De la démocratie en Amérique/Édition 1866/Vol 2/Chapitre 05

Michel Lévy (Œuvres complètes, volume 2p. 44-98).
◄  Chap. IV.
Chap. VI.  ►


CHAPITRE V

du gouvernement de la démocratie en amérique.

Je sais que je marche ici sur un terrain brûlant, Chacun des mots de ce chapitre doit froisser en quelques points les différents partis qui divisent mon pays. Je n’en dirai pas moins toute ma pensée.

En Europe, nous avons peine à juger le véritable caractère et les instincts permanents de la démocratie, parce qu’en Europe il y a lutte entre deux principes contraires et qu’on ne sait pas précisément quelle part il faut attribuer aux principes eux-mêmes, ou aux passions que le combat a fait naître.

Il n’en est pas de même en Amérique. Là, le peuple domine sans obstacles ; il n’a pas de périls à craindre ni d’injures à venger.

En Amérique, la démocratie est donc livrée à ses propres pentes. Ses allures sont naturelles et tous ses mouvements sont libres. C’est là qu’il faut la juger. Et pour qui cette étude serait-elle intéressante et profitable, si ce n’était pour nous, qu’un mouvement irrésistible entraîne chaque jour, et qui marchons en aveugles, peut-être vers le despotisme, peut-être vers la république, mais a coup sûr vers un état social démocratique ?


du vote universel

J’ai dit précédemment que tous les États de l’Union avaient admis le vote universel. On le retrouve chez des populations placées à différents degrés de l’échelle sociale. J’ai eu occasion de voir ses effets dans des lieux divers et parmi des races d’hommes que leur langue, leur religion ou leurs mœurs rendent presque étrangères les unes aux autres ; à la Louisiane comme dans la Nouvelle-Angleterre, à la Géorgie comme au Canada. J’ai remarqué que le vote universel était loin de produire, en Amérique, tous les biens et tous les maux qu’on en attend en Europe, et que ses effets étaient en général autres qu’on ne les suppose.



des choix du peuple et des instincts de la démocratie américaine dans ses choix.
Aux États-Unis les hommes les plus remarquables sont rarement appelés à la direction des affaires publiques. — Causes de ce phénomène. — L’envie qui anime les classes inférieures de France contre les supérieures n’est pas un sentiment français, mais démocratique. — Pourquoi, en Amérique, les hommes distingués s’écartent souvent d’eux-mêmes de la carrière politique.

Bien des gens, en Europe, croient sans le dire, ou disent sans le croire, qu’un des grands avantages du vote universel est d’appeler à la direction des affaires des hommes dignes de la confiance publique. Le peuple ne saurait gouverner lui-même, dit-on, mais il veut toujours sincèrement le bien de l’État, et son instinct ne manque guère de lui désigner ceux qu’un même désir anime et qui sont les plus capables de tenir en main le pouvoir.

Pour moi, je dois le dire, ce que j’ai vu en Amérique ne m’autorise point à penser qu’il en soit ainsi. À mon arrivée aux États-Unis, je fus frappé de surprise en découvrant à quel point le mérite était commun parmi les gouvernés, et combien il l’était peu chez les gouvernants. C’est un fait constant que, de nos jours, aux États-Unis, les hommes les plus remarquables sont rarement appelés aux fonctions publiques, et l’on est obligé de reconnaître qu’il en a été ainsi à mesure que la démocratie a dépassé toutes ses anciennes limites. Il est évident que la race des hommes d’État américains s’est singulièrement rapetissée depuis un demi-siècle.

On peut indiquer plusieurs causes de ce phénomène.

Il est impossible, quoi qu’on fasse, d’élever les lumières du peuple au-dessus d’un certain niveau. On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améliorer les méthodes d’enseignement et mettre la science à bon marché, on ne fera jamais que les hommes s’instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du temps.

Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans travailler forme donc la limite nécessaire de ses progrès intellectuels. Cette limite est placée plus loin dans certains pays, moins loin dans certains autres ; mais pour qu’elle n’existât point, il faudrait que le peuple n’eût point à s’occuper des soins matériels de la vie, c’est-à-dire qu’il ne fût plus le peuple. Il est donc aussi difficile de concevoir une société où tous les hommes soient très éclairés, qu’un État où tous les citoyens soient riches ; ce sont là deux difficultés corrélatives. J’admettrai sans peine que la masse des citoyens veut très sincèrement le bien du pays ; je vais même plus loin, et je dis que les classes inférieures de la société me semblent mêler, en général, à ce désir moins de combinaisons d’intérêt personnel que les classes élevées ; mais ce qui leur manque toujours, plus ou moins, C’est l’art de juger des moyens tout en voulant sincèrement la fin. Quelle longue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire une idée exacte du caractère d’un seul homme ! Les plus grands génies s’y égarent, et la multitude y réussirait ! Le peuple ne trouve jamais le temps et les moyens de se livrer à ce travail. Il lui faut toujours juger à la hâte et s’attacher au plus saillant des objets. De là vient que les charlatans de tous genres savent si bien le secret de lui plaire, tandis que, le plus souvent, ses véritables amis y échouent.

Du reste, ce n’est pas toujours la capacité qui manque à la démocratie pour choisir les hommes de mérite, mais le désir et le goût.

Il ne faut pas se dissimuler que les institutions démocratiques développent à un très haut degré le sentiment de l’envie dans le cœur humain. Ce n’est point tant parce qu’elles offrent à chacun des moyens de s’égaler aux autres, mais parce que ces moyens défaillent sans cesse à ceux qui les emploient. Les institutions démocratiques réveillent et flattent la passion de l’égalité sans pouvoir jamais la satisfaire entièrement. Cette égalité complète s’échappe tous les jours des mains du peuple au moment où il croit la saisir, et fuit, comme dit Pascal, d’une fuite éternelle ; le peuple s’échauffe à la recherche de ce bien d’autant plus précieux qu’il est assez près pour être connu, assez loin pour n’être point goûté. La chance de réussir l’émeut, l’incertitude du succès l’irrite ; il s’agite, il se lasse, il s’aigrit. Tout ce qui le dépasse par quelque endroit lui paraît alors un obstacle à ses désirs, et il n’y a pas de supériorité si légitime dont la vue ne fatigue ses yeux.

Beaucoup de gens s’imaginent que cet instinct secret qui porte chez nous les classes inférieures à écarter autant qu’elles le peuvent les supérieures de la direction des affaires ne se découvre qu’en France ; c’est une erreur : l’instinct dont je parle n’est point français, il est démocratique ; les circonstances politiques ont pu lui donner un caractère particulier d’amertume, mais elles ne l’ont pas fait naître.

Aux États-Unis, le peuple n’a point de haine pour les classes élevées de la société ; mais il se sent peu de bienveillance pour elles et les tient avec soin en dehors du pouvoir ; il ne craint pas les grands talents, mais il les goûte peu. En général, on remarque que tout ce qui s’élève sans son appui obtient difficilement sa faveur.

Tandis que les instincts naturels de la démocratie portent le peuple à écarter les hommes distingués du pouvoir, un instinct non moins fort porte ceux-ci à s’éloigner de la carrière politique, où il leur est si difficile de rester complètement eux-mêmes et de marcher sans s’avilir. C’est cette pensée qui est fort naïvement exprimée par le chancelier Kent. L’auteur célèbre dont je parle, après avoir donné de grands éloges à cette portion de la Constitution qui accorde au pouvoir exécutif la nomination des juges, ajoute : « Il est probable, en effet, que les hommes les plus propres à remplir ces places auraient trop de réserve dans les manières, et trop de sévérité dans les principes, pour pouvoir jamais réunir la majorité des suffrages à une élection qui reposerait sur le vote universel. » (Kent’s Commentaries, vol. I, p. 272) Voilà ce qu’on imprimait sans contradiction en Amérique dans l’année 1830.

Il m’est démontré que ceux qui regardent le vote universel comme une garantie de la bonté des choix se font une illusion complète. Le vote universel a d’autres avantages, mais non celui-là.



des causes qui peuvent corriger en partie ces instincts de la démocratie.

Effets contraires produits sur les peuples comme sur les hommes par les grands périls. — Pourquoi l’Amérique a vu tant d’hommes remarquables à la tête de ses affaires il y a cinquante ans. — Influence qu’exercent les lumières et les mœurs sur les choix du peuple. — Exemple de la Nouvelle-Angleterre. — États du Sud-Ouest. — Comment certaines lois influent sur les choix du peuple. — Élection à deux degrés. — Ses effets dans la composition du Sénat.

Lorsque de grands périls menacent l’État, on voit souvent le peuple choisir avec bonheur les citoyens les plus propres à le sauver.

On a remarqué que l’homme dans un danger pressant restait rarement à son niveau habituel ; il s’élève bien au-dessus, ou tombe au-dessous. Ainsi arrive-t-il aux peuples eux-mêmes. Les périls extrêmes, au lieu d’élever une nation, achèvent quelquefois de l’abattre ; ils soulèvent ses passions sans les conduire et troublent son intelligence, loin de l’éclairer. Les juifs s’égorgeaient encore au milieu des débris fumants du Temple. Mais il est plus commun de voir, chez les nations comme chez les hommes, les vertus extraordinaires naître de l’imminence même des dangers. Les grands caractères parais-sent alors en relief comme ces monuments que cachait l’obscurité de la nuit, et qu’on voit se dessiner tout à coup à la lueur d’un incendie. Le génie ne dédaigne plus de se reproduire de lui-même, et le peuple, frappé de ses propres périls, oublie pour un temps ses passions envieuses. Il n’est pas rare de voir alors sortir de l’urne électorale des noms célèbres. J’ai dit plus haut qu’en Amérique les hommes d’État de nos jours semblent fort inférieurs à ceux qui parurent, il y a cinquante ans, à la tête des affaires. Ceci ne tient pas seulement aux lois, mais aux circonstances. Quand l’Amérique luttait pour la plus juste des causes, celle d’un peuple échappant au joug d’un autre peuple ; lorsqu’il s’agissait de faire entrer une nation nouvelle dans le monde, toutes les âmes s’élevaient pour atteindre à la hauteur du but de leurs efforts. Dans cette excitation générale, les hommes supérieurs couraient au-devant du peuple, et le peuple, les prenant dans ses bras, les plaçait à sa tête. Mais de pareils événements sont rares ; C’est sur l’allure ordinaire des choses qu’il faut juger.

