De la démocratie aux États-Unis et de la bourgeoisie en France



DE
LA DÉMOCRATIE

AUX ÉTATS-UNIS

ET
DE LA BOURGEOISIE EN FRANCE.

On répète depuis vingt ans que la démocratie déborde, et la révolution de juillet a paru imprimer à cette maxime une manifeste confirmation. À n’apprécier en effet que par l’impuissance constatée de l’école aristocratique l’avenir de la démocratie en Europe, ses sectateurs n’auraient guère qu’à se croiser les bras pour obtenir bientôt du mouvement progressif des idées un triomphe demandé à des tentatives précoces et hasardeuses. La vieille organisation féodale fléchit partout devant les intérêts nouveaux. Là même où ceux-ci n’ont ni représentation légale dans l’état, ni libre organe dans l’opinion, ils ont pu contenir toutes les velléités guerrières ; et le sabre est resté dans le fourreau lorsqu’on n’eût pas manqué de l’en tirer, si l’on avait moins douté de soi-même.

En voyant les grandes monarchies militaires décliner ainsi la lutte contre le principe qui se posait fièrement en face d’elles, il a paru naturel de conclure que le mouvement démocratique, qui en France était plus contenu par les intérêts que par les idées, continuerait de suivre son cours à mesure que les intérêts se rassureraient, et que les idées marcheraient plus libres de conséquence en conséquence. L’avénement politique de la démocratie a donc été présenté comme le terme fatal et prochain de la route frayée devant la société contemporaine ; et parce qu’on n’a pas compris la vitalité propre de l’opinion intermédiaire aujourd’hui dominante, on ne l’a guère envisagée que comme le court temps d’arrêt d’une ère de transition.

Dès-lors tous les regards ont dû se reporter vers cet autre continent où la théorie du gouvernement par la majorité numérique a reçu des applications tellement complètes, qu’aucune exigence nouvelle ne saurait se produire en dehors du cercle immense tracé par les institutions. Au milieu des préoccupations brûlantes entretenues par l’ébranlement de juillet, la France se prit donc à étudier l’Amérique, que les uns lui montraient sans cesse comme un modèle, les autres comme un écueil. Au xviiie siècle, les philosophes s’occupaient fort de la Chine, parce qu’il leur importait d’opposer le tableau d’une grande civilisation à celui de la civilisation chrétienne : de nos jours, des sollicitudes non moins vives nous ont reportés vers les États-Unis ; et, comme il était juste, la France a eu les honneurs de cette étude initiatrice. Elle ne s’est pas contentée de dessiner des parties isolées de ce vaste ensemble ; elle n’a pas jugé souverainement les Américains, avec une impertinence qui voudrait être de bonne compagnie, sur la coupe de leur habit et leurs manières peu dégagées. Prenant au sérieux cette terre où l’homme et la nature semblent lutter de grandeur et de puissance, elle a pénétré au cœur des institutions pour en saisir le génie, elle a étudié avec conscience les conditions d’une prospérité qui semble plus appartenir aux temps fabuleux qu’à notre siècle de désirs impuissans et de tentatives avortées. Deux ouvrages surtout ont fixé l’attention publique, et jeté dans la controverse une masse importante d’idées et de faits nouveaux, deux ouvrages dissemblables par la forme, peu concordans par le point de vue, mais se complétant l’un par l’autre.

L’auteur de la Démocratie en Amérique a étudié l’esprit des lois américaines en les ramenant à leur principe générateur ; l’auteur des Lettres sur l’Amérique du Nord a observé l’effet d’une savante organisation du travail sur la condition des peuples. M. de Tocqueville a systématisé les doctrines ; M. Michel Chevalier s’est surtout préoccupé des faits qui les rendent applicables. Si l’un et l’autre s’accordent sur les résultats politiques, leurs tendances d’esprit sont fort différentes. Celui-ci, apôtre sous des formes nouvelles et vagues encore du principe d’autorité qui a constitué l’Europe, le voit dominer l’avenir de la jeune Amérique ; celui-là, disciple du principe américain de la liberté démocratique, accepte sans enthousiasme, mais avec calme et confiance, l’avenir qu’il prépare à la vieille Europe. M. de Tocqueville est sévère dans ses formes, didactique et rationnel dans ses conclusions, comme un homme qui croit que la logique gouverne le monde ; son livre est le développement rigoureux d’une idée-mère, et l’on sent que l’imitation de Montesquieu, combinée avec la volonté d’être sobre, arrête l’essor d’une heureuse nature, et lui enlève peut-être plus qu’elle ne lui donne. M. Chevalier est abondant et libre ; moins immobile sur les principes, il est plus hardi dans ses conclusions ; sa pensée court de l’Amérique à l’Europe, du présent à l’avenir, avec la rapidité de ces rail-ways qu’il décrit d’une manière pittoresque et savante ; ses Lettres sont une longue série d’impressions qui, lors même qu’elles ne concordent pas, n’ouvrent pas moins de toutes parts de vastes et larges percées.

Quoi qu’il en soit, grâce à cette sagacité française qui comprend tout lorsqu’elle veut bien s’en donner la peine et qu’elle sait éviter l’engouement, ce grand écueil de notre génie, l’Amérique est aujourd’hui mieux comprise de l’Europe que d’elle-même. Pendant qu’elle s’adore dans sa béate quiétude, nous sommes en mesure de la juger ; nous pouvons enfin résoudre l’un des plus grands problèmes du siècle, et nous demander si en brisant la vieille forme aristocratique, l’Europe ira jusqu’à la démocratie américaine, et si l’application complète du principe de la souveraineté du peuple, telle qu’elle a lieu aux États-Unis, est pour la France le corollaire obligé du gouvernement de la classe moyenne ; question immense, que ces courtes considérations ont pour objet de bien poser.

On a fait judicieusement observer que ce qui constitue dans son essence le gouvernement des États-Unis, c’est la souveraineté du plus grand nombre s’exerçant dans toute sa réalité, modifiant les mœurs aussi bien que les lois, et devenu un fait vulgaire admis par tous, au lieu d’être resté à l’état d’abstraction philosophique. Le gouvernement américain, c’est le peuple faisant lui-même ses affaires sans contrôle et sans résistance, dominant la représentation nationale par la fréquence des élections, l’étroite dépendance des électeurs et la théorie du mandat impératif ; c’est le peuple veillant avec une jalouse inquiétude à ce qu’aucune idée ne s’élève au-dessus du niveau commun. Si le gouvernement américain est représentatif dans ses formes, il est direct et populaire dans son esprit. Le mandataire élu pour de courtes périodes porte nécessairement dans les diverses législatures les idées, les préjugés et les passions de ceux aux mains desquels est commis chaque jour le soin de sa fortune politique. Il devrait affecter ces passions, s’il ne les partageait pas, car nulle part la tyrannie du grand nombre n’impose l’hypocrisie d’une manière plus impérieuse. Si cette censure est peu pénible aux États-Unis, c’est qu’il ne vient à personne ni l’audace, ni le désir de s’y dérober. Les mœurs revêtent sans effort une teinte uniforme, et l’inégalité des fortunes ne s’étend guère jusqu’aux intelligences ; encore cette inégalité même, la seule admise, la seule tolérée, se dérobe-t-elle sous des dehors qui la protègent et la dissimulent.

Si l’opulence permet aux États-Unis comme à l’Europe les recherches du luxe et de la vie comfortable, ce luxe, pour ainsi dire, intérieur et secret, comme celui des juifs au moyen-âge, secoué tel qu’un vêtement d’emprunt à l’entrée de la place publique, ne modifie pas les habitudes générales qui impriment à l’existence américaine une physionomie sévère et monotone. Le riche négociant, qui hier encore était pauvre et peut le redevenir demain, touche sans hésiter la main du mechanic, dont le vote décide, au même titre que le sien, des plus grands intérêts de l’état, et devant lequel il a moins à se prévaloir de sa richesse qu’à se la faire pardonner. En Amérique, la démocratie a les tavernes pour salons, les journaux pour organes exclusifs, les meetings religieux et politiques pour délassement et pour spectacle. Tout est inspiré ou modifié par elle.

La pensée publique y subit l’effet des institutions pour réagir sur elles à son tour. Ne se concentrant jamais dans des compositions originales et méditées, elle s’échappe en harangues fugitives, et réfléchit toutes les impressions populaires sans aspirer à les redresser. Le nombre primant de droit et de fait l’intelligence, celle-ci n’essaie pas même de prévaloir contre lui ; et l’Amérique est le pays du monde où le prosélytisme par la pensée est le plus impossible.

