une des dernières séances du parlement, qu’en Angleterre la propriété foncière ne contribue pour rien aux charges publiques. Elle paie la taxe des pauvres, les dîmes, les taxes de l’église, la taxe des routes, et plusieurs autres dépenses générales ou locales qui, en France, prennent place au budget ; mais il est certain que, relativement à la masse des impôts, la propriété foncière est ménagée. N’est-il pas naturel qu’en échange du service qu’il lui rend, sir Robert Peel lui demande un léger sacrifice et l’obtienne aisément ?

Quant aux réformes nouvelles sur lesquelles sir Robert Peel devra se prononcer, elles se divisent en trois catégories : les réformes purement radicales, telles que le scrutin secret, l’extension du suffrage électoral, et, dans un autre ordre d’idée, l’abolition du droit d’aînesse et des substitutions ; les réformes modérées et libérales dont les whigs ont pris l’initiative, par exemple l’abolition des taxes de l’église, l’appropriation de certains biens ecclésiastiques à des usages civils, l’admission des juifs dans les corporations ; les réformes administratives et judiciaires, qui appartiennent à tout le monde. Or, les premières et les dernières de ces réformes ne sont susceptibles de causer au ministère Peel aucune espèce d’embarras : les premières, parce que les whigs les repoussent aussi bien que les tories ; les dernières, parce que sir Robert Peel est tout aussi disposé que personne à les faire. Reste donc la seconde catégorie. Or il n’est aucune de ces réformes qui, aujourd’hui saisisse vivement l’attention du pays. La preuve, c’est qu’il y a deux ou trois ans déjà, les deux plus importantes, celles des taxes de l’église et de l’appropriation, ont été abandonnées tout doucement et sans bruit par le ministère whig. Elles vont reparaître sans doute, et donner lieu à de brillantes discussions ; mais sir Robert Peel peut les combattre sans danger.

De ces observations, faut-il conclure que sir Robert Peel ait une tâche aisée ? Non, certes, et dans la carrière où il s’engage, je vois dès à présent deux obstacles très sérieux, deux obstacles qui mettront à l’épreuve tout ce qu’il a d’habileté dans l’esprit et de patience dans le caractère. Ces obstacles, c’est, d’un côté, son propre parti, et l’Irlande de l’autre. Quelques mots sur chacun d’eux.

Dans son discours de Tamworth, comme précédemment à la chambre des communes, sir Robert Peel n’a pas manqué de protester, au nom de son parti, contre toute idée de division. « Du côté de la chambre où je siége, s’est-il écrié, on comte 300 membres qui n’ont qu’une ame, qu’une pensée, qu’un sentiment. » Et, quelques minutes plus tard, dans le même discours, sir Robert Peel se plaignait amèrement que ses adversaires, au lieu de le laisser parler pour lui-même, lui imputassent sans cesse des opinions et des paroles dont il ne pouvait ni ne voulait répondre ! « Que dirait lord John Russell, ajoutait-il, si je lui imputais les opinions extravagantes de tous ceux qui siégent du même côté que lui, et qui soutiennent son cabinet ? »

Ainsi, par une contradiction singulière, tout en protestant de l’union intime de son parti, sir Robert Peel sentait la nécessité d’en désavouer une fraction. C’est qu’en effet il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’indépendamment des nuances personnelles il y a dans le parti tory deux, peut-être même trois opinions fort différentes. Deux mois avant l’ouverture de la session, il parut, sous le titre Peel ou Stanley, qui sera notre chef ? une brochure très flatteuse pour lord Stanley, très outrageante pour sir Robert Peel, et dont un membre du parlement était, dit-on, l’auteur. D’après cette brochure, lord Stanley était « un gentilhomme à l’ame haute et au cœur chaud, aussi honnête qu’éloquent, aussi droit que courageux, méprisant l’hypocrisie et son abominable jargon, bon protestant d’ailleurs et parfaitement étranger à cette race prétendue libérale qui ne fait aucune différence entre les religions. » Sir Robert Peel, au contraire, était un parvenu de bas étage, sans conscience et sans foi, toujours prêt à trahir toutes les causes dans son intérêt personnel, chef d’un parti sans avoir sa confiance, homme de cinquante ans sans compter un ami. « Vous tous qui aimez notre église, petits ou grands, riches ou pauvres, ajoutait le pamphlet, Stanley est le plus sûr et le plus ferme de vos amis. Un ministère qui aurait sir Robert Peel pour chef tomberait bientôt en morceaux sur les ruines du parti conservateur. » La conclusion, c’est que sir Robert Peel devait « seller son âne comme Architophel, prendre la route de son château, et quitter pour toujours la vie publique. » En même temps, que l’on remarque bien ceci, l’auteur du pamphlet se prononçait contre le bigotisme peu éclairé de sir Edward Knatchbull et de sir Robert Inglis.

