De la démocratie en Amérique/Édition 1866/Vol 2/Chapitre 10-C

Michel Lévy (Œuvres complètes, volume 2p. 343-399).



CHAPITRE III

QUELLES SONT LES CHANCES DE DURÉE DE L’UNION AMÉRICAINE ? QUELS DANGERS LA MENACENT ?

Ce qui fait la force prépondérante réside dans les États plutôt que dans l’Union. — La confédération ne durera qu’autant que tous les États qui la composent voudront en faire partie. — Causes qui doivent les porter à rester unis. — Utilité d’être unis pour résister aux étrangers et pour n’avoir pas d’étrangers en Amérique. — La Providence n’a pas élevé de barrières naturelles entre les différents États. — Il n’existe pas d’intérêts matériels qui les divisent. — Intérêt qu’a le Nord à la prospérité et à l’union du Sud et de l’Ouest ; le Sud à celles du Nord et de l’Ouest ; l’Ouest à celles des deux autres. — Intérêts immatériels qui unissent les Américains. – Uniformité des opinions. — Les dangers de la confédération naissent de la différence des caractères dans les hommes qui la composent et de leurs passions. — Caractères des hommes du Sud et du Nord. — La croissance rapide de l’Union est un de ses plus grands périls. — Marche de la population vers le Nord-Ouest. — Gravitation de la puissance de ce côté. — Passions que ces mouvements rapides de la fortune font naître. — L’Union subsistant, son gouvernement tend-il à prendre de la force ou à s’affaiblir ? Divers signes d’affaiblissement. — Internal improvements. — Terres désertes. — Indiens. — Affaire de la Banque. — Affaire du tarif. — Le général Jackson.

De l’existence de l’Union dépend en partie le maintien de ce qui existe dans chacun des États qui la composent. Il faut donc examiner d’abord quel est le sort probable de l’Union. Mais, avant tout, il est bon de se fixer sur un point : si la confédération actuelle venait à se briser, il me paraît incontestable que les États qui en font partie ne retourneraient pas à leur individualité première. À la place d’une Union, il s’en formerait plusieurs. Je n’entends point rechercher sur quelles bases ces nouvelles Unions viendraient à s’établir ; ce que je veux montrer, ce sont les causes qui peuvent amener le démembrement de la confédération actuelle.

Pour y parvenir, je vais être obligé de parcourir de nouveau quelques-unes des routes dans lesquelles j’étais précédemment entré. Je devrai exposer aux regards plusieurs objets qui sont déjà connus. Je sais qu’en agissant ainsi je m’expose aux reproches du lecteur ; mais l’importance de la matière qui me reste à traiter est mon excuse. Je préfère me répéter quelquefois que de n’être pas compris, et j’aime mieux nuire à l’auteur qu’au sujet.

Les législateurs qui ont formé la Constitution de 1789 se sont efforcés de donner au pouvoir fédéral une existence à part et une force prépondérante.

Mais ils étaient bornés par les conditions mêmes du problème qu’ils avaient à résoudre. On ne les avait point chargés de constituer le gouvernement d’un peuple unique, mais de régler l’association de plusieurs peuples ; et quels que fussent leurs désirs, il fallait toujours qu’ils en arrivassent à partager l’exercice de la souveraineté.

Pour bien comprendre quelles furent les conséquences de ce partage, il est nécessaire de faire une courte distinction entre les actes de la souveraineté.

Il y a des objets qui sont nationaux par leur nature, c’est-à-dire qui ne se rapportent qu’à la nation prise en corps, et ne peuvent être confiés qu’à l’homme ou à l’assemblée qui représente le plus complètement la nation entière. Je mettrai de ce nombre la guerre et la diplomatie.

Il en est d’autres qui sont provinciaux de leur nature, c’est-à-dire qui ne se rapportent qu’à certaines localités et ne peuvent être convenablement traités que dans la localité même. Tel est le budget des communes.

On rencontre enfin des objets qui ont une nature mixte : ils sont nationaux, en ce qu’ils intéressent tous les individus qui composent la nation ; ils sont provinciaux, en ce qu’il n’y a pas nécessité que la nation elle-même y pourvoie. Ce sont, par exemple, les droits qui règlent l’état civil et politique des citoyens. Il n’existe pas d’état social sans droits civils et politiques. Ces droits intéressent donc également tous les citoyens ; mais il n’est pas toujours nécessaire à l’existence et à la prospérité de la nation que ces droits soient uniformes, et par conséquent qu’ils soient réglés par le pouvoir central.

Parmi les objets dont s’occupe la souveraineté, il y a donc deux catégories nécessaires ; on les retrouve dans toutes les sociétés bien constituées, quelle que soit du reste la base sur laquelle le pacte social ait été établi.

Entre ces deux points extrêmes sont placés, comme une masse flottante, les objets généraux, mais non nationaux, que j’ai appelés mixtes. Ces objets n’étant ni exclusivement nationaux, ni entièrement provinciaux, le soin d’y pourvoir peut être attribué au gouvernement national ou au gouvernement provincial, suivant les conventions de ceux qui s’associent, sans que le but de l’association cesse d’être atteint.

Le plus souvent, de simples individus s’unissent pour former le souverain et leur réunion compose un peuple. Au-dessous du gouvernement général qu’ils se sont donné, on ne rencontre alors que des forces individuelles ou des pouvoirs collectifs dont chacun représente une fraction très minime du souverain. Alors aussi c’est le gouvernement général qui est le plus naturellement appelé à régler, non seulement les objets nationaux par leur essence, mais la plus grande partie des objets mixtes dont j’ai déjà parlé. Les localités en sont réduites à la portion de souveraineté qui est indispensable à leur bien-être.

Quelquefois, par un fait antérieur à l’association, le souverain se trouve composé de corps politiques déjà organisés ; il arrive alors que le gouvernement provincial se charge de pourvoir, non seulement aux objets exclusivement provinciaux de leur nature, mais encore à tout ou partie des objets mixtes dont il vient d’être question. Car les nations confédérées, qui formaient elles-mêmes des souverains avant leur union, et qui continuent à représenter une fraction très considérable du souverain, quoiqu’elles se soient unies, n’ont entendu céder au gouvernement général que l’exercice des droits indispensables à l’Union.

Quand le gouvernement national, indépendamment des prérogatives inhérentes à sa nature, se trouve revêtu du droit de régler les objets mixtes de la souveraineté, il possède une force prépondérante. Non seulement il a beaucoup de droits, mais tous les droits qu’il n’a pas sont à sa merci, et il est à craindre qu’il n’en vienne jusqu’à enlever aux gouvernements provinciaux leurs prérogatives naturelles et nécessaires.

Lorsque c’est, au contraire, le gouvernement provincial qui se trouve revêtu du droit de régler les objets mixtes, il règne dans la société une tendance opposée. La force prépondérante réside alors dans la province, non dans la nation ; et on doit redouter que le gouvernement national ne finisse par être dépouillé des privilèges nécessaires à son existence.

Les peuples uniques sont donc naturellement portés vers la centralisation, et les confédérations vers le démembrement.

Il ne reste plus qu’à appliquer ces idées générales à l’Union américaine.

Aux États particuliers revenait forcément le droit de régler les objets purement provinciaux.

De plus, ces mêmes États retinrent celui de fixer la capacité civile et politique des citoyens, de régler les rapports des hommes entre eux, et de leur rendre la justice ; droits qui sont généraux de leur nature, mais qui n’appartiennent pas nécessairement au gouvernement national.

Nous avons vu qu’au gouvernement de l’Union fut délégué le pouvoir d’ordonner au nom de toute la nation, dans les cas où la nation aurait à agir comme un seul et même individu. Il la représenta vis-à-vis des étrangers ; il dirigea contre l’ennemi commun les forces communes. En un mot, il s’occupa des objets que j’ai appelés exclusivement nationaux.

Dans ce partage des droits de la souveraineté, la part de l’Union semble encore au premier abord plus grande que celle des États ; un examen un peu approfondi démontre que, par le fait, elle est moindre.

Le gouvernement de l’Union exécute des entreprises plus vastes, mais on le sent rarement agir. Le gouvernement provincial fait de plus petites choses, mais il ne se repose jamais et révèle son existence à chaque instant.

Le gouvernement de l’Union veille sur les intérêts généraux du pays ; mais les intérêts généraux d’un peuple n’ont qu’une influence contestable sur le bonheur individuel.

Les affaires de la province influent au contraire visiblement sur le bien-être de ceux qui l’habitent.

L’Union assure l’indépendance et la grandeur de la nation, choses qui ne touchent pas immédiatement les particuliers. L’État maintient la liberté, règle les droits, garantit la fortune, assure la vie, l’avenir tout entier de chaque citoyen.

Le gouvernement fédéral est placé à une grande distance de ses sujets ; le gouvernement provincial est à la portée de tous. Il suffit d’élever la voix pour être entendu de lui. Le gouvernement central a pour lui les passions de quelques hommes supérieurs qui aspirent à le diriger : du côté du gouvernement provincial se trouve l’intérêt des hommes de second ordre qui n’espèrent obtenir de puissance que dans leur État ; et ce sont ceux-là qui, placés près du peuple, exercent sur lui le plus de pouvoir.

Les Américains ont donc bien plus à attendre et à craindre de l’État que de l’Union ; et, suivant la marche naturelle du cœur humain, ils doivent s’attacher bien plus vivement au premier qu’à la seconde.

En ceci les habitudes et les sentiments sont d’accord avec les intérêts.

Quand une nation compacte fractionne sa souveraineté et arrive à l’état de confédération, les souvenirs, les usages, les habitudes, luttent longtemps contre les lois et donnent au gouvernement central une force que celles-ci lui refusent. Lorsque des peuples confédérés se réunissent dans une seule souveraineté, les mêmes causes agissent cri sens contraire. Je ne doute point que si la France devenait une république confédérée comme celle des États-Unis, le gouvernement ne s’y montrât d’abord plus énergique que celui de l’Union ; et si l’Union se constituait en monarchie comme la France, je pense que le gouvernement américain resterait pendant quelque temps plus débile que le nôtre. Au moment où la vie nationale a été créée chez les Anglo-Américains, l’existence provinciale était déjà ancienne, des rapports nécessaires s’étaient établis entre les communes et les individus des mêmes États ; on s’y était habitué à considérer certains objets sous un point de vue commun, et à s’occuper exclusivement de certaines entreprises comme représentant un intérêt spécial.

L’Union est un corps immense qui offre au patriotisme un objet vague à embrasser. L’État a des formes arrêtées et des bornes circonscrites ; il représente un certain nombre de choses connues et chères à ceux qui l’habitent. Il se confond avec l’image même du sol, s’identifie à la propriété, à la famille, aux souvenirs du passé, aux travaux du présent, aux rêves de l’avenir. Le patriotisme, qui le plus souvent n’est qu’une extension de l’égoïsme individuel, est donc resté dans l’État et n’a pour ainsi dire point passé à l’Union.

Ainsi les intérêts, les habitudes, les sentiments se réunissent pour concentrer la véritable vie politique dans l’État, et non dans l’Union.