L’égalité consacrée par les lois, et que les chances d’une vie aventureuse contribuent si fort à maintenir, a trouvé sa complète et sincère expression dans le vote universel, devenu à la fois pour l’Amérique et le principe fondamental du gouvernement et la garantie de son existence. Cette doctrine, étendue de la confection de la loi à l’application de la loi elle-même, du droit électoral au jury, proclamée avec une confiance devant laquelle tremblerait à bon droit l’Europe, se présente sous un tout autre aspect que celui qu’elle revêt chez nous. Comment nier que ce dogme de la suprématie numérique, telle qu’il s’applique chaque jour et sans danger aux États-Unis, ne soit cette souveraineté qui ne reconnaît aucune règle qu’elle-même, qui aimerait mieux se nuire que de s’en voir contester le droit, et qu’il ne se résume dans le fameux axiome : le peuple n’a pas besoin d’avoir raison pour légitimer ses actes ? théorie qui soulève toutes nos répugnances, insulte à la vieille foi de l’Europe dont elle renverserait les fondemens, et qui pourtant, au-delà de l’Atlantique, paraît tellement inoffensive, qu’on ne la discute même plus !

Il est impossible de ne pas s’arrêter tout d’abord ici à cette incompatibilité manifeste entre nos idées et celles de l’Amérique. Cette doctrine de la prépondérance du nombre sur l’intelligence, qui fait des hommes des unités égales, et sur laquelle repose aux États-Unis l’édifice des mœurs et des lois, semble tout ce qu’il y a de plus antipathique à notre génie, de plus en désaccord avec les croyances du siècle. Qu’on ne s’y trompe pas en effet ; la France, dans ses plus vives ardeurs d’innovations, ne s’en prit jamais qu’aux inégalités factices ; elle subit toujours l’autorité de la pensée ; nulle contrée au monde ne dégage plus complètement l’idée du vrai et du droit de celle du nombre et de la force ; nulle n’a des tendances d’esprit plus rationalistes ; nulle part la logique n’exerce un tel empire. La souveraineté du nombre, se traduisant par le vote universel, répugne aussi vivement à la France que la souveraineté royale se traduisant par le droit divin : double erreur sortie d’une source commune, consistant l’une et l’autre à faire du pouvoir sa propre règle, à le légitimer dans sa source au lieu de le légitimer par son action.

Sur notre terre de raisonneurs, où le moyen-âge vit fleurir la scolastique, où la révolution débuta par les théories constituantes, l’argument grossier d’une majorité numérique ne s’établira jamais. La doctrine du vote universel n’a jamais gagné le moindre terrain au sein de l’opinion libérale ; et peut-être suffirait-il de voir en quelles mains cette arme a passé, pour s’assurer que cette théorie ne sera jamais prise au sérieux parmi nous. Si l’on consent à s’en prévaloir dans des disputes sans loyauté, c’est, nul ne l’ignore, pour aider au triomphe d’une idée dogmatique incompatible avec elle, et nullement pour rendre hommage à un principe repoussé par notre organisation française aussi énergiquement que le protestantisme en religion et le scepticisme en philosophie.

D’où vient qu’une doctrine qui fleurit aux États-Unis ne saurait être en France qu’une spéculation impuissante ? secret du passé où gît celui de l’avenir. Les révolutions développent les peuples plutôt qu’elles ne les transforment, et chaque société est identique avec elle-même. C’est surtout par le parallèle de l’Amérique avec l’Europe que cette vérité éclate dans toute son évidence. Il suffira d’en rappeler les bases.

Pendant que les tempêtes religieuses bouleversaient l’ancien monde, des hommes aux mœurs austères passaient l’Océan pour aller, sous la main de Dieu, pratiquer au sein d’une nature vierge et féconde des vertus que leur patrie ne pouvait ni comprendre ni supporter. À l’égalité évangélique de ces moines de la réformation se joignit l’égalité du désert, et le pionnier se greffa sur le puritain. Dans cette société unique sans doute sur la terre, l’on se respectait au même titre, car l’on était martyr de la même cause, voué au culte de la même pensée. En quittant la vieille patrie, on avait dépouillé le vieil homme, et l’on s’emparait sans souvenirs de cette terre pleine de jeunesse. Du luxe, il n’y en avait pour personne ; de l’aisance, il y en avait pour tous. Chacun pouvait prendre sa part au banquet commun ; et la forêt cédait sous la hache de quiconque l’entamait avec un bras robuste et un cœur nourri d’espérance. Tous étaient donc propriétaires, agrandissant leur domaine selon que les bénédictions de Dieu descendaient sur leur race. Égaux par là, égaux surtout par cette foi qui élève les humbles et abaisse les superbes, la supériorité intellectuelle devait être peu sensible ; elle ne pouvait d’ailleurs manquer de s’effacer dans l’uniformité de cette vie laborieuse.

D’un autre côté, les colons de la Nouvelle-Angleterre furent visiblement prédestinés à se gouverner par eux-mêmes. Le lien qui les rattachait à la mère-patrie ne les dispensait de pourvoir ni à leur défense ni à leurs progrès sans cesse croissans. Leur éducation fut forte et rude comme eux ; et ce qui avait été d’abord une nécessité de position devint bientôt une invincible habitude. La commune naquit donc aux rivages de l’Atlantique dans ses conditions d’activité incessante et de parfaite harmonie, auxquelles notre Europe libérale tente de suppléer par des articles de journaux et des prédications de tribune. Cette commune de pieux travailleurs a grandi sous le ciel comme l’arbre de l’Évangile ; et le génie des premiers émigrans a frappé de son inaltérable empreinte ce peuple dernier-né de la civilisation, aux travaux duquel la Providence a livré un monde, pendant qu’elle en livrait un autre à nos disputes.

Ainsi se sont formés les États-Unis, phénomène exceptionnel au sein des sociétés politiques, comme une congrégation religieuse l’est dans la vie chrétienne. L’Yankee de la Nouvelle-Angleterre, sévère chrétien et colonisateur intrépide, hardi parieur, aux mœurs froides et réglées, dont l’imagination ne s’échappe guère que dans ses colonnes de chiffres et ses spéculations gigantesques ; l’Yankee est demeuré pour l’Amérique le type vivant dont ses développemens l’écartent chaque jour de plus en plus, mais auquel le génie de la conservation tend sans cesse à la ramener. Les primitifs états du nord ont fondé ces jeunes républiques de l’ouest, auxquelles est commis le plus vaste héritage qu’il ait été donné à la race humaine de recueillir ; et les états du sud, où la grande propriété, le luxe et l’esclavage avancent chaque jour l’œuvre de la décadence, ne se maintiennent, à bien dire, que par l’énergique contrepoids que le nord oppose, au sein de l’Union, à l’action combinée de ces causes dissolvantes.

Ce qui a fondé la démocratie américaine et ce qui la conserve, c’est donc la puissance des mœurs unie à l’immensité d’un territoire sur lequel tous peuvent s’étendre sans se heurter, comme les fils d’Adam après la création. Ôtez à l’Amérique ce vaste domaine de l’ouest où chaque année voit s’élever une ville, et chaque lustre un état nouveau ; retranchez le désert où les grandes villes rejettent les flots de leur population exubérante, et de ce jour le gouvernement des États-Unis, c’est-à-dire l’application pratique de la souveraineté populaire, deviendrait une désastreuse impossibilité.

Supposant l’Amérique placée dans les conditions de travail et de concurrence forcément imposées à l’Europe, n’est-il pas évident qu’on y verrait les intérêts de propriété se grouper contre des passions soumises à des excitations analogues ? Que si, après avoir amassé un pécule dans les ateliers de New-York ou de Lowell, cette fabrique subitement convertie en ville, les ouvriers américains n’avaient plus devant eux la perspective assurée d’une concession de terre aux bords de l’Ohio ou de l’Arkansas ; si le mechanic ne pouvait à chaque instant devenir farmer, et cessait dès-lors, en exerçant ses droits politiques, de statuer sur des intérêts qui le touchent directement, qui doute qu’une révolution ne fût imminente en Amérique, ou plutôt que, par ce seul fait, elle n’y fût déjà consommée ? Contrainte de résister à une classe dont l’existence serait soumise à toutes les vicissitudes qui la menacent en Europe, la bourgeoisie essaierait à la fois la résistance armée et la résistance légale, et cette tendance est déjà, au sein de l’Union, bien autre chose qu’une gratuite hypothèse. Puis, si les chefs de l’industrie et les possesseurs du sol se prenaient à douter d’eux-mêmes, ils dépasseraient peut-être bientôt les limites où la balance des intérêts semble permettre à l’Europe de s’arrêter ; on les verrait invoquer le despotisme, funeste et dernière ressource sur laquelle l’Amérique ne paraît pas pouvoir jamais compter, car il y serait sans racines, et les peuples ne sauraient se donner à lui tout à coup, comme une ame se voue à Satan dans une heure de désespoir.