Si des événements passagers parviennent quelquefois à combattre les passions de la démocratie, les lumières, et surtout les mœurs, exercent sur ses penchants une influence non moins puissante, mais plus durable. On s’en aperçoit bien aux États-Unis.

Dans la Nouvelle-Angleterre, où l’éducation et la liberté sont filles de la morale et de la religion ; où la société, déjà ancienne et depuis longtemps assise, a pu se former des maximes et des habitudes, le peuple, en même temps qu’il échappe à toutes les supériorités que la richesse et la naissance ont jamais créées parmi les hommes, s’est habitué à respecter les supériorités intellectuelles et morales, et à s’y soumettre sans déplaisir : aussi voit-on que la démocratie dans la Nouvelle-Angleterre fait de meilleurs choix que partout ailleurs.

À mesure, au contraire, qu’on descend vers le midi, dans les États où le lien social est moins ancien et moins fort, où l’instruction s’est moins répandue, et où les principes de la morale, de la religion et de la liberté se sont combinés d’une manière moins heureuse, on aperçoit que les talents et les vertus deviennent de plus en plus rares parmi les gouvernants.

Lorsqu’on pénètre enfin dans les nouveaux États du Sud-Ouest, où le corps social, formé d’hier, ne présente encore qu’une agglomération d’aventuriers ou de spéculateurs, on est confondu de voir en quelles mains la puissance publique est remise, et l’on se demande par quelle force indépendante de la législation et des hommes, l’État peut y croître et la société y prospérer.

Il y a certaines lois dont la nature est démocratique et qui réussissent cependant à corriger en partie ces instincts dangereux de la démocratie.

Lorsque vous entrez dans la salle des représentants à Washington, vous vous sentez frappé de l’aspect vulgaire de cette grande assemblée. L’œil cherche souvent en vain dans son sein un homme célèbre. Presque tous ses membres sont des personnages obscurs, dont le nom ne fournit aucune image à la pensée. Ce sont, pour la plupart, des avocats de village, des commerçants, ou même des hommes appartenant aux dernières classes. Dans un pays où l’instruction est presque universellement répandue, on dit que les représentants du peuple ne savent pas toujours correctement écrire.

À deux pas de là s’ouvre la salle du Sénat, dont l’étroite enceinte renferme une grande partie des célébrités de l’Amérique. À peine y aperçoit-on un seul homme qui ne rappelle l’idée d’une illustration récente. Ce sont d’éloquents avocats, des généraux distingués, d’habiles magistrats, ou des hommes d’État connus. Toutes les paroles qui s’échappent de cette assemblée feraient honneur aux plus grands débats parlementaires d’Europe.

D’où vient ce bizarre contraste ? Pourquoi l’élite de la nation se trouve-t-elle dans cette salle plutôt que dans cette autre ? Pourquoi la première assemblée réunit-elle tant d’éléments vulgaires, lorsque la seconde semble avoir le monopole des talents et des lumières ? L’une et l’autre cependant émanent du peuple, l’une et l’autre sont le produit du suffrage universel, et nulle voix, jusqu’à présent, ne s’est élevée en Amérique pour soutenir que le Sénat fût ennemi des intérêts populaires. D’où vient donc une si énorme différence ? je ne vois qu’un seul fait qui l’explique : l’élection qui produit la Chambre des représentants est directe ; celle dont le Sénat émane est soumise à deux degrés. L’universalité des citoyens nomme la législature de chaque État, et la Constitution fédérale, transformant à leur tour chacune de ces législatures en corps électoraux, y puise les membres du Sénat. Les sénateurs expriment donc, quoique indirectement, le résultat du vote universel ; car la législature, qui nomme les sénateurs, n’est point un corps aristocratique ou privilégie qui tire son droit électoral de lui-même ; elle dépend essentiellement de l’universalité des citoyens ; elle est, en général, élue par eux tous les ans, et ils peuvent toujours diriger ses choix en la composant de membres nouveaux. Mais il suffit que la volonté populaire passe à travers cette assemblée choisie pour s’y élaborer en quelque sorte, et en sortir revêtue de formes plus nobles et plus belles. Les hommes ainsi élus représentent donc toujours exactement la majorité de la nation qui gouverne ; mais ils ne représentent que les pensées élevées qui ont cours au milieu d’elle, les instincts généreux qui l’animent, et non les petites passions qui souvent l’agitent et les vices qui la déshonorent.

Il est facile d’apercevoir dans l’avenir un moment où les républiques américaines seront forcées de multiplier les deux degrés, dans leur système électoral, sous peine de se perdre misérablement parmi les écueils de la démocratie.

Je ne ferai pas difficulté de l’avouer ; je vois dans le double degré électoral le seul moyen de mettre l’usage de la liberté politique à la portée de toutes les classes du peuple. Ceux qui espèrent faire de ce moyen l’arme exclusive d’un parti, et ceux qui le craignent, me paraissent tomber dans une égale erreur.

______


influence qu’a exercée la démocratie américaine sur les lois électorales.

La rareté des élections expose l’État à de grandes crises. — Leur fréquence l’entretient dans une agitation fébrile. — Les Américains ont choisi le second de ces deux maux. — Versatilité de la loi. — Opinion de Hamilton, de Madison et de Jefferson sur ce sujet.

Quand l’élection ne revient qu’à de longs intervalles, à chaque élection l’État court risque d’un bouleversement.

Les partis font alors de prodigieux efforts pour se saisir d’une fortune qui passe si rarement à leur portée ; et le mal étant presque sans remède pour les candidats qui échouent, il faut tout craindre de leur ambition poussée au désespoir. Si, au contraire, la lutte égale doit bientôt se renouveler, les vaincus patientent.

Lorsque les élections se succèdent rapidement, leur fréquence entretient dans la société un mouvement fébrile et maintient les affaires publiques dans un état de versatilité continuelle.

Ainsi, d’un côté, il y a pour l’État chance de malaise ; de l’autre, chance de révolution ; le premier système nuit à la bonté du gouvernement, le second menace son existence.

Les Américains ont mieux aimé s’exposer au premier mal qu’au second. En cela, ils se sont dirigés par instinct bien plus que par raisonnement, la démocratie poussant le goût de la variété jusqu’à la passion. Il en résulte une mutabilité singulière dans la législation.

Beaucoup d’Américains considèrent l’instabilité de leurs lois comme la conséquence nécessaire d’un système dont les effets généraux sont utiles. Mais il n’est personne, je crois, aux États-Unis, qui prétende nier que cette instabilité existe ou qui ne la regarde pas comme un grand mal.

Hamilton, après avoir démontré l’utilité d’un pouvoir qui pût empêcher ou du moins retarder la promulgation des mauvaises lois, ajoute : « On me répondra peut-être que le pouvoir de prévenir de mauvaises lois implique le pouvoir de prévenir les bonnes. Cette objection ne saurait satisfaire ceux qui ont été à même d’examiner tous les maux qui découlent pour nous de l’inconstance et de la mutabilité de la loi. L’instabilité législative est la plus grande tache qu’on puisse signaler dans nos institutions. » Forms the greatest blemish in the character and genius of our government. (Federalist, nº 73.)

« La facilité qu’on trouve à changer les lois, dit Madison, et l’excès qu’on peut faire du pouvoir législatif me paraissent les maladies les plus dangereuses auxquelles notre gouvernement soit exposé. » (Federalist, No 62.)

Jefferson lui-même, le plus grand démocrate qui soit encore sorti du sein de la démocratie américaine, a signalé les mêmes périls.

« L’instabilité de nos lois est réellement un inconvénient très grave, dit-il. Je pense que nous aurions dû y pourvoir en décidant qu’il y aurait toujours un intervalle d’une année entre la présentation d’une loi et le vote définitif. Elle serait ensuite discutée et votée, sans qu’on pût y changer un mot et si les circonstances semblaient exiger une plus prompte résolution, la proposition ne pourrait être adoptée à la simple majorité, mais à la majorité des deux tiers de l’une et de l’autre Chambre[1]. »



des fonctionnaires publics sous l’empire de la démocratie américaine.

Simplicité des fonctionnaires américains. — Absence de costume. — Tous les fonctionnaires sont payés. – Conséquences politiques de ce fait. — En Amérique il n’y a pas de carrière publique. — Ce qui en résulte.

Les fonctionnaires publics, aux États-Unis, restent confondus au milieu de la foule des citoyens ; ils n’ont ni palais, ni gardes, ni costumes d’apparat. Cette simplicité des gouvernants ne tient pas seulement à un tour particulier de l’esprit américain, mais aux principes fondamentaux de la société.

Aux yeux de la démocratie, le gouvernement n’est pas un bien, C’est un mal nécessaire. Il faut accorder aux fonctionnaires un certain pouvoir ; car, sans ce pouvoir, à quoi serviraient-ils ? Mais les apparences extérieures du pouvoir ne sont point indispensables à la marche des affaires ; elles blessent inutilement la vue du public.

Les fonctionnaires eux-mêmes sentent parfaitement qu’ils n’ont obtenu le droit de se placer au-dessus des autres par leur puissance, que sous la condition de descendre au niveau de tous par leurs manières.

Je ne saurais rien imaginer de plus uni dans ses façons d’agir, de plus accessible à tous, de plus attentif aux demandes, et de plus civil dans ses réponses, qu’un homme public aux États-Unis.

J’aime cette allure naturelle du gouvernement de la démocratie ; dans cette force intérieure qui s’attache à la fonction plus qu’au fonctionnaire, à l’homme plus qu’aux signes extérieurs de la puissance, j’aperçois quelque chose de viril que j’admire.

Quant à l’influence que peuvent exercer les costumes, je crois qu’on s’exagère beaucoup l’importance qu’ils doivent avoir dans un siècle comme le nôtre. Je n’ai point remarqué qu’en Amérique le fonctionnaire, dans l’exercice de son pouvoir, fût accueilli avec moins d’égards et de respects, pour être réduit à son seul mérite.

D’une autre part, je doute fort qu’un vêtement particulier porte les hommes publics à se respecter eux-mêmes, quand ils ne sont pas naturellement disposés à le faire ; car je ne saurais croire qu’ils aient plus d’égards pour leur habit que pour leur personne.

