De la démocratie en Amérique/Édition 1866/Vol 3/Partie 1/Chapitre 17

PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE XVII


DE QUELQUES SOURCES DE POÉSIE CHEZ LES NATIONS DÉMOCRATIQUES.


On a donné plusieurs significations fort diverses au mot poésie. Ce serait fatiguer les lecteurs que de rechercher avec eux lequel de ces différents sens il convient le mieux de choisir ; je préfère leur dire sur-le-champ celui que j’ai choisi.

La poésie, à mes yeux, est la recherche et la peinture de l’idéal.

Celui qui, retranchant une partie de ce qui existe, ajoutant quelques traits imaginaires au tableau, combinant certaines circonstances réelles, mais dont le concours ne se rencontre pas, complète, agrandit la nature, celui-là est le poëte. Ainsi, la poésie n’aura pas pour but de représenter le vrai, mais de l’orner, et d’offrir à l’esprit une image supérieure.

Les vers me paraîtront comme le beau idéal du langage, et, dans ce sens, ils seront éminemment poétiques ; mais, à eux seuls, ils ne constitueront pas la poésie.

Je veux rechercher si parmi les actions, les sentiments et les idées des peuples démocratiques, il ne s’en rencontre pas quelques uns qui se prêtent à l’imagination de l’idéal, et qu’on doive, pour cette raison, considérer comme des sources naturelles de poésie.

Il faut d’abord reconnaître que le goût de l’idéal et le plaisir que l’on prend à en voir la peinture ne sont jamais aussi vifs et aussi répandus chez un peuple démocratique qu’au sein d’une aristocratie.

Chez les nations aristocratiques, il arrive quelquefois que le corps agit comme de lui-même, tandis que l’âme est plongée dans un repos qui lui pèse. Chez ces nations, le peuple lui-même fait souvent voir des goûts poétiques, et son esprit s’élance parfois au-delà et au-dessus de ce qui l’environne.

Mais, dans les démocraties, l’amour des jouissances matérielles, l’idée du mieux, la concurrence, le charme prochain du succès, sont comme autant d’aiguillons qui précipitent les pas de chaque homme dans la carrière qu’il a embrassée, et lui défendent de s’en écarter un seul moment. Le principal effort de l’âme va de ce côté. L’imagination n’est point éteinte ; mais elle s’adonne presque exclusivement à concevoir l’utile et à représenter le réel.

L’égalité ne détourne pas seulement les hommes de la peinture de l’idéal ; elle diminue le nombre des objets à peindre.

L’aristocratie, en tenant la société immobile, favorise la fermeté et la durée des religions positives, comme la stabilité des institutions politiques.

Non seulement elle maintient l’esprit humain dans la foi, mais elle le dispose à adopter une foi plutôt qu’une autre. Un peuple aristocratique sera toujours enclin à placer des puissances intermédiaires entre Dieu et l’homme.

On peut dire qu’en ceci l’aristocratie se montre très favorable à la poésie. Quand l’univers est peuplé d’êtres surnaturels qui ne tombent point sous les sens, mais que l’esprit découvre ; l’imagination se sent à l’aise, et les poëtes, trouvant mille sujets divers à peindre, rencontrent des spectateurs sans nombre prêts à s’intéresser à leurs tableaux.

Dans les siècles démocratiques, il arrive, au contraire, quelquefois que les croyances s’en vont flottantes, comme les lois. Le doute ramène alors l’imagination des poëtes sur la terre, et les renferme dans le monde visible et réel.

Lors même que l’égalité n’ébranle point les religions, elle les simplifie ; elle détourne l’attention des agents secondaires, pour la porter principalement sur le souverain maître.

L’aristocratie conduit naturellement l’esprit humain à la contemplation du passé, et l’y fixe. La démocratie, au contraire, donne aux hommes une sorte de dégoût instinctif pour ce qui est ancien. En cela, l’aristocratie est bien plus favorable à la poésie ; car les choses grandissent d’ordinaire et se voilent à mesure qu’elles s’éloignent ; et, sous ce double rapport, elles prêtent davantage à la peinture de l’idéal.

Après avoir ôté à la poésie le passé, l’égalité lui enlève en partie le présent.

Chez les peuples aristocratiques, il existe un certain nombre d’individus privilégiés, dont l’existence est pour ainsi dire en dehors et au-dessus de la condition humaine ; le pouvoir, la richesse, la gloire, l’esprit, la délicatesse et la distinction en toutes choses paraissent appartenir en propre à ceux-là. La foule ne les voit jamais de fort près ; ou ne les suit point dans les détails ; on a peu à faire pour rendre poétique la peinture de ces hommes.

D’une autre part, il existe chez ces mêmes peuples des classes ignorantes, humbles et asservies ; et celles-ci prêtent à la poésie, par l’excès même de leur grossièreté et de leur misère, comme les autres par leur raffinement et leur grandeur. De plus, les différentes classes dont un peuple aristocratique se compose étant fort séparées les unes des autres, et se connaissant mal entre elles, l’imagination peut toujours, en les représentant, ajouter ou ôter quelque chose au réel.