On peut facilement juger de la différence des forces des deux gouvernements, en voyant se mouvoir chacun d’eux dans le cercle de sa puissance.

Toutes les fois qu’un gouvernement d’État s’adresse à un homme ou à une association d’hommes, son langage est clair et impératif ; il en est de même du gouvernement fédéral, quand il parle à des individus ; mais dès qu’il se trouve en face d’un État, il commence à parlementer : il explique ses motifs et justifie sa conduite ; il argumente, il conseille, il n’ordonne guère. S’élève-t-il des doutes sur les limites des pouvoirs constitutionnels de chaque gouvernement, le gouvernement provincial réclame son droit avec hardiesse et prend des mesures promptes et énergiques pour le soutenir. Pendant ce temps le gouvernement de l’Union raisonne ; il en appelle au bon sens de la nation, à ses intérêts, à sa gloire ; il temporise, il négocie ; ce n’est que réduit à la dernière extrémité qu’il se détermine enfin à agir. Au premier abord, on pourrait croire que c’est le gouvernement provincial qui est armé des forces de toute la nation, et que le Congrès représente un État.

Le gouvernement fédéral, en dépit des efforts de ceux qui l’ont constitué, est donc, comme je l’ai déjà dit ailleurs, par sa nature même, un gouvernement faible qui, plus que tout autre, a besoin du libre concours des gouvernés pour subsister.

Il est aisé de voir que son objet est de réaliser avec facilité la volonté qu’ont les États de rester unis. Cette première condition remplie, il est sage, fort et agile. On l’a organisé de manière à ne rencontrer habituellement devant lui que des individus et à vaincre aisément les résistances qu’on voudrait opposer à la volonté commune ; mais le gouvernement fédéral n’a pas été établi dans la prévision que les États ou plusieurs d’entre eux cesseraient de vouloir être unis.

Si la souveraineté de l’Union entrait aujourd’hui en lutte avec celle des États, on peut aisément prévoir qu’elle succomberait ; je doute même que le combat s’engageât jamais d’une manière sérieuse. Toutes les fois qu’on opposera une résistance opiniâtre au gouvernement fédéral, on le verra céder. L’expérience a prouvé jusqu’à présent que quand un État voulait obstinément une chose et la demandait résolument, il ne manquait jamais de l’obtenir ; et que quand il refusait nettement d’agir[1], on le laissait libre de faire.

Le gouvernement de l’Union eût-il une force qui lui fût propre, la situation matérielle du pays lui en rendrait l’usage fort difficile[2].

Les États-Unis couvrent un immense territoire ; de longues distances les séparent ; la population y est éparpillée au milieu de pays encore à moitié déserts. Si l’Union entreprenait de maintenir par les armes les confédérés dans le devoir, sa position se trouverait analogue à celle qu’occupait l’Angleterre lors de la guerre de l’Indépendance.

D’ailleurs, un gouvernement, fût-il fort, ne saurait échapper qu’avec peine aux conséquences d’un principe, quand une fois il a admis ce principe lui-même comme fondement du droit public qui doit le régir. La confédération a été formée par la libre volonté des États ; ceux-ci, en s’unissant, n’ont point perdu leur nationalité et ne se sont point fondus dans un seul et même peuple. Si aujourd’hui un de ces mêmes États voulait retirer son nom du contrat, il serait assez difficile de lui prouver qu’il ne peut le faire. Le gouvernement fédéral, pour le combattre, ne s’appuierait d’une manière évidente ni sur la force, ni sur le droit.

Pour que le gouvernement fédéral triomphât aisément de la résistance que lui opposeraient quelques-uns de ses sujets, il faudrait que l’intérêt particulier d’un ou de plusieurs d’entre eux fût intimement lié à l’existence de l’Union, comme cela s’est vu souvent dans l’histoire des confédérations.

Je suppose que parmi ces États que le lien fédéral rassemble il en soit quelques-uns qui jouissent à eux seuls des principaux avantages de l’union, ou dont la prospérité dépende entièrement du fait de l’union ; il est clair que le pouvoir central trouvera dans ceux-là un très grand appui pour maintenir les autres dans l’obéissance. Mais alors il ne tirera plus sa force de lui-même, il la puisera dans un principe qui est contraire à sa nature. Les peuples ne se confédèrent que pour retirer des avantages égaux de l’union, et, dans le cas cité plus haut, c’est parce que l’inégalité règne entre les nations unies que le gouvernement fédéral est puissant.

Je suppose encore que l’un des États confédérés ait acquis une assez grande prépondérance pour s’emparer a lui seul du pouvoir central ; il considérera les autres États comme ses sujets et fera respecter, dans la prétendue souveraineté de l’Union, sa propre souveraineté. On fera alors de grandes choses au nom du gouvernement fédéral, mais, à vrai dire, ce gouvernement n’existera plus[3].

Dans ces deux cas, le pouvoir qui agit au nom de la confédération devient d’autant plus fort qu’on s’écarte davantage de l’état naturel et du principe reconnu des confédérations.

En Amérique, l’union actuelle est utile à tous les États, mais elle n’est essentielle à aucun d’eux. Plusieurs États briseraient le lien fédéral que le sort des autres ne serait pas compromis, bien que la somme de leur bonheur fût moindre. Comme il n’y a point d’État dont l’existence ou la prospérité soit entièrement liée à la confédération actuelle, il n’y en a pas non plus qui soit disposé à faire de très grands sacrifices personnels pour la conserver.

D’un autre côté, on n’aperçoit pas d’État qui ait, quant à présent, un grand intérêt d’ambition à maintenir la confédération telle que nous la voyons de nos jours. Tous n’exercent point sans doute la même influence dans les conseils fédéraux, mais on n’en voit aucun qui doive se flatter d’y dominer, et qui puisse traiter ses confédérés en inférieurs ou en sujets.

Il me paraît donc certain que si une portion de l’Union voulait sérieusement se séparer de l’autre, non seulement on ne pourrait pas l’en empêcher, mais on ne tenterait même pas de le faire. L’Union actuelle ne durera donc qu’autant que tous les États qui la composent continueront à vouloir en faire partie.

Ce point fixé, nous voici plus à l’aise : il ne s’agit plus de rechercher si les États actuellement confédérés pourront se séparer, mais s’ils voudront rester unis.

Parmi toutes les raisons qui rendent l’union actuelle utile aux Américains, on en rencontre deux principales dont l’évidence frappe aisément tous les yeux.

Quoique les Américains soient pour ainsi dire seuls sur leur continent, le commerce leur donne pour voisins tous les peuples avec lesquels ils trafiquent. Malgré leur isolement apparent, les Américains ont donc besoin d’être forts, et ils ne peuvent être forts qu’en restant tous unis.

Les États, en se désunissant, ne diminueraient pas seulement leur force vis-à-vis des étrangers, ils créeraient des étrangers sur leur propre sol. Dès lors ils entreraient dans un système de douanes intérieures ; ils diviseraient les vallées par des lignes imaginaires ; ils emprisonneraient le cours des fleuves et gêneraient de toutes les manières l’exploitation de l’immense continent que Dieu leur a accordé pour domaine.

Aujourd’hui ils n’ont pas d’invasion à redouter, conséquemment pas d’armées à entretenir, pas d’impôts à lever ; si l’Union venait à se briser, le besoin de toutes ces choses ne tarderait peut-être pas à se faire sentir.

Les Américains ont donc un immense intérêt à rester unis.

D’un autre côté, il est presque impossible de découvrir quelle espèce d’intérêt matériel une portion de l’Union aurait, quant à présent, à se séparer des autres.

Lorsqu’on jette les yeux sur une carte des États-Unis et qu’on aperçoit la chaîne des monts Alléghanys, courant du Nord-Est au Sud-Ouest, et parcourant le pays sur une étendue de 400 lieues, on est tenté de croire que le but de la Providence a été d’élever entre le bassin du Mississipi et les côtes de l’océan Atlantique une de ces barrières naturelles qui, s’opposant aux rapports permanents des hommes entre eux, forment comme les limites nécessaires des différents peuples.

Mais la hauteur moyenne des Alleghanys ne dépasse pas 800 mètres[4]. Leurs sommets arrondis et les spacieuses vallées qu’ils renferment dans leurs contours présentent en mille endroits un accès facile. Il y a plus, les principaux fleuves qui viennent verser leurs eaux dans l’océan Atlantique, l’Hudson, la Susquehanna, le Potomac, ont leurs sources au-delà des Alleghanys, sur un plateau ouvert qui borde le bassin du Mississipi. Partis de cette région[5], ils se font jour à travers le rempart qui semblait devoir les rejeter à l’Occident et tracent, au sein des montagnes, des routes naturelles toujours ouvertes à l’homme.

Aucune barrière ne s’élève donc entre les différentes parties du pays occupé de nos jours par les Anglo-Américains. Loin que les Alléghanys servent de limites à des peuples, ils ne bornent même point des États. Le New-York, la Pennsylvanie et la Virginie les renferment dans leur enceinte et s’étendent autant à l’occident qu’à l’orient de ces montagnes[6].

Le territoire occupé de nos jours par les vingt-quatre États de l’Union et les trois grands districts qui ne sont pas encore placés au nombre des États, quoiqu’ils aient déjà des habitants, couvre une superficie de 131,144 lieues carrées[7], c’est-à-dire qu’il présente déjà une surface presque égale à cinq fois celle de la France. Dans ces limites se rencontrent un sol varié, des températures différentes et des produits très divers.

Cette grande étendue de territoire occupé par les républiques anglo-américaines a fait naître des doutes sur le maintien de leur union. Ici il faut distinguer : des intérêts contraires se créent quelquefois dans les différentes provinces d’un vaste empire et finissent par entrer en lutte : il arrive alors que la grandeur de l’État est ce qui compromet le plus sa durée. Mais si les hommes qui couvrent ce vaste territoire n’ont pas entre eux d’intérêts contraires, son étendue même doit servir à leur prospérité, car l’unité du gouvernement favorise singulièrement l’échange qui peut se faire des différents produits du sol, et en rendant leur écoulement plus facile, il en augmente la valeur.

Or je vois bien dans les différentes parties de l’Union des intérêts différents, mais je n’en découvre pas qui soient contraires les uns aux autres.

Les États du Sud sont presque exclusivement cultivateurs ; les États du Nord sont, particulièrement manufacturiers et commerçants ; les États de l’Ouest sont en même temps manufacturiers et cultivateurs. Au Sud, on récolte du tabac, du riz, du coton et du sucre ; au Nord et à l’Ouest, du maïs et du blé. Voilà des sources diverses de richesses ; mais pour puiser dans ces sources, il y a un moyen commun et également favorable pour tous, c’est l’union.