Quand je vois, parmi nous, certains magistrats brusquer les parties ou leur adresser des bons mots, lever les épaules aux moyens de la défense et sourire avec complaisance à l’énumération des charges, je voudrais qu’on essayât de leur ôter leur robe, afin de découvrir si, se trouvant vêtus comme les simples citoyens, cela ne les rappellerait pas à la dignité naturelle de l’espèce humaine.

Aucun des fonctionnaires publics des États-Unis n’a de costume, mais tous reçoivent un salaire.

Ceci découle, plus naturellement encore que ce qui précède, des principes démocratiques. Une démocratie peut environner de pompe ses magistrats et les couvrir de soie et d’or sans attaquer directement le principe de son existence. De pareils privilèges sont passagers ; ils tiennent à la place, et non à l’homme. Mais établir des fonctions gratuites, c’est créer une classe de fonctionnaires riches et indépendants, C’est former le noyau d’une aristocratie. Si le peuple conserve encore le droit du choix, l’exercice de ce droit a donc des bornes nécessaires.

Quand on voit une république démocratique rendre gratuites les fonctions rétribuées, je crois qu’on peut en conclure qu’elle marche vers la monarchie. Et quand une monarchie commence à rétribuer les fonctions gratuites, c’est la marque assurée qu’on s’avance vers un état despotique ou vers un état républicain.

La substitution des fonctions salariées aux fonctions gratuites me semble donc à elle toute seule constituer une véritable révolution.

Je regarde comme un des signes les plus visibles de l’empire absolu qu’exerce la démocratie en Amérique l’absence complète des fonctions gratuites. Les services rendus au public, quels qu’ils soient, s’y payent : aussi chacun a-t-il, non pas seulement le droit, mais la possibilité de les rendre.

Si, dans les États démocratiques, tous les citoyens peuvent obtenir les emplois, tous ne sont pas tentés de les briguer. Ce ne sont pas les conditions de la candidature, mais le nombre et la capacité des candidats, qui souvent y limitent le choix des électeurs.

Chez les peuples où le principe de l’élection s’étend à tout, il n’y a pas, à proprement parler, de carrière publique. Les hommes n’arrivent en quelque sorte aux fonctions que par hasard, et ils n’ont aucune assurance de s’y maintenir. Cela est vrai surtout lorsque les élections sont annuelles. Il en résulte que dans les temps de calme, les fonctions publiques offrent peu d’appât à l’ambition. Aux États-Unis, ce sont les gens modérés dans leurs désirs qui s’engagent au milieu des détours de la politique. Les grands talents et les grandes passions s’écartent en général du pouvoir, afin de poursuivre la richesse ; et il arrive souvent qu’on ne se charge de diriger la fortune de l’État que quand on se sent peu capable de conduire ses propres affaires.

C’est à ces causes autant qu’aux mauvais choix de la démocratie qu’il faut attribuer le grand nombre d’hommes vulgaires qui occupent les fonctions publiques. Aux États-Unis, je ne sais si le peuple choisirait les hommes supérieurs qui brigueraient ses suffrages, mais il est certain que ceux-ci ne les briguent pas.

______


de l’arbitraire des magistrats[2] sous l’empire de la démocratie américaine.

Pourquoi l’arbitraire des magistrats est plus grand sous les monarchies absolues et dans les républiques démocratiques que dans les monarchies tempérées. — Arbitraire des magistrats dans la Nouvelle-Angleterre.

Il y a deux espèces de gouvernements sous lesquels il se mêle beaucoup d’arbitraire à l’action des magistrats ; il en est ainsi sous le gouvernement absolu d’un seul et sous le gouvernement de la démocratie.

Ce même effet provient de causes presque analogues.

Dans les États despotiques, le sort de personne n’est assuré, pas plus celui des fonctionnaires publics que celui des simples particuliers. Le souverain, tenant toujours dans sa main la vie, la fortune, et quelquefois l’honneur des hommes qu’il emploie, pense n’avoir rien à craindre d’eux, et il leur laisse une grande liberté d’action, parce qu’il se croit assuré qu’ils n’en abuseront jamais contre lui.

Dans les États despotiques, le souverain est si amoureux de son pouvoir, qu’il craint la gêne de ses propres règles ; et il aime à voir ses agents aller à peu près au hasard, afin d’être sûr de ne jamais rencontrer en eux une tendance contraire à ses désirs.

Dans les démocraties, la majorité pouvant chaque année enlever le pouvoir des mains auxquelles elle l’a confié, ne craint point non plus qu’on en abuse contre elle. Maîtresse de faire connaître à chaque instant ses volontés aux gouvernants, elle aime mieux les abandonner à leurs propres efforts que de les enchaîner à une règle invariable qui, en les bornant, la bornerait en quelque sorte elle-même.

On découvre même, en y regardant de près, que sous l’empire de la démocratie, l’arbitraire du magistrat doit être plus grand encore que dans les États despotiques.

Dans ces États, le souverain peut punir en un moment toutes les fautes qu’il aperçoit ; mais il ne saurait se flatter d’apercevoir toutes les fautes qu’il devrait punir. Dans les démocraties, au contraire, le souverain, en même temps qu’il est tout-puissant, est partout à la fois : aussi voit-on que les fonctionnaires américains sont bien plus libres dans le cercle d’action que la loi leur trace qu’aucun fonctionnaire d’Europe. Souvent on se borne à leur montrer le but vers lequel ils doivent tendre, les laissant maîtres de choisir les moyens.

Dans la Nouvelle-Angleterre, par exemple, on s’en rapporte aux select-men de chaque commune du soin de former la liste du jury ; la seule règle qu’on leur trace est celle-ci : ils doivent choisir les jurés parmi les citoyens qui jouissent des droits électoraux et qui ont une bonne réputation[3].

En France, nous croirions la vie et la liberté des hommes en péril si nous confiions à un fonctionnaire, quel qu’il fût, l’exercice d’un droit aussi redoutable.

Dans la Nouvelle-Angleterre, ces mêmes magistrats peuvent faire afficher dans les cabarets le nom des ivrognes et empêcher sous peine d’amende les habitants de leur fournir du vin[4].

Un pareil pouvoir censorial révolterait le peuple dans la monarchie la plus absolue ; ici, pourtant, on s’y soumet sans peine.

Nulle part la loi n’a laissé une plus grande part à l’arbitraire que dans les républiques démocratiques, parce que l’arbitraire n’y paraît point à craindre. On peut même dire que le magistrat y devient plus libre, à mesure que le droit électoral descend plus bas et que le temps de la magistrature est plus limité.

De là vient qu’il est si difficile de faire passer une république démocratique à l’état de monarchie. Le magistrat, en cessant d’être électif, y garde d’ordinaire les droits et y conserve les usages du magistrat élu. On arrive alors au despotisme.

Ce n’est que dans les monarchies tempérées que la loi, en même temps qu’elle trace un cercle d’action autour des fonctionnaires publics, prend encore le soin de les y guider à chaque pas. La cause de ce fait est facile à dire.

Dans les monarchies tempérées, le pouvoir se trouve divisé entre le peuple et le prince. L’un et l’autre ont intérêt à ce que la position du magistrat soit stable.

Le prince ne veut pas remettre le sort des fonctionnaires dans les mains du peuple, de peur que ceux-ci ne trahissent son autorité ; de son côté, le peuple craint que les magistrats, placés dans la dépendance absolue du prince, ne servent à opprimer la liberté ; on ne les fait donc dépendre en quelque sorte de personne.

La même cause qui porte le prince et le peuple à rendre le fonctionnaire indépendant, les porte à chercher des garanties contre les abus de son indépendance, afin qu’il ne la tourne pas contre l’autorité de l’un ou la liberté de l’autre. Tous deux s’accordent donc sur la nécessité de tracer d’avance au fonctionnaire public une ligne de conduite, et trouvent leur intérêt à lui imposer des règles dont il lui soit impossible de s’écarter.


instabilité administrative aux états-unis.

En Amérique, les actes de la société laissent souvent moins de traces que les actions d’une famille. — Journaux, seuls monuments historiques. — Comment l’extrême instabilité administrative nuit à l’art de gouverner.

Les hommes ne faisant que passer un instant au pouvoir, pour aller ensuite se perdre dans une foule qui, elle-même, change chaque jour de face, il en résulte que les actes de la société, en Amérique, laissent souvent moins de trace que les actions d’une simple famille. L’administration publique y est en quelque sorte orale et traditionnelle. On n’y écrit point, ou ce qui est écrit s’envole au moindre vent, comme les feuilles de la Sibylle, et disparaît sans retour.

Les seuls monuments historiques des États-Unis sont les journaux. Si un numéro vient à manquer, la chaîne des temps est comme brisée : le présent et le passé ne se rejoignent plus. Je ne doute point que dans cinquante ans il ne soit plus difficile de réunir des documents authentiques sur les détails de l’existence sociale des Américains de nos jours, que sur l’administration des Français au Moyen Age ; et si une invasion de Barbares venait à surprendre les États-Unis, il faudrait, pour savoir quelque chose du peuple qui les habite, recourir à l’histoire des autres nations.

L’instabilité administrative a commencé par pénétrer dans les habitudes ; je pourrais presque dire qu’aujourd’hui chacun a fini par en contracter le goût. Nul ne s’inquiète de ce qu’on a fait avant lui. On n’adopte point de méthode ; on ne compose point de collection ; on ne réunit pas de documents, lors même qu’il serait aisé de le faire. Quand par hasard on les possède, on n’y tient guère. J’ai dans mes papiers des pièces originales qui m’ont été données dans des administrations publiques pour répondre à quelques-unes de mes questions. En Amérique, la société semble vivre au jour le jour, comme une armée en campagne. Cependant, l’art d’administrer est à coup sûr une science ; et toutes les sciences, pour faire des progrès, ont besoin de lier ensemble les découvertes des différentes générations, a mesure qu’elles se succèdent. Un homme, dans le court espace de la vie, remarque un fait, un autre conçoit une idée ; celui-ci invente un moyen, celui-là trouve une formule ; l’humanité recueille en passant ces fruits divers de l’expérience individuelle, et forme les sciences. Il est très difficile que les administrateurs américains apprennent rien les uns des autres. Ainsi ils apportent à la conduite de la société les lumières qu’ils trouvent répandues dans son sein, et non des connaissances qui leur soient propres. La démocratie, poussée dans ses dernières limites, nuit donc au progrès de l’art de gouverner. Sous ce rapport, elle convient mieux à un peuple dont l’éducation administrative est déjà faite, qu’à un peuple novice dans l’expérience des affaires.