Ces observations sont tellement vulgaires aujourd’hui, grâce surtout au grand et beau travail de M. de Tocqueville, qu’on hésite à les reproduire, tant elles appartiennent à tous. Toutes simples qu’elles sont, ne suffisent-elles pas cependant pour faire naître des doutes graves sur l’avenir démocratique qui nous est chaque jour annoncé comme infaillible ? Allons-nous vers un état moral tel que la notion de supériorité intellectuelle tende à s’effacer devant la majorité numérique ? marchons-nous vers une organisation sociale fondée, non plus sur l’admissibilité, mais sur l’admission de tous à la propriété ? inclinons-nous enfin vers le régime américain dans ses deux conditions essentielles : l’égalité morale et l’absence du prolétariat ?

L’idée du gouvernement par l’intelligence semble l’idée fixe de l’Europe. Elle fut dogmatiquement proclamée durant le cours du XVIIIe siècle, pour miner la hiérarchie fondée sur la conquête ; et, lorsqu’en 89, le tiers-état parut sur la scène politique, il argua moins encore de son nombre que de ses lumières. Or, quoique l’aristocratie de naissance soit à jamais éteinte parmi nous, n’est-il pas manifeste que la division des diverses couches sociales, selon le degré plus ou moins élevé de leur culture intellectuelle, est aussi profonde, aussi comprise que jamais ? Si certains faits paraissent aller à l’encontre de celui-là, je suis loin de leur attribuer l’importance qu’on leur accorde d’ordinaire. En admettant, par exemple, que l’instruction primaire devienne l’état normal de l’universalité, je ne vois pas comment elle comblerait jamais la distance qui sépare ceux pour lesquels cette instruction n’est guère qu’un instrument de travail de plus, de la classe pour qui l’instruction littéraire est à la fois un haut exercice pour la pensée et une source de jouissance pour l’ame.

Savoir lire est une fort bonne chose sans doute ; mais le difficile est de trouver le temps de lire, lorsqu’on doit consacrer ses longues journées à des travaux matériels pour sustenter péniblement une famille, et lorsque l’entretien de cette famille est le but à peu près exclusif du travail. Tant que la majorité de l’espèce humaine sera contrainte, du lever au coucher du soleil, d’arroser la terre de ses sueurs, ou de passer ses jours à l’atelier, pour arrondir des têtes d’épingles, il paraît difficile de croire à ce nivellement des intelligences, sans lequel la souveraineté du peuple restera toujours pour l’Europe une idée anti-civilisatrice.

Qui, dans ses rêves, n’a pas quelquefois aimé à saluer de loin un meilleur jour, qui ne s’est pas bercé de la poétique espérance que des agens nouveaux et des applications encore inconnues de la science pourront délivrer l’homme de ce poids du travail manuel qui pèse sur sa pensée et la comprime, comme l’arrêt d’une condamnation fatale ? Mais si les utopies sont dangereuses, c’est surtout parce qu’elles sont douces ; or, la double croyance que le travail manuel est incompatible avec l’exercice élevé de la pensée, et que la capacité intellectuelle est en même temps la source et la règle des droits politiques, paraît moins ébranlée que jamais, quelque fausse application qu’on en puisse faire ; et je considère l’usage d’attacher, soit à certaines professions libérales, soit à un cens représentatif d’une position indépendante, la présomption légale de la capacité politique, comme devant présider long-temps encore aux destinées des peuples européens.

L’opinion qui conclut l’avénement définitif de la démocratie du triomphe de la classe moyenne, nous semble reposer sur une analogie inexacte. De ce que la bourgeoisie, plus nombreuse que la noblesse héréditaire, a fini par la supplanter, l’on en infère que le peuple fera cesser à son tour le monopole déféré par les institutions actuelles à une certaine portion de la société, et l’état apparaît comme une pyramide élargissant incessamment sa base. Mais n’est-ce pas perdre de vue que la bourgeoisie, enrichie par le commerce et les affaires, initiée à la vie publique par son esprit légiste, et digne aujourd’hui du pouvoir, moins parce qu’elle l’a conquis que parce qu’elle a su le défendre, réunit toutes les conditions requises en Europe pour l’exercer, tandis que les masses populaires, quelque amélioration que puissent apporter à leur sort la charité chrétienne et la sollicitude du pouvoir, resteront forcément en dehors des conditions de lumière et de propriété qui, pour les peuples du vieux continent, sont la garantie en même temps que le signe de l’aptitude politique ? La révolution française a changé le personnel de la classe gouvernante et non les bases de la société ; le triomphe de la démocratie impliquerait la subversion de ces bases elles-mêmes.

Nous avons parlé des lumières, parlons de la propriété. Voyons si le grand mouvement industriel, dont tout annonce en effet l’aurore, est de nature à créer au sein de la démocratie une masse d’intérêts nouveaux qui permette de commettre avec quelque sécurité le sort de la société à la discrétion de la majorité numérique.

Si au-delà de nos frontières s’étendaient des déserts sans maître, on comprendrait que la masse de la propriété pût s’accroître et le nombre des propriétaires avec elle. Mais ayant au plus le sixième de son territoire en friche, sans possibilité de colonisation au dedans, sans le génie de la colonisation au dehors, la France, qui peut augmenter l’aisance des propriétaires, en perfectionnant l’agriculture, ne peut guère en étendre le nombre. Si les grands travaux d’utilité publique, vers lesquels l’opinion pousse si heureusement le pouvoir, si des cultures nouvelles, des procédés moins dispendieux et des communications plus rapides élèvent le produit moyen de l’hectare de 50 à 100 francs, la fortune des possesseurs du sol aura doublé ; mais je ne vois pas en quoi le sol en serait plus subdivisé.

Un grand fait s’est manifesté il y a quarante ans, qui ne paraît plus pouvoir se reproduire. Lorsque éclata la révolution française, des masses considérables d’immeubles étaient aux mains des deux ordres privilégiés, propriétés morcelées aux adjudications, relevées de la main morte, dégagées des redevances féodales, acquises enfin, à vil prix, à titre de nationales, par les hommes d’affaires qui les avaient gérées, les fermiers qui les avaient exploitées, et qui semblèrent destinées, dans les vues impénétrables de la Providence, à devenir pour la classe moyenne comme une dotation inhérente au pouvoir politique auquel elle était conviée. Cette révolution dans la propriété, ou plutôt cette notable extension du nombre des propriétaires, fut sans contredit le fait capital de tous nos bouleversemens ; c’est par lui que la bourgeoisie s’est maintenue, en 1815, contre la réaction aristocratique, en 1830, contre les tentatives de la démocratie et les complots républicains. Tant qu’un changement analogue n’aura pas eu lieu, tant qu’une part importante de la propriété bourgeoise n’aura pas été absorbée, comme la propriété noble et cléricale le fut à cette époque, l’heure de la démocratie ne sonnera pas, et l’organisation combinée du pouvoir, de la richesse et des lumières demeurera inébranlable.

Or, il semble que la France a fait assez l’épreuve de ses forces pour n’avoir pas à craindre aujourd’hui l’une de ces commotions qui font trembler le sol jusqu’aux abîmes. Et quant au mouvement naturel de la propriété, il paraît hors de doute qu’il est à peu près arrivé au summum de la division possible : non que les grandes fortunes ne soient destinées à se décomposer encore ; le Code civil frappe incessamment de son bélier les murs de ce qui nous reste de châteaux, et nul ne peut méconnaître que les prescriptions de la loi ne soient sur ce point hautement sanctionnées par les mœurs. Les grandes existences territoriales sont désormais impossibles en France, et la restauration s’est brisée contre cet axiome. Mais un mouvement parallèle et simultané ne s’opère-t-il pas au sein de la petite propriété ? À mesure que les difficultés de la culture augmentent par l’impuissance de se procurer les premiers élémens du travail pour des parcelles subdivisées à l’infini, les petites cotes ne disparaissent-elles pas plus rapidement encore que les grandes ne s’abaissent ? Il paraît résulter des documens recueillis par l’administration, qu’à mesure que la loi frappe d’un côté la propriété du riche, la nécessité atteint de l’autre la propriété du pauvre, et qu’une propriété moyenne, chaque jour plus nombreuse et plus compacte, se constitue sur les débris de l’une et de l’autre[1].

