De la démocratie en Amérique/Édition 1866/Vol 2/Chapitre 03

Michel Lévy (Œuvres complètes, volume 2p. 15-30).
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CHAPITRE III

de la liberté de la presse aux états-unis.

Difficulté de restreindre la liberté de la presse. — Raisons particulières qu’ont certains peuples de tenir à cette liberté. — La liberté de la presse est une conséquence nécessaire de la souveraineté du peuple comme on l’entend en Amérique. — Violence du langage de la presse périodique aux États-Unis. — La presse périodique a des instincts qui lui sont propres ; l’exemple des États-Unis le prouve. — Opinion des Américains sur la répression judiciaire des délits de la presse. — Pourquoi la presse est moins puissante aux États-Unis qu’en France.

La liberté de la presse ne fait pas seulement sentir son pouvoir sur les opinions politiques, mais encore sur toutes les opinions des hommes. Elle ne modifie pas seulement les lois, mais les mœurs. Dans une autre partie de cet ouvrage, je chercherai à déterminer le degré d’influence qu’a exercée la liberté de la presse sur la société civile aux États-Unis ; je tâcherai de discerner la direction qu’elle a donnée aux idées, les habitudes qu’elle a fait prendre à l’esprit et aux sentiments des Américains. En ce moment, je ne veux examiner que les effets produits par la liberté de la presse dans le monde politique.

J’avoue que je ne porte point à la liberté de la presse cet amour complet et instantané qu’on accorde aux choses souverainement bonnes de leur nature. Je l’aime par la considération des maux qu’elle empêche bien plus que pour les biens qu’elle fait.

Si quelqu’un me montrait, entre l’indépendance complète et l’asservissement entier de la pensée, une position intermédiaire où je pusse espérer me tenir, je m’y établirais peut-être ; mais qui découvrira cette position intermédiaire ? Vous partez de la licence de la presse et vous marchez dans l’ordre : que faites-vous ? vous soumettez d’abord les écrivains aux jurés ; mais les jurés acquittent, et ce qui n’était que l’opinion d’un homme isolé devient l’opinion du pays. Vous avez donc fait trop et trop peu ; il faut encore marcher. Vous livrez les auteurs à des magistrats permanents ; mais les juges sont obligés d’entendre avant que de condamner ; ce qu’on eût craint d’avouer dans le livre, on le proclame impunément dans le plaidoyer ; ce qu’on eût dit obscurément dans un récit se trouve ainsi répété dans mille autres. L’expression est la forme extérieure et, si je puis m’exprimer ainsi, le corps de la pensée, mais elle n’est pas la pensée elle-même. Vos tribunaux arrêtent le corps, mais l’âme leur échappe et glisse subtilement entre leurs mains. Vous avez donc fait trop et trop peu ; il faut continuer à marcher. Vous abandonnez enfin les écrivains à des censeurs ; fort bien ! nous approchons. Mais la tribune politique n’est-elle pas libre ? Vous n’avez donc encore rien fait ; je me trompe, vous avez accru le mal. Prendriez-vous, par hasard, la pensée pour une de ces puissances matérielles qui s’accroissent par le nombre de leurs agents ? Compterez-vous les écrivains comme les soldats d’une armée ? Au rebours de toutes les puissances matérielles, le pouvoir de la pensée s’augmente souvent par le petit nombre même de ceux qui l’expriment. La parole d’un homme puissant, qui pénètre seule au milieu des passions d’une assemblée muette, a plus de pouvoir que les cris confus de mille orateurs ; et pour peu qu’on puisse parler librement dans un seul lieu public, C’est comme si on parlait publiquement dans chaque village. Il vous faut donc détruire la liberté de parler comme celle d’écrire ; cette fois, vous voici dans le port : chacun se tait. Mais où êtes-vous arrivé ? Vous étiez parti des abus de la liberté, et je vous retrouve sous les pieds d’un despote.

Vous avez été de l’extrême indépendance à l’extrême servitude, sans rencontrer, sur un si long espace, un seul lieu où vous puissiez vous poser.