Ceci, du reste, ne se rapporte point uniquement à la science administrative. Le gouvernement démocratique, qui se fonde sur une idée si simple et si naturelle, suppose toujours, cependant, l’existence d’une société très civilisée et très savante[5]. D’abord on le croirait contemporain des premiers âges du monde ; en y regardant de près, on découvre aisément qu’il n’a dû venir que le dernier.

______


des charges publiques sous l’empire de la démocratie américaine.

Dans toutes les sociétés, les citoyens se divisent en un certain nombre de classes. — Instinct qu’apporte chacune de ces classes dans la direction des finances de l’État. — Pourquoi les dépenses publiques doivent tendre à croître quand le peuple gouverne. — Ce qui rend les profusions de la démocratie moins à craindre en Amérique. — Emploi des deniers publics sous la démocratie.

Le gouvernement de la démocratie est-il économique ? Il faut d’abord savoir à quoi nous entendons le comparer.

La question serait facile à résoudre si l’on voulait établir un parallèle entre une république démocratique et une monarchie absolue. On trouverait que les dépenses publiques dans la première sont plus considérables, que dans la seconde. Mais il en est ainsi pour tous les États libres, comparés à ceux qui ne le sont pas. Il est certain que le despotisme ruine les hommes en les empêchant de produire, plus qu’en leur enlevant les fruits de la production ; il tarit la source des richesses et respecte souvent la richesse acquise. La liberté, au contraire, enfante mille fois plus de biens qu’elle n’en détruit, et, chez les nations qui la connaissent, les ressources du peuple croissent toujours plus vite que les impôts.

Ce qui m’importe en ce moment, est de comparer entre eux les peuples libres, et parmi ces derniers de constater quelle influence exerce la démocratie sur les finances de l’État.

Les sociétés, ainsi que les corps organisés, suivent dans leur formation certaines règles fixes dont elles ne sauraient s’écarter. Elles sont composées de certains éléments qu’on retrouve partout et dans tous les temps.

Il sera toujours facile de diviser idéalement chaque peuple en trois classes.

La première classe se composera des riches. La seconde comprendra ceux qui, sans être riches, vivent au milieu de l’aisance de toutes choses. Dans la troisième seront renfermés ceux qui n’ont que peu ou point de propriétés et qui vivent particulièrement du travail que leur fournissent les deux premières.

Les individus renfermés dans ces différentes catégories peuvent être plus ou moins nombreux, suivant l’état social ; mais vous ne sauriez faire que ces catégories n’existent pas.

Il est évident que chacune de ces classes apportera dans le maniement des finances de l’État certains instincts qui lui seront propres.

Supposez que la première seule fasse les lois : il est probable qu’elle se préoccupera assez peu d’économiser les deniers publics, parce qu’un impôt qui vient à frapper une fortune considérable n’enlève que du superflu et produit un effet peu sensible.

Admettez au contraire que ce soient les classes moyennes qui seules fassent la loi. On peut compter qu’elles ne prodigueront pas les impôts, parce qu’il n’y a rien de si désastreux qu’une grosse taxe venant à frapper une petite fortune.

Le gouvernement des classes moyennes me semble devoir être, parmi les gouvernements libres, je ne dirai pas le plus éclairé, ni surtout le plus généreux, mais le plus économique.

Je suppose maintenant que la dernière classe soit exclusivement chargée de faire la loi ; je vois bien des chances pour que les charges publiques augmentent au lieu de décroître, et ceci pour deux raisons :

La plus grande partie de ceux qui votent alors la loi n’ayant aucune propriété imposable, tout l’argent qu’on dépense dans l’intérêt de la société semble ne pouvoir que leur profiter sans jamais leur nuire ; et ceux qui ont quelque peu de propriété trouvent aisément les moyens d’asseoir l’impôt de manière qu’il ne frappe que sur les riches et ne profite qu’aux pauvres, chose que les riches ne sauraient faire de leur côté lorsqu’ils sont maîtres du gouvernement.

Les pays où les pauvres[6] seraient exclusivement chargés de faire la loi ne pourraient donc espérer une grande économie dans les dépenses publiques : ces dépenses seront toujours considérables, soit parce que les impôts ne peuvent atteindre ceux qui les votent, soit parce qu’ils sont assis de manière à ne pas les atteindre. En d’autres termes, le gouvernement de la démocratie est le seul où celui qui vote l’impôt puisse échapper à l’obligation de le payer.

En vain objectera-t-on que l’intérêt bien entendu du peuple est de ménager la fortune des riches, parce qu’il ne tarderait pas à se ressentir de la gêne qu’il ferait naître. Mais l’intérêt des rois n’est-il pas aussi de rendre leurs sujets heureux, et celui des nobles de savoir ouvrir à propos leurs rangs ? Si l’intérêt éloigné pouvait prévaloir sur les passions et les besoins du moment, il n’y aurait jamais eu de souverains tyranniques ni d’aristocratie exclusive.

L’on m’arrête encore en disant : Qui a jamais imagine de charger les pauvres de faire seuls la loi ? Qui ? Ceux qui ont établi le vote universel. Est-ce la majorité ou la minorité qui fait la loi ? La majorité sans doute ; et si je prouve que les pauvres composent toujours la majorité, n’aurai-je pas raison d’ajouter que dans les pays où ils sont appelés à voter, les pauvres font seuls la loi ?

Or, il est certain que jusqu’ici, chez toutes les nations du monde, le plus grand nombre a toujours été composé de ceux qui n’avaient pas de propriété, ou de ceux dont la propriété était trop restreinte pour qu’ils pussent vivre dans l’aisance sans travailler. Le vote universel donne donc réellement le gouvernement de la société aux pauvres.

L’influence fâcheuse que peut quelquefois exercer le pouvoir populaire sur les finances de l’État se fit bien voir dans certaines républiques démocratiques de l’Antiquité, où le trésor public s’épuisait à secourir les citoyens indigents, ou à donner des jeux et des spectacles au peuple.

Il est vrai de dire que le système représentatif était à peu près inconnu à l’Antiquité. De nos jours, les passions populaires se produisent plus difficilement dans les affaires publiques ; on peut compter cependant qu’à la longue, le mandataire finira toujours par se conformer à l’esprit de ses commettants et par faire prévaloir leurs penchants aussi bien que leurs intérêts.

Les profusions de la démocratie sont, du reste, moins à craindre à proportion que le peuple devient propriétaire, parce qu’alors, d’une part, le peuple a moins besoin de l’argent des riches, et que, de l’autre, il rencontre plus de difficultés à ne pas se frapper lui-même en établissant l’impôt. Sous ce rapport, le vote universel serait moins dangereux en France qu’en Angleterre, ou presque toute la propriété imposable est réunie en quelques mains. L’Amérique, où la grande majorité des citoyens possède, se trouve dans une situation plus favorable que la France.

Il est d’autres causes encore qui peuvent élever la somme des dépenses publiques dans les démocraties.

Lorsque l’aristocratie gouverne, les hommes qui conduisent les affaires de l’État échappent par leur position même à tous les besoins ; contents de leur sort, ils demandent surtout à la société de la puissance et de la gloire ; et, placés au-dessus de la foule obscure des citoyens, ils n’aperçoivent pas toujours clairement comment le bien-être général doit concourir à leur propre grandeur. Ce n’est pas qu’ils voient sans pitié les souffrances du pauvre ; mais ils ne sauraient ressentir ses misères comme s’ils les partageaient eux-mêmes ; pourvu que le peuple semble s’accommoder de sa fortune, ils se tiennent donc pour satisfaits et n’attendent rien de plus du gouvernement. L’aristocratie songe à maintenir plus qu’à perfectionner.

Quand, au contraire, la puissance publique est entre les mains du peuple, le souverain cherche partout le mieux parce qu’il se sent mal.

L’esprit d’amélioration s’étend alors à mille objets divers ; il descend à des détails infinis, et surtout il s’applique à des espèces d’améliorations qu’on ne saurait obtenir qu’en payant ; car il s’agit de rendre meilleure la condition du pauvre qui ne peut s’aider lui-même.

Il existe de plus dans les sociétés démocratiques une agitation sans but précis ; il y règne une sorte de fièvre permanente qui se tourne en innovation de tout genre, et les innovations sont presque toujours coûteuses.

Dans les monarchies et dans les aristocraties, les ambitieux flattent le goût naturel qui porte le souverain vers la renommée et vers le pouvoir, et le poussent souvent ainsi à de grandes dépenses.

Dans les démocraties, où le souverain est nécessiteux, on ne peut guère acquérir sa bienveillance qu’en accroissant son bien-être ; ce qui ne peut presque jamais se faire qu’avec de l’argent.

De plus, quand le peuple commence lui-même à réfléchir sur sa position, il lui naît une foule de besoins qu’il n’avait pas ressentis d’abord, et qu’on ne peut satisfaire qu’en recourant aux ressources de l’État. De là vient qu’en général les charges publiques semblent s’accroître avec la civilisation, et qu’on voit les impôts s’élever à mesure que les lumières s’étendent.

Il est enfin une dernière cause qui rend souvent le gouvernement démocratique plus cher qu’un autre. Quelquefois la démocratie veut mettre de l’économie dans ses dépenses, mais elle ne peut y parvenir, parce qu’elle n’a pas l’art d’être économe.

Comme elle change fréquemment de vues et plus fréquemment encore d’agents, il arrive que ses entreprises sont mal conduites, ou restent inachevées : dans le premier cas, l’État fait des dépenses disproportionnées à la grandeur du but qu’il veut atteindre ; dans le second, il fait des dépenses improductives.


des instincts de la démocratie américaine dans la fixation du traitement des fonctionnaires.

Dans les démocraties, ceux qui instituent les grands traitements n’ont pas de chance d’en profiter. — Tendance de la démocratie américaine à élever le traitement des fonctionnaires secondaires et à baisser celui des principaux. — Pourquoi il en est ainsi. — Tableau comparatif du traitement des fonctionnaires publics aux États-Unis et en France.

Il y a une grande raison qui porte, en général, les démocraties à économiser sur les traitements des fonctionnaires publics.

Dans les démocraties, ceux qui instituent les traitements étant en très grand nombre, ont très peu de chance d’arriver jamais à les toucher.

Dans les aristocraties, au contraire, ceux qui instituent les grands traitements ont presque toujours le vague espoir d’en profiter. Ce sont des capitaux qu’ils se créent pour eux-mêmes, ou tout au moins des ressources qu’ils préparent à leurs enfants.