Que cette brochure ait été ou non avouée, il n’en est pas moins vrai qu’elle exprimait alors l’opinion d’une fraction du parti tory. En présence du danger commun, ces querelles ont cessé, et dans les élections on a vu les amis de sir Rober Peel, et ceux de lord Stanley et ceux de sir Robert Inglis marcher d’accord et protester à l’exemple de leurs chefs, de leur union inébranlable ; mais croit-on que cette union en soit plus réelle, et que les passions soulevées au mois de novembre 1840 contre sir Robert Peel soient définitivement rentrées dans leur lit ? Ces passions, qu’on ne l’oublie pas, sont déjà vieilles, et depuis deux ans n’ont pas manqué une occasion de se manifester ; ce sont elles qui, à la fin de la dernière session, faisaient explosion à la fois dans tous les journaux conservateurs, et accusaient publiquement sir Robert Peel de déserter son parti et de vendre ses amis. Ce sont elles qui, en janvier dernier, dictaient au Standard un article singulier par lequel, faisant parler un tory de la vieille roche, il disait, en propres termes, que, si les conservateurs actuels succédaient aux whigs, ce serait « une bande de coquins à la place d’une autre. » Ce sont elles enfin qui, lors de la dernière vacance de Pâques, se faisaient encore jour par les plus perfides insinuations, entre autres par des lettres remarquables et remarquées, où sir Robert Peel était clairement accusé de professer des doctrines irréligieuses, et de préférer une philosophie païenne aux vérités révélées. « Peut-être un jour vous rendrons-nous le pouvoir, mais notre estime, jamais, » disait le lendemain de la coalition l’organe principal du parti conservateur en France à des hommes politiques auxquels, en effet, le pouvoir a été rendu. Tels sont à peu près les sentimens des ultrà-tories pour sir Robert Peel depuis l’émancipation.

Laissons, au reste, les journaux, et entrons dans la chambre des communes ; croit-on que là même sir Robert Peel puisse être sûr de son parti ? Je veux bien ne pas parler des tories de la vieille école, qui chaque jour versent des larmes amères sur l’émancipation catholique et sur l’adoucissement des lois pénales. Mais M. Gladstone est assurément un des membres tories les plus distingués, un de ceux qui, comme on dit, donnent le plus d’espérances. M. Goulburn a été ministre avec sir Robert Peel, et peut le redevenir. N’existe-t-il pas pourtant une immense distance entre M. Gladstone, qui professe que l’état se fait athée, s’il contribue directement ou indirectement à un enseignement dont l’église établie n’ait pas la direction, et sir Robert Peel, qui veut, soit par des écoles, soit par la formation de bibliothèques populaires, donner à tous les citoyens indistinctement une éducation libérale ? entre M. Goulburn, qui s’oppose à ce qu’on ouvre aux juifs les corporations municipales, parce que ce serait proclamer l’indifférence en matière de religion, et sir Robert Peel, qui, le jour où se discute cette question, va se promener pour ne voter ni contre ses anis ni contre son opinion ? Que dire après cela de M. Pringle, qui soutient en plein parlement que « la nation juive a commis un grand crime pour lequel il est juste qu’elle souffre ? » de M. Plumptree qui, tous les ans, présente un bill pour empêcher que le dimanche les cochers puissent conduire une voiture, les boulangers cuire une livre de pain, les tavernes vendre une bouteille de vin ? de sir Robert Inglis, qui trouve que les revenus de l’église anglicane ne sont pas suffisans, et qu’il est urgent de les augmenter ? Sir Robert Peel, assurément, fait de ces folies le cas qu’elles valent, et cependant, sous son ministère comme sous le précédent, ces folies se traduiront en propositions et en votes. Que fera alors sir Robert Peel ? Et d’un autre côté, que feront M. Gladstone, M. Goulburn, M. Pringle, M. Plumptree, sir Robert Inglis, quand, fidèle aux engagemens qu’il a pris, sir Robert Peel demandera au parlement un vote d’argent pour propager l’instruction populaire dans toutes les religions ?