Il y a des peuples qui, indépendamment des raisons générales que je viens d’énoncer, en ont de particulières qui doivent les attacher à la liberté de la presse.

Chez certaines nations qui se prétendent libres, chacun des agents du pouvoir peut impunément violer la loi sans que la Constitution du pays donne aux opprimés le droit de se plaindre devant la justice. Chez ces peuples il ne faut plus considérer l’indépendance de la presse comme l’une des garanties, mais comme la seule garantie qui reste de la liberté et de la sécurité des citoyens.

Si donc les hommes qui gouvernent ces nations parlaient d’enlever son indépendance à la presse, le peuple entier pourrait leur répondre : laissez-nous poursuivre vos crimes devant les juges ordinaires, et peut-être que nous consentirons alors à ne point en appeler au tribunal de l’opinion.

Dans un pays ou règne ostensiblement le dogme de la souveraineté du peuple, la censure n’est pas seulement un danger, mais encore une grande absurdité.

Lorsqu’on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui reconnaître la capacité de choisir entre les différentes opinions qui agitent ses contemporains, et d’apprécier les différents faits dont la connaissance peut le guider.

La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc deux choses entièrement corrélatives : la censure et le vote universel sont au contraire deux choses qui se contredisent et ne peuvent se rencontrer longtemps dans les institutions politiques d’un même peuple. Parmi les douze millions d’hommes qui vivent sur le territoire des États-Unis, il n’en est pas un seul qui ait encore osé proposer de restreindre la liberté de la presse.

Le premier journal qui tomba sous mes yeux, en arrivant en Amérique, contenait l’article suivant, que je traduis fidèlement :

« Dans toute cette affaire, le langage tenu par Jackson (le Président) a été celui d’un despote sans cœur, occupé uniquement à conserver son pouvoir. L’ambition est son crime, et il y trouvera sa peine. Il a pour vocation l’intrigue, et l’intrigue confondra ses desseins et lui arrachera sa puissance. Il gouverne par la corruption, et ses manœuvres coupables tourneront à sa confusion et à sa honte. Il s’est montré dans l’arène politique comme un joueur sans pudeur et sans frein. Il a réussi ; mais l’heure de la justice approche ; bientôt il lui faudra rendre ce qu’il a gagné, jeter loin de lui son dé trompeur, et finir dans quelque retraite ou il puisse blasphémer en liberté contre sa folie ; car le repentir n’est point une vertu qu’il ait été donné à son cœur de jamais connaître. »

(Vincennes Gazette.)


Bien des gens en France s’imaginent que la violence de la presse tient parmi nous à l’instabilité de l’état social, à nos passions politiques et au malaise général qui en est la suite. Ils attendent donc sans cesse une époque où la société reprenant une assiette tranquille, la presse à son tour deviendra calme. Pour moi, j’attribuerais volontiers aux causes indiquées plus haut l’extrême ascendant qu’elle a sur nous ; mais je ne pense point que ces causes influent beaucoup sur son langage. La presse périodique me paraît avoir des instincts et des passions à elle, indépendamment des circonstances au milieu desquelles elle agit. Ce qui se passe en Amérique achève de me le prouver.

L’Amérique est peut-être en ce moment le pays du monde qui renferme dans son sein le moins de germes de révolution. En Amérique, cependant, la presse a les mêmes goûts destructeurs qu’en France, et la même violence sans les mêmes causes de colère. En Amérique, comme en France, elle est cette puissance extraordinaire, si étrangement mélangée de biens et de maux, que sans elle la liberté ne saurait vivre, et qu’avec elle l’ordre peut à peine se maintenir.

Ce qu’il faut dire, c’est que la presse a beaucoup moins de pouvoir aux États-Unis que parmi nous. Rien pourtant n’est plus rare dans ce pays que de voir une poursuite judiciaire dirigée contre elle. La raison en est simple : les Américains, en admettant parmi eux le dogme de la souveraineté du peuple, en ont fait l’application sincère. Ils n’ont point eu l’idée de fonder, avec des éléments qui changent tous les jours, des constitutions dont la durée fût éternelle. Attaquer les lois existantes n’est donc pas criminel, pourvu qu’on ne veuille point s’y soustraire par la violence.