Il faut avouer pourtant que la démocratie ne se montre très parcimonieuse qu’envers ses principaux agents.

En Amérique, les fonctionnaires d’un ordre secondaire sont plus payés qu’ailleurs, mais les hauts fonctionnaires le sont beaucoup moins.

Ces effets contraires sont produits par la même cause ; le peuple, dans les deux cas, fixe le salaire des fonctionnaires publics ; il pense à ses propres besoins, et cette comparaison l’éclaire. Comme il vit lui-même dans une grande aisance, il lui semble naturel que ceux dont il se sert la partagent[7]. Mais quand il en arrive à fixer le sort des grands officiers de l’État, sa règle lui échappe, et il ne procède plus qu’au hasard.

Le pauvre ne se fait pas une idée distincte des besoins que peuvent ressentir les classes supérieures de la société. Ce qui paraîtrait une somme modique à un riche, lui paraît une somme prodigieuse, à lui qui se contente du nécessaire ; et il estime que le gouverneur de l’État, pourvu de ses deux mille écus, doit encore se trouver heureux et exciter l’envie[8].

Que si vous entreprenez de lui faire entendre que le représentant d’une grande nation doit paraître avec une certaine splendeur aux yeux des étrangers, il vous comprendra tout d’abord ; mais, lorsque, venant à penser à sa simple demeure et aux modestes fruits de son pénible labeur, il songera à tout ce qu’il pourrait exécuter lui-même avec ce même salaire que vous jugez insuffisant, il se trouvera surpris et comme effrayé à la vue de tant de richesses.

Ajoutez à cela que le fonctionnaire secondaire est presque au niveau du peuple, tandis que l’autre le domine. Le premier peut donc encore exciter son intérêt, mais l’autre commence à faire naître son envie.

Ceci se voit bien clairement aux États-Unis, où les salaires semblent en quelque sorte décroître à mesure que le pouvoir des fonctionnaires est plus grand[9]

Sous l’empire de l’aristocratie, il arrive au contraire que les hauts fonctionnaires reçoivent de très grands émoluments, tandis que les petits ont souvent à peine de quoi vivre. Il est facile de trouver la raison de ce fait dans des causes analogues à celles que nous avons indiquées plus haut.

Si la démocratie ne conçoit pas les plaisirs du riche ou les envie, de son côté l’aristocratie ne comprend point les misères du pauvre, ou plutôt elle les ignore. Le pauvre n’est point, à proprement parler, le semblable du riche ; C’est un être d’une autre espèce. L’aristocratie s’inquiète donc assez peu du sort de ses agents inférieurs. Elle ne hausse leurs salaires que quand ils refusent de la servir à trop bas prix.

C’est la tendance parcimonieuse de la démocratie envers les principaux fonctionnaires qui lui a fait attribuer de grands penchants économiques qu’elle n’a pas.

Il est vrai que la démocratie donne à peine de quoi vivre honnêtement à ceux qui la gouvernent, mais elle dépense des sommes énormes pour secourir les besoins ou faciliter les jouissances du peuple[10]. Voilà un emploi meilleur du produit de l’impôt, non une économie.

En général, la démocratie donne peu aux gouvernants et beaucoup aux gouvernés. Le contraire se voit dans les aristocraties où l’argent de l’État profite surtout à la classe qui mène les affaires.


difficulté de discerner les causes qui portent le gouvernement américain a l’économie.

Celui qui recherche dans les faits l’influence réelle qu’exercent les lois sur le sort de l’humanité, est exposé à de grandes méprises, car il n’y a rien de si difficile à apprécier qu’un fait.

Un peuple est naturellement léger et enthousiaste ; un autre réfléchi et calculateur. Ceci tient à sa constitution physique elle-même ou à des causes éloignées que j’ignore.

On voit des peuples qui aiment la représentation, le bruit et la joie, et qui ne regrettent pas un million dépensé en fumée. On en voit d’autres qui ne prisent que les plaisirs solitaires et qui semblent honteux de paraître contents.

Dans certains pays, on attache un grand prix à la beauté des édifices. Dans certains autres, on ne met aucune valeur aux objets d’art, et l’on méprise ce qui ne rapporte rien. Il en est enfin où l’on aime la renommée, et d’autres où l’on place avant tout l’argent.

Indépendamment des lois, toutes ces causes influent d’une manière très puissante sur la conduite des finances de l’État.

S’il n’est jamais arrivé aux Américains de dépenser l’argent du peuple en fêtes publiques, ce n’est point seulement parce que, chez eux, le peuple vote l’impôt, C’est parce que le peuple n’aime pas à se réjouir.

S’ils repoussent les ornements de leur architecture et ne prisent que les avantages matériels et positifs, ce n’est pas seulement parce qu’ils forment une nation démocratique, C’est aussi parce qu’ils sont un peuple commerçant.

Les habitudes de la vie privée se sont continuées dans la vie publique ; et il faut bien distinguer chez eux les économies qui dépendent des institutions, de celles qui découlent des habitudes et des mœurs.

______


peut-on comparer les dépenses publiques des états-unis à celles de france .

Deux points à établir pour apprécier l’étendue des charges publiques : la richesse nationale et l’impôt. — On ne connaît pas exactement la fortune et les charges de la France. — Pourquoi on ne peut espérer de connaître la fortune et les charges de l’Union. — Recherches de l’auteur pour apprendre le montant des impôts dans la Pennsylvanie. — Signes généraux auxquels on peut reconnaître l’étendue des charges d’un peuple. — Résultat de cet examen pour l’Union.

On s’est beaucoup occupé dans ces derniers temps à comparer les dépenses publiques des États-Unis aux nôtres. Tous ces travaux ont été sans résultats, et peu de mots suffiront, je crois, pour prouver qu’ils devaient l’être.

Afin de pouvoir apprécier l’étendue des charges publiques chez un peuple, deux opérations sont nécessaires : il faut d’abord apprendre quelle est la richesse de ce peuple, et ensuite quelle portion de cette richesse il consacre aux dépenses de l’État. Celui qui rechercherait le montant des taxes sans montrer l’étendue des ressources qui doivent y pourvoir, se livrerait à un travail improductif ; car ce n’est pas la dépense, mais le rapport de la dépense au revenu qu’il est intéressant de connaître.

Le même impôt que supporte aisément un contribuable riche achèvera de réduire un pauvre à la misère.

La richesse des peuples se compose de plusieurs éléments : les fonds immobiliers forment le premier, les biens mobiliers constituent le second.

Il est difficile de connaître l’étendue des terres cultivables que possède une nation et leur valeur naturelle ou acquise. Il est plus difficile encore d’estimer tous les biens mobiliers dont un peuple dispose. Ceux-là échappent, par leur diversité et par leur nombre, à presque tous les efforts de l’analyse.

Aussi voyons-nous que les nations les plus anciennement civilisées de l’Europe, celles mêmes chez lesquelles l’administration est centralisée, n’ont point établi jusqu’à présent d’une manière précise l’état de leur fortune.

En Amérique, on n’a pas même conçu l’idée de le tenter. Et comment pourrait-on se flatter d’y réussir dans ce pays nouveau où la société n’a pas encore pris une assiette tranquille et définitive, où le gouvernement national ne trouve pas à sa disposition, comme le nôtre, une multitude d’agents dont il puisse commander et diriger simultanément les efforts ; où la statistique enfin n’est point cultivée, parce qu’il ne s’y rencontre personne qui ait la faculté de réunir des documents ou le temps de les parcourir ?

Ainsi donc les éléments constitutifs de nos calculs ne sauraient être obtenus. Nous ignorons la fortune comparative de la France et de l’Union. La richesse de l’une n’est pas encore connue, et les moyens d’établir celle de l’autre n’existent point.

Mais je veux bien consentir, pour un moment, à écarter ce terme nécessaire de la comparaison ; je renonce a savoir quel est le rapport de l’impôt au revenu, et je me borne à vouloir établir quel est l’impôt.

Le lecteur va reconnaître qu’en rétrécissant le cercle de mes recherches je n’ai pas rendu ma tâche plus aisée.

Je ne doute point que l’administration centrale de France, aidée de tous les fonctionnaires dont elle dispose, ne parvint a découvrir exactement le montant des taxes directes ou indirectes qui pèsent sur les citoyens. Mais ces travaux, qu’un particulier ne peut entreprendre, le gouvernement français lui-même ne les a point encore achevés, ou du moins il n’a pas fait connaître leurs résultats. Nous savons quelles sont les charges de l’État ; le total des dépenses départementales nous est connu ; nous ignorons ce qui se passe dans les communes : nul ne saurait donc dire, quant à présent, à quelle somme s’élèvent les dépenses publiques en France.

Si je retourne maintenant à l’Amérique, j’aperçois les difficultés qui deviennent plus nombreuses et plus insurmontables. L’Union me fait connaître avec exactitude quel est le montant de ses charges ; je puis me procurer les budgets particuliers des vingt-quatre États dont elle se compose ; mais qui m’apprendra ce que dépensent les citoyens pour l’administration du comté et de la commune[11] ?

L’autorité fédérale ne peut s’étendre jusqu’à obliger les gouvernements provinciaux à nous éclairer sur ce point ; et ces gouvernements voulussent-ils eux-mêmes nous prêter simultanément leur concours, je doute qu’ils fussent en état de nous satisfaire. Indépendamment de la difficulté naturelle de l’entreprise, l’organisation politique du pays s’opposerait encore au succès de leurs efforts. Les magistrats de la commune et du comté ne sont point nommés par les administrateurs de l’État, et ne dépendent point de ceux-ci. Il est donc permis de croire que si l’État voulait obtenir les renseignements qui nous sont nécessaires, il rencontrerait de grands obstacles dans la négligence des fonctionnaires inférieurs dont il serait obligé de se servir[12].

Inutile d’ailleurs de rechercher ce que les Américains pourraient faire en pareille matière, puisqu’il est certain que, jusqu’à présent, ils n’ont rien fait.

Il n’existe donc pas aujourd’hui en Amérique ou en Europe un seul homme qui puisse nous apprendre ce que paie annuellement chaque citoyen de l’Union pour subvenir aux charges de la société[13].