Il y a là, j’en suis convaincu, pour le ministère Peel, des écueils sur lesquels il risquera plus d’une fois de se briser. On peut dire, je le sais, que sir Robert Peel traitera les ultrà-tories comme lord John Russell traitait les radicaux, et qu’il battra de temps en temps ses alliés à l’aide de ses ennemis ; mais, outre que le jeu n’est rien moins que sûr, il est douteux que les tories se montrent aussi accommodans que les radicaux. Les radicaux, toujours exclus des affaires, avaient tout à gagner, rien à perdre. Ce que le ministère leur concédait était une conquête pour eux ; ce qu’il leur refusait les laissait dans la même situation. Il en est autrement des tories, qui long-temps ont gouverné, et auxquels chaque réforme arrache un morceau de leur patrimoine politique. Ajoutez qu’ils parlent au nom des idées religieuses, et que, par leur nature même, les idées religieuses sont absolues et exclusives. Souffrir qu’on porte atteinte à l’église établie, c’est plus qu’une faute à leurs yeux, c’est un péché ; et ce péché, en appuyant un ministère qui le commet, ne s’en rendraient-ils pas complices ? Quand le parti tory était une minorité, il ne savait pas modérer ses passions, dissimuler ses dissentimens intérieurs. Comment y parviendrait-il aujourd’hui, quand la majorité lui est acquise, et avec la majorité le gouvernement et la responsabilité ?

Qu’est-il besoin, au reste, de parler par hypothèse ? Au moment où j’écris, sir Robert Peel n’est pas encore ministre, et déjà éclate aux yeux les moins clairvoyans la profonde division de son parti. Ici ce sont les orangistes, qui, après avoir sifflé à Antrim le nom du duc de Wellington et celui de sir Robert Peel, parlent déjà de se reconstituer et de n’appuyer aucun ministère qui ne s’associerait pas pleinement à leurs passions insensées ; là c’est la vieille aristocratie terrienne, qui témoigne hautement du peu de confiance qu’elle a dans le fils du filateur de Tamworth, et qui le menace de sa colère s’il fait un pas hors du droit chemin. À Oxford enfin, c’est la haute église qui, dans son journal officiel, reproche à sir Robert Peel de n’avoir ni élévation dans l’ame, ni étendue dans l’esprit, ni fermeté dans le caractère. « Sir Robert Peel, dit la haute église, ne connaît rien hors de l’enceinte des communes. Il sait par cœur les chiffres relatifs de tous les votes de parti depuis un demi-siècle, et son pouls bat avec les divisions. Les résolutions de la chambre des communes, adoptées dans l’ardeur ou la précipitation de la lutte, sous la tyrannie royale ou populaire, dans les jours de corruption ou de violence, et les majorités de hasard de dix, deux ou une voix, voilà pour lui les canons inviolables de la législation, ceux au-delà desquels il n’aperçoit pas un principe. La chambre des communes est sa seule réalité ; toute autre chose ou toute autre pensée n’est à ses yeux qu’une forme et qu’une ombre. Ne demandez à ses discours ni théories splendides, ni larges inductions, ni sentimens universels, ni grandes maximes, ni sanctions solennelles, ni argumens profonds, ni principes invariables. Si parfois on les y rencontre, ils y viennent à titre d’exceptions qui prouvent la règle. Du commencement à la fin, sa carrière est une carrière d’expédiens et de détours. Impossible de savoir aujourd’hui ce qu’il fera demain. Il n’est pas d’instrument demi-rusé d’une petite faction locale, pas d’avoué faiseur d’affaires, pas d’agent municipal intrigant, pas de factotum d’une corporation qui, par ses tripotages, dégrade l’administration civique autant que le chef conservateur dégrade la noble science de la politique. Aimable et bienveillant, mais égoïste par-dessus tout, cet homme est petit avec les nations, petit avec notre vieille constitution, et, ce qu’il y a de plus triste, infidèle à l’église éternelle et universelle. »