Le Nord, qui charrie les richesses des Anglo-Américains dans toutes les parties du monde, et les richesses de l’univers dans le sein de l’Union, a un intérêt évident à ce que la confédération subsiste telle qu’elle est de nos jours, afin que le nombre des producteurs et des consommateurs américains qu’il est appelé à servir reste le plus grand possible. Le Nord est l’entremetteur le plus naturel entre le sud et l’ouest de l’Union, d’une part, et de l’autre le reste du monde ; le Nord doit donc désirer que le Sud et l’Ouest restent unis et prospères, afin qu’ils fournissent à ses manufactures des matières premières et du fret à ses vaisseaux.

Le Sud et l’Ouest ont, de leur côté, un intérêt plus direct encore à la conservation de l’Union et à la prospérité du Nord. Les produits du Sud s’exportent, en grande partie, au-delà des mers ; le Sud et l’Ouest ont donc besoin des ressources commerciales du Nord. Ils doivent vouloir que l’Union ait une grande puissance maritime pour pouvoir les protéger efficacement. Le Sud et l’Ouest doivent contribuer volontiers aux frais d’une marine, quoiqu’ils n’aient pas de vaisseaux ; car si les flottes de l’Europe venaient bloquer les ports du Sud et le delta du Mississipi, que deviendraient le riz des Carolines, le tabac de la Virginie, le sucre et le coton qui croissent dans les vallées du Mississipi ? Il n’y a donc pas une portion du budget fédéral qui ne s’applique à la conservation d’un intérêt matériel commun à tous les confédérés.

Indépendamment de cette utilité commerciale, le sud et l’Ouest de l’Union trouvent un grand avantage politique à rester unis entre eux et avec le Nord.

Le Sud renferme dans son sein une immense population d’esclaves, population menaçante dans le présent, plus menaçante encore dans l’avenir.

Les États de l’Ouest occupent le fond d’une seule vallée. Les fleuves qui arrosent le territoire de ces États, partant des montagnes Rocheuses ou des Alleghanys, viennent tous mêler leurs eaux à celles du Mississipi et roulent avec lui vers le golfe du Mexique. Les États de l’Ouest sont entièrement isolés, par leur position, des traditions de l’Europe et de la civilisation de l’ancien monde.

Les habitants du Sud doivent donc désirer de conserver l’Union, pour ne pas demeurer seuls en face des noirs, et les habitants de l’Ouest, afin de ne pas se trouver enfermés au sein de l’Amérique centrale sans communication libre avec l’univers.

Le Nord, de son côté, doit vouloir que l’Union ne se divise point, afin de rester comme l’anneau qui joint ce grand corps au reste du monde.

Il existe donc un lien étroit entre les intérêts matériels de toutes les parties de l’Union.

J’en dirai autant pour les opinions et les sentiments qu’on pourrait appeler les intérêts immatériels de l’homme.

Les habitants des États-Unis parlent beaucoup de leur amour pour la patrie ; j’avoue que je ne me fie point à ce patriotisme réfléchi qui se fonde sur l’intérêt et que l’intérêt, en changeant d’objet, peut détruire.

Je n’attache pas non plus une très grande importance au langage des Américains, lorsqu’ils manifestent chaque jour l’intention de conserver le système fédéral qu’ont adopté leurs pères.

Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le même gouvernement, c’est bien moins la volonté raisonnée de demeurer unis que l’accord instinctif et en quelque sorte involontaire qui résulte de la similitude des sentiments et de la ressemblance des opinions.

Je ne conviendrai jamais que des hommes forment une société par cela seul qu’ils reconnaissent le même chef et obéissent aux mêmes lois ; il n’y a société que quand des hommes considèrent un grand nombre d’objets sous le même aspect ; lorsque, sur un grand nombre de sujets, ils ont les mêmes opinions ; quand enfin les mêmes faits font naître en eux les mêmes impressions et les mêmes pensées.

Celui qui, envisageant la question sous ce point de vue, étudierait ce qui se passe aux États-Unis, découvrirait sans peine que leurs habitants, divisés comme ils le sont en vingt-quatre souverainetés distinctes, constituent cependant un peuple unique ; et peut-être même arriverait-il à penser que l’état de société existe plus réellement au sein de l’Union anglo-américaine que parmi certaines nations de l’Europe qui n’ont pourtant qu’une seule législation et se soumettent à un seul homme.

Quoique les Anglo-Américains aient plusieurs religions, ils ont tous la même manière d’envisager la religion.

Ils ne s’entendent pas toujours sur les moyens à prendre pour bien gouverner et varient sur quelques-unes des formes qu’il convient de donner au gouvernement, mais ils sont d’accord sur les principes généraux qui doivent régir les sociétés humaines. Du Maine aux Florides, du Missouri jusqu’à l’océan Atlantique, on croit que l’origine de tous les pouvoirs légitimes est dans le peuple. On conçoit les mêmes idées sur la liberté et l’égalité ; on professe les mêmes opinions sur la presse, le droit d’association, le jury, la responsabilité des agents du pouvoir.

Si nous passons des idées politiques et religieuses aux opinions philosophiques et morales qui règlent les actions journalières de la vie et dirigent l’ensemble de la conduite, nous remarquerons le même accord.

Les Anglo-Américains[8] placent dans la raison universelle l’autorité morale, comme le pouvoir politique dans l’universalité des citoyens, et ils estiment que c’est au sens de tous qu’il faut s’en rapporter pour discerner ce qui est permis ou défendu, ce qui est vrai ou faux. La plupart d’entre eux pensent que la connaissance de son intérêt bien entendu suffit pour conduire l’homme vers le juste et l’honnête. Ils croient que chacun en naissant a reçu la faculté de se gouverner lui-même, et que nul n’a le droit de forcer son semblable à être heureux. Tous ont une foi vive dans la perfectibilité humaine ; ils jugent que la diffusion des lumières doit nécessairement produire des résultats utiles, l’ignorance amener des effets funestes ; tous considèrent la société comme un corps en progrès ; l’humanité comme un tableau changeant, où rien n’est et ne doit être fixe à toujours, et ils admettent que ce qui leur semble bien aujourd’hui peut demain être remplacé par le mieux qui se cache encore.

Je ne dis point que toutes ces opinions soient justes, mais elles sont américaines.

En même temps que les Anglo-Américains sont ainsi unis entre eux par des idées communes, ils sont séparés de tous les autres peuples par un sentiment, l’orgueil.

Depuis cinquante ans on ne cesse de répéter aux habitants des États-Unis qu’ils forment le seul peuple religieux, éclairé et libre. Ils voient que chez eux jusqu’à présent les institutions démocratiques prospèrent, tandis qu’elles échouent dans le reste du monde ; ils ont donc une opinion immense d’eux-mêmes, et ils ne sont pas éloignés de croire qu’ils forment une espèce à part dans le genre humain.

Ainsi donc les dangers dont l’Union américaine est menacée ne naissent pas plus de la diversité des opinions que de celle des intérêts. Il faut les chercher dans la variété des caractères et dans les passions des Américains.

Les hommes qui habitent l’immense territoire des États-Unis sont presque tous issus d’une souche commune ; mais à la longue le climat et surtout l’esclavage ont introduit des différences marquées entre le caractère des Anglais du sud des États-Unis et le caractère des Anglais du Nord.

On croit généralement parmi nous que l’esclavage donne à une portion de l’Union des intérêts contraires à ceux de l’autre. Je n’ai point remarqué qu’il en fût ainsi. L’esclavage n’a pas créé au Sud des intérêts contraires à ceux du Nord ; mais il a modifié le caractère des habitants du Sud, et leur a donné des habitudes différentes.

J’ai fait connaître ailleurs quelle influence avait exercée la servitude sur la capacité commerciale des Américains du Sud ; cette même influence s’étend également à leurs mœurs.

L’esclave est un serviteur qui ne discute point et se soumet à tout sans murmurer. Quelquefois il assassine son maître, mais il ne lui résiste jamais. Dans le Sud il n’y a pas de familles si pauvres qui n’aient des esclaves. L’Américain du Sud, dès sa naissance, se trouve investi d’une sorte de dictature domestique ; les premières notions qu’il reçoit de la vie lui font connaître qu’il est né pour commander, et la première habitude qu’il contracte est celle de dominer sans peine. L’éducation tend donc puissamment à faire de l’Américain du Sud un homme altier, prompt, irascible, violent, ardent dans ses désirs, impatient des obstacles ; mais facile à décourager s’il ne peut triompher du premier coup.

L’Américain du Nord ne voit pas d’esclaves accourir autour de son berceau. Il n’y rencontre même pas de serviteurs libres, car le plus souvent il en est réduit à pourvoir lui-même à ses besoins. À peine est-il au monde que l’idée de la nécessité vient de toutes parts se présenter à son esprit ; il apprend donc de bonne heure à connaître exactement par lui-même la limite naturelle de son pouvoir ; il ne s’attend point à plier par la force les volontés qui s’opposeront à la sienne, et il sait que, pour obtenir l’appui de ses semblables, il faut avant tout gagner leurs faveurs. Il est donc patient, réfléchi, tolérant, lent à agir, et persévérant dans ses desseins.

Dans les États méridionaux, les plus pressants besoins de l’homme sont toujours satisfaits. Ainsi l’Américain du Sud n’est point préoccupé par les soins matériels de la vie ; un autre se charge d’y songer pour lui. Libre sur ce point, son imagination se dirige vers d’autres objets plus grands et moins exactement définis. L’Américain du Sud aime la grandeur, le luxe, la gloire, le bruit, les plaisirs, l’oisiveté surtout ; rien ne le contraint à faire des efforts pour vivre, et comme il n’a pas de travaux nécessaires, il s’endort et n’en entreprend même pas d’utiles.

L’égalité des fortunes régnant au Nord, et l’esclavage n’y existant plus, l’homme s’y trouve comme absorbé par ces mêmes soins matériels que le Blanc dédaigne au Sud. Depuis son enfance il s’occupe à combattre la misère, et il apprend à placer l’aisance au-dessus de toutes les jouissances de l’esprit et du cœur. Concentrée dans les petits détails de la vie, son imagination s’éteint, ses idées sont moins nombreuses et moins générales, mais elles deviennent plus pratiques, plus claires et plus précises. Comme il dirige vers l’unique étude du bien-être tous les efforts de son intelligence, il ne tarde pas à y exceller ; il sait admirablement tirer parti de la nature et des hommes pour produire la richesse ; il comprend merveilleusement l’art de faire concourir la société à la prospérité de chacun de ses membres, et à extraire de l’égoïsme individuel le bonheur de tous.

L’homme du Nord n’a pas seulement de l’expérience, mais du savoir ; cependant il ne prise point la science comme un plaisir, il l’estime comme un moyen, et il n’en saisit avec avidité que les applications utiles.

L’Américain du Sud est plus spontané, plus spirituel, plus ouvert, plus généreux, plus intellectuel et plus brillant.

L’Américain du Nord est plus actif, plus raisonnable, plus éclairé et plus habile.

L’un a les goûts, les préjugés, les faiblesses et la grandeur de toutes les aristocraties.

L’autre, les qualités et les défauts qui caractérisent la classe moyenne.