Concluons qu’il est aussi difficile de comparer avec fruit les dépenses sociales des Américains aux nôtres, que la richesse de l’Union à celle de la France. J’ajoute qu’il serait même dangereux de le tenter. Quand la statistique n’est pas fondée sur des calculs rigoureusement vrais, elle égare au lieu de diriger. L’esprit se laisse prendre aisément aux faux airs d’exactitude qu’elle conserve jusque dans ses écarts, et il se repose sans trouble sur des erreurs qu’on revêt à ses yeux des formes mathématiques de la vérité.

Abandonnons donc les chiffres, et tâchons de trouver nos preuves ailleurs.

Un pays présente-t-il l’aspect de la prospérité matérielle ; après avoir payé l’État, le pauvre y conserve-t-il des ressources et le riche du superflu ; l’un et l’autre y paraissent-ils satisfaits de leur sort, et cherchent-ils chaque jour à l’améliorer encore, de telle sorte que les capitaux ne manquant jamais à l’industrie, l’industrie à son tour ne manque point aux capitaux : tels sont les signes auxquels, faute de documents positifs, il est possible de recourir pour connaître si les charges publiques qui pèsent sur un peuple sont proportionnées à sa richesse.

L’observateur qui s’en tiendrait à ces témoignages jugerait sans doute que l’Américain des États-Unis donne à l’État une moins forte part de son revenu que le Français.

Mais comment pourrait-on concevoir qu’il en fût autrement ?

Une partie de la dette française est le résultat de deux invasions ; l’Union n’a point à en craindre. Notre position nous oblige à tenir habituellement une nombreuse armée sous les armes ; l’isolement de l’Union lui permet de n’avoir que 6,000 soldats. Nous entretenons près de 300 vaisseaux ; les Américains n’en ont que 52[14]. Comment l’habitant de l’Union pourrait-il payer à l’État autant que l’habitant de la France ?

Il n’y a donc point de parallèle à établir entre les finances de pays si diversement placés.

C’est en examinant ce qui se passe dans l’Union, et non en comparant l’Union à la France, que nous pouvons juger si la démocratie américaine est véritablement économe.

Je jette les yeux sur chacune des diverses républiques dont se forme la confédération, et je découvre que leur gouvernement manque souvent de persévérance dans ses desseins, et qu’il n’exerce point une surveillance continue sur les hommes qu’il emploie. J’en tire naturellement cette conséquence qu’il doit souvent dépenser inutilement l’argent des contribuables, ou en consacrer plus qu’il n’est nécessaire à ses entreprises. Je vois que, fidèle à son origine populaire, il fait de prodigieux efforts pour satisfaire les besoins des classes inférieures de la société, leur ouvrir les chemins du pouvoir, et répandre dans leur sein le bien-être et les lumières. Il entretient les pauvres, distribue chaque année des millions aux écoles, paye tous les services et rétribue avec générosité ses moindres agents. Si une pareille manière de gouverner me semble utile et raisonnable, je suis obligé de reconnaître qu’elle est dispendieuse. Je vois le pauvre qui dirige les affaires publiques et dispose des ressources nationales ; et je ne saurais croire que, profitant des dépenses de l’État, il n’entraîne pas souvent l’État dans de nouvelles dépenses. Je conclus donc, sans avoir recours à des chiffres incomplets, et sans vouloir établir des comparaisons hasardées, que le gouvernement démocratique des Américains n’est pas, comme on le prétend quelquefois, un gouvernement à bon marché ; et je ne crains pas de prédire que, si de grands embarras venaient un jour assaillir les peuples des États-Unis, on verrait chez eux les impôts s’élever aussi haut que dans la plupart des aristocraties ou des monarchies de l’Europe.


de la corruption et des vices des gouvernants dans la démocratie ; des effets qui en résultent sur la moralité publique.

Dans les aristocraties, les gouvernants cherchent quelquefois à corrompre. — Souvent, dans les démocraties, ils se montrent eux-mêmes corrompus. — Dans les premières, leurs vices attaquent directement la moralité du peuple. — Ils exercent sur lui, dans les secondes, une influence indirecte qui est plus redoutable encore.

L’aristocratie et la démocratie se renvoient mutuellement le reproche de faciliter la corruption ; il faut distinguer :

Dans les gouvernements aristocratiques, les hommes qui arrivent aux affaires sont des gens riches qui ne désirent que du pouvoir. Dans les démocraties, les hommes d’État sont pauvres et ont leur fortune à faire.

Il s’ensuit que, dans les États aristocratiques, les gouvernants sont peu accessibles à la corruption et n’ont qu’un goût très modéré pour l’argent, tandis que le contraire arrive chez les peuples démocratiques.

Mais, dans les aristocraties, ceux qui veulent arriver à la tête des affaires disposant de grandes richesses, et le nombre de ceux qui peuvent les y faire parvenir étant souvent circonscrit entre certaines limites, le gouvernement se trouve en quelque sorte à l’enchère. Dans les démocraties, au contraire, ceux qui briguent le pouvoir ne sont presque jamais riches, et le nombre de ceux qui concourent à le donner est très grand. Peut-être dans les démocraties n’y a-t-il pas moins d’hommes à vendre, mais on n’y trouve presque point d’acheteurs ; et, d’ailleurs, il faudrait acheter trop de monde à la fois pour atteindre le but.

Parmi les hommes qui ont occupé le pouvoir en France depuis quarante ans, plusieurs ont été accusés d’avoir fait fortune aux dépens de l’État et de ses alliés ; reproche qui a été rarement adressé aux hommes publics de l’ancienne monarchie. Mais, en France, il est presque sans exemple qu’on achète le vote d’un électeur à prix d’argent, tandis que la chose se fait notoirement et publiquement en Angleterre.

Je n’ai jamais oui dire qu’aux États-Unis on employât ses richesses à gagner les gouvernés ; mais souvent j’ai vu mettre en doute la probité des fonctionnaires publics. Plus souvent encore j’ai entendu attribuer leurs succès à de basses intrigues ou à des manœuvres coupables.

Si donc les hommes qui dirigent les aristocraties cherchent quelquefois à corrompre, les chefs des démocraties se montrent eux-mêmes corrompus. Dans les unes on attaque directement la moralité du peuple ; on exerce dans les autres, sur la conscience publique, une action indirecte qu’il faut plus redouter encore.

Chez les peuples démocratiques, ceux qui sont à la tête de l’État étant presque toujours en butte à des soupçons fâcheux, donnent en quelque sorte l’appui du gouvernement aux crimes dont on les accuse. Ils présentent ainsi de dangereux exemples à la vertu qui lutte encore, et fournissent des comparaisons glorieuses au vice qui se cache.

En vain dirait-on que les passions déshonnêtes se rencontrent dans tous les rangs ; qu’elles montent souvent sur le trône par droit de naissance ; qu’ainsi on peut rencontrer des hommes fort méprisables à la tête des nations aristocratiques comme au sein des démocraties.

Cette réponse ne me satisfait point : il se découvre, dans la corruption de ceux qui arrivent par hasard au pouvoir, quelque chose de grossier et de vulgaire qui la rend contagieuse pour la foule ; il règne, au contraire, jusque dans la dépravation des grands seigneurs, un certain raffinement aristocratique, un air de grandeur qui souvent empêche qu’elle ne se communique.

Le peuple ne pénétrera jamais dans le labyrinthe obscur de l’esprit de cour ; il découvrira toujours avec peine la bassesse qui se cache sous l’élégance des manières, la recherche des goûts et les grâces du langage. Mais voler le trésor public, ou vendre à prix d’argent les faveurs de l’État, le premier misérable comprend cela et peut se flatter d’en faire autant à son tour.

Ce qu’il faut craindre d’ailleurs, ce n’est pas tant la vue de l’immoralité des grands que celle de l’immoralité menant à la grandeur. Dans la démocratie, les simples citoyens voient un homme qui sort de leurs rangs et qui parvient en peu d’années à la richesse et à la puissance ; ce spectacle excite leur surprise et leur envie ; ils recherchent comment celui qui était hier leur égal est aujourd’hui revêtu du droit de les diriger. Attribuer son élévation à ses talents ou à ses vertus est incommode, car C’est avouer qu’eux-mêmes sont moins vertueux et moins habiles que lui. Ils en placent donc la principale cause dans quelques-uns de ses vices, et souvent ils ont raison de le faire. Il s’opère ainsi je ne sais quel odieux mélange entre les idées de bassesse et de pouvoir, d’indignité et de succès, d’utilité et de déshonneur.


de quels efforts la démocratie est capable.

L’Union n’a lutté qu’une seule fois pour son existence. — Enthousiasme au commencement de la guerre. — Refroidissement à la fin. — Difficulté d’établir en Amérique la conscription ou l’inscription maritime. — Pourquoi un peuple démocratique est moins capable qu’un autre de grands efforts continus.

Je préviens le lecteur que je parle ici d’un gouvernement qui suit les volontés réelles du peuple, et non d’un gouvernement qui se borne seulement à commander au nom du peuple.

Il n’y a rien de si irrésistible qu’un pouvoir tyrannique qui commande au nom du peuple, parce qu’étant revêtu de la puissance morale qui appartient aux volontés du plus grand nombre, il agit en même temps avec la décision, la promptitude et la ténacité qu’aurait un seul homme.

Il est assez difficile de dire de quel degré d’effort est capable un gouvernement démocratique en temps de crise nationale.

On n’a jamais vu jusqu’à présent de grande république démocratique. Ce serait faire injure aux républiques que d’appeler de ce nom l’oligarchie qui régnait sur la France en 1793. Les États-Unis seuls présentent ce spectacle nouveau.

Or, depuis un demi-siècle que l’Union est formée, son existence n’a été mise en question qu’une seule fois, lors de la guerre de l’Indépendance. Au commencement de cette longue guerre, il y eut des traits extraordinaires d’enthousiasme pour le service de la patrie[15]. Mais à mesure que la lutte se prolongeait, on voyait reparaître l’égoïsme individuel : l’argent n’arrivait plus au Trésor public ; les hommes ne se présentaient plus à l’armée ; le peuple voulait encore l’indépendance, mais il reculait devant les moyens de l’obtenir. « En vain nous avons multiplié les taxes et essayé de nouvelles méthodes de les lever, dit Hamilton dans Le Fédéraliste (No 12) ; l’attente publique a toujours été déçue, et le Trésor des États est resté vide. Les formes démocratiques de l’administration, qui sont inhérentes à la nature démocratique de notre gouvernement, venant à se combiner avec la rareté du numéraire que produisait l’état languissant de notre commerce, ont jusqu’à présent rendu inutiles tous les efforts qu’on a pu tenter pour lever des sommes considérables. Les différentes législatures ont enfin compris la folie de semblables essais. »

Depuis cette époque, les États-Unis n’ont pas eu une seule guerre sérieuse à soutenir.