Le parti orangiste, le parti agricole, le parti de la haute église, sont pourtant trois fractions importantes du parti conservateur. Si tel est déjà leur langage, que doit-on attendre quand, par sa conduite et ses discours, sir Robert Peel premier ministre les aura mécontentés ? Cette situation, au reste, se traduisait il y a peu de jours dans un dialogue assez curieux entre le Standard et le Times. « Si sir Robert Peel a 70 voix de majorité, disait le Standard, il pourra gouverner d’après les purs principes des conservateurs. S’il n’en avait que 20 ou 30, il devrait, plutôt que de céder le pouvoir à l’ennemi, faire des concessions, comme en 1829. — C’est là, répondait le Times, une politique indigne, et que tout bon conservateur doit repousser avec dégoût. Ce qui a perdu le parti tory en 1830, c’est précisément l’adoption d’une politique analogue en 1829. Si sir Robert Peel était capable d’une telle bassesse, la majorité, fût-elle de 300, se disperserait comme du sable. »

Je suppose cependant que l’expérience et l’habileté de sir Robert Peel parviennent à étouffer les germes de division qui existent dans son parti. Je suppose que les orangistes et lord Roden, les agriculteurs et le duc de Buckingham, la haute église et sir Robert Inglis, retenus par la nécessité, lui prêtent assistance et main forte. Je suppose que de sa majorité pas une unité ne se détache, et qu’elle présente toujours aux attaques de l’ennemi un bataillon compact et discipliné. Dans ce cas même, le gouvernement conservateur va, ce me semble, dès le début, se heurter contre une difficulté presque insoluble. Que fera-t-il en Irlande ?

L’état de l’Irlande est connu, et l’on sait combien elle a encore droit de se plaindre. D’une part, une misère effroyable et qui s’accroît chaque jour avec la population ; de l’autre, des institutions qui, malgré les réformes qu’elles ont subies, portent encore la trace de leur origine, et sacrifient presque partout le grand nombre au petit ; enfin, et par-dessus tout, une église établie pour une aristocratie de sept à huit cent mille ames, et entretenue aux dépens d’une démocratie de six à sept millions qu’elle injurie et qu’elle maudit, voilà la situation de l’Irlande dans sa plus simple expression. Depuis six à sept ans néanmoins, la démocratie irlandaise est paisible et presque satisfaite. Elle n’a pas obtenu pleine justice ; mais, pour la première fois, le gouvernement compatit à ses douleurs, consulte ses vœux, s’occupe de ses besoins. Pour la première fois, le gouvernement prend parti pour les faibles contre les forts, pour les opprimés contre les oppresseurs, pour le peuple contre ses tyrans religieux et politiques. Étonnée d’un changement si complet, la démocratie irlandaise en est reconnaissante, et, de peur d’ébranler ceux qui la protègent, supporte pour un moment ses souffrances avec résignation et fait taire ses justes griefs.

Mais les tories, personne ne l’ignore, ont à l’égard de l’Irlande un tort plus grave encore que celui de lui refuser les réformes qu’elle désire, la justice qu’elle attend. Fidèles à la vieille tradition anglaise, et pour ranimer le zèle de leurs partisans, ils ne manquent pas une occasion de l’insulter dans ses croyances et dans sa nationalité. Pour les tories anglais, l’Irlande est toujours une terre sauvage et maudite, sa religion une idolâtrie vile, abjecte et superstitieuse, son peuple une sale et factieuse canaille, son clergé une bande diabolique de coquins en surplis. Et qu’on ne croie pas que ce langage grossier soit celui de quelques enfans du parti ! Il y a des membres du parlement qui parlent ainsi. Beaucoup même, qui s’expriment avec plus de convenance, ont au fond du cœur les mêmes sentimens et les laissent percer. Pour ne citer qu’un exemple, n’est-ce pas un des membres les plus justement considérés du parti tory, lord Wharncliffe, qui, comme président de la société protestante, ordonnait l’an dernier un jeûne public en expiation d’une place donnée à M. Shiel ? Il y a quelques mois, je causais de l’Irlande avec un membre tory de la chambre des communes, homme distingué et modéré. « Tout cela est spécieux, finit-il par me dire ; mais vous oubliez une chose, c’est que l’Irlande est un pays conquis. » L’Irlande est un pays conquis ! Voilà le véritable mot des tories, celui qui explique à la fois leur mépris pour l’Irlande, et la haine de l’Irlande pour eux.