Réunissez deux hommes en société, donnez à ces deux hommes les mêmes intérêts et en partie les mêmes opinions ; si leur caractère, leurs lumières et leur civilisation diffèrent, il y a beaucoup de chances pour qu’ils ne s’accordent pas. La même remarque est applicable à une société de nations.

L’esclavage n’attaque donc pas directement la confédération américaine par les intérêts, mais indirectement par les mœurs.

Les États qui adhérèrent au pacte fédéral en 1790 étaient au nombre de treize ; la confédération en compte vingt-quatre aujourd’hui. La population qui se montait à près de quatre millions en 1790 avait quadruplé dans l’espace de quarante ans ; elle s’élevait en 1830 à près de treize millions[9].

De pareils changements ne peuvent s’opérer sans danger.

Pour une société de nations comme pour une société d’individus, il y a trois chances principales de durée : la sagesse des sociétaires, leur faiblesse individuelle, et leur petit nombre.

Les Américains qui s’éloignent des bords de l’océan Atlantique pour s’enfoncer dans l’Ouest sont des aventuriers impatients de toute espèce de joug, avides de richesses, souvent rejetés par les États qui les ont vus naître. Ils arrivent au milieu du désert sans se connaître les uns les autres. Ils n’y trouvent pour les contenir ni traditions, ni esprit de famille, ni exemples. Parmi eux, l’empire des lois est faible, et celui des mœurs plus faible encore. Les hommes qui peuplent chaque jour les vallées du Mississipi sont donc inférieurs, à tous égards, aux Américains qui habitent dans les anciennes limites de l’Union. Cependant ils exercent déjà une grande influence dans ses conseils, et ils arrivent au gouvernement des affaires communes avant d’avoir appris à se diriger eux-mêmes[10].

Plus les sociétaires sont individuellement faibles et plus la société a de chances de durée, car ils n’ont alors de sécurité qu’en restant unis. Quand, en 1790, la plus peuplée des républiques américaines n’avait pas 500,000 habitants[11], chacune d’elles sentait son insignifiance comme peuple indépendant, et cette pensée lui rendait plus aisée l’obéissance à l’autorité fédérale. Mais lorsque l’un des États confédérés compte 2,000,000 d’habitants comme l’État de New York, et couvre un territoire dont la superficie est égale au quart de celle de la France[12], il se sent fort par lui-même, et s’il continue à désirer l’union comme utile à son bien-être, il ne la regarde plus comme nécessaire à son existence ; il peut se passer d’elle ; et, consentant à y rester, il ne tarde pas à vouloir y être prépondérant.

La multiplication seule des membres de l’Union tendrait déjà puissamment à briser le lien fédéral. Tous les hommes placés dans le même point de vue n’envisagent pas de la même manière les mêmes objets. Il en est ainsi à plus forte raison quand le point de vue est différent. À mesure donc que le nombre des républiques américaines augmente, on voit diminuer la chance de réunir l’assentiment de toutes sur les mêmes lois.

Aujourd’hui les intérêts des différentes parties de l’Union ne sont pas contraires entre eux ; mais qui pourrait prévoir les changements divers qu’un avenir prochain fera naître dans un pays où chaque jour crée des villes et chaque lustre des nations ?

Depuis que les colonies anglaises sont fondées, le nombre des habitants y double tous les vingt-deux ans à peu près ; je n’aperçois pas de causes qui doivent d’ici à un siècle arrêter ce mouvement progressif de la population anglo-américaine. Avant que cent ans se soient écoules, je pense que le territoire occupé ou réclamé par les États-Unis sera couvert par plus de cent millions d’habitants et divisé en quarante États[13].

J’admets que ces cent millions d’hommes n’ont point d’intérêts différents ; je leur donne à tous, au contraire, un avantage égal à rester unis, et je dis que par cela même qu’ils sont cent millions formant quarante nations distinctes et inégalement puissantes, le maintien du gouvernement fédéral n’est plus qu’un accident heureux.

Je veux bien ajouter foi à la perfectibilité humaine ; mais jusqu’à ce que les hommes aient changé de nature et se soient complètement transformés, je refuserai de croire à la durée d’un gouvernement dont la tâche est de tenir ensemble quarante peuples divers répandus sur une surface égale à la moitié de l’Europe[14], d’éviter entre eux les rivalités, l’ambition et les luttes, et de réunir l’action de leurs volontés indépendantes vers l’accomplissement des mêmes desseins.

Mais le plus grand péril que court l’Union en grandissant vient du déplacement continuel de forces qui s’opère dans son sein.

Des bords du lac Supérieur au golfe du Mexique, on compte, à vol d’oiseau, environ quatre cents lieues de France. Le long de cette ligne immense serpente la frontière des États-Unis ; tantôt elle rentre en dedans de ces limites, le plus souvent elle pénètre bien au-delà parmi les déserts. On a calculé que sur tout ce vaste front les Blancs s’avançaient chaque année, terme moyen, de sept lieues[15]. De temps en temps il se présente un obstacle : c’est un district improductif, un lac, une nation indienne qu’on rencontre inopinément sur son chemin. La colonne s’arrête alors un instant ; ses deux extrémités se courbent sur elles-mêmes et, après qu’elles se sont rejointes, on recommence à s’avancer. Il y a dans cette marche graduelle et continue de la race européenne vers les montagnes Rocheuses quelque chose de providentiel : c’est comme un déluge d’hommes qui monte sans cesse et que soulève chaque jour la main de Dieu.

Au-dedans de cette première ligne de conquérants, on bâtit des villes et on fonde de vastes États. En 1790, il se trouvait à peine quelques milliers de pionniers répandus dans les vallées du Mississipi ; aujourd’hui ces mêmes vallées contiennent autant d’hommes qu’en renfermait l’Union tout entière en 1790. La population s’y élève à près de quatre millions d’habitants[16]. La ville de Washington a été fondée en 1800, au centre même de la confédération américaine ; maintenant, elle se trouve placée à l’une de ses extrémités. Les députés des derniers États de l’Ouest[17], pour venir occuper leur siège au Congrès, sont déjà obligés de faire un trajet aussi long que le voyageur qui se rendrait de Vienne à Paris.

Tous les États de l’Union sont entraînés en même temps vers la fortune ; mais tous ne sauraient croître et prospérer dans la même proportion.

Au nord de l’Union, des rameaux détachés de la chaîne des Alléghanys s’avançant jusque dans l’océan Atlantique, y forment des rades spacieuses et des ports toujours ouverts aux plus grands vaisseaux. À partir du Potomac, au contraire, et en suivant les côtes de l’Amérique jusqu’à l’embouchure du Mississipi, on ne rencontre plus qu’un terrain plat et sablonneux. Dans cette partie de l’Union, la sortie de presque tous les fleuves est obstruée, et les ports qui s’ouvrent de loin en loin au milieu de ces lagunes ne présentent point aux vaisseaux la même profondeur et offrent au commerce des facilités beaucoup moins grandes que ceux du Nord.

À cette première infériorité qui naît de la nature s’en joint une autre qui vient des lois.

Nous avons vu que l’esclavage, qui est aboli au Nord, existe encore au Midi, et j’ai montré l’influence funeste qu’il exerce sur le bien-être du maître lui-même.

Le Nord doit donc être plus commerçant[18] et plus industrieux que le Sud. Il est naturel que la population et la richesse s’y portent plus rapidement.

Les États situés sur le bord de l’océan Atlantique sont déjà à moitié peuplés. La plupart des terres y ont un maître ; ils ne sauraient donc recevoir le même nombre d’émigrants que les États de l’Ouest qui livrent encore un champ sans bornes à l’industrie. Le bassin du Mississipi est infiniment plus fertile que les côtes de l’océan Atlantique. Cette raison, ajoutée à toutes les autres, pousse énergiquement les Européens vers l’Ouest. Ceci se démontre rigoureusement par des chiffres.

Si l’on opère sur l’ensemble des États-Unis, on trouve que, depuis quarante ans, le nombre des habitants y est à peu près triplé. Mais si on n’envisage que le bassin du Mississipi, on découvre que, dans le même espace de temps, la population[19] y est devenue trente et une fois plus grande[20].

Chaque jour, le centre de la puissance fédérale se déplace. Il y a quarante ans, la majorité des citoyens de l’Union était sur les bords de la mer, aux environs de l’endroit où s’élève aujourd’hui Washington ; maintenant elle se trouve plus enfoncée dans les terres et plus au Nord ; on ne saurait douter qu’avant vingt ans elle ne soit de l’autre côté des Alléghanys. L’Union subsistant, le bassin du Mississipi, par sa fertilité et son étendue, est nécessairement appelé à devenir le centre permanent de la puissance fédérale. Dans trente ou quarante ans, le bassin du Mississipi aura pris son rang naturel. Il est facile de calculer qu’alors sa population, comparée à celle des États placés sur les bords de l’Atlantique, sera dans la proportion de 40 à 11 à peu près. Encore quelques années, la direction de l’Union échappera donc complètement aux États qui l’ont fondée, et la population des vallées du Mississipi dominera dans les conseils fédéraux.

Cette gravitation continuelle des forces et de l’influence fédérale vers le Nord-Ouest se révèle tous les dix ans, lorsque après avoir fait un recensement général de la population on fixe de nouveau le nombre des représentants que chaque État doit envoyer au Congrès[21].

En 1790, la Virginie avait dix-neuf représentants au Congrès. Ce nombre a continué à croître jusqu’en 1813, où on le vit atteindre le chiffre de vingt-trois. Depuis cette époque, il a commencé à diminuer. Il n’était plus en 1833 que de vingt et un[22]. Pendant cette même période, l’État de New York suivait une progression contraire : en 1790, il avait au Congrès dix représentants ; en 1813, vingt-sept ; en 1823, trente-quatre ; en 1833, quarante. L’Ohio n’avait qu’un seul représentant en 1803 ; en 1833 il en comptait dix-neuf.

Il est difficile de concevoir une union durable entre deux peuples dont l’un est pauvre et faible, l’autre riche et fort, alors même qu’il serait prouvé que la force et la richesse de l’un ne sont point la cause de la faiblesse et de la pauvreté de l’autre. L’union est plus difficile encore à maintenir dans le temps où l’un perd des forces et où l’autre est en train d’en acquérir.

Cet accroissement rapide et disproportionné de certains États menace l’indépendance des autres. Si New York, avec ses deux millions d’habitants et ses quarante représentants, voulait faire la loi au Congrès, il y parviendrait peut-être. Mais alors même que les États les plus puissants ne chercheraient point à opprimer les moindres, le danger existerait encore, car il est dans la possibilité du fait presque autant que dans le fait lui-même.

Les faibles ont rarement confiance dans la justice et la raison des forts. Les États qui croissent moins vite que les autres jettent donc des regards de méfiance et d’envie vers ceux que la fortune favorise. De là ce profond malaise et cette inquiétude vague qu’on remarque dans une partie de l’Union, et qui contrastent avec le bien-être et la confiance qui règnent dans l’autre. Je pense que l’attitude hostile qu’a prise le Sud n’a point d’autres causes.