Tendance des petits propriétaires à renoncer à la possession onéreuse du sol, pour donner à leurs faibles capitaux un placement plus lucratif ; abaissement de la grande propriété par l’effet de la division continue ; diminution simultanée des grandes et des petites fortunes : telle nous semble la double loi dont la combinaison préside déjà et présidera plus manifestement encore dans l’avenir au mouvement territorial en France, et probablement en Europe.

Dira-t-on que la richesse mobilière viendra créer, pour les classes inférieures, une compensation à cette propriété de la terre qui leur échappe ou qu’elles répudient ? Penserait-on qu’elles dussent bénéficier directement, et grandir en importance sociale par la plus-value que les travaux d’art et d’industrie imprimeront à la production ? Nul n’espère plus que moi voir s’améliorer le sort des populations laborieuses et souffrantes, qui voient si souvent se changer en une charge terrible les plus précieux dons du ciel ; nul ne croit plus fermement qu’à la moralité religieuse et à l’instruction primaire il appartient de leur rendre une dignité dont la conscience s’est si déplorablement obscurcie. Ne nous exagérons pas cependant les résultats de ces progrès probables ; sachons bien que si l’un des principaux effets de l’augmentation de la richesse publique est de rendre moins pénible la condition de la classe la plus nombreuse, rien n’indique cependant, malgré des assertions tranchantes, que l’avenir doive changer les lois du travail en Europe, en substituant l’association au salaire, suivant la formule bien connue. Je ne sais, hélas ! qu’un moyen pour résoudre ce problème si remué de notre temps : c’est d’avoir à sa porte la vallée du Mississipi, où le salarié se jette, un léger capital à la ceinture et une hache à la main, pour devenir associé à son tour. Mais tant que les rangs de la population française se presseront dans un étroit espace, tant que le prix du salaire sera déterminé par la somme des besoins combinés avec les moyens d’y satisfaire, la division de la société en une bourgeoisie disposant des instrumens du travail, et un prolétariat placé sous sa dépendance, paraît une rigoureuse nécessité. Or, la bourgeoisie possède aujourd’hui les capitaux et l’instruction spéciale ; le double levier de la banque et de la science est placé entre ses mains comme pour soulever le monde ; et, personne ne l’ignore, la science et la banque sont les conditions nécessaires de ce développement industriel. Dès-lors il semble bien plutôt destiné à consolider la puissance de la classe riche et lettrée qu’à la faire partager à d’autres.

Tenons enfin les yeux ouverts sur ce qui se passe dans les deux mondes, et comprenons bien que si le grand mouvement financier, dont la mission est d’entraîner les peuples vers des destinées meilleures, quoique si vagues encore, rencontre quelque part des résistances profondes, c’est surtout au sein de la démocratie considérée comme parti politique. Aux États-Unis, toutes les antipathies populaires se résument dans la guerre à la banque. Le vieux soldat que la démocratie appelle à sa tête consacre huit années à saper l’institution à laquelle sa patrie est en partie redevable de sa fabuleuse prospérité, et qui seule lui permet de maintenir ses transactions gigantesques. Le peuple applaudit avec transport à cette guerre acharnée. Il sent que la rude main de Jackson a saisi corps à corps son plus dangereux adversaire ; il devine que la banque est le germe d’une bourgeoisie qui cherche à s’étendre, et qui pourrait bientôt réclamer la prépondérance par le droit de l’intelligence unie à la fortune. Le peuple a l’instinct de l’avenir, et cet avenir l’inquiète. La démocratie tremble, en Amérique, devant la classe moyenne, au même titre que celle-ci fait trembler l’aristocratie en Europe.

Voulons-nous voir, en effet, la contre-partie de ce tableau ? Étudions ce qui se passe à nos portes. À Bruxelles, la Société générale pour favoriser l’industrie, à laquelle la Belgique doit ses merveilleux progrès, est en butte à des imputations non moins vives que la banque des États-Unis. Les injures des meetings américains contre M. Biddle ne le cèdent certainement pas, sauf la grossièreté populaire, aux attaques dirigées contre M. de Meeus. Mais ici c’est l’aristocratie terrienne qui se porte accusatrice, c’est elle qui, se sentant compromise, se trouble et se défend. Enfin, comme pour mieux constater la tendance juste-milieu de l’industrie, il se trouve que le parti démocratique s’associe chez nos voisins à ses plus implacables adversaires, pour attaquer, à feu croisé, la Société générale. Ainsi, sur cet étroit théâtre, on voit en présence, dans une question purement financière, les trois partis qui se disputent l’avenir des deux mondes[2].

La question qui préoccupe l’aristocratie belge et la démocratie américaine se reproduit sous des aspects divers chez tous les peuples de l’Europe. L’avénement politique du travail déjà consommé ou prêt à l’être est le fait dominant du siècle, soit qu’il s’introduise en Angleterre sous le nom de réforme, en Espagne sous celui de statut royal, en Allemagne et en Hongrie sous le couvert du progrès commercial. Le système de paix qui domine depuis 1830, et auquel la Russie semblait seule assez compacte pour résister, est à la fois, pour la bourgeoisie, le gage de sa force et la consécration de ses destinées. Toutefois, en France seulement, elle est arrivée à posséder le pouvoir dans cette plénitude et cette sécurité qui permettent à un principe de développer largement ses conséquences. C’est donc en France que la bourgeoisie doit être étudiée comme sur son terrain classique ; c’est là qu’on peut observer d’un même coup d’œil tous ses instincts et toutes ses tendances.

Elle n’a plus rien, en effet, en face d’elle, qui puisse désormais la contraindre à dévier de sa pente naturelle. Après avoir été long-temps occupée, soit à vaincre, soit à se défendre, il semble qu’elle n’ait désormais qu’à se rendre digne d’un rôle qu’on ne lui conteste plus le droit de jouer. D’un côté gisent les débris du parti qu’elle a supplanté, dont la destinée très prochaine est de s’absorber dans son sein ; de l’autre s’élève une faction qui n’était dangereuse qu’autant qu’elle n’était pas démasquée : école militaire et conquérante qui osait se dire américaine, parti de soldats et de proconsuls, qui songe bien plus à se ruer sur le monde qu’à organiser la liberté, et dont la longue carrière, du club des jacobins à nos sociétés secrètes, est jalonnée par l’assassinat juridique ou l’assassinat clandestin. La bourgeoisie occupe donc en France le devant de la scène, comme la démocratie le tient aux États-Unis. À mesure qu’il devient plus manifeste que la France échappe à la domination du parti militaire ou républicain, et qu’elle repousse cette vie d’agitations fébriles et d’ardentes paroles qu’interromprait le silence du despotisme, il est aussi d’un intérêt plus pressant d’étudier le génie de la classe à laquelle la Providence a commis les destinées du monde politique. Cette étude serait, j’ose le dire, le sujet d’un grand et beau livre : nous lui consacrerons ici quelques courtes réflexions.

Quelles sont les mœurs politiques de la bourgeoisie ? dans quelles formes constitutionnelles tenteront-elles de s’encadrer ?

Les publicistes classiques qui ont étudié la science du gouvernement dans les sociétés de parade de l’antiquité et dans la grande machine aristocratique de l’Angleterre, ceux pour qui la dignité des formes et la fixité des traditions sont une condition essentielle du pouvoir, ont quelque peine à se faire aux allures égoïstes et tâtonnantes de la bourgeoisie aux affaires. Celle-ci se livre sans hésiter au seul intérêt du jour ; l’avenir et le passé sont de peu de poids pour elle ; elle ne se drape ni pour fixer les regards de la postérité, ni pour être digne des ancêtres ; d’un autre côté, elle reste complètement étrangère à cet entraînement des passions démocratiques qui ne résistent ni à l’amorce d’une victoire, ni à la séduction d’une idée.

Casimir Périer, ce Richelieu de la bourgeoisie, qui mitraillait la république et contenait l’Europe, traça tout le programme de la politique bourgeoise lorsqu’il s’écria le premier : Le sang de ses enfans n’appartient qu’à la France, paroles solennelles qu’à chaque occasion critique le pouvoir peut répéter avec confiance, assuré qu’elles seront toujours applaudies, alors même qu’on les invoquerait pour pallier une faute.