Maintenant que va-t-il se passer le jour où l’on apprendra que les tories, les implacables tories, sont revenus au pouvoir ? On peut en juger par ce qui se passe aujourd’hui. Ici un des candidats orangistes élus à Dublin, M. Grogan, qui, dans un discours furieux, déclare publiquement que l’Irlande se dessèche et dépérit sous l’influence funeste du papisme, et qu’il est temps de déraciner le mal ; là, M. O’Connell qui invite le peuple de Carlow à séparer les moutons noirs (black sheep) du reste du troupeau, c’est-à-dire à frapper d’une sorte d’excommunication les catholiques qui voteraient pour le colonel Bren. « Ne leur faites pas de mal, s’écrie-t-il ; surtout ne les empêchez pas de venir à l’église : qui plus qu’eux a besoin de demander à Dieu le pardon de ses péchés ? Mais que personne ne les visite et ne leur parle. Qu’à l’église même on leur assigne des bancs à part, et qu’ils sachent bien que d’honnêtes gens ne peuvent avoir commerce avec eux ! » Puis, d’un côté, l’adresse de la société conservatrice protestante, adresse si violente, si injurieuse, que M. O’Connell ne trouve rien de mieux que de la réimprimer textuellement et de l’expédier presque sans commentaire à tous les prêtres du pays. D’un autre côté, le discours de M. Steele, protestant libéral, qui félicite les non électeurs de comprendre enfin leur devoir et de parcourir les comtés par masses puissantes, pour engager pacifiquement les électeurs à ne pas trahir leur pays et leur Dieu ; qui, de plus, répondant à M. Grogan, prononce cette phrase accueillie par des acclamations frénétiques : « Que les orangistes y prennent garde ; s’ils frappent le premier coup, tous les catholiques, tous les libéraux se lèveront, et en vingt-quatre heures il n’y aura pas un orangiste vivant en Irlande ! » À la suite de ces provocations, enfin, des scènes à la fois sanglantes et bouffonnes, des maisons ravagées et démolies, des propriétaires qui, pour soustraire leurs fermiers à l’influence populaire, les tiennent en chartre privée, et sont forcés de soutenir un siège en règle ; des femmes que M. O’Connell arrose de ses larmes sur le grand chemin, parce qu’elles ont menacé leurs maris de s’enfuir avec leurs enfans, s’ils votaient contre le candidat catholique ; et partout où il y a élection contestée, des batailles rangées, non plus, comme en Angleterre, de misérables soudoyés à quelques shillings par jour, mais de deux peuples pleins de haine, de colère, de mépris l’un pour l’autre, de deux peuples entre lesquels, dans le passé comme dans le présent, il n’y a rien de commun : tel est, en ce moment, le spectacle que présente l’Irlande, non par suite d’une excitation passagère, mais sous l’empire de sentimens permanens et profonds.

En vain, pour adoucir ce tableau, dirait-on que l’Irlande, en donnant aux conservateurs 11 voix de plus, vient de prouver que depuis 1837 le protestantisme s’y est fortifié. C’est là une illusion qui, si les vainqueurs n’y prennent garde, peut leur être fatale. En Irlande, les vieilles corporations municipales existent encore, et la propriété foncière presque partout se trouve aux mains des protestans. Il faut donc un effort presque désespéré pour arracher les pauvres catholiques à l’influence oppressive qui pèse sur eux, et qui leur demande leurs votes presque sous peine de mort. Or, dans trois comtés et dans deux villes où, en 1837, les réformistes ne l’avaient emporté qu’à peu de voix, cet effort a été cette année moins puissant et moins heureux. Mais que doit-on en conclure ? Rien absolument, si ce n’est que l’exaspération du parti catholique va s’en accroître, et que, vaincu sur le terrain légal, il en sera d’autant plus disposé à chercher une revanche terrible sur un autre terrain.