Les hommes du Sud sont, de tous les Américains, ceux qui devraient tenir le plus à l’Union, car ce sont eux surtout qui souffriraient d’être abandonnés à eux-mêmes ; cependant ils sont les seuls qui menacent de briser le faisceau de la confédération. D’où vient cela ? Il est facile de le dire : le Sud, qui a fourni quatre présidents à la confédération[23] ; qui sait aujourd’hui que la puissance fédérale lui échappe ; qui, chaque année, voit diminuer le nombre de ses représentants au Congrès et croître ceux du Nord et de l’Ouest ; le Sud, peuplé d’hommes ardents et irascibles, s’irrite et s’inquiète. Il tourne avec chagrin ses regards sur lui-même ; interrogeant le passé, il se demande chaque jour s’il n’est point opprimé. Vient-il à découvrir qu’une loi de l’Union ne lui est pas évidemment favorable, il s’écrie qu’on abuse à son égard de la force ; il réclame avec ardeur, et si sa voix n’est point écoutée, il s’indigne et menace de se retirer d’une société dont il a les charges sans avoir les profits.

« Les lois du tarif, disaient les habitants de la Caroline en 1832, enrichissent le Nord et ruinent le Sud ; car, sans cela, comment pourrait-on concevoir que le Nord, avec son climat inhospitalier et son sol aride, augmentât sans cesse ses richesses et son pouvoir, tandis que le Sud, qui forme comme le jardin de l’Amérique, tombe rapidement en décadence[24] ? »

Si les changements dont j’ai parlé s’opéraient graduellement, de manière que chaque génération ait au moins le temps de passer avec l’ordre de choses dont elle a été le témoin, le danger serait moindre ; mais il y a quelque chose de précipité, je pourrais presque dire de révolutionnaire, dans les progrès que fait la société en Amérique. Le même citoyen a pu voir son État marcher à la tête de l’Union et devenir ensuite impuissant dans les conseils fédéraux. Il y a telle république anglo-américaine qui a grandi aussi vite qu’un homme, et qui est née, a crû et est arrivée à maturité en trente ans.

Il ne faut pas s’imaginer cependant que les États qui perdent la puissance se dépeuplent ou dépérissent ; leur prospérité ne s’arrête point ; ils croissent même plus promptement qu’aucun royaume de l’Europe[25]. Mais il leur semble qu’ils s’appauvrissent, parce qu’ils ne s’enrichissent pas si vite que leur voisin, et ils croient perdre leur puissance parce qu’ils entrent tout à coup en contact avec une puissance plus grande que la leur[26] : ce sont donc leurs sentiments et leurs passions qui sont blessés plus que leurs intérêts. Mais n’en est-ce point assez pour que la confédération soit en péril ? Si, depuis le commencement du monde, les peuples et les rois n’avaient eu en vue que leur utilité réelle, on saurait à peine ce que c’est que la guerre parmi les hommes.

Ainsi le plus grand danger qui menace les États-Unis naît de leur prospérité même ; elle tend à créer chez plusieurs des confédérés l’enivrement qui accompagne l’augmentation rapide de la fortune, et, chez les autres, l’envie, la méfiance et les regrets qui en suivent le plus souvent la perte.

Les Américains se réjouissent en contemplant ce mouvement extraordinaire ; ils devraient, ce me semble, l’envisager avec regret et avec crainte. Les Américains des États-Unis, quoi qu’ils fassent, deviendront un des plus grands peuples du monde ; ils couvriront de leurs rejetons presque toute l’Amérique du Nord ; le continent qu’ils habitent est leur domaine, il ne saurait leur échapper. Qui les presse donc de s’en mettre en possession dès aujourd’hui ? La richesse, la puissance et la gloire ne peuvent leur manquer un jour, et ils se précipitent vers cette immense fortune comme s’il ne leur restait qu’un moment pour s’en saisir.

Je crois avoir démontré que l’existence de la confédération actuelle dépendait entièrement de l’accord de tous les confédérés à vouloir rester unis ; et, partant de cette donnée, j’ai recherché quelles étaient les causes qui pouvaient porter les différents États à vouloir se séparer. Mais il y a pour l’Union deux manières de périr : l’un des États confédérés peut vouloir se retirer du contrat et briser violemment ainsi le lien commun ; c’est à ce cas que se rapportent la plupart des remarques que j’ai faites ci-devant ; le gouvernement fédéral peut perdre progressivement sa puissance par une tendance simultanée des républiques unies à reprendre l’usage de leur indépendance. Le pouvoir central, privé successivement de toutes ses prérogatives, réduit par un accord tacite à l’impuissance, deviendrait inhabile à remplir son objet, et la seconde Union périrait comme la première par une sorte d’imbécillité sénile.

L’affaiblissement graduel du lien fédéral, qui conduit finalement à l’annulation de l’Union, est d’ailleurs en lui-même un fait distinct qui peut amener beaucoup d’autres résultats moins extrêmes avant de produire celui-là. La confédération existerait encore, que déjà la faiblesse de son gouvernement pourrait réduire la nation à l’impuissance, causer l’anarchie au-dedans et le ralentissement de la prospérité générale du pays.

Après avoir recherché ce qui porte les Anglo-Américains à se désunir, il est donc important d’examiner si, l’Union subsistant, leur gouvernement agrandit la sphère de son action ou la resserre, s’il devient plus énergique ou plus faible.

Les Américains sont évidemment préoccupés d’une grande crainte. Ils s’aperçoivent que chez la plupart des peuples du monde, l’exercice des droits de la souveraineté tend à se concentrer en peu de mains, et ils s’effrayent à l’idée qu’il finira par en être ainsi chez eux. Les hommes d’État eux-mêmes éprouvent ces terreurs, ou du moins feignent de les éprouver ; car en Amérique, la centralisation n’est point populaire, et on ne saurait courtiser plus habilement la majorité qu’en s’élevant contre les prétendus empiétements du pouvoir central. Les Américains refusent de voir que dans les pays où se manifeste cette tendance centralisante qui les effraye, on ne rencontre qu’un seul peuple, tandis que l’Union est une confédération de peuples différents ; fait qui suffit pour déranger toutes les prévisions fondées sur l’analogie.

J’avoue que je considère ces craintes d’un grand nombre d’Américains comme entièrement imaginaires. Loin de redouter avec eux la consolidation de la souveraineté dans les mains de l’Union, je crois que le gouvernement fédéral s’affaiblit d’une manière visible.

Pour prouver ce que j’avance sur ce point, je n’aurai pas recours à des faits anciens, mais à ceux dont j’ai pu être le témoin, ou qui ont eu lieu de notre temps.

Quand on examine attentivement ce qui se passe aux États-Unis, on découvre sans peine l’existence de deux tendances contraires ; ce sont comme deux courants qui parcourent le même lit en sens opposé.

Depuis quarante-cinq ans que l’Union existe, le temps a fait justice d’une foule de préjugés provinciaux qui d’abord militaient contre elle. Le sentiment patriotique qui attachait chacun des Américains à son État est devenu moins exclusif. En se connaissant mieux, les diverses parties de l’Union se sont rapprochées. La poste, ce grand lien des esprits, pénètre aujourd’hui jusque dans le fond des déserts[27] ; des bateaux à vapeur font communiquer entre eux chaque jour tous les points de la côte. Le commerce descend et remonte les fleuves de l’intérieur avec une rapidité sans exemple[28]. À ces facilités que la nature et l’art ont créées, se joignent l’instabilité des désirs, l’inquiétude de l’esprit, l’amour des richesses, qui, poussant sans cesse l’Américain hors de sa demeure, le mettent en communication avec un grand nombre de ses concitoyens. Il parcourt son pays en tous sens ; il visite toutes les populations qui l’habitent. On ne rencontre pas de province de France dont les habitants se connaissent aussi parfaitement entre eux que les 13 millions d’hommes qui couvrent la surface des États-Unis.

En même temps que les Américains se mêlent, ils s’assimilent ; les différences que le climat, l’origine et les institutions avaient mises entre eux, diminuent. Ils se rapprochent tous de plus en plus d’un type commun. Chaque année, des milliers d’hommes partis du Nord se répandent dans toutes les parties de l’Union : ils apportent avec eux leurs croyances, leurs opinions, leurs mœurs, et comme leurs lumières sont supérieures à celles des hommes parmi lesquels ils vont vivre, ils ne tardent pas à s’emparer des affaires et à modifier la société à leur profit. Cette émigration continuelle du Nord vers le Midi favorise singulièrement la fusion de tous les caractères provinciaux dans un seul caractère national. La civilisation du Nord semble donc destinée à devenir la mesure commune sur laquelle tout le reste doit se régler un jour.

À mesure que l’industrie des Américains fait des progrès, on voit se resserrer les liens commerciaux qui unissent tous les États confédérés, et l’union entre dans les habitudes après avoir été dans les opinions. Le temps, en marchant, achève de faire disparaître une foule de terreurs fantastiques qui tourmentaient l’imagination des hommes de 1789. Le pouvoir fédéral n’est point devenu oppresseur ; il n’a pas détruit l’indépendance des États ; il ne conduit pas les confédérés à la monarchie ; avec l’Union, les petits États ne sont pas tombés dans la dépendance des grands. La confédération a continué à croître sans cesse en population, en richesse, en pouvoir.

Je suis donc convaincu que de notre temps les Américains ont moins de difficultés naturelles à vivre unis, qu’ils n’en trouvèrent en 1789 ; l’Union a moins d’ennemis qu’alors.

Et, cependant, si l’on veut étudier avec soin l’histoire des États-Unis depuis quarante-cinq ans, on se convaincra sans peine que le pouvoir fédéral décroît.

Il n’est pas difficile d’indiquer les causes de ce phénomène.

Au moment où la Constitution de 1789 fut promulguée, tout périssait dans l’anarchie ; l’Union qui succéda à ce désordre excitait beaucoup de crainte et de haine ; mais elle avait d’ardents amis, parce qu’elle était l’expression d’un grand besoin. Quoique plus attaqué alors qu’il ne l’est aujourd’hui, le pouvoir fédéral atteignit donc rapidement le maximum de son pouvoir, ainsi qu’il arrive d’ordinaire à un gouvernement qui triomphe après avoir exalté ses forces dans la lutte. À cette époque, l’interprétation de la Constitution sembla étendre plutôt que resserrer la souveraineté fédérale, et l’Union présenta sous plusieurs rapports le spectacle d’un seul et même peuple, dirigé, au-dedans comme au-dehors, par un seul gouvernement.

Mais pour en arriver à ce point, le peuple s’était mis en quelque sorte au-dessus de lui-même.

La Constitution n’avait pas détruit l’individualité des États, et tous les corps, quels qu’ils soient, ont un instinct secret qui les porte vers l’indépendance. Cet instinct est plus prononcé encore dans un pays comme l’Amérique, où chaque village forme une sorte de république habituée à se gouverner elle-même.

Il y eut donc effort de la part des États qui se soumirent à la prépondérance fédérale. Et tout effort, fût-il couronné d’un grand succès, ne peut manquer de s’affaiblir avec la cause qui l’a fait naître.