Cette politique au jour le jour, sans lointaine prévision comme sans fixité, se comprend et se justifie lorsque la vie publique est de plus en plus absorbée dans la liberté croissante de la vie individuelle, et quand les affections se concentrent au foyer domestique. On n’a pas à réclamer de la bourgeoisie ce dévouement exalté qui n’est pour l’aristocratie militaire que la compensation de ses avantages ; elle ne saurait porter aux affaires ces inflexibles et habiles traditions politiques qui sont la force des patriciats. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, et qu’on n’induise pas de ces paroles des conséquences qui pourraient paraître en désaccord avec des opinions antérieurement émises, auxquelles les évènemens qui se déroulent nous font tenir de plus en plus. Nous n’estimons pas que l’heure du repos ait encore sonné pour la bourgeoisie française, et la plus grande faute du pouvoir, celle qui entraîne déjà pour lui, comme pour la société, de dangereuses complications, c’est d’avoir cru qu’il pouvait la désintéresser soudain de toute action extérieure. Pour que la bourgeoisie entre complètement dans les voies pacifiques et productrices qui lui sont naturelles, il faut d’abord que la position de son gouvernement soit bien fixée en face de l’Europe, et que le grand nom de la France soit prononcé avec respect de Saint-Pétersbourg à Madrid. Il est impossible de fonder solidement la paix matérielle au milieu de la guerre morale. Il faut donc, dans l’intérêt même de cet avenir plus prospère et plus calme, prendre des positions, suppléer aux sympathies qu’on nous refuse par des combinaisons fermes en même temps que prudentes ; il ne faut pas surtout que la France se sente isolée, et que son immense activité reste sans aliment, car elle déchirerait ses propres entrailles. La colonisation sérieuse de l’Afrique, la tutelle politique de l’Espagne, ces deux mesures sortaient impérieusement, non du génie même de la bourgeoisie, mais de notre situation vis-à-vis de l’Europe, qui doit comprendre qu’entre nos mains sont passées ces clés de l’antre des tempêtes dont un ministre étranger s’était fait des armes, et vis-à-vis des passions intérieures, auxquelles il faut donner quelque pâture. En Afrique et en Espagne, ce seraient la guerre et la liberté sans propagande, la guerre civilisatrice, la liberté monarchique ; ce serait, en un mot, l’habile et précieuse transition du génie du passé au génie de l’avenir.

Dieu merci, le propagandisme révolutionnaire est mort, et la bourgeoisie a eu l’honneur de le frapper au cœur. Ce sera, certes, chose heureuse de sortir enfin de la politique missionnaire et de vivre pour soi-même. Déjà le char des idées nouvelles n’est-il pas assez vigoureusement lancé en Europe pour se passer de notre concours, et la France ne saurait-elle substituer un jour à la propagande de ses armes la propagande de ses exemples ? De quel prix les nations ne paient-elles pas cette poésie révolutionnaire distillée du plus pur de leur sang ? Que la bourgeoisie sache y renoncer de bonne-grace, qu’elle ne se fasse pas un tempérament factice, et qu’elle ne se croie pas obligée d’avoir des ovations et des banquets patriotiques, à peu près comme les Anglais ont des cantatrices et des danseuses.

Le sénat romain écrasait le monde pour orner les pompes de quelques triomphes ; pour fonder sa suprématie maritime, l’Angleterre martyrisa l’Irlande et accola la plus hideuse misère à la plus scandaleuse opulence. En France, les conquêtes de la république tombèrent en héritage à un soldat, et celui-ci porta la guerre de Lisbonne à Moscou, pour la terminer aux buttes Montmartre. Attila en finit de Rome, O’Connell de l’Angleterre aristocratique, et les traités de 1815 sortirent de nos victoires. Si le gouvernement bourgeois manque d’éclat, il n’aura du moins à se faire pardonner ni l’immoralité des moyens, ni la barbare et stérile grandeur du but ; s’il est plus un gouvernement de sens qu’un gouvernement de génie, il ne lui viendra jamais en pensée de violer aucun des principes fondamentaux de la civilisation humaine.

Si l’unité de l’Europe devient jamais possible, ce sera durant cette ère mortelle aux vieilles nationalités, où les mœurs seront soumises à l’action des mêmes principes. La presse et la banque, ces machines à vapeur appliquées à l’intelligence et à la richesse, établiront une circulation d’idées et de capitaux tellement rapide, que ses conséquences politiques échappent à toutes les prévisions, ou plutôt les autorisent toutes. La patrie, qui, à des titres divers, est, pour les démocraties comme pour les patriciats, une unité vivante et sacrée, ne sera guère, aux yeux de la classe gouvernante, qu’une vaste agglomération d’intérêts. La terre elle-même perdra de plus en plus ce caractère patriarcal qu’elle a si long-temps revêtu, pour devenir un simple instrument de production, une sorte de valeur mobilière constamment échangeable.

Ceci conduira forcément à un système d’actions, déjà plus qu’une simple théorie, et qui semble seule pouvoir concilier l’extrême subdivision des fortunes avec les conditions de l’exploitation agricole. Nos neveux verront probablement coter aussi couramment en bourse les actions territoriales que les actions industrielles. Alors l’œuvre sera consommée, et la terre aura cessé d’avoir une voix pour parler au cœur de l’homme ; alors les souvenirs des temps passés ne sanctifieront plus ses demeures, et la famille deviendra pour lui le siége unique de ses joies, le centre de sa vie morale. La terrible bande noire qui se rue sur nos tourelles, et que nous poursuivons de nos imprécations, accomplit, je le crains, une œuvre providentielle ; elle nivelle le sol comme d’autres ont nivelé la société.

À cet égard, les habitudes subissent graduellement une révolution dont on n’a pas encore la conscience complète. Ce ne sont pas seulement les grandes existences qui sont frappées à mort parmi nous, ce sont encore toutes les existences de loisir. La propriété par elle-même ne suffira plus pour donner une position ; l’on devra, moins encore à raison de son exiguité que par suite de l’exigence des mœurs, y joindre une profession libérale, ou combiner la possession de la terre avec l’exercice actif d’une industrie. Peu de générations s’écouleront avant que les propriétaires amateurs ne deviennent tous des propriétaires utiles, acceptant de l’agriculture non plus ses distractions et ses plaisirs, mais ses théories savantes et ses pratiques laborieuses, ses sueurs quotidiennes et ses chances incertaines. On ne pourra maintenir long-temps en France la distinction si comprise encore en Angleterre entre la landed-property et la monneyed-property. Voyez déjà depuis vingt ans nos grands propriétaires de forêts devenus presque tous maîtres de forges ; et l’une des découvertes capitales du siècle, la distillation de la betterave, ne va-t-elle pas créer l’association la plus étroite de l’industrie manufacturière avec la culture agricole ? Les nouveaux assolemens qui s’introduisent dans nos provinces reculées, depuis la garance et le colza jusqu’à la pomme de terre à convertir en fécule, n’altèrent-ils pas tous les jours les habitudes immobiles des propriétaires fonciers ? Nous sommes bien près d’une époque où les colonnes du rentier paternel ne fixeront plus le chiffre du budget annuel ; il faudra payer de sa personne et de sa pensée, soutenir des concurrences, essayer les méthodes nouvelles, deviner les débouchés ; en un mot, être constamment de sa personne à la queue de sa fortune pour l’empêcher de s’envoler.

Il faut le reconnaître, les besoins s’étendent trop chaque jour pour qu’on se résigne à vivre sans stimulant dans l’oisive obscurité d’une ville ou sur son champ héréditaire, sans essayer d’étendre son aisance, au risque même d’y compromettre son bonheur. L’on comprend les habitudes casanières, lorsque l’horizon a pour centre le clocher de la ville natale, et qu’on trouve, pour ainsi dire, toute sa vie sous sa main. Mais aujourd’hui que les influences parisiennes descendent jusqu’au fond du dernier hameau, y soufflant des rêves d’ambition et de gloire, associant les plus humbles existences aux plaisirs les plus délicats de l’intelligence et du goût ; bientôt surtout que les distances auront disparu, que les villes déverseront sans cesse, au sein l’une de l’autre, leurs flots pressés et confondus, une immense révolution ne se consommera-t-elle pas dans les mœurs comme elle s’est opérée dans les lois ? révolution mêlée de biens et de maux comme toutes les grandes révolutions humaines ; œuvre providentielle qui ne s’arrêtera pas plus devant nos critiques, qu’elle n’a besoin pour avancer de nos éloges.

La conquête avait assis en Europe l’idée du pouvoir politique sur celle de la possession de la terre. La révolution française a eu pour objet de faire pénétrer entre ces deux idées celle du droit de l’intelligence. Sur cette double base s’organise aujourd’hui le gouvernement de la bourgeoisie, fixe dans les principes, et toujours mobile dans les personnes ; changeant sans cesse d’instrumens, selon les chances de la fortune, que les nécessités et l’esprit du temps contraignent chacun à courir, mais se maintenant toujours, envers les classes inférieures, dans des rapports de tutelle et de patronage ; rapports que les efforts de la démocratie ne parviendront pas à changer, bien que l’esprit du christianisme, devenu la philosophie pratique de la société moderne, tende sans cesse à les rendre plus doux et plus paternels.