Ils croient d’ailleurs que les tribunaux sont impuissants pour modérer la presse, et que la souplesse des langages humains échappant sans cesse à l’analyse judiciaire, les délits de cette nature se dérobent en quelque sorte devant la main qui s’étend pour les saisir. Ils pensent qu’afin de pouvoir agir efficacement sur la presse, il faudrait trouver un tribunal qui, non seulement fût dévoué à l’ordre existant, mais encore pût se placer au-dessus de l’opinion publique qui s’agite autour de lui ; un tribunal qui jugeât sans admettre la publicité, prononçât sans motiver ses arrêts, et punît l’intention plus encore que les paroles. Quiconque aurait le pouvoir de créer et de maintenir un semblable tribunal, perdrait son temps à poursuivre la liberté de la presse ; car alors il serait maître absolu de la société elle-même, et pourrait se débarrasser des écrivains en même temps que de leurs écrits. En matière de presse, il n’y a donc réellement pas de milieu entre la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu’assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu’elle fait naître. Vouloir obtenir les uns en échappant aux autres, C’est se livrer à l’une de ces illusions dont se bercent d’ordinaire les nations malades, alors que, fatiguées de luttes et épuisées d’efforts, elles cherchent les moyens de faire coexister à la fois, sur le même sol, des opinions ennemies et des principes contraires.

Le peu de puissance des journaux en Amérique tient à plusieurs causes, dont voici les principales.

La liberté d’écrire, comme toutes les autres, est d’autant plus redoutable qu’elle est plus nouvelle ; un peuple qui n’a jamais entendu traiter devant lui les affaires de l’État croit le premier tribun qui se présente. Parmi les Anglo-Américains, cette liberté est aussi ancienne que la fondation des colonies ; la presse d’ailleurs, qui sait si bien enflammer les passions humaines, ne peut cependant les créer à elle toute seule. Or, en Amérique, la vie politique est active, variée, agitée même, mais elle est rarement troublée par des passions profondes ; il est rare que celles-ci se soulèvent quand les intérêts matériels ne sont pas compromis, et aux États-Unis ces intérêts prospèrent. Pour juger de la différence qui existe sur ce point entre les Anglo-Américains et nous, je n’ai qu’à jeter les yeux sur les journaux des deux peuples. En France, les annonces commerciales ne tiennent qu’un espace fort restreint, les nouvelles mêmes sont peu nombreuses ; la partie vitale d’un journal, c’est celle où se trouvent les discussions politiques. En Amérique, les trois quarts de l’immense journal qui est placé sous vos yeux sont remplis par des annonces, le reste est occupé le plus souvent par des nouvelles politiques ou de simples anecdotes ; de loin en loin seulement, on aperçoit dans un coin ignoré l’une de ces discussions brûlantes qui sont parmi nous la pâture journalière des lecteurs.

Toute puissance augmente l’action de ses forces à mesure qu’elle en centralise la direction ; C’est là une loi générale de la nature que l’examen démontre à l’observateur, et qu’un instinct plus sûr encore a toujours fait connaître aux moindres despotes.

En France, la presse réunit deux espèces de centralisations distinctes.

Presque tout son pouvoir est concentré dans un même lieu, et pour ainsi dire dans les mêmes mains, car ses organes sont en très petit nombre.

Ainsi constitué au milieu d’une nation sceptique, le pouvoir de la presse doit être presque sans bornes. C’est un ennemi avec qui un gouvernement peut faire des trêves plus ou moins longues, mais en face duquel il lui est difficile de vivre longtemps.

Ni l’une ni l’autre des deux espèces de centralisations dont je viens de parler n’existent en Amérique.