À mesure que le gouvernement fédéral affermissait son pouvoir, l’Amérique reprenait son rang parmi les nations, la paix renaissait sur les frontières, le crédit public se relevait ; à la confusion succédait un ordre fixe et qui permettait à l’industrie individuelle de suivre sa marche naturelle et de se développer en liberté.

Ce fut cette prospérité même qui commença à faire perdre de vue la cause qui l’avait produite ; le péril passé, les Américains ne trouvèrent plus en eux l’énergie et le patriotisme qui avaient aidé à le conjurer. Délivrés des craintes qui les préoccupaient, ils rentrèrent aisément dans le cours de leurs habitudes et s’abandonnèrent sans résistance à la tendance ordinaire de leurs penchants. Du moment où un gouvernement fort ne parut plus nécessaire, on recommença à penser qu’il était gênant. Tout prospérait avec l’Union, et l’on ne se détacha point de l’Union ; mais on voulut sentir à peine l’action du pouvoir qui la représentait. En général, on désira rester uni, et dans chaque fait particulier on tendit à redevenir indépendant. Le principe de la confédération fut chaque jour plus facilement admis et moins appliqué ; ainsi le gouvernement fédéral, en créant l’ordre et la paix, amena lui-même sa décadence.

Dès que cette disposition des esprits commença à se manifester au-dehors, les hommes de parti, qui vivent des passions du peuple, se mirent à l’exploiter à leur profit.

Le gouvernement fédéral se trouva dès lors dans une situation très critique ; ses ennemis avaient la faveur populaire, et c’est en promettant de l’affaiblit qu’on obtenait le droit de le diriger.

À partir de cette époque, toutes les fois que le gouvernement de l’Union est entré en lice avec celui des États, il n’a presque jamais cessé de reculer. Quand il y a eu lieu d’interpréter les termes de la Constitution fédérale, l’interprétation a été le plus souvent contraire à l’Union et favorable aux États.

La Constitution donnait au gouvernement fédéral le soin de pourvoir aux intérêts nationaux : on avait pensé que c’était à lui à faire ou à favoriser, dans l’intérieur, les grandes entreprises qui étaient de nature à accroître la prospérité de l’Union tout entière (internal improvements) ; telles, par exemple, que les canaux.

Les États s’effrayèrent à l’idée de voir une autre autorité que la leur disposer ainsi d’une portion de leur territoire. Ils craignirent que le pouvoir central, acquérant de cette manière dans leur propre sein un patronage redoutable, ne vînt à y exercer une influence qu’ils voulaient réserver tout entière à leurs seuls agents.

Le parti démocratique, qui a toujours été opposé à tous les développements de la puissance fédérale, éleva donc la voix ; on accusa le Congrès d’usurpation ; le chef de l’État, d’ambition. Le gouvernement central, intimidé par ces clameurs, finit par reconnaître lui-même son erreur, et par se renfermer exactement dans la sphère qu’on lui traçait.

La Constitution donne à l’Union le privilège de traiter avec les peuples étrangers. L’Union avait en général considéré sous ce point de vue les tribus indiennes qui bordent les frontières de son territoire. Tant que ces sauvages consentirent à fuir devant la civilisation, le droit fédéral ne fut pas contesté ; mais du jour où une tribu indienne entreprit de se fixer sur un point du sol, les États environnants réclamèrent un droit de possession sur ces terres et un droit de souveraineté sur les hommes qui en faisaient partie. Le gouvernement central se hâta de reconnaître l’un et l’autre, et, après avoir traité avec les Indiens comme avec des peuples indépendants, il les livra comme des sujets à la tyrannie législative des États[29].

Parmi les États qui s’étaient formés sur le bord de l’Atlantique, plusieurs s’étendaient indéfiniment à l’Ouest dans des déserts où les Européens n’avaient point encore pénétré. Ceux dont les limites étaient irrévocablement fixées voyaient d’un œil jaloux l’avenir immense ouvert à leurs voisins. Ces derniers, dans un esprit de conciliation, et afin de faciliter l’acte d’Union, consentirent à se tracer des limites et abandonnèrent à la confédération tout le territoire qui pouvait se trouver au-delà[30].

Depuis cette époque, le gouvernement fédéral est devenu propriétaire de tout le terrain inculte qui se rencontre en dehors des treize États primitivement confédérés. C’est lui qui se charge de le diviser et de le vendre, et l’argent qui en revient est versé exclusivement dans le trésor de l’Union. A l’aide de ce revenu, le gouvernement fédéral achète aux Indiens leurs terres, ouvre des routes dans les nouveaux districts, et y facilite de tout son pouvoir le développement rapide de la société.

Or, il est arrivé que dans ces mêmes déserts cédés jadis par les habitants des bords de l’Atlantique se sont formés avec le temps de nouveaux États. Le Congrès a continué à vendre, au profit de la nation tout entière, les terres incultes que ces États renferment encore dans leur sein. Mais aujourd’hui ceux-ci prétendent qu’une fois constitués, ils doivent avoir le droit exclusif d’appliquer le produit de ces ventes à leur propre usage. Les réclamations étant devenues de plus en plus menaçantes, le Congrès crut devoir enlever à l’Union une partie des privilèges dont elle avait joui jusqu’alors, et à la fin de 1832, il fit une loi par laquelle, sans céder aux nouvelles républiques de l’Ouest la propriété de leurs terres incultes, il appliquait cependant à leur profit seul la plus grande partie du revenu qu’on en tirait[31].

Il suffit de parcourir les États-Unis pour apprécier les avantages que le pays retire de la Banque. Ces avantages sont de plusieurs sortes ; mais il en est un surtout qui frappe l’étranger : les billets de la Banque des États-Unis sont reçus à la frontière des déserts pour la même valeur qu’à Philadelphie, où est le siège de ses opérations[32].

La Banque des États-Unis est cependant l’objet de grandes haines. Ses directeurs se sont prononcés contre le Président, et on les accuse, non sans vraisemblance, d’avoir abusé de leur influence pour entraver son élection. Le Président attaque donc l’institution que ces derniers représentent avec toute l’ardeur d’une inimitié personnelle. Ce qui a encouragé le Président à poursuivre ainsi sa vengeance, c’est qu’il se sent appuyé sur les instincts secrets de la majorité.

La Banque forme le grand lien monétaire de l’Union comme le Congrès en est le grand lien législatif, et les mêmes passions qui tendent à rendre les États indépendants du pouvoir central tendent à la destruction de la Banque.

La Banque des États-Unis possède toujours en ses mains un grand nombre de billets appartenant aux banques provinciales ; elle peut chaque jour obliger ces dernières à rembourser leurs billets en espèces. Pour elle, au contraire, un pareil danger n’est point à craindre ; la grandeur de ses ressources disponibles lui permet de faire face à toutes les exigences. Menacées ainsi dans leur existence, les banques provinciales sont forcées d’user de retenue, et de ne mettre dans la circulation qu’un nombre de billets proportionné à leur capital. Les banques provinciales ne souffrent qu’avec impatience ce contrôle salutaire. Les journaux qui leur sont vendus, et le Président que son intérêt a rendu leur organe, attaquent donc la Banque avec une sorte de fureur. Ils soulèvent contre elle les passions locales et l’aveugle instinct démocratique du pays. Suivant eux, les directeurs de la Banque forment un corps aristocratique et permanent dont l’influence ne peut manquer de se faire sentir dans le gouvernement, et doit altérer tôt ou tard les principes d’égalité sur lesquels repose la société américaine.

La lutte de la Banque contre ses ennemis n’est qu’un incident du grand combat que livrent en Amérique les provinces au pouvoir central ; l’esprit d’indépendance et de démocratie, à l’esprit de hiérarchie et de subordination. Je ne prétends point que les ennemis de la Banque des États-Unis soient précisément les mêmes individus qui, sur d’autres points, attaquent le gouvernement fédéral ; mais je dis que les attaques contre la Banque des États-Unis sont le produit des mêmes instincts qui militent contre le gouvernement fédéral, et que le grand nombre des ennemis de la première est un symptôme fâcheux de l’affaiblissement du second.

Mais jamais l’Union ne se montra plus débile que dans la fameuse affaire du tarif[33].

Les guerres de la Révolution française et celle de 1812, en empêchant la libre communication entre l’Amérique et l’Europe, avaient créé des manufactures au nord de l’Union. Lorsque la paix eut rouvert aux produits de l’Europe le chemin du nouveau monde, les Américains crurent devoir établir un système de douanes qui pût tout à la fois protéger leur industrie naissante et acquitter le montant des dettes que la guerre leur avait fait contracter.

Les États du Sud, qui n’ont pas de manufactures à encourager, et qui ne sont que cultivateurs, ne tardèrent pas à se plaindre de cette mesure.

Je ne prétends point examiner ici ce qu’il pouvait y avoir d’imaginaire ou de réel dans leurs plaintes, je dis les faits.

Dès l’année 1820, la Caroline du Sud, dans une pétition au Congrès, déclarait que la loi du tarif était inconstitutionnelle, oppressive et injuste. Depuis, la Géorgie, la Virginie, la Caroline du Nord, l’État de l’Alabama et celui du Mississipi firent des réclamations plus ou moins énergiques dans le même sens.

Loin de tenir compte de ces murmures, le Congrès, dans les années 1824 et 1828, éleva encore les droits du tarif et en consacra de nouveau le principe.

Alors on produisit, ou plutôt on rappela au Sud une doctrine célèbre qui prit le nom de nullification.

J’ai montré en son lieu que le but de la Constitution fédérale n’a point été d’établir une ligue, mais de créer un gouvernement national. Les Américains des États-Unis, dans tous les cas prévus par leur Constitution, ne forment qu’un seul et même peuple. Sur tous ces points-là, la volonté nationale s’exprime, comme chez tous les peuples constitutionnels, à l’aide d’une majorité. Une fois que la majorité a parlé, le devoir de la minorité est de se soumettre.

Telle est la doctrine légale, la seule qui soit d’accord avec le texte de la Constitution et l’intention connue de ceux qui l’établirent.

Les nullificateurs du Sud prétendent au contraire que les Américains, en s’unissant, n’ont point entendu se fondre dans un seul et même peuple, mais qu’ils ont seulement voulu former une ligue de peuples indépendants ; d’où il suit que chaque État ayant conservé sa souveraineté complète, sinon en action du moins en principe, a le droit d’interpréter les lois du Congrès, et de suspendre dans son sein l’exécution de celles qui lui semblent opposées à la Constitution ou à la justice.

Toute la doctrine de la nullification se trouve résumée dans une phrase prononcée en 1833 devant le sénat des États-Unis par M. Calhoun, le chef avoué des nullificateurs du Sud :

« La Constitution, dit-il, est un contrat dans lequel les États ont paru comme souverains. Or, toutes les fois qu’il intervient un contrat entre des parties qui ne connaissent point de commun arbitre, chacune d’elles retient le droit de juger par elle-même l’étendue de son obligation. »

Il est manifeste qu’une pareille doctrine détruit en principe le lien fédéral et ramène en fait l’anarchie, dont la Constitution de 1789 avait délivré les Américains.