Que si l’on se demandait maintenant quelles institutions s’assortissent au génie de la classe moyenne, il est manifeste que l’uniformité des mœurs appelle l’uniformité administrative, et que la rapidité des transactions, la liaison et la multiplicité des intérêts, semblent pousser le pouvoir vers une centralisation puissante.

On ne prétend pas établir d’une manière absolue que la centralisation soit de l’essence du gouvernement bourgeois. Il se peut qu’à cet égard chaque peuple maintienne l’empire de ses habitudes et de son génie. Cependant comment ne pas reconnaître quelque chose d’éminemment centraliste dans le bill de réforme, par exemple ? comment nier qu’en Amérique cette grande faction fédéraliste, qui n’était au fond qu’une sorte de parti bourgeois, formé un siècle trop tôt, n’eût sur ce point des dispositions fort prononcées ? enfin comment ne pas s’arrêter au spectacle instructif qu’offrent en ce moment les Pays-Bas, cette terre classique des vieilles franchises et des libertés locales ? On voit là, comme en France, l’école du juste-milieu en lutte contre le libéralisme sur les questions de principes, contre l’aristocratie sur les questions d’organisation intérieure, se préoccuper surtout du soin de ressaisir pour le pouvoir des attributions qu’il n’a jamais eues, ou qui lui étaient échappées. Mais à quoi bon les inductions en présence du fait le plus caractéristique du siècle ?

Si une idée politique a poussé en peu de temps de profondes racines, c’est, sans nul doute, la division administrative du territoire français et la constitution que l’an vii y a superposée. Dire à un grand peuple : « Vous allez cesser d’entendre les noms qui jusqu’ici ont retenti à vos oreilles ; ces provinces dont vous aimez les traditions, cette gloire locale dont vous êtes fiers, tout cela va s’évanouir en un jour ; votre histoire sera pilée dans un mortier, sans qu’il en reste une seule page ; puis, en place de ces glorieux souvenirs, vous aurez quatre-vingt-six cases d’échiquier, découpées au hasard selon le cours d’une rivière inconnue ! » Tenir d’autorité un tel langage au peuple le plus fier et le plus intelligent du monde, cela paraît étrange ; être obéi sans résistance, cela doit paraître plus étrange encore. L’avenir pourtant consacra vite cette tentative. L’assemblée constituante rajeunit la France en la lançant, dégagée de son passé de quatorze siècles, dans une ère alors bien sombre ; œuvre d’audace et de foi qui est à elle seule la révolution tout entière.

La division départementale préparait cette mobilisation de la terre, cette subordination de l’élément historique ou fixe à l’élément industriel ou viager, sur laquelle doit reposer en Europe le gouvernement de la bourgeoisie. En 1789, la constituante en proclama le principe ; combattu cinquante ans, il n’a définitivement conquis le pouvoir qu’au 13 mars 1831.

Malgré toutes les idées qui se sont fait jour depuis six ans, on n’a tenté aucune attaque vraiment sérieuse contre l’ensemble de nos institutions administratives. L’école démocratique s’est presque toujours maintenue dans la sphère de la politique générale, abordant surtout les questions diplomatiques, parce que la guerre couve toujours au fond de sa pensée comme le levain par lequel elle fermente. Elle a compris que le pays ne la suivrait pas si elle engageait le combat contre les seuls intérêts vraiment vivans parmi nous. Aussi a-t-elle parlé de réforme et d’irresponsabilité royale, et fort peu de décentralisation ou d’administration collective. Elle a voulu la guerre contre toute l’Europe sans vouloir sérieusement une attribution de plus pour nos conseils municipaux. Cependant si l’avenir prochain de la France appartenait à la démocratie, si le self-government tendait en effet à prévaloir parmi nous, le premier indice de ce grand mouvement ne serait-il pas l’affaiblissement du système fondé sur le principe opposé ? Or, en représentant par des noms propres les diverses fractions parlementaires de l’opinion bourgeoise ou dynastique, n’est-ilpas évident que M. Thiers est encore plus centralisateur que M. Guizot, et que M. Barrot hésite à compromettre le succès de ses théories politiques par la complète énonciation de ses théories municipales ?

À cet égard, quelques illusions étaient permises en 1830, et pour notre compte, nous déclarons les avoir jusqu’à un certain point partagées. L’erreur venait de ce que l’on considérait l’organisation administrative de la France comme relevant directement de Napoléon, tandis que son principe, proclamé en 89, s’enlaçait étroitement à l’avènement politique de la bourgeoisie. Il eût fallu comprendre que si l’empire en fit un puissant instrument de guerre, cette organisation est par elle-même essentiellement pacifique et productrice, qu’elle se combine avec une grande somme de libertés politiques, ne s’arrêtant que là où nos mœurs s’arrêtent. Aussi voyez quel retentissement a obtenu la résurrection provinciale si bruyamment vaticinée par le parti légitimiste. Vingt gazettes se sont vainement évertuées à rendre à la circulation ces frustes médailles ; et pendant qu’elles s’élevaient avec une indignation de commande contre le despotisme de la centralisation parisienne, doublures sans inspiration et sans génie propre, elles le subissaient jusque dans ses plus tristes exigences.

À la résurrection provinciale, ce parti lia d’une façon non moins infructueuse l’idée de l’administration gratuite. Ce fut une étrange tentative que de jeter une théorie, accessoire obligé d’une constitution aristocratique, au sein d’une société où tout la repousse ; l’établissement du salaire pour tous les services publics est en effet la conséquence la plus directe du gouvernement par la classe moyenne. Les raisons en sont si évidentes, qu’il semble fort inutile de les déduire. Dans un siècle où chaque génération est contrainte de se faire à elle-même sa place et sa fortune, où en face d’une ombrageuse publicité, le pouvoir n’offre guère que des difficultés sans compensation, sa conquête impose trop de sacrifices, pour qu’elle soit vivement poursuivie par la classe qui peut le plus aisément s’en passer.

La scission opérée par la révolution de juillet entre le gouvernement et l’ancienne aristocratie s’affaiblira sans doute dans ce sens que les fils seront étrangers aux répugnances de leurs pères. Mais tenons pour certain que les existences de loisir, chaque jour plus restreintes et plus rares, se garderont d’engager dans la vie publique une indépendance qui contrastera d’une manière trop marquée avec la situation générale pour être un titre à la faveur publique. À cet égard, le gouvernement de la bourgeoisie en Europe ne peut manquer de subir les mêmes lois que celui de la démocratie en Amérique. Le salaire pour les fonctions municipales, reconnu par la vieille organisation bourgeoise des Pays-Bas, s’introduira nécessairement en France, là du moins où ces fonctions imposent des soins assidus et à bien dire exclusifs.

Je crains fort, car je redoute toujours la conséquence dernière d’un principe, que la théorie du salaire ne reçoive forcément une application plus grave encore. L’indemnité pour la représentation nationale en semble le corollaire rigoureux. Si l’opposition, au lieu de remuer le vieux terrain révolutionnaire où les idées ne germent plus, avait pénétré plus avant dans les mœurs contemporaines, elle aurait compris la puissance de cette donnée plus facile à faire accepter au pays que tant d’autres si vainement émises par elle, et d’une portée bien autrement sérieuse.

On vient de dire que, relativement aux fonctions publiques, la France était placée sur une pente analogue à celle des États-Unis : ajoutons pourtant qu’avec le principe électif, base désormais consacrée de nos institutions politiques et administratives, semble devoir se combiner de plus en plus un autre principe destiné à devenir en même temps son complément et son contrepoids. Je veux parler du concours ou de l’épreuve scientifique. Cette épreuve est déjà l’initiation obligée à beaucoup de carrières, et cette initiation tend à se généraliser graduellement. Ce principe n’a rien d’américain ; il appartient essentiellement à l’Europe et au gouvernement de la bourgeoisie : c’est le droit de l’intelligence légalement reconnu, c’est la concurrence introduite dans le domaine de la pensée. Peut-être l’avenir verra-t-il l’épreuve scientifique imposée comme condition d’éligibilité aux divers degrés de la hiérarchie, soit politique, soit administrative. Alors la souveraineté nationale trouverait toujours une limite hors d’elle-même, et le droit constitutionnel de l’Europe serait fondé en regard de celui de l’Amérique.

