De la croyance
DE LA CROYANCE
C’est un véritable service que M. Cl. Gayte a rendu à la philosophie en publiant son Essai sur la croyance[1] (Paris, Germer Baillière, 1883.) et en ramenant l’attention sur un sujet si important. Aucune philosophie ne devrait s’en désintéresser ; presque toutes le négligent ou l’esquivent. L’empirisme et le positivisme se devraient à eux-mêmes de dire comment ils définissent la certitude, et quelle différence ils font entre croire et être certain ; ils laissent généralement cette question de côté. Le spiritualisme a toujours compris l’importance du problème de la certitude : sauf quelques exceptions, il prête moins d’attention à la croyance. Il n’est pas même facile de dire dans quelle partie de la philosophie cette question devrait trouver sa place. Les psychologues ne s’en occupent guère, parce qu’il leur paraît qu’elle appartient aux logiciens. Les logiciens, tels que Stuart Mill, la renvoient aux métaphysiciens. Mais les métaphysiciens ont bien d’autres visées. Pressés d’arriver aux conclusions qui leur tiennent au cœur, ils l’oublient ou l’ajournent. C’est pourtant par là qu’il faudrait commencer.
Dans la philosophie généralement enseignée en France, la croyance est considérée comme tout à fait distincte de la certitude ; elle est autre chose, si elle n’est pas le contraire, et elle est fort au-dessous. C’est une sorte de pis-aller dont on ne se contente qu’à regret et qui, par suite, ne mérite guère qu’on s’y arrête. L’œuvre propre du philosophe est de chercher la certitude ; c’est à elle seule qu’il a affaire. Rien de mieux, assurément, et ce n’est pas nous qui contesterons le devoir qui oblige tout philosophe à donner son adhésion à toute vérité clairement et distinctement aperçue. Nous n’avons garde de méconnaître ce qu’il y a de noble et d’élevé dans cette manière de comprendre le rôle de la philosophie ; nous savons les dangers du fidéisme ; l’idéal que tant de philosophes se sont proposé, que les plus illustres d’entre eux se proposent encore, doit être poursuivi sans relâche. Mais cette certitude si entière, si absolue, qui ne laisse place à aucun doute, le philosophe la rencontre-t-il partout ? la rencontre-t-il souvent ? N’y a-t-il pas bien des questions où, après de longues recherches, en présence de difficultés toujours renaissantes, en face des divergences qui séparent irrémédiablement les meilleurs esprits, et les plus éclairés, et les plus sincères, il est forcé de s’avouer que la vérité ne s’impose pas avec la rigueur et la nécessité d’une démonstration géométrique ? Il peut croire pourtant, et sa croyance est légitime. Nous ne savons guère de doctrine plus dangereuse, et qui fasse au scepticisme plus beau jeu, que celle qui, entre la certitude absolue et nécessaire, et l’ignorance ou le doute, ne voit de place pour aucun intermédiaire. Mais si on revendique le droit de croire rationnellement, n’a-t-on pas par là même le devoir d’examiner la nature de la croyance, de s’enquérir des motifs sur lesquels elle se fonde, de chercher comment elle se produit ? Si, comme il semble bien qu’il faut en convenir, la croyance tient, dans les systèmes de philosophie, autant de place que la certitude, pourquoi réserver toute son attention à la certitude et reléguer la croyance au second plan, comme chose secondaire ? Le temps n’est plus où les systèmes de métaphysique se présentaient comme des vérités rigoureusement déduites d’un principe évident, et prétendaient s’imposer de toutes pièces à l’esprit, comme ces démonstrations géométriques dont ils empruntaient quelquefois la forme et dont ils enviaient la rigueur incontestée. Spinoza, Leibnitz, Hegel, pouvaient bien croire qu’ils démontraient a priori leur doctrine : qui oserait, aujourd’hui, afficher de telles prétentions ? Il y a encore bien des systèmes, et les explications de l’univers, en dépit des prédictions positivistes, qui proclamaient la métaphysique morte pour toujours, n'ont jamais été plus nombreuses que de notre temps. Mais elles déclarent que leurs principes sont des induc�tions : plus exactement, elles s’offrent comme des hypothèses capables de rendre compte de tous les faits, et dignes par conséquent, si cette prétention est fondée, de passer à l’état de vérité, suivant la méthode fort légitimement appliquée dans les sciences de la nature. La fierté dogmatique a singulièrement baissé le ton ; la métaphysique est devenue modeste. Mais dire que les théories sont des hypothèses, c’est dire qu’elles font, en dernière analyse, appel à la croyance, et par la force des choses, la théorie de la croyance ne devient-elle pas une des parties principales de la théorie de la connaissance, si les systèmes se proposent comme des croyances, au lieu de s’imposer comme des certitudes ?
En supposant même que la croyance soit maintenue au rang subalterne où on l’a reléguée jusqu’ici, et qu’on contribue à la confondre, non sans quelque dédain, avec l’opinion ; en admettant qu’elle s’attache, dans la vie pratique et faute de mieux, à de simples probabilités, et qu’à ce titre elle soit fort éloignée de la haute et pleine certitude à laquelle aspire le philosophe, ne mériterait-elle pas encore une étude attentive ? La plupart des hommes, et même tous les hommes, dans les circonstances les plus importantes de leur vie, se décident sur des croyances et non sur des certitudes. « Le sage, disait déjà Cicéron, quand il entreprend un voyage sur mer, quand il ensemence son champ, quand il se marie, quand il a des enfants, dans mille autres occasions, fait-il autre chose que de suivre des probabilités ? » (Cic., Acad., liv. II, 34, 109.) Que deviendrait l’art oratoire si la masse des hommes n’agissait [pas] plus par persuasion que par conviction ? Mais si la croyance tient tant de place dans la vie, et s’il y a une philosophie de l’esprit qui doit nous apprendre à nous rendre compte de ce que nous faisons, l’étude de la croyance ne doit-elle pas aussi tenir quelque place dans cette philosophie ? Que ce soit dans la psychologie ou dans la logique, c’est une autre question dont nous n’avons cure pour le moment. À coup sûr, le philosophe sans renoncer à son idéal de certitude, ne dérogera pas en s’en occupant.