Cela bien compris, qui doute que l’avénement des tories ne soit pris en Irlande comme une déclaration de guerre ? On dit à la vérité que sir Robert Peel veut gouverner l’Irlande avec impartialité, avec modération. C’est là, je le crains fort, un projet chimérique. Si l’Irlande était, comme la France, un pays de centralisation où le gouvernement pût implanter tout d’un coup des magistrats et des administrateurs soumis à l’impulsion venue de Londres et forcés de rendre chaque jour compte de leur conduite, peut-être sir Robert Peel pourrait-il réussir. Malheureusement l’Irlande, malgré quelques pas vers un autre système, est encore, comme l’Angleterre, un pays d’administration et de justice locale et gratuite. Pour gouverner l’Irlande, il faut donc absolument, nécessairement, s’appuyer sur un des partis qui se partagent le pays. Sur quel parti s’appuiera sir Robert Peel ? S’il existe en Irlande un parti intermédiaire, c’est celui qui s’est formé récemment en opposition à la rupture de l’union, et dont lord Charlemont est le chef. Dans ce parti, mélange heureux de protestans libéraux et de catholiques, il y a des lumières, de l’indépendance, de la modération ; mais ce parti tout entier est whig ou radical, et à Belfast, centre de son pouvoir, aussi bien qu’à Dublin, il s’est déjà énergiquement prononcé contre le prochain ministère. Si sir Robert Peel s’était flatté de l’avoir pour allié, il faut qu’il y renonce. Violemment attaqué par le parti catholique pur, énergiquement combattu par le parti libéral, sir Robert Peel, de gré ou de force, appartient au vieux parti protestant, au parti dont les orangistes sont l’avant-garde passionnée et active. Entre eux et lui il y a peu de sympathie, peu de confiance ; mais la nécessité les réunit. C’est donc à ce parti que, de gré ou de force, sir Robert Peel sera forcé de demander les instrumens de son gouvernement en Irlande ; c’est à ce parti qu’il devra confier la charge d’administrer et de juger la démocratie catholique, cette démocratie qu’il regarde comme son éternelle ennemie. Est-il possible, avec de tels agens, d’obtenir de la modération et de l’impartialité ?

Dans tous ces beaux projets, d’ailleurs, on compte sans les passions humaines et sans les préjugés. Je crois que lord Lyndhurst se repent de ses imprudentes provocations, et lord Stanley ne mérite certainement, sous aucun rapport, l’odieux surnom qu’il a reçu d’O’Connell. Toujours est-il que les provocations de lord Lyndhurst existent, et que le surnom de lord Stanley est devenu populaire en Irlande. Ces deux ministres eussent-ils les intentions les plus bienveillantes pour l’Irlande, on ne les croirait pas. De leurs mains, toute mesure sera suspecte, tout présent empoisonné. Croit-on, d’un autre côté, qu’en Angleterre même les ullrà-protestans, ceux que la haine de l’Irlande catholique a seule jetés dans les bras des tories, pussent pardonner à sir Robert Peel un système de concessions et de temporisation ? Croit-on, par exemple, qu’ils laissassent abandonner paisiblement le bill de lord Stanley, ce bill qui, bien plus que la question des céréales, a renversé lord Melbourne ? Ce n’est point comme adversaire de la liberté commerciale, c’est comme ennemi de l’Irlande catholique que le parti tory vient de s’emparer du pouvoir. Si sir Robert Peel l’oublie, on aura soin de le lui rappeler.

De ces observations, je conclus que l’avénement des tories rend à M. O’Connell la royauté morale que lui avait enlevée jusqu’à un certain point la question de l’union. J’ajoute que cette question même, s’il le veut bien, peut aujourd’hui devenir formidable entre ses mains. Quel était en 1840 l’argument principal opposé à M. O’Connell par lord Charlemont ? C’est que la rupture de l’union ne peut se justifier tant qu’il reste un espoir quelconque d’obtenir justice de l’Angleterre. « Or, ajoutait lord Charlemont, cet espoir existe, puisque la majorité de la chambre des communes est favorable à l’Irlande. » Que devient cet argument aujourd’hui que la majorité de la chambre des communes est contraire à l’Irlande, et que le premier titre du ministère est de représenter en ce point la majorité ? Au mois de janvier dernier, un meeting a été tenu à Dublin sous la présidence du même lord Charlemont, pour s’opposer au bill de lord Stanley. Or, dans ce meeting qui comptait au nombre des signataires 43 pairs, 50 membres de la chambre des communes, plus de 400 magistrats locaux, et 1,000 propriétaires fonciers, membres du barreau et négocians, on adoptait à l’unanimité une résolution portant, entre autres choses, « que l’Irlande, comme portion essentielle de l’empire britannique, a droit à une égalité parfaite de franchises et d’institutions avec l’Angleterre et l’Écosse. » Croit-on qu’une telle résolution soit une lettre morte, et que, sous le règne des tories, elle ne puisse pas bientôt se transformer en une protestation terrible contre l’union ?