Une autre conséquence que semble entraîner l’organisation de l’administration française sur ce double principe, c’est un personnel nombreux et un salaire égal, sinon supérieur, à celui que peut assurer l’industrie privée. On a pu lire sur ce point, dans l’ouvrage de M. Chevalier, des réflexions d’une haute portée, qui, si elles ont pu contrarier les anatomistes de budgets, n’en sont pas moins fort politiques. Dans un temps où l’éducation libérale est si répandue, il faut que les services publics servent de débouchés à toutes les capacités constatées. Au moyen-âge, l’église était ce grand corps où l’aristocratie de l’intelligence opprimée par celle des armes retrouvait l’égalité pour s’élever à la domination politique. Les rapports du catholicisme et de l’état ont dû changer dans les temps modernes. L’église, qui accepte toutes les formes parce qu’elle ne dépend d’aucune d’elles, n’a maintenu que son existence spirituelle, et l’administration est devenue le sacerdoce de la société.

Quoi qu’il en soit, les choses vont si vite chez nous, que l’admission des capacités, déjà classée par la loi à la jouissance des droits politiques, est désormais un fait inévitable et prochain. Du reste, sans se faire illusion sur la portée de cette capacité légalement constatée par l’inscription sur la seconde liste du jury, on peut penser que les résultats de cette adjonction trop redoutée de quelques esprits timides ne seront nullement hostiles au principe qui l’aura fait prononcer. Ce principe n’a rien de démocratique par sa nature, car, toute mal fondée que puisse être souvent en fait cette présomption d’intelligence, elle a une haute importance en droit, et exclut plus rigoureusement même que le cens en argent, la doctrine américaine de la majorité numérique. Ainsi, et non autrement, s’opérera dans l’avenir la réforme électorale ; et celle-là sera la dernière, tant que domineront les intérêts actuels. Quant à l’abaissement du cens, cette réforme selon les vœux de la droite, rien n’annonce que l’opinion y tende. Le cens est, comme le doctorat, une présomption légale de capacité, et si l’on y touchait jamais, ce serait moins peut-être pour le descendre que pour l’élever.

Nous venons de dessiner cette physionomie bourgeoise qui se forme par toute l’Europe à mesure que le propagandisme révolutionnaire et le propagandisme absolutiste perdent l’un et l’autre de leur native énergie. Chaque peuple maintiendra sans doute, sous ce couvert uniforme, l’empreinte de son génie. Les uns ne laisseront au pouvoir que ce qu’ils ne pourront pas lui ôter sans tomber dans l’anarchie ; les autres ne lui reprendront que ce qu’ils devront se réserver pour être libres.

La France marche la première dans cette catégorie. Elle s’est fait d’un pouvoir fort une habitude séculaire ; et si elle est jalouse de le tenir constamment sous son contrôle, elle met peu de prix à le partager. La France ressemble fort à l’homme de bonne maison, qui préfère chasser son intendant lorsqu’il fait trop mal ses affaires, que de prendre la peine de les faire lui-même.

Révolutionnaire et apathique à la fois, entravant le pouvoir sans le prendre, le génie d’association lui manque, et rien n’annonce encore son réveil. Ce principe est pour elle une abstraction qu’on a fait disparaître de ses lois sans que le sentiment public s’en soit ému. C’est qu’en effet, sans parler des miracles de l’association morale, qui, en Amérique, déracine des vices et change des habitudes invétérées ; de ceux de l’association religieuse et politique, à laquelle l’Irlande doit sa délivrance ; en laissant de côté ces entreprises colossales, par lesquelles les États-Unis ont peuplé leur continent et les Anglais conquis les Indes, la France ne saurait citer un seul essai à mettre en parallèle même avec les entreprises les plus usuelles dans les Pays-Bas. Ses compagnies commerciales ont presque toujours été la risée du monde ; en ce genre, elle a presque toujours imité les autres, sans avoir jamais foi sérieuse dans ses efforts. Sur cette terre, où les idées se joignent si étroitement, il semble que les capitaux s’évitent. Sous ce rapport, la France n’est guère plus avancée qu’elle ne l’était il y a deux siècles ; et l’idée que l’initiative appartient au pouvoir en toute matière d’utilité publique, que nul intérêt privé ne saurait suppléer son action, n’a pas été le moins du monde ébranlée dans la nation par des théories demeurées jusqu’à présent sans applications pratiques.

Je suis fort disposé à admettre que c’est là un véritable malheur ; mais ce fait est d’un entêtement inexorable. En France, il faut consentir à faire beaucoup par le pouvoir, ou se résigner à faire fort peu de chose. Mon tempérament me fait, je le confesse, regretter de n’être pas, sur ce point, Américain, Anglais ou Belge ; mais les nationalités ne se transvasent pas l’une dans l’autre, et les peuples changent leurs institutions sans changer leur nature.

Sachons, d’ailleurs, reconnaître que la plupart des objections dirigées contre le principe de la centralisation (on comprend assez qu’il ne s’agit pas de ses abus) demeurent chez nous sans application véritable. On met chaque jour, par exemple, en regard de la lenteur d’exécution, des procédés timides et routiniers inhérens à l’administration générale, ce que le génie local de la libre association enfante dans d’autres contrées ; et au tableau de l’Amérique faisant circuler la civilisation sur les routes en fer et les canaux innombrables qui sillonnent son territoire, on oppose l’immobilité de la France, où des entreprises grandes et fécondes s’opèrent si rarement et à si grand’peine : contraste plus apparent que réel, que la réflexion ne doit pas hésiter à repousser.

Si traçant, en effet, un parallèle entre l’œuvre de la force centralisante en France et celle des forces libres en Amérique, depuis cette année solennelle qui détermina pour l’une et pour l’autre les formes de leur organisation sociale[3], opposant au tableau, si imposant, du reste, des républiques transatlantiques, celui de nos longs efforts pour faire notre révolution et pour la défendre contre les résistances du dedans et du dehors ; si l’on montrait la France conquérant l’Europe, puis payant le tribu de sa rançon sans succomber sous deux invasions formidables ; si on la faisait voir, après les plus mauvais jours, reprenant, heureuse et prospère, sa place à la tête des monarchies constitutionnelles, jetant son or à tort et à travers en Espagne, en Grèce, à Alger, puis à Anvers, à Ancône, partout où une idée se trouvait engagée ; si l’on calculait ce que la centralisation a donné de force à la république, à l’empire, à la restauration et au gouvernement de 1830, à côté de cette masse de richesses et d’efforts, les rail-ways, les machines et les bateaux à vapeur américains ne feraient, je le crois, qu’une assez mesquine figure.

Que si ces efforts ont presque toujours été perdus pour la prospérité publique, si la France a versé le meilleur de son sang et usé ses trésors en des querelles stériles, prenez-vous-en à sa position continentale, qui lie forcément son sort à celui de tous les grands états de l’Europe ; demandez-en compte surtout à ces luttes passionnées où se consume si tristement sa vie. Félicitez les États-Unis d’échapper à de telles épreuves ; mais ne taxez pas d’improductif le principe gouvernemental sorti de 89 ; ne niez pas qu’il ne puisse devenir le levier d’une incomparable prospérité.

La nature, qui a prédestiné la France à un gouvernement central, semble aussi, comme on l’a dit souvent, l’avoir faite monarchique. Cette maxime a reçu la haute sanction de l’expérience et des évènemens. Qu’on ne s’abuse pas cependant sur ce point, et qu’on se garde d’illusions dangereuses sur le rôle politique aujourd’hui déféré à la royauté. Si, depuis six années, elle a chaque jour étendu la sphère de son action, avec l’assentiment manifeste du pays, comprenons bien qu’on doit moins l’attribuer aux tendances naturelles de l’opinion qu’aux circonstances extraordinaires que ce pays a traversées. Lorsqu’une grande nation vit, pour ainsi dire, sous la tente, livrant un combat par jour à l’anarchie, il faut un homme pour conduire cette guerre et organiser la résistance. Or, quand un prince se montre à la hauteur de l’œuvre que la nécessité seule lui avait d’abord fait départir, le sacre des balles et l’honneur d’un immense succès donnent au roi une puissance à laquelle il ne faudrait pas mesurer la puissance même de la royauté.