Pour juger quels sacrifices savent s’imposer les démocraties, il faut donc attendre le temps où la nation américaine sera obligée de mettre dans les mains de son gouvernement la moitié du revenu des biens, comme l’Angleterre, ou devra jeter à la fois le vingtième de sa population sur les champs de bataille, ainsi que l’a fait la France.

En Amérique, la conscription est inconnue ; on y enrôle les hommes à prix d’argent. Le recrutement forcé est tellement contraire aux idées, et si étranger aux habitudes du peuple des États-Unis, que je doute qu’on osât jamais l’introduire dans les lois. Ce qu’on appelle en France la conscription forme assurément le plus lourd de nos impôts ; mais, sans la conscription, comment pourrions-nous soutenir une grande guerre continentale ?

Les Américains n’ont point adopté chez eux la presse des Anglais. Ils n’ont rien qui ressemble à notre inscription maritime. La marine de l’État, comme la marine marchande, se recrute à l’aide d’engagements volontaires.

Or, il n’est pas facile de concevoir qu’un peuple puisse soutenir une grande guerre maritime sans recourir à l’un des deux moyens indiqués plus haut : aussi l’Union, qui a déjà combattu sur mer avec gloire, n’a-t-elle jamais eu cependant des flottes nombreuses, et l’armement du petit nombre de ses vaisseaux lui a-t-il toujours coûté très-cher.

J’ai entendu des hommes d’État américains avouer que l’Union aura peine à maintenir son rang sur les mers, si elle ne recourt pas à la presse ou à l’inscription maritime ; mais la difficulté est d’obliger le peuple, qui gouverne, à souffrir la presse ou l’inscription maritime.

Il est incontestable que les peuples libres déploient en général, dans les dangers, une énergie infiniment plus grande que ceux qui ne le sont pas, mais je suis porté à croire que ceci est surtout vrai des peuples libres chez lesquels domine l’élément aristocratique. La démocratie me paraît bien plus propre à diriger une société paisible, ou à faire au besoin un subit et vigoureux effort, qu’à braver pendant longtemps les grands orages de la vie politique des peuples. La raison en est simple : les hommes s’exposent aux dangers et aux privations par enthousiasme, mais ils n’y restent longtemps exposés que par réflexion. Il y a dans ce qu’on appelle le courage instinctif lui-même, plus de calcul qu’on ne pense ; et quoique les passions seules fassent faire, en général, les premiers efforts, C’est en vue du résultat qu’on les continue. On risque une partie de ce qui est cher pour sauver le reste.

Or, c’est cette perception claire de l’avenir, fondée sur les lumières et l’expérience, qui doit souvent manquer à la démocratie. Le peuple sent bien plus qu’il ne raisonne ; et si les maux actuels sont grands, il est à craindre qu’il oublie les maux plus grands qui l’attendent peut-être en cas de défaite.

Il y a encore une autre cause qui doit rendre les efforts d’un gouvernement démocratique moins durables que les efforts d’une aristocratie.

Le peuple, non seulement voit moins clairement que les hautes classes ce qu’il peut espérer ou craindre de l’avenir, mais encore il souffre bien autrement qu’elles des maux du présent. Le noble, en exposant sa personne, court autant de chances de gloire que de périls. En livrant à l’État la plus grande partie de son revenu, il se prive momentanément de quelques-uns des plaisirs de la richesse ; mais, pour le pauvre, la mort est sans prestige, et l’impôt qui gêne le riche attaque souvent chez lui les sources de la vie.

Cette faiblesse relative des républiques démocratiques, en temps de crise, est peut-être le plus grand obstacle qui s’oppose à ce qu’une pareille république se fonde en Europe. Pour que la république démocratique subsistât sans peine chez un peuple européen, il faudrait qu’elle s’établît en même temps chez tous les autres.

Je crois que le gouvernement de la démocratie doit, à la longue, augmenter les forces réelles de la société ; mais il ne saurait réunir à la fois, sur un point et dans un temps donné, autant de forces qu’un gouvernement aristocratique ou qu’une monarchie absolue. Si un pays démocratique restait soumis pendant un siècle au gouvernement républicain, on peut croire qu’au bout du siècle il serait plus riche, plus peuplé et plus prospère que les États despotiques qui l’avoisinent ; mais pendant ce siècle, il aurait plusieurs fois couru le risque d’être conquis par eux.


du pouvoir qu’exerce en général la démocratie américaine sur elle-même.

Que le peuple américain ne se prête qu’à la longue, et quelquefois se refuse à faire ce qui est utile à son bien-être. — Faculté qu’ont les Américains de faire des fautes réparables.

Cette difficulté que trouve la démocratie à vaincre les passions et à faire taire les besoins du moment en vue de l’avenir se remarque aux États-Unis dans les moindres choses.

Le peuple, entouré de flatteurs, parvient difficilement à triompher de lui-même. Chaque fois qu’on veut obtenir de lui qu’il s’impose une privation ou une gêne, même dans un but que sa raison approuve, il commence presque toujours par s’y refuser. On vante avec raison l’obéissance que les Américains accordent aux lois. Il faut ajouter qu’en Amérique la législation est faite par le peuple et pour le peuple. Aux États-Unis, la loi se montre donc favorable a ceux qui, partout ailleurs, ont le plus d’intérêt à la violer. Ainsi il est permis de croire qu’une loi gênante, dont la majorité ne sentirait pas l’utilité actuelle, ne serait pas portée ou ne serait pas obéie.

Aux États-Unis, il n’existe pas de législation relative aux banqueroutes frauduleuses. Serait-ce qu’il n’y a pas de banqueroutes ? Non, C’est au contraire parce qu’il y en a beaucoup. La crainte d’être poursuivi comme banqueroutier surpasse, dans l’esprit de la majorité, la crainte d’être ruiné par les banqueroutes ; et il se fait dans la conscience publique une sorte de tolérance coupable pour le délit que chacun individuellement condamne.

Dans les nouveaux États du Sud-Ouest, les citoyens se font presque toujours justice à eux-mêmes, et les meurtres s’y renouvellent sans cesse. Cela vient de ce que les habitudes du peuple sont trop rudes, et les lumières trop peu répandues dans ces déserts, pour qu’on sente l’utilité d’y donner force à la loi : on y préfère encore les duels aux procès.

Quelqu’un me disait un jour, à Philadelphie, que presque tous les crimes, en Amérique, étaient causés par l’abus des liqueurs fortes, dont le bas peuple pouvait user à volonté, parce qu’on les lui vendait à vil prix. « D’où vient, demandai-je, que vous ne mettez pas un droit sur l’eau-de-vie ? — Nos législateurs y ont bien souvent pensé, répliqua-t-il, mais l’entreprise est difficile. On craint une révolte ; et d’ailleurs, les membres qui voteraient une pareille loi seraient bien sûrs de n’être pas réélus. — Ainsi donc, repris-je, chez vous les buveurs sont en majorité, et la tempérance est impopulaire. »

Quand on fait remarquer ces choses aux hommes d’État, ils se bornent à vous répondre : Laissez faire le temps ; le sentiment du mal éclairera le peuple et lui montrera ses besoins. Cela est souvent vrai : si la démocratie a plus de chances de se tromper qu’un roi ou un corps de nobles, elle a aussi plus de chances de revenir à la vérité, une fois que la lumière lui arrive, parce qu’il n’y a pas, en général, dans son sein, d’intérêts contraires à celui du plus grand nombre, et qui luttent contre la raison. Mais la démocratie ne peut obtenir la vérité que de l’expérience, et beaucoup de peuples ne sauraient attendre, sans périr, les résultats de leurs erreurs.

Le grand privilège des Américains n’est donc pas seulement d’être plus éclairés que d’autres, mais d’avoir la faculté de faire des fautes réparables.

Ajoutez que, pour mettre facilement à profit l’expérience du passé, il faut que la démocratie soit déjà parvenue à un certain degré de civilisation et de lumières.

On voit des peuples dont l’éducation première a été si vicieuse, et dont le caractère présente un si étrange mélange de passions, d’ignorance et de notions erronées de toutes choses, qu’ils ne sauraient d’eux-mêmes discerner la cause de leurs misères ; ils succombent sous des maux qu’ils ignorent.

J’ai parcouru de vastes contrées habitées jadis par de puissantes nations indiennes qui aujourd’hui n’existent plus ; j’ai habité chez des tribus déjà mutilées qui chaque jour voient décroître leur nombre et disparaître l’éclat de leur gloire sauvage ; j’ai entendu ces Indiens eux-mêmes prévoir le destin final réservé à leur race. Il n’y a pas d’Européen, cependant, qui n’aperçoive ce qu’il faudrait faire pour préserver ces peuples infortunés d’une destruction inévitable. Mais eux ne le voient point ; ils sentent les maux qui, chaque année, s’accumulent sur leurs têtes, et ils périront jusqu’au dernier en rejetant le remède. Il faudrait employer la force pour les contraindre à vivre.

On s’étonne en apercevant les nouvelles nations de l’Amérique du Sud s’agiter, depuis un quart de siècle, au milieu de révolutions sans cesse renaissantes, et chaque jour on s’attend à les voir rentrer dans ce qu’on appelle leur état naturel. Mais qui peut affirmer que les révolutions ne soient pas, de notre temps, l’état le plus naturel des Espagnols de l’Amérique du Sud ? Dans ce pays, la société se débat au fond d’un abîme dont ses propres efforts ne peuvent la faire sortir.

Le peuple qui habite cette belle moitié d’un hémisphère semble obstinément attaché à se déchirer les entrailles ; rien ne saurait l’en détourner. L’épuisement le fait un instant tomber dans le repos, et le repos le rend bientôt à de nouvelles fureurs. Quand je viens à le considérer dans cet état alternatif de misères et de crimes, je suis tenté de croire que pour lui le despotisme serait un bienfait.

Mais ces deux mots ne pourront jamais se trouver unis dans ma pensée.