Quelques tories au reste s’y attendent et ne s’en troublent pas. Ce qu’il leur faut, c’est une insurrection comme celle de 1798, qui leur permette de conquérir de nouveau l’Irlande, de la garrotter, peut-être même de revenir sur l’émancipation, et de restaurer les vieilles lois pénales. Une si absurde, une si indigne pensée, ne peut être imputée à sir Robert Peel ni à aucun de ses collègues. Tout ce que le prochain ministre pourra faire, sans manquer à ses opinions et à son parti, pour calmer les esprits et pour éviter la lutte, sir Robert Peel le fera certainement. Encore une fois, je doute qu’il y réussisse. D’un côté, l’Angleterre avec son mépris pour le peuple conquis, avec sa répugnance pour le culte que ce peuple professe, avec son orgueilleuse prétention de lui imposer toujours ses lois, ses mœurs et ses croyances ; de l’autre, l’Irlande avec sa misère, avec ses passions, avec le souvenir de ses longues souffrances et ses justes griefs : voilà les deux adversaires qui tant de fois déjà se sont trouvés en présence, et qui aujourd’hui peut-être, comme dans les derniers siècles sont à la veille de se mesurer. La différence, c’est que l’Angleterre est aujourd’hui moins convaincue de la bonté de sa cause, et que l’Irlande l’est plus. Le torysme anglais peut, tant qu’il le voudra, déverser sur les pauvres paysans irlandais l’insulte et le mépris. Ce n’est certes point un peuple ordinaire que celui qui sait, à la voix de ses prêtres et de ses chefs, fouler aux pieds ses intérêts, oublier ses souffrances, contenir ses passions, secouer même ses mauvaises habitudes. En présentant son budget, le chancelier de l’échiquier a signalé parmi les causes du déficit les habitudes croissantes de sobriété en Irlande, et la diminution notable qui en résulte sur les droits des spiritueux. Cette sobriété si nouvelle, c’est O’Connell, ce sont les prêtres catholiques qui la commandent et qui l’imposent. Avant de pousser à bout un peuple capable d’un tel effort et d’une telle discipline, l’Angleterre fera bien d’y réfléchir.

En résumé, voici quel est, à mon avis, le bilan à peu près exact des chances favorables et défavorables de sir Robert Peel. Il a pour lui la majorité dans les deux chambres, le sentiment public en Angleterre, la crainte des révolutions, d’O’Connell et des chartistes, enfin son incontestable habileté. Il a contre lui l’Irlande et son propre parti. Il faudrait d’ailleurs de bien graves évènemens pour qu’il perdît, dès la première année, ainsi qu’on le prédit déjà, le pouvoir qu’il vient de conquérir. Heureusement pour l’Angleterre, on n’y voit pas, comme en France, les opinions varier, les hommes se démentir, les partis se décomposer d’un jour à l’autre. Quand on a commencé une œuvre, on veut la finir ; quand on est entré dans une association, on tient à honneur d’y rester. Il en résulte que les majorités et les ministères se forment moins vite, mais qu’ils durent plus long-temps. Rien de plus fragile en apparence que le lien qui, depuis 1835, tient unis les whigs et les radicaux. Ce lien pourtant ne s’est pas rompu, et sir Robert Peel, maître de 300 voix dans la chambre des communes et des deux tiers de la chambre des lords, a dû attendre pendant six ans que son moment fût venu. À son tour, lord John Russell attendra, et, je le crois sincèrement, avec la même patience, avec la même persévérance, avec la même confiance dans ses idées et dans l’avenir. Ainsi entendu et pratiqué, le gouvernement représentatif est le plus beau, le plus grand, le plus puissant des gouvernemens.