Dans les sociétés démocratiques, où les hommes sont tous très petits et fort semblables, chacun, en s’envisageant soi-même, voit à l’instant tous les autres. Les poëtes qui vivent dans les siècles démocratiques ne sauraient donc jamais prendre un homme en particulier pour sujet de leur tableau ; car un objet d’une grandeur médiocre, et qu’on aperçoit distinctement de tous les côtés, ne prêtera jamais à l’idéal.

Ainsi donc l’égalité, en s’établissant sur la terre, tarit la plupart des sources anciennes de la poésie.

Essayons de montrer comment elle en découvre de nouvelles.

Quand le doute eut dépeuplé le ciel, et que les progrès de l’égalité eurent réduit chaque homme à des proportions mieux connues et plus petites, les poëtes, n’imaginant pas encore ce qu’ils pouvaient mettre à la place de ces grands objets qui fuyaient avec l’aristocratie, tournèrent les yeux vers la nature inanimée. Perdant de vue les héros et les dieux, ils entreprirent d’abord de peindre des fleuves et des montagnes.

Cela donna naissance, dans le siècle dernier, à la poésie qu’on a appelée, par excellence, descriptive.

Quelques uns ont pensé que cette peinture, embellie des choses matérielles et inanimées qui couvrent la terre, était la poésie propre aux siècles démocratiques ; mais je pense que c’est une erreur. Je crois qu’elle ne représente qu’une époque de passage.

Je suis convaincu qu’à la longue la démocratie détourne l’imagination de tout ce qui est extérieur à l’homme pour ne la fixer que sur l’homme.

Les peuples démocratiques peuvent bien s’amuser un moment à considérer la nature ; mais ils ne s’animent réellement qu’à la vue d’eux-mêmes. C’est de ce côté seulement que se trouvent chez ces peuples les sources naturelles de la poésie, et il est permis de croire que tous les poëtes qui ne voudront point y puiser perdront tout empire sur l’âme de ceux qu’ils prétendent charmer, et qu’ils finiront par ne plus avoir que de froids témoins de leurs transports.

J’ai fait voir comment l’idée du progrès et de la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine était propre aux âges démocratiques.

Les peuples démocratiques ne s’inquiètent guère de ce qui a été ; mais ils rêvent volontiers à ce qui sera, et, de ce côté, leur imagination n’a point de limites ; elle s’y étend et s’y agrandit sans mesure.

Ceci offre une vaste carrière aux poëtes et leur permet de reculer loin de l’œil leur tableau. La démocratie, qui ferme le passé à la poésie, lui ouvre l’avenir.

Tous les citoyens qui composent une société démocratique étant à peu près égaux et semblables, la poésie ne saurait s’attacher à aucun d’entre eux ; mais la nation elle-même s’offre à son pinceau. La similitude de tous les individus, qui rend chacun d’eux séparément impropre à devenir l’objet de la poésie, permet aux poëtes de les renfermer tous dans une même image, et de considérer enfin le peuple lui-même. Les nations démocratiques aperçoivent plus clairement que toutes les autres leur propre figure, et cette grande figure prête merveilleusement à la peinture de l’idéal.

Je conviendrai aisément que les Américains n’ont point de poëtes ; je ne saurais admettre de même qu’ils n’ont point d’idées poétiques.

On s’occupe beaucoup en Europe des déserts de l’Amérique ; mais les Américains eux-mêmes n’y songent guère. Les merveilles de la nature inanimée les trouvent insensibles, et ils n’aperçoivent pour ainsi dire les admirables forêts qui les environnent qu’au moment où elles tombent sous leurs coups. Leur œil est rempli d’un autre spectacle. Le peuple américain se voit marcher lui-même à travers ces déserts, desséchant les marais, redressant les fleuves, peuplant la solitude et domptant la nature. Cette image magnifique d’eux-mêmes ne s’offre pas seulement de loin en loin à l’imagination des Américains ; on peut dire qu’elle suit chacun d’entre eux dans les moindres de ses actions comme dans les principales, et qu’elle reste toujours suspendue devant son intelligence.

On ne saurait rien concevoir de si petit, de si terne, de si rempli de misérables intérêts, de si anti-poétique, en un mot, que la vie d’un homme aux États-Unis ; mais, parmi les pensées qui la dirigent, il s’en rencontre toujours une qui est pleine de poésie, et celle-là est comme le nerf caché qui donne la vigueur à tout le reste.

Dans les siècles aristocratiques, chaque peuple comme chaque individu, est enclin à se tenir immobile et séparé de tous les autres.

Dans les siècles démocratiques, l’extrême mobilité des hommes et leurs impatients désirs font qu’ils changent sans cesse de place, et que les habitants des différents pays se mêlent, se voient, s’écoutent et s’empruntent. Ce ne sont donc pas seulement les membres d’une même nation qui deviennent semblables ; les nations elles-mêmes s’assimilent, et toutes ensemble ne forment plus à l’œil du spectateur qu’une vaste démocratie dont chaque citoyen est un peuple. Cela met pour la première fois au grand jour la figure du genre humain.