Lorsque la Caroline du Sud vit que le Congrès se montrait sourd à ses plaintes, elle menaça d’appliquer à la loi fédérale du tarif la doctrine des nullificateurs. Le Congrès persista dans son système ; enfin l’orage éclata.

Dans le courant de 1832, le peuple de la Caroline du Sud[34] nomma une convention nationale pour aviser aux moyens extraordinaires qui restaient à prendre ; et le 24 novembre de la même année, cette convention publia, sous le nom d’ordonnance, une loi qui frappait de nullité la loi fédérale du tarif, défendait de prélever les droits qui y étaient portés, et de recevoir les appels qui pourraient être faits aux tribunaux fédéraux[35]. Cette ordonnance ne devait être mise en vigueur qu’au mois de février suivant, et il était indiqué que si le Congrès modifiait avant cette époque le tarif la Caroline du Sud pourrait consentir à ne pas donner d’autres suites à ses menaces. Plus tard, on exprima, mais d’une manière vague et indéterminée, le désir de soumettre la question à une assemblée extraordinaire de tous les États confédérés.

En attendant, la Caroline du Sud armait ses milices et se préparait à la guerre.

Que fit le Congrès ? Le Congrès, qui n’avait pas écouté ses sujets suppliants, prêta l’oreille à leurs plaintes dès qu’il leur vit les armes à la main[36]. Il fit une loi[37] suivant laquelle les droits portés au tarif devaient être réduits progressivement pendant dix ans, jusqu’à ce qu’on les eût amenés à ne pas dépasser les besoins du gouvernement. Ainsi le Congrès abandonna complètement le principe du tarif. À un droit protecteur de l’industrie, il substitua une mesure purement fiscale[38]. Pour dissimuler sa défaite, le gouvernement de l’Union eut recours à un expédient qui est fort à l’usage des gouvernements faibles : en cédant sur les faits, il se montra inflexible sur les principes. En même temps que le Congrès changeait la législation du tarif, il passait une autre loi en vertu de laquelle le Président était investi d’un pouvoir extraordinaire pour surmonter par la force les résistances qui dès lors n’étaient plus à craindre.

La Caroline du Sud ne consentit même pas à laisser à l’Union ces faibles apparences de la victoire ; la même convention nationale qui avait frappé de nullité la loi du tarif s’étant assemblée de nouveau accepta la concession qui lui était offerte ; mais en même temps, elle déclara n’en persister qu’avec plus de force dans la doctrine des nullificateurs, et, pour le prouver, elle annula la loi qui conférait des pouvoirs extraordinaires au Président, quoiqu’il fût bien certain qu’on n’en ferait point usage.

Presque tous les actes dont je viens de parler ont eu lieu sous la présidence du général Jackson. On ne saurait nier que, dans l’affaire du tarif, ce dernier n’ait soutenu avec habileté et vigueur les droits de l’Union. Je crois cependant qu’il faut mettre au nombre des dangers que court aujourd’hui le pouvoir fédéral la conduite même de celui qui le représente.

Quelques personnes se sont formé en Europe, sur l’influence que peut exercer le général Jackson dans les affaires de son pays, une opinion qui paraît fort extravagante à ceux qui ont vu les choses de près.

On a entendu dire que le général Jackson avait gagné des batailles, que c’était un homme énergique, porté par caractère et par habitude à l’emploi de la force, désireux du pouvoir et despote par goût. Tout cela est peut-être vrai, mais les conséquences qu’on a tirées de ces vérités sont de grandes erreurs.

On s’est imaginé que le général Jackson voulait établir aux États-Unis la dictature, qu’il allait y faire régner l’esprit militaire, et donner au pouvoir central une extension dangereuse pour les libertés provinciales. En Amérique, le temps de semblables entreprises et le siècle de pareils hommes ne sont point encore venus : si le général Jackson eût voulu dominer de cette manière, il eût assurément perdu sa position politique et compromis sa vie : aussi n’a-t-il pas été assez imprudent pour le tenter.

Loin de vouloir étendre le pouvoir fédéral, le Président actuel représente, au contraire, le parti qui veut restreindre ce pouvoir aux termes les plus clairs et les plus précis de la Constitution, et qui n’admet point que l’interprétation puisse jamais être favorable au gouvernement de l’Union ; loin de se présenter comme le champion de la centralisation, le général Jackson est l’agent des jalousies provinciales ; ce sont les passions décentralisantes (si je puis m’exprimer ainsi) qui l’ont porté au souverain pouvoir. C’est en flattant chaque jour ces passions qu’il s’y maintient et y prospère. Le général Jackson est l’esclave de la majorité : il la suit dans ses volontés, dans ses désirs, dans ses instincts à moitié découverts, ou plutôt il la devine et court se placer à sa tête.

Toutes les fois que le gouvernement des États entre en lutte avec celui de l’Union, il est rare que le Président ne soit pas le premier à douter de son droit ; il devance presque toujours le pouvoir législatif ; quand il y a lieu à interprétation sur l’étendue de la puissance fédérale, il se range en quelque sorte contre lui-même ; il s’amoindrit, il se voile, il s’efface. Ce n’est point qu’il soit naturellement faible ou ennemi de l’Union ; lorsque la majorité s’est prononcée contre les prétentions des nullificateurs du Sud, on l’a vu se mettre à sa tête, formuler avec netteté et énergie les doctrines qu’elle professait et en appeler le premier à la force. Le général Jackson, pour me servir d’une comparaison empruntée au vocabulaire des partis américains, me semble fédéral par goût et républicain par calcul.

Après s’être ainsi abaissé devant la majorité pour gagner sa faveur, le général Jackson se relève ; il marche alors vers les objets qu’elle poursuit elle-même, ou ceux qu’elle ne voit pas d’un œil jaloux, en renversant devant lui tous les obstacles. Fort d’un appui que n’avaient point ses prédécesseurs, il foule aux pieds ses ennemis personnels partout où il les trouve, avec une facilité qu’aucun président n’a rencontrée ; il prend sous sa responsabilité des mesures que nul n’aurait jamais avant lui osé prendre ; il lui arrive même de traiter la représentation nationale avec une sorte de dédain presque insultant ; il refuse de sanctionner les lois du Congrès, et souvent omet de répondre à ce grand corps. C’est un favori qui parfois rudoie son maître. Le pouvoir du général Jackson augmente donc sans cesse ; mais celui du Président diminue. Dans ses mains, le gouvernement fédéral est fort ; il passera énervé à son successeur.

Ou je me trompe étrangement, ou le gouvernement fédéral des États-Unis tend chaque jour à s’affaiblir ; il se retire successivement des affaires, il resserre de plus en plus le cercle de son action. Naturellement faible, il abandonne même les apparences de la force. D’une autre part, j’ai cru voir qu’aux États-Unis le sentiment de l’indépendance devenait de plus en plus vif dans les États, l’amour du gouvernement provincial de plus en plus prononcé.

On veut l’Union ; mais réduite à une ombre : on la veut forte en certains cas et faible dans tous les autres ; on prétend qu’en temps de guerre elle puisse réunir dans ses mains les forces nationales et toutes les ressources pays, et qu’en temps de paix elle n’existe pour ainsi dire point ; comme si cette alternative de débilité et de vigueur était dans la nature.

Je ne vois rien qui puisse, quant à présent, arrêter ce mouvement général des esprits ; les causes qui l’ont fait naître ne cessent point d’opérer dans le même sens. Il se continuera donc, et l’on peut prédire que, s’il ne survient pas quelque circonstance extraordinaire, le gouvernement de l’Union ira chaque jour s’affaiblissant.

Je crois cependant que nous sommes encore loin du temps où le pouvoir fédéral, incapable de protéger sa propre existence et de donner la paix au pays, s’éteindra en quelque sorte de lui-même. L’Union est dans les mœurs, on la désire ; ses résultats sont évidents, ses bienfaits visibles. Quand on du s’apercevra que la faiblesse du gouvernement fédéral compromet l’existence de l’Union, je ne doute point qu’on ne voie naître un mouvement de réaction en faveur de la force.

Le gouvernement des États-Unis est, de tous les gouvernements fédéraux qui ont été établis jusqu’à nos jours, celui qui est le plus naturellement destiné à agir : tant qu’on ne l’attaquera pas d’une manière indirecte par l’interprétation de ses lois, tant qu’on n’altérera pas profondément sa substance, un changement d’opinion, une crise intérieure, une guerre, pourraient lui redonner tout à coup la vigueur dont il a besoin.

Ce que j’ai voulu constater est seulement ceci : bien des gens, parmi nous, pensent qu’aux États-Unis il y a un mouvement des esprits qui favorise la centralisation du pouvoir dans les mains du Président et du Congrès. Je prétends qu’on y remarque visiblement un mouvement contraire. Loin que le gouvernement fédéral, en vieillissant, prenne de la force et menace la souveraineté des États, je dis qu’il tend chaque jour à s’affaiblir, et que la souveraineté seule de l’Union est en péril. Voilà ce que le présent révèle. Quel sera le résultat final de cette tendance, quels événements peuvent arrêter, retarder ou hâter le mouvement que j’ai décrit ? L’avenir les cache, et je n’ai pas la prétention de pouvoir soulever son voile.

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    American Almanac, 1832, p. 162). Or, la Russie, qui est le pays d’Europe où la population croît le plus vite, n’augmente en dix ans le nombre de ses habitants que dans la proportion de 9,5 à 100 ; la France dans celle de 7 à 100, et l’Europe en masse dans celle de 4,7 à 100 (voyez Malte-Brun, vol. VI, p. 95).