______


  1. Lettre à Madison, du 20 décembre 1787, traduction de M. Conseil.
  2. J’entends le mot magistrats dans son acceptation la plus étendue : je l’applique à tous ceux qui sont chargés de faire exécuter les lois.
  3. Voyez loi du 27 février 1813, Collection générale des lois du Massachusetts, vol. II, p. 331. On doit dire qu’ensuite les jurés sont tirés au sort sur les listes.
  4. Loi du 28 février 1787. Voyez Collection générale des lois du Massachusetts, Vol. I, p. 502.

    Voici le texte :

    « Les select-men de chaque commune feront afficher dans les boutiques des cabaretiers, aubergistes et détaillants, une liste des personnes réputées ivrognes, joueurs, et qui ont l’habitude de perdre leur temps et leur fortune dans ces maisons ; et le maître desdites maisons qui, après cet avertissement, aura souffert que lesdites personnes boivent et jouent dans sa demeure, ou leur aura vendu des liqueurs spiritueuses, sera condamné à l’amende. »

  5. Il est inutile de dire que je parle ici du gouvernement démocratique appliqué à un peuple et non à une petite tribu.
  6. On comprend bien que le mot pauvre a ici, comme dans le reste du chapitre, un sens relatif et non une signification absolue. Les pauvres d’Amérique, comparés a ceux d’Europe, pourraient souvent paraître des riches : on a pourtant raison de les nommer des pauvres, quand on les oppose à ceux de leurs concitoyens qui sont plus riches qu’eux.
  7. L’aisance dans laquelle vivent les fonctionnaires secondaires aux États-Unis tient encore à une autre cause ; celle-ci est étrangère aux instincts généraux de la démocratie : toute espèce de carrière privée est fort productive ; l’État ne trouverait pas de fonctionnaires secondaires s’il ne consentait à les bien payer. Il est donc dans la position d’une entreprise commerciale, obligée, quels que soient ses goûts économiques, de soutenir une concurrence onéreuse.
  8. L’État de l’Ohio, qui compte un million d’habitants, ne donne au gouverneur que 1,200 dollars de salaire ou 6,504 francs.
  9. Pour rendre cette vérité sensible aux yeux, il suffit d’examiner les traitements de quelques-uns des agents du gouvernement fédéral. J’ai cru devoir placer en regard le salaire attaché, en France, aux fonctions analogues, afin que la comparaison achève d’éclairer le lecteur.


    ÉTATS-UNIS
    MINISTÈRE DES FINANCES (treasury department)

    L’huissier (messager) 3,734 fr.
    Le commis le moins payé 5,420
    Le commis le plus payé 8,672
    Le secrétaire général (chief clerk) 10,840
    Le ministre (secretary of State) 32,520
    Le chef du gouvernement (le président) 135,000


    FRANCE
    MINISTÈRE DES FINANCES

    Huissier du ministre 1,500 fr.
    Le commis le moins payé 1,000 à 1,800 fr.
    Le commis le plus payé 3,200 à 3,600 fr.
    Le secrétaire général 20,000 fr.
    Le ministre 80,000 fr.
    Le chef du gouvernement (le roi) 12,000,000 fr.

    J’ai peut-être eu tort de prendre la France pour point de comparaison. En France, où les instincts démocratiques pénètrent tous les jours davantage dans le gouvernement, on aperçoit déjà une forte tendance qui porte les Chambres à élever les petits traitements et surtout à abaisser les grands. Ainsi le ministre des Finances qui, en 1834, reçoit 80  000 fr., en recevait 160  000 sous l’Empire ; les directeurs généraux des Finances, qui en reçoivent 20  000 en recevaient alors 50 000.

  10. Voyez entre autres, dans les budgets américains, ce qu’il en coûte pour l’entretien des indigents et pour l’instruction gratuite.

    En 1831, on a dépensé dans l’État de New York, pour le soutien des indigents, la somme de 1,290,000 francs. Et la somme consacrée à l’instruction publique est estimée s’élever à 5,420,000 francs au moins.(Williams, New York annual register, 1832, pp. 205 et 243.)

    L’État de New York n’avait en 1830 que 1 900 000 habitants, ce qui ne forme pas le double de la population du département du Nord.

  11. Les Américains comme on le voit, ont quatre espèces de budgets : l’Union a le sien ; les États, les comtés et les communes ont égaiement le leur. Pendant mon séjour en Amérique, j’ai fait de grandes recherches pour connaître le montant des dépenses publiques dans les communes et dans les comtés des principaux États de l’Union. J’ai pu facilement obtenir le budget des plus grandes communes, mais il m’a été impossible de me procurer celui des petites. Je ne puis donc me former aucune idée exacte des dépenses communales. Pour ce qui concerne les dépenses des comtés, je possède quelques documents qui, bien qu’incomplets, sont peut-être de nature à mériter la curiosité du lecteur. Je dois à l’obligeance de M. Richards, ancien maire de Philadelphie, les budgets de treize comtés de la Pennsylvanie pour l’année de 1830, ce sont ceux de Libanon, Centre, Franklin, La Fayette, Montgomery, La Luzerne, Dauphin, Butler, Alleghany, Columbia, Northumberland, Northampton, Philadelphie. Il s’y trouvait, en 1830, 495;207 habitants. Si l’on jette les yeux sur une carte de la Pennsylvanie, on verra que ces treize comtés sont dispersés dans toutes les directions et soumis à toutes les causes générales qui peuvent influer sur l’état du pays ; de telle sorte qu’il serait impossible de dire pourquoi ils ne fourniraient pas une idée exacte de l’état financier des comtés de la Pennsylvanie. Or, ces mêmes comtés ont dépensé, pendant l’année 1830, 1,800,221 francs, ce qui donne 3 fr. 64 cent. par habitant. J’ai calculé que chacun de ces mêmes habitants, durant l’année 1830, avait consacré aux besoins de l’Union fédérale 12 fr. 70 cents., et 3 fr. 80 cent. à ceux de la Pennsylvanie ; d’où il résulte que dans l’année 1830 ces mêmes citoyens ont donné à la société, pour subvenir à toutes les dépenses publiques (excepté les dépenses communales), la somme de 20 fr. 14 cent. Ce résultat est doublement incomplet, comme on le voit, puisqu’il ne s’applique qu’à une seule année et à une partie des charges publiques, mais il a le mérite d’être certain.
  12. Ceux qui ont voulu établir un parallèle entre les dépenses des Américains et les nôtres ont bien senti qu’il était impossible de comparer le total des dépenses publiques de l’Union ; mais ils ont cherché à comparer entre elles des portions détachées de ces dépenses. Il est facile de prouver que cette seconde manière d’opérer n’est pas moins défectueuse que la première.

    À quoi comparerai-je, par exemple, notre budget national ? Au budget de l’Union ? Mais l’Union s’occupe de beaucoup moins d’objets que notre gouvernement central, et ses charges doivent naturellement être beaucoup moindres. Opposerai-je nos budgets départementaux aux budgets des États particuliers dont l’Union se compose ? Mais en général les États particuliers veillent à des intérêts plus importants et plus nombreux que l’administration de nos départements ; leurs dépenses sont donc naturellement plus considérables. Quant aux budgets des comtés, on ne rencontre rien dans notre système de finances qui leur ressemble. Ferons-nous rentrer les dépenses qui y sont portées dans le budget de l’État ou dans celui des communes ? Les dépenses communales existent dans les deux pays, mais elles ne sont pas toujours analogues. En Amérique, la commune se charge de plusieurs soins qu’en France elle abandonne au département ou à l’État. Que faut-il entendre d’ailleurs par dépenses communales en Amérique ? L’organisation de la commune diffère suivant les États. Prendrons-nous pour règle ce qui se passe dans la Nouvelle-Angleterre ou en Géorgie, dans la Pennsylvanie ou dans l’État des Illinois ?

    Il est facile d’apercevoir, entre certains budgets de deux pays, une sorte d’analogie ; mais les éléments qui les composent différant toujours plus ou moins, l’on ne saurait établir entre eux de comparaison sérieuse.

  13. On parviendrait à connaître la somme précise que chaque citoyen français ou américain verse dans le trésor public, qu’on n’aurait encore qu’une partie de la vérité.

    Les gouvernements ne demandent pas seulement aux contribuables, de l’argent, mais encore des efforts personnels qui sont appréciables en argent. L’État lève une armée ; indépendamment de la solde que la nation

    entière se charge de fournir, il faut encore que le soldat donne son temps, qui a une valeur plus ou moins grande suivant l’emploi qu’il en pourrait faire s’il restait libre. J’en dirai autant du service de la milice. L’homme qui fait partie de la milice consacre momentanément un temps précieux à la sûreté publique, et donne réellement à l’État ce que lui-même manque d’acquérir. J’ai cité ces exemples ; j’aurais pu en citer beaucoup d’autres. Le gouvernement de France et celui d’Amérique perçoivent des impôts de cette nature : ces impôts pèsent sur les citoyens : mais qui peut en apprécier avec exactitude le montant dans les deux pays ?

    Ce n’est pas la dernière difficulté qui vous arrête lorsque vous voulez comparer les dépenses publiques de l’Union aux nôtres. L’État se fait en France certaines obligations qu’il ne s’impose pas en Amérique, et réciproquement. Le gouvernement français paye le clergé ; le gouvernement américain abandonne ce soin aux fidèles. En Amérique, l’État se charge des pauvres ; en France, il les livre à la charité du public. Nous faisons à tous nos fonctionnaires un traitement fixe, les Américains leur permettent de percevoir certains droits. En France, les prestations en nature n’ont lieu que sur un petit nombre de routes ; aux États-Unis, sur presque tous les chemins. Nos voies sont ouvertes aux voyageurs, qui peuvent les parcourir sans rien payer ; on rencontre aux États-Unis beaucoup de routes à barrières. Toutes ces différences dans la manière dont le contribuable arrive à acquitter les charges de la société rendent la comparaison entre ces deux pays très difficile ; car il y a certaines dépenses que les citoyens ne feraient point ou qui seraient moindres, si l’État ne se chargeait d’agir en leur nom.

  14. Voyez les budgets détaillés du ministère de la Marine en France, et pour l’Amérique, le National Calendar de 1833, p. 228.
  15. L’un des plus singuliers, à mon avis, fut la résolution par laquelle les Américains renoncèrent momentanément à l’usage du thé. Ceux qui savent que les hommes tiennent plus en général à leurs habitudes qu’à leur vie s’étonneront sans doute de ce grand et obscur sacrifice obtenu de tout un peuple.