Les États-Unis n’ont point de capitale : les lumières comme la puissance sont disséminées dans toutes les parties de cette vaste contrée ; les rayons de l’intelligence humaine, au lieu de partir d’un centre commun, s’y croisent donc en tous sens ; les Américains n’ont placé nulle part la direction générale de la pensée, non plus que celle des affaires.

Ceci tient à des circonstances locales qui ne dépendent point des hommes ; mais voici qui vient des lois :

Aux États-Unis, il n’y a pas de patentes pour les imprimeurs, de timbre ni d’enregistrement pour les journaux ; enfin la règle des cautionnements est inconnue.

Il résulte de là que la création d’un journal est une entreprise simple et facile ; peu d’abonnés suffisent pour que le journaliste puisse couvrir ses frais : aussi le nombre des écrits périodiques ou semi-périodiques, aux États-Unis, dépasse-t-il toute croyance. Les Américains les plus éclairés attribuent à cette incroyable dissémination des forces de la presse son peu de puissance : C’est un axiome de la science politique aux États-Unis, que le seul moyen de neutraliser les effets des journaux est d’en multiplier le nombre. Je ne saurais me figurer qu’une vérité aussi évidente ne soit pas encore devenue chez nous plus vulgaire. Que ceux qui veulent faire des révolutions à l’aide de la presse cherchent à ne lui donner que quelques puissants organes, je le comprends sans peine ; mais que les partisans officiels de l’ordre établi et les soutiens naturels des lois existantes croient atténuer l’action de la presse en la concentrant, voilà ce que je ne saurais absolument concevoir. Les gouvernements d’Europe me semblent agir vis-à-vis de la presse de la même façon qu’agissaient jadis les chevaliers envers leurs adversaires : ils ont remarqué par leur propre usage que la centralisation était une arme puissante, et ils veulent en pourvoir leur ennemi, afin sans doute d’avoir plus de gloire à lui résister.

Aux États-Unis, il n’y a presque pas de bourgade qui n’ait son journal. On conçoit sans peine que, parmi tant de combattants, on ne peut établir ni discipline, ni unité d’action : aussi voit-on chacun lever sa bannière. Ce n’est pas que tous les journaux politiques de l’Union se soient rangés pour ou contre l’administration ; mais ils l’attaquent et la défendent par cent moyens divers. Les journaux ne peuvent donc pas établir aux États-Unis de ces grands courants d’opinions qui soulèvent ou débordent les plus puissantes digues. Cette division des forces de la presse produit encore d’autres effets non moins remarquables : la création d’un journal étant chose facile, tout le monde peut s’en occuper ; d’un autre côté, la concurrence fait qu’un journal ne peut espérer de très grands profits ; ce qui empêche les hautes capacités industrielles de se mêler de ces sortes d’entreprises. Les journaux fussent-ils d’ailleurs la source des richesses, comme ils sont excessivement nombreux, les écrivains de talent ne pourraient suffire à les diriger. Les journalistes, aux États-Unis, ont donc en général une position peu élevée, leur éducation n’est qu’ébauchée, et la tournure de leurs idées est souvent vulgaire. Or, en toutes choses la majorité fait loi ; elle établit de certaines allures auxquelles chacun ensuite se conforme ; l’ensemble de ces habitudes communes s’appelle un esprit : il y a l’esprit du barreau, l’esprit de cour. L’esprit du journaliste, en France, est de discuter d’une manière violente, mais élevée, et souvent éloquente, les grands intérêts de l’État ; s’il n’en est pas toujours ainsi, c’est que toute règle a ses exceptions. L’esprit du journaliste, en Amérique, est de s’attaquer grossièrement, sans apprêt et sans art, aux passions de ceux auxquels il s’adresse, de laisser là les principes pour saisir les hommes ; de suivre ceux-ci dans leur vie privée, et de mettre à nu leurs faiblesses et leurs vices.