Tout ce qui se rapporte à l’existence du genre humain pris en entier, à ses vicissitudes, à son avenir, devient une mine très-féconde pour la poésie.

Les poëtes qui vécurent dans les âges aristocratiques ont fait d’admirables peintures en prenant pour sujets certains incidents de la vie d’un peuple ou d’un homme ; mais aucun d’entre eux n’a jamais osé renfermer dans son tableau les destinées de l’espèce humaine, tandis que les poëtes qui écrivent dans les âges démocratiques peuvent l’entreprendre.

Dans le même temps que chacun, élevant les yeux au-dessus de son pays, commence enfin à apercevoir l’humanité elle-même, Dieu se manifeste de plus en plus à l’esprit humain dans sa pleine et entière majesté.

Si dans les siècles démocratiques la foi aux religions positives est souvent chancelante, et que les croyances à des puissances intermédiaires, quelque nom qu’on leur donne, s’obscurcissent ; d’autre part les hommes sont disposés à concevoir une idée beaucoup plus vaste de la Divinité elle-même, et son intervention dans les affaires humaines leur apparaît sous un jour nouveau et plus grand.

Apercevant le genre humain comme un seul tout, ils conçoivent aisément qu’un même dessein préside à ses destinées ; et, dans les actions de chaque individu, ils sont portés à reconnaître la trace de ce plan général et constant suivant lequel Dieu conduit l’espèce.

Ceci peut encore être considéré comme une source très-abondante de poésie, qui s’ouvre dans ces siècles.

Les poëtes démocratiques paraîtront toujours petits et froids s’ils essaient de donner à des dieux, à des démons ou à des anges, des formes corporelles, et s’ils cherchent à les faire descendre du ciel pour se disputer la terre.

Mais s’ils veulent rattacher les grands événements qu’ils retracent aux desseins généraux de Dieu sur l’univers, et, sans montrer la main du souverain maître, faire pénétrer dans sa pensée, ils seront admirés et compris, car l’imagination de leurs contemporains suit d’elle-même cette route.

On peut également prévoir que les poëtes qui vivent dans les âges démocratiques peindront des passions et des idées plutôt que des personnes et des actes.

Le langage, le costume et les actions journalières des hommes dans les démocraties se refusent à l’imagination de l’idéal. Ces choses ne sont pas poétiques par elles-mêmes, et elles cesseraient d’ailleurs de l’être, par cette raison qu’elles sont trop bien connues de tous ceux auxquels on entreprendrait d’en parler. Cela force les poëtes à percer sans cesse au-dessous de la surface extérieure que les sens leur découvrent, afin d’entrevoir l’âme elle-même. Or, il n’y a rien qui prête plus à la peinture de l’idéal que l’homme ainsi envisagé dans les profondeurs de sa nature immatérielle.

Je n’ai pas besoin de parcourir le ciel et la terre pour découvrir un objet merveilleux plein de contrastes, de grandeurs et de petitesses infinies, d’obscurités profondes et de singulières clartés ; capable à la fois de faire naître la pitié, l’admiration, le mépris, la terreur. Je n’ai qu’à me considérer moi-même : l’homme sort du néant, traverse le temps, et va disparaître pour toujours dans le sein de Dieu. On ne le voit qu’un moment errer sur la limite des deux abîmes, où il se perd.

Si l’homme s’ignorait complétement, il ne serait point poétique ; car on ne peut peindre ce dont on n’a pas l’idée. S’il se voyait clairement, son imagination resterait oisive, et n’aurait rien à ajouter au tableau. Mais l’homme est assez découvert pour qu’il aperçoive quelque chose de lui-même, et assez voilé pour que le reste s’enfonce dans des ténèbres impénétrables parmi lesquelles il plonge sans cesse, et toujours en vain, afin d’achever de se saisir.

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que, chez les peuples démocratiques, la poésie vive de légendes, qu’elle se nourrisse de traditions et d’antiques souvenirs, qu’elle essaie de repeupler l’univers d’êtres surnaturels auxquels les lecteurs et les poëtes eux-mêmes ne croient plus, ni qu’elle personnifie froidement des vertus et des vices, qu’on veut voir sous leur propre forme. Toutes ces ressources lui manquent ; mais l’homme lui reste, et c’est assez pour elle. Les destinées humaines, l’homme, pris à part de son temps et de son pays, et placé en face de la nature et de Dieu, avec ses passions, ses doutes, ses prospérités inouïes et ses misères incompréhensibles, deviendront pour ces peuples l’objet principal et presque unique de la poésie ; et c’est ce dont on peut déjà s’assurer, si l’on considère ce qu’ont écrit les plus grands poëtes qui aient paru depuis que le monde achève de tourner à la démocratie.

Les écrivains qui, de nos jours, ont si admirablement reproduit les traits de Child-Harold, de René et de Jocelyn, n’ont pas prétendu raconter les actions d’un homme ; ils ont voulu illuminer et agrandir certains côtés encore obscurs du cœur humain.

Ce sont là les poëmes de la démocratie.

L’égalité ne détruit donc pas tous les objets de la poésie ; elle les rend moins nombreux et plus vastes.