Quant au parti qui perd en ce moment le pouvoir, je n’en dirai que peu de mots. Nul doute qu’il n’ait fait de grandes choses et qu’il ne laisse après lui des traces profondes et heureuses de son passage aux affaires. C’est avec raison qu’énumérant tout ce qu’ont fait les whigs, — les bourgs pourris supprimés, les grandes villes manufacturières investies du droit électoral, l’esclavage aboli, les abus des municipalités réformés, les maux de l’ancienne loi des pauvres guéris ou atténués, les griefs des dissidens redressés, les lois criminelles adoucies, la dîme transformée en rente foncière, — lord John Russell demandait dernièrement à quelle époque de l’histoire de si grandes, de si utiles réformes se sont accomplies pacifiquement et en si peu de temps. C’est avec raison que, se glorifiant de tels résultats, il se félicitait encore du dernier service que les whigs viennent de rendre à leur pays en mettant sérieusement à l’ordre du jour la grande question de la liberté commerciale et de la taxe du pain. Il est juste d’ajouter que, si plusieurs des derniers ministres n’ont pas grandi dans la lutte, il en est, lord John Russell notamment, qui quittent le pouvoir avec une haute et noble situation. Pourquoi faut-il que, fidèle à ses précédens, à ses principes, à ses paroles en tout ce qui touche la politique intérieure, le parti whig ait, en ce qui concerne les affaires extérieures, démenti et trahi récemment ses paroles, ses principes, ses précédens ? Et ici ce n’est point seulement au point de vue français que je me place ; Pitt a été l’ennemi acharné de la France, mais je n’oserais dire qu’il n’a pas bien servi l’Angleterre. L’avenir prouvera, j’en suis convaincu, que, dans la politique extérieure des whigs depuis deux ans il y a plus d’imprévoyance encore que de déloyauté, et qu’ils ont tout à la fois compromis leur caractère et affaibli leur pays.

Il reste une dernière question, la plus grave pour nous. Quelles seront relativement aux affaires étrangères, à celles surtout qui intéressent la France, les conséquences du changement de cabinet ? À cette question, je réponds sans hésiter par un seul mot : Rien. J’ai dit ailleurs, et je persiste à croire que les passions personnelles de lord Palmerston ont beaucoup contribué au traité du 15 juillet, et que sir Robert Peel est un homme d’état trop sérieux pour se laisser jamais diriger par de si misérables motifs. J’ai dit, et je persiste à croire que, retenus, à défaut d’autre frein, par la crainte de l’opposition whig, les tories, ministres en 1840, n’eussent jamais osé rompre l’alliance française, et détruire violemment le statu quo oriental. Mais qu’importe aujourd’hui ? Et comment espère-t-on que les tories, maîtres du pouvoir, reviendront sur ce qui est fait ? Si, comme le voulait le dernier cabinet français, la France eût persisté, la situation serait tout autre. Les tories, en effet, tiennent au maintien de l’équilibre actuel, et savent que, sans le concours de la France, l’équilibre est sérieusement en danger. Pour obtenir ce concours, s’il manquait, il y aurait chance qu’ils désavouassent leurs prédécesseurs, et qu’ils fissent quelque notable concession. Au lieu de cela, ils trouvent d’une part Méhémet-Ali soumis, de l’autre la France rentrée débonnairement dans le concert européen. Pourquoi paieraient-ils un concours acquis d’avance, et qu’y a-t-il là qui puisse les engager à sacrifier leurs préjugés, à oublier leurs rancunes, à revenir sur leurs précédens ?

Il y aurait vraiment folie à croire que la chute de lord Palmerston entraîne celle de sa politique, et que sous sir Robert Peel, premier ministre, la France et l’Angleterre n’ont plus qu’à se donner la main. Pour qu’après le divorce, ce second mariage s’accomplît, il faudrait de la part de la France peu de fierté, de la part de l’Angleterre un esprit de prévoyance et d’équité qu’on ne peut pas attendre d’elle. Selon toute apparence, les rapports entre les deux pays resteront précisément ce qu’ils sont aujourd’hui, point hostiles, mais peu bienveillans, jusqu’au jour, prochain peut-être, où éclateront de nouveaux évènemens. La France, qui subit sa situation, mais qui la juge, verra alors de quel côté doivent la porter son honneur et son intérêt. En attendant, elle se souvient que, si les whigs sont les auteurs de l’offense, les tories n’ont pas désavoué les whigs. Indifférente aux combats que se livrent ses adversaires communs, spectatrice désintéressée des coups qu’ils se portent, elle ne voit donc dans la défaite des uns ou des autres aucune raison de s’affliger ou de se réjouir.


P. Duvergier de Hauranne.
  1. Revue des Deux Mondes du 1er  septembre 1840.
  2. Le quarter vaut à peu près deux hectolitres trois quarts, et le shilling 1 franc 25 cent. J’ai eu soin, pour mieux faire comprendre la question, de convertir en hectolitres et en francs les quarters et les shillings.