Il faut déplorer un pareil abus de la pensée ; plus tard, j’aurai occasion de rechercher quelle influence exercent les journaux sur le goût et la moralité du peuple américain ; mais, je le répète, je ne m’occupe en ce moment que du monde politique. On ne peut se dissimuler que les effets politiques de cette licence de la presse ne contribuent indirectement au maintien de la tranquillité publique. Il en résulte que les hommes qui ont déjà une position élevée dans l’opinion de leurs concitoyens n’osent point écrire dans les journaux et perdent ainsi l’arme la plus redoutable dont ils puissent se servir pour remuer à leur profit les passions populaires[1]. Il en résulte surtout que les vues personnelles exprimées par les journalistes ne sont pour ainsi dire d’aucun poids aux yeux des lecteurs. Ce qu’ils cherchent dans un journal, C’est la connaissance des faits ; ce n’est qu’en altérant ou en dénaturant ces faits que le journaliste peut acquérir à son opinion quelque influence.

Réduite à ces seules ressources, la presse exerce encore un immense pouvoir en Amérique. Elle fait circuler la vie politique dans toutes les portions de ce vaste territoire. C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion. C’est elle qui rallie les intérêts autour de certaines doctrines et formule le symbole des partis ; C’est par elle que ceux-ci se parlent sans se voir, s’entendent sans être mis en contact. Lorsqu’un grand nombre des organes de la presse parvient à marcher dans la même voie, leur influence à la longue devient presque irrésistible, et l’opinion publique, frappée toujours du même côté, finit par céder sous leurs coups.

Aux États-Unis, chaque journal a individuellement peu de pouvoir ; mais la presse périodique est encore, après le peuple, la première des puissances (note A.).

Que les opinions qui s’établissent sous l’empire de la liberté de la presse aux États-Unis sont souvent plus tenaces que celles qui se forment ailleurs sous l’empire de la censure.

Aux États-Unis, la démocratie amène sans cesse des hommes nouveaux à la direction des affaires ; le gouvernement met donc peu de suite et d’ordre dans ses mesures. Mais les principes généraux du gouvernement y sont plus stables que dans beaucoup d’autres pays, et les opinions principales qui règlent la société s’y montrent plus durables. Quand une idée a pris possession de l’esprit du peuple américain, qu’elle soit juste ou déraisonnable, rien n’est plus difficile que de l’en extirper.

Le même fait a été observé en Angleterre, le pays de l’Europe où l’on a vu pendant un siècle la liberté la plus grande de penser et les préjugés les plus invincibles.

J’attribue cet effet à la cause même qui, au premier abord, semblerait devoir l’empêcher de se produire, à la liberté de la presse. Les peuples chez lesquels existe cette liberté s’attachent à leurs opinions par orgueil autant que par conviction. Ils les aiment, parce qu’elles leur semblent justes, et aussi parce qu’elles sont de leur choix, et ils y tiennent, non seulement comme à une chose vraie, mais encore comme à une chose qui leur est propre.

Il y a plusieurs autres raisons encore.

Un grand homme a dit que l’ignorance était aux deux bouts de la science. Peut-être eût-il été plus vrai de dire que les convictions profondes ne se trouvent qu’aux deux bouts, et qu’au milieu est le doute. On peut considérer, en effet, l’intelligence humaine dans trois états distincts et souvent successifs.

L’homme croit fermement, parce qu’il adopte sans approfondir. Il doute quand les objections se présentent. Souvent il parvient à résoudre tous ses doutes, et alors il recommence à croire. Cette fois, il ne saisit plus la vérité au hasard et dans les ténèbres ; mais il la voit face à face et marche directement à sa lumière[2].

Lorsque la liberté de la presse trouve les hommes dans le premier état, elle leur laisse pendant longtemps encore cette habitude de croire fermement sans réfléchir ; seulement elle change chaque jour l’objet de leurs croyances irréfléchies. Sur tout l’horizon intellectuel, l’esprit de l’homme continue donc à ne voir qu’un point à la fois ; mais ce point varie sans cesse. C’est le temps des révolutions subites. Malheur aux générations qui, les premières, admettent tout à coup la liberté de la presse !