  1. Voyez la conduite des États du Nord dans la guerre de 1812. « Durant cette guerre, dit Jefferson dans une lettre du 17 mars 1817 au général La Fayette, quatre des États de l’Est n’étaient plus liés au reste de l’Union que comme des cadavres à des hommes vivants. » (Correspondance de Jefferson, publiée par M. Conseil.)
  2. L’état de paix où se trouve l’Union ne lui donne aucun prétexte pour avoir une armée permanente. Sans armée permanente, un gouvernement n’a rien de préparé d’avance pour profiter du moment favorable, vaincre la résistance et enlever par surprise le souverain pouvoir.
  3. C’est ainsi que la province de la Hollande, dans la république des Pays-Bas, et l’empereur, dans la Confédération germanique, se sont quelquefois mis à la place de l’Union, et ont exploité dans leur intérêt particulier la puissance fédérale.
  4. Hauteur moyenne des Alleghanys, suivant Volney (Tableau des États-Unis, p. 33), 700 à 800 mètres ; 5,000 à 6,000 pieds, suivant Darby : la plus grande hauteur des Vosges est de 1,400 mètres au-dessus du niveau de la mer.
  5. Voyez View of the United States, par Darby, pp. 64 et 79.
  6. La chaîne des Alléghanys n’est pas plus haute que celle des Vosges et n’offre pas autant d’obstacles que cette dernière aux efforts de l’industrie humaine. Les pays situés sur le versant oriental des Alléghanys sont donc aussi naturellement liés à la vallée du Mississipi que la Franche-Comté, la haute Bourgogne et l’Alsace le sont à la France.
  7. 1,002,600 milles carrés. Voyez View of the United States, by Darby, p. 435.
  8. Je n’ai pas besoin, je pense, de dire que par ces expressions : les Anglo-Américains, j’entends seulement parler de la grande majorité d’entre eux. En dehors de cette majorité se tiennent toujours quelques individus isolés.
  9. Recensement de 1790, 3,929,328.
      —   de 1830, 12,856,165.
  10. Ceci n’est, il est vrai, qu’un péril passager. Je ne doute pas qu’avec le temps la société ne vienne à s’asseoir et à se régler dans l’Ouest comme elle l’a déjà fait sur les bords de l’océan Atlantique.
  11. La Pennsylvanie, avait 431,373 habitants en 1790.
  12. Superficie de l’État de New-York, 6, 213 lieues carrées (500 milles carrés.) Voyez View of the United States, by Darby, p. 435.
  13. Si la population continue à doubler en vingt-deux ans, pendant un siècle encore, comme elle a fait depuis deux cents ans, en 1851 on comptera dans les États-Unis vingt-quatre millions d’habitants, quarante-huit en 1874, et quatre-vingt-seize en 1896. Il en serait ainsi quand même on rencontrerait sur le versant oriental des montagnes Rocheuses des terrains qui se refuseraient à la culture. Les terres déjà occupées peuvent très facilement contenir ce nombre d’habitants. Cent millions d’hommes répandus sur le sol occupé en ce moment par les vingt-quatre États et les trois territoires dont se compose l’Union ne donneraient que 762 individus par lieue carrée, ce qui serait encore bien éloigné de la population moyenne de la France, qui est de 1,006 ; de celle de l’Angleterre, qui est de 1,457 ; et ce qui resterait même au-dessous de la population de la Suisse. La Suisse, malgré ses lacs et ses montagnes, compte 783 habitants par lieue carrée. Voyez Malte-Brun, vol. VI, p. 9
  14. Le territoire des États-Unis a une superficie de 295,000 lieues carrées ; celui de l’Europe, suivant Malte-Brun, vol. VI, p. 4, est de 500,000.
  15. Voyez Documents législatifs, 20e congrès, No 117, p. 105.
  16. 5,672,317, dénombrement de 1830
  17. De Jefferson, capitale de I’État de Missouri, à Washington, on compte 1,019 milles, ou 420 lieues de poste. (American Almanac, 1831, p 48.)
  18. Pour juger de la différence qui existe entre le mouvement commercial du Sud et celui du Nord, il suffit de jeter les yeux sur le tableau suivant :

    En 1829, les vaisseaux du grand et du petit commerce appartenant à la Virginie, aux deux Carolines et à la Géorgie (les quatre grands États du Sud) ne jaugeaient que 5,243 tonn.

    Dans la même année, les navires du seul État du Massachusetts jaugeaient 17.322 tonn. (Documents législatifs, 21e congrès, 2e  session, No 140, p 244.

    Ainsi le seul État du Massachusetts avait trois fois plus de vaisseaux que les quatre États susnommés.

    Cependant l’État du Massachusetts n’a que 959 lieues carrées de superficie (7,335 milles carrés) et 610,014 habitants, tandis que les quatre États dont je parle ont 27,204 lieues carrées (210,000 milles) et 3,047,767 habitants. Ainsi la superficie de l’État de Massachusetts ne forme que la trentième partie de la superficie des quatre États, et sa population est cinq fois moins grande que la leur (View of the United States, par Darby.). L’esclavage nuit de plusieurs manières à la prospérité commerciale du Sud : il diminue l’esprit d’entreprise chez les Blancs, et il empêche qu’ils ne trouvent à leur disposition les matelots dont ils auraient besoin. La marine ne se recrute, en général, que dans la dernière classe de la population. Or, ce sont les esclaves qui, au Sud, forment cette classe, et il est difficile de les utiliser à la mer : leur service serait inférieur à celui des Blancs, et on aurait toujours à craindre qu’ils ne se révoltassent au milieu de l’Océan, ou ne prissent la fuite en abordant les rivages étrangers.

  19. View of the United States, by Darby, p. 444.
  20. Remarquez que, quand je parle du bassin du Mississipi, je n’y comprends point la portion des États de New York, de Pennsylvanie et de Virginie, placée à l’ouest des Alléghanys, et qu’on doit cependant considérer comme en faisant aussi partie.
  21. On s’aperçoit alors que, pendant les dix ans qui viennent de s’écouler, tel État a accru sa population dans la proportion de 5 sur 100, comme le Delaware ; tel autre dans la proportion de 250 sur 100, comme le territoire du Michigan. La Virginie découvre que, durant la même période, elle a augmenté le nombre de ses habitants dans le rapport de 13 sur 100, tandis que l’État limitrophe de l’Ohio a augmenté le nombre des siens dans le rapport de 61 à 100. Voyez la table générale contenue au National Calendar, vous serez frappé de ce qu’il y a d’inégal dans la fortune des différents États.
  22. On va voir plus loin que, pendant la dernière période, la population de la Virginie a crû dans la proportion de 13 à 100. Il est nécessaire d’expliquer comment le nombre des représentants d’un État peut décroître lorsque la population de l’État, loin de décroître elle-même, est en progrès.

    Je prends pour objet de comparaison la Virginie, que j’ai déjà citée. Le nombre des députés de la Virginie, en 1823, était en proportion du nombre total des députés de l’Union ; le nombre des députés de la Virginie en 1833 est de même en proportion du nombre total des députés de l’Union en 1833, et en proportion du rapport de sa population, accrue pendant ces dix années. Le rapport du nouveau nombre de députés de la Virginie à l’ancien sera donc proportionnel, d’une part au rapport

    nouveau nombre total des députés à l’ancien, et d’autre part au rapport des proportions d’accroissement de la Virginie et de toute l’Union. Ainsi, pour que le nombre des députés de la Virginie reste stationnaire, il suffit que le rapport de la proportion d’accroissement du petit pays à celle du grand soit l’inverse du rapport du nouveau nombre total des députés à l’ancien ; et pour peu que cette proportion d’accroissement de la population virginienne soit dans un plus faible rapport avec la proportion d’accroissement de toute l’Union, que le nouveau nombre des députés de l’Union avec l’ancien, le nombre des députés de la Virginie sera diminué.
  23. Washington, Jefferson, Madisson et Monroe.
  24. Voyez le rapport fait par son comité à la Convention, qui a proclamé la nullification dans la Caroline du Sud.
  25. La population d’un pays forme assurément le premier élément de sa richesse. Durant cette même période de 1820 à 1832, pendant laquelle la Virginie a perdu deux députés au Congrès, sa population s’est accrue dans la proportion de 13,7 à 100 ; celle des Carolines dans le rapport de 15 à 100, et celle de la Géorgie dans la proportion de 51,5 à 100 (Voyez
  26. Il faut avouer cependant que la dépréciation qui s’est opérée dans le prix du tabac, depuis cinquante ans, a notablement diminué l’aisance des cultivateurs du Sud ; mais ce fait est indépendant de la volonté des hommes du Nord comme de la leur.
  27. En 1832, le district du Michigan, qui n’a que 31,639 habitants, et ne forme encore qu’un désert à peine frayé, présentait le développement de 940 milles de routes de poste. Le territoire presque entièrement sauvage d’Arkansas était déjà traversé par 1,938 milles de routes de poste. Voyez the Report of the postmaster general, 30 novembre 1833. Le port seul des journaux dans toute l’Union rapporte par an 254,796 dollars.
  28. Dans le cours de dix ans, de 1821 à 1831, 271 bateaux à vapeur ont été lancés dans les seules rivières qui arrosent la vallée du Mississipi.

    En 1829, il existait aux États-Unis 256 bateaux à vapeur. Voyez Documents législatifs, nº 140, p. 274.

  29. Voyez dans les documents législatifs, que j’ai déjà cités au chapitre des Indiens, la lettre du président des États-Unis aux Cherokées, sa correspondance à ce sujet avec ses agents et ses messages au Congrès.
  30. Le premier acte de cession eut lieu de la part de l’État de New York en 1780 ; la Virginie, le Massachusetts, le Connecticut, la Caroline du Sud, la Caroline du Nord, suivirent cet exemple à différentes périodes, la Géorgie fut la dernière ; son acte de cession ne remonte qu’à 1802.
  31. Le Président refusa, il est vrai, de sanctionner cette loi, mais il en admit complètement le principe. Voyez Message du 8 décembre 1833.
  32. La Banque actuelle des États-Unis a été créée en 1816, avec un capital de 35,000,000 de dollars (185,500,000 F) : son privilège expire en 1836. L’année dernière, le Congrès fit une loi pour le renouveler ; mais le Président refusa sa sanction. La lutte est aujourd’hui engagée de pan et d’autre avec une violence extrême, et il est facile de présager la chute prochaine de la Banque
  33. Voyez principalement, pour les détails de cette affaire, les Documents législatifs, 22e congrès, 2e  session, No 30
  34. C’est-à-dire une majorité du peuple ; car le parti opposé, nommé Union Party, compta toujours une très forte et très active minorité en sa faveur. La Caroline peut avoir environ 47,000 électeurs ; 30,000 étaient favorables à la nullification, et 17,000 contraires.
  35. Cette ordonnance fut précédée du rapport d’un comité chargé d’en préparer la rédaction : ce rapport renferme l’exposition et le but de la loi. On y lit, p. 34 : « Lorsque les droits réservés aux différents États par la Constitution sont violés de propos délibéré, le droit et le devoir de ces États est d’intervenir, afin d’arrêter les progrès du mal, de s’opposer à l’usurpation, et de maintenir dans leurs respectives limites les pouvoirs et privilèges qui leur appartiennent comme souverains indépendants. Si les États ne possédaient pas ce droit, en vain se prétendraient-ils souverains. La Caroline du Sud déclare ne reconnaître sur la terre aucun tribunal qui soit placé au-dessus d’elle. Il est vrai qu’elle a passé, avec d’autres États souverains comme elle, un contrat solennel d’union (a solemn contract of union), mais elle réclame et exercera le droit d’expliquer quel en est le sens à ses yeux, et lorsque ce contrat est violé par ses associés et par le gouvernement qu’ils ont créé, elle veut user du droit évident (unquestionable) de juger quelle est l’étendue de l’infraction, et quelles sont les mesures à prendre pour en obtenir justice. »
  36. Ce qui acheva de déterminer le Congrès à cette mesure, ce fut une démonstration du puissant État de Virginie, dont la législature s’offrit à servir d’arbitre entre l’Union et la Caroline du Sud. Jusque-là cette dernière avait paru entièrement abandonnée, même par les États qui avaient réclamé avec elle.
  37. Loi du 2 mars 1833.
  38. Cette loi fut suggérée par M. Clay et passa en quatre jours, dans les deux chambres du Congrès, à une immense majorité