Qu’on ne se fasse pas illusion : observée dans ses rapports naturels, dans sa situation normale, vis-à-vis de la royauté, la bourgeoisie sera inquiète et réservée. Elle redoutera constamment son alliance avec les débris du passé tant qu’ils n’auront pas disparu, avec l’Europe où ce passé est vivant encore. La royauté aura donc à s’effacer pour qu’on ne l’accuse pas de se créer une politique à part et une influence en dehors des intérêts par lesquels elle existe. Ceux-ci lui rappelleront avec hauteur leur puissance et son berceau ; fort éloignés de l’indépendance républicaine, ils n’en auront pas moins l’aspérité de langage ; et l’on peut prévoir que, du jour où ces intérêts seront complètement rassurés sur les périls du dedans et du dehors, la maxime : Le roi règne et ne gouverne pas, tendra à redevenir, pour la bourgeoise, la règle du droit constitutionnel, comme : le sang de ses enfans n’appartient qu’à la France, restera le dogme de son droit international. L’on verra concurremment s’étendre la centralisation et se circonscrire l’action monarchique ; la royauté sera presque toujours battue sur des questions politiques, lorsque ses agens, dans l’ordre administratif, recevront peut-être des attributions nouvelles. L’on ne réclamera pas, pour les conseils-généraux, le droit de proposer le classement d’une route vicinale ; mais on exigera pour les chambres celui de sanctionner les traités : l’on trouvera fort simple que les préfets imposent d’office les communes ; mais si le roi voulait une garde, on ferait acte d’indépendance en la lui refusant.

Libre d’engagement politique, quels que soient mes affections et mon respect pour les personnes, j’ai droit d’énoncer ma pensée tout entière, et j’en use avec la conviction que je remplis un devoir. Comment méconnaître que déjà toutes ces tendances se révèlent, et qu’on a manifestement demandé à la bourgeoisie ce qu’il lui répugne de donner ? Vous voulez des lois contre l’émeute des rues, en voilà ; vous en voulez contre l’émeute morale réfugiée dans les journaux, en voici encore ; vous voulez une protestation contre un immense scandale, la France entière vous la donne, encore qu’elle puisse être inutile. Elle est peu touchée des argumens ramassés dans la poussière de la salle des Pas-Perdus. Tenez pour certain que dans cette grave circonstance son assentiment est acquis, sinon à la forme, du moins au principe de votre loi ; mais arrêtez-vous, ne mettez pas les croyances monarchiques à l’épreuve ; ne faites pas un dogme de ce qui n’est qu’un intérêt ; que la royauté ne cherche pas dans les prestiges impuissans de l’antique monarchie une force qui repose exclusivement, pour elle, sur l’ordre matériel et la régularité administrative ; qu’elle accepte la situation comme Casimir Périer l’avait entendue, car c’est lui qui l’a fondée, et c’est sa pensée seule qui a fait notre force et notre salut.

En résumé : le gouvernement par l’opinion publique, et l’administration par le pouvoir ; l’initiative à celle-là sur toutes les questions politiques, à celui-ci sur tous les intérêts matériels : tel est le symbole de l’école bourgeoise, qui n’est rien moins que révolutionnaire sans être pour cela monarchique.

Deux élémens combinés constituent la bourgeoisie considérée comme puissance sociale : l’industrie et la science, l’influence qu’assurent les capitaux et le droit prépondérant que réclame l’intelligence. Jusqu’au 13 mars 1831, la lutte fut entre la démocratie et la bourgeoisie, ou, pour se placer à un point de vue plus européen, entre le génie guerrier et le génie pacifique : aujourd’hui elle n’est plus qu’entre les deux élémens constitutifs de l’ordre nouveau qui aspirent non à s’entre-détruire, mais à dominer l’un sur l’autre. La querelle de la doctrine et du tiers-parti n’a pas une moindre portée. C’est, pour grossir les choses afin de les faire ressortir, la lutte entre le hautain despotisme de la chaire et l’esprit impolitique du barreau ; et cette lutte, avec ses oscillations diverses, durera autant que la monarchie actuelle, qui est comme le point d’équilibre de ces forces opposées. À ces deux pôles viendra se rallier, par une affinité secrète, tout ce qui, d’une part, dans l’ancienne aristocratie, de l’autre dans l’école démocratique, voudra entrer dans le mouvement de la société telle qu’elle est assise de nos jours. Puis, en définitive, si à l’exemple du fédéralisme en Amérique, le doctrinarisme succombe sous des forces plus nombreuses, le tiers-parti, fondu dans l’opposition dynastique, se trouvera face à face avec la démocratie, qui, elle aussi, n’aura rien appris ni rien oublié. Alors la bourgeoisie, privée de l’un de ses élémens constitutifs, tenterait probablement une résistance vaine ; le parti populaire triompherait sans que la France se fût préparée à supporter cette victoire, et l’on serait sorti de la monarchie sans être en mesure de s’établir dans la république. Tel apparaît l’avenir avec ses dangers et ses chances, avenir que les partis s’estiment sur le point de saisir, et qui, pour de longues années, on peut l’espérer, doit s’enfuir encore devant eux.

Nous voici arrivés aux limites de cet article, et je m’aperçois que la principale question nous échappe. Nous avons montré la bourgeoisie exploitant l’Europe comme une grande usine, l’organisant comme une ruche d’abeilles, constituant simultanément dans son sein le mandarinat de la science et la hiérarchie du travail. Mais, certes, ce résumé serait la critique la plus sanglante d’un tel avenir, l’anathème le plus décisif prononcé sur lui, si une haute inspiration morale ne venait le légitimer et le vivifier.

L’homme ne vit pas seulement de pain, et ses destinées, dans le temps, préparent ses destinées-immortelles. Pour lui, la terre ne sera jamais qu’une figure qui passe, la vie que le rêve d’une ombre. Vainement rendrez-vous cette terre plus riche et plus belle : à moins de supprimer la mort et d’étouffer ces dégoûts profonds, précurseurs d’une autre félicité, votre apothéose de l’industrie, et votre réhabilitation de la chair seront toujours des dérisions amères et des théories repoussantes. Il faut une religion à l’homme pour qu’il puisse supporter la vie, il en faut une aux sociétés pour qu’elles subsistent. Ceci est compris de nos jours mieux que jamais, car le temps des grandes misères est aussi celui des grands enseignemens. Si donc la bourgeoisie a reçu mission sociale, si elle doit relier les intelligences, elle doit être religieuse elle-même. Il lui faut un principe de dévouement, c’est-à-dire de foi. Hors de là, toutes les prétentions de l’école organique et gouvernementale resteront des déclamations sans portée. Quelle est à cet égard la disposition des esprits, comment et dans quels rapports avec l’ordre politique le sentiment religieux doit-il se produire ? Double question que nous pourrons aborder plus tard.


Louis de Carné
  1. Ce résultat a été constaté d’une manière fort remarquable pour le département que nous habitons, lequel, étant presque exclusivement agricole, fait autorité sur ce point. Il résulte des documens recueillis dans le Finistère, pour un espace de douze années, que si l’on suit une à une les diverses cotes composant le nombre d’articles appartenant à chaque commune, pour les comparer d’un terme à l’autre, on remarquera que les cotes de 1 à 5 fr., de 5 à 10 fr., de 10 à 20 fr., de 20 à 40 fr., de 40 à 60 fr., ont sensiblement baissé en nombre de 1823 à 1834 ; que celles de 60 à 80 fr., de 80 à 100 fr., de 100 à 150 fr., de 150 à 200 fr., et de 200 à 300 fr., se sont, au contraire, à peu près maintenues au pair ; que celles de 300 à 400 fr. se sont élevées d’un dixième du nombre, tandis que celles de 400 à 500 fr. et au-dessus ont baissé d’un cinquième environ. — Ainsi, la moyenne propriété n’a rien perdu ou presque rien quant au nombre de ses cotes ; la petite propriété, au contraire, a perdu dans la masse 15 p. 100 ; et si l’on observe en particulier les cotes les plus inférieures, on trouve que celles de 1 à 5 fr. ont perdu 18 p. 100. (Recherches statistiques sur le Finistère, publiées par la Société d’émulation de Quimper, deuxième partie.)
  2. Qu’on veuille bien ne pas prendre ces observations pour une accusation directe contre l’aristocratie belge, et n’y pas trouver un blâme jeté sur la conduite prudente du gouvernement. Le roi Léopold a compris qu’il valait mieux, à tout prendre, laisser la Société générale à elle-même et passer quelque chose au repoussement de l’opinion dominante, que de se séparer du parti catholique territorial, le seul qui puisse fonder une véritable nationalité belge, si cette nationalité est possible. Ce parti, de son côté, a promptement senti que ce qu’il y avait d’essentiellement cosmopolite dans l’influence financière était une source de graves dangers pour un état dont l’avenir est précaire et les fondemens mal assurés. Il repousse la Société générale par le même motif qui lui fait repousser l’imitation des formes et l’influence des idées françaises. Pour lui, les banquiers sont des propagandistes anti-nationaux. Peut-être a-t-il raison ; mais c’est se placer sur un terrain bien difficile à conserver en plein xixe siècle.
  3. On sait que la constitution actuelle de l’Union remonte à 1789