Bientôt cependant le cercle des idées nouvelles est à peu près parcouru. L’expérience arrive, et l’homme se plonge dans un doute et dans une méfiance universelle.

On peut compter que la majorité des hommes s’arrêtera toujours dans l’un de ces deux États : elle croira sans savoir pourquoi, ou ne saura pas précisément ce qu’il faut croire.

Quant à cette autre espèce de conviction réfléchie et maîtresse d’elle-même qui naît de la science et s’élève du milieu même des agitations du doute, il ne sera jamais donné qu’aux efforts d’un très petit nombre d’hommes de l’atteindre.

Or, on a remarqué que, dans les siècles de ferveur religieuse, les hommes changeaient quelquefois de croyance ; tandis que dans les siècles de doute, chacun gardait obstinément la sienne. Il en arrive ainsi dans la politique, sous le règne de la liberté de la presse. Toutes les théories sociales ayant été contestées et combattues tour à tour, ceux qui se sont fixés à l’une d’elles la gardent, non pas tant parce qu’ils sont sûrs qu’elle est bonne, que parce qu’ils ne sont Pas sûrs qu’il y en ait une meilleure.

Dans ces siècles, on ne se fait pas tuer si aisément pour ses opinions ; mais on ne les change point, et il s’y rencontre, tout à la fois, moins de martyrs et d’apostats.

Ajoutez à cette raison cette autre plus puissante encore : dans le doute des opinions, les hommes finissent par s’attacher uniquement aux instincts et aux intérêts matériels, qui sont bien plus visibles, plus saisissables et plus permanents de leur nature que les opinions.

C’est une question très difficile à décider que celle de savoir qui gouverne le mieux, de la démocratie, ou de l’aristocratie. Mais il est clair que la démocratie gêne l’un, et que l’aristocratie opprime l’autre.

C’est là une vérité qui s’établit d’elle-même et qu’on n’a pas besoin de discuter : vous êtes riche et je suis pauvre.


  1. Ils n’écrivent dans les journaux que dans les cas rares où ils veulent s’adresser au peuple et parler en leur propre nom : lorsque, par exemple, on a répandu sur leur compte des imputations calomnieuses et qu’ils désirent rétablir la vérité des faits.
  2. Encore je ne sais si cette conviction réfléchie et maîtresse d'elle élève jamais l'homme au degré d'ardeur et de dévouement qu'inspirent les croyances dogmatiques.

Note


(A) PAGE 26.


C’est en avril 1704 que parut le premier journal américain. Il fut publié à Boston. Voyez Collection de la Société historique de Massachusetts, vol. VI, p.66.

On aurait tort de croire que la presse périodique ait toujours été entièrement libre en Amérique ; on a tenté d’y établir quelque chose d’analogue à la censure préalable et au cautionnement.

Voici ce qu’on trouve dans les documents législatifs du Massachusetts, à la date du 14 janvier 1722.

Le comité nommé par l’assemblée générale (le corps législatif de la province) pour examiner l’affaire relative au journal intitulé : New England courant, « pense que la tendance dudit journal est de tourner la religion en dérision et de la faire tomber dans le mépris ; que les saints auteurs y sont traités d’une manière profane et irrévérencieuse ; que la conduite des ministres de l’Évangile y est interprétée avec malice ; que le gouvernement de Sa Majesté y est insulté, et que la paix et la tranquillité de cette province sont troublées par ledit journal ; en conséquence, le comité est d’avis qu’on défende à James Franklin, l’imprimeur et l’éditeur, de ne plus imprimer et publier à l’avenir ledit journal on tout autre écrit, avant de les avoir soumis au secrétaire de la province. Les juges de paix du canton de Suffolk seront chargés d’obtenir du sieur Franklin un cautionnement qui répondra de sa bonne conduite pendant l’année qui va s’écouler. »

La proposition du comité fut adoptée et devint loi, mais l’effet en fut nul. Le journal éluda la défense en mettant le nom de Benjamin Franklin au lieu de James Franklin au bas de ses colonnes, et l’opinion acheva de faire justice de la mesure.