Mais il y a plus : la théorie, trop facilement acceptée, qui distingue jusqu’à les opposer la certitude et la croyance, est elle-même fort contestable. Généralement, on évite d’insister sur ce point : il semble qu’on s’en réfère au sens commun pour reconnaître entre la certitude et la croyance une différence spécifique. Mais peut-être ne faudrait-il pas insister beaucoup auprès du sens commun pour obtenir de lui l’aveu qu’après tout, être certain est une manière de croire, et que si on peut croire sans être certain, on n’est pas certain sans croire : en d’autres termes, la croyance est un genre dont la certitude est une espèce. En réalité, les rapports de la certitude et de la croyance sont une question à débattre entre philosophes. Or, il se trouve plusieurs penseurs qui la résolvent tout autrement qu’on ne fait d’ordinaire. Stuart Mill disait déjà, mais sans insister, et sans en tirer aucune conséquence, que la certitude est une espèce de croyance. C’est à M. Renouvier qu’appartient incontestablement l’honneur d’avoir le premier montré toute l’importance de la question, et de l’avoir traitée avec cette vigueur et cette rigueur qui sont la marque distinctive de son esprit. D’autres après lui sont entrés dans la même voie, et, tout récemment, M. Gayte, dans la très intéressante étude que nous signalions au début de cet article, a examiné, en ajoutant beaucoup d’arguments nouveaux, tous les points principaux de ce grave sujet : l’histoire d’abord, du moins l’histoire moderne, car les théories anciennes sur la croyance, fort curieuses et fort importantes, demanderaient à elles seules tout un volume : puis l’objet de la croyance, ses rapports avec l’évidence, avec la passion, avec la volonté. Nous voudrions, à notre tour, examiner avec M. Gayte, mais en les envisageant sous un aspect un peu différent, les deux questions essentielles à nos yeux dans la théorie de la croyance, celle de l’évidence et celle du rôle de la volonté dans la croyance.
I
Il n’est pas aisé, de savoir exactement pourquoi le sens commun et les philosophes ont creusé un fossé entre la certitude et la croyance. Est-ce, comme on le dit quelquefois, parce que la croyance comporte une foule de degrés, tandis que la certitude est absolue ? Mais la croyance, au sens usuel comme au sens philosophique du mot, n’est-elle pas, en bien des cas, cette adhésion pleine, entière, absolue, sans aucun doute possible, qu’on appelle la certitude ? Les religions fausses ont eu des martyrs dont l’adhésion à des idées erronées était psychologiquement indiscernable de la certitude du savant. Dira-t-on que le propre de la certitude est de s’imposer à l’esprit sans aucune résistance possible, de dompter la raison la plus rebelle, de contraindre la liberté, tandis que la croyance laisse une place à la liberté et au sentiment, suppose de la part du croyant une certaine bonne volonté et exige, comme on dit, qu’il y mette un peu du sien ? Mais d’abord les croyances où manifestement la volonté et le choix réfléchi ont le plus de part, comme les croyances philosophiques, revendiquent le nom de certitude, et cela de l’aveu même des personnes qui sont le plus disposées à reconnaître l’importance de l’élément subjectif en toute croyance. En outre, sans parler de ceux qui résistent à des certitudes, jugées par d’autres irrésistibles, n’est-ce pas le propre de toutes les fortes croyances, fussent-elles les plus fausses, de prétendre à ce caractère de nécessité, d’évidence absolue, qu’on donne pour la marque distinctive de la certitude ? L’intolérance, sous toutes ses formes, n’a pas d’autre origine.
La certitude, dit-on encore, est fondée sur l’évidence, au lieu que la croyance ne repose que sur des probabilités. C’est une explication claire en apparence et dont beaucoup de personnes se contentent. Examinons-la d’un peu près, en prenant pour point de départ l’idée qu’on est généralement disposé à se faire de la certitude, sauf à l’éclaircir peu à peu et à lui donner plus de précision.
À première vue, l’évidence apparaît comme une propriété intrinsèque des choses ou des idées auxquelles on l’attribue. Quand on dit qu’une chose ou qu’une idée est évidente, on entend qu’elle l’est par elle-même, indépendamment de tout rapport avec notre esprit, et qu’elle ne cesserait pas de l’être alors même que nous cesserions de la connaître ou d’exister.
Admettons que les choses ou les idées possèdent par elles-mêmes cette propriété. On conviendra que cette propriété ne peut avoir d’influence sur l’état d’âme appelé certitude, être cause de certitude, qu’autant qu’elle produit sur nous une impression, un changement d’une certaine nature. Nous ne sortons pas de nous-mêmes pour aller constater dans les choses ou dans les idées ce caractère qu’on appelle l’évidence : c’est en nous seulement, par le contre-coup qu’elle provoque, que nous pouvons la connaître. Aucune contestation n’est possible sur ce point.
Mais cet effet que l’évidence produit en nous, ce contre-coup qu’elle a dans notre âme, c’est précisément ce qu’on appelle la certitude. C’est par la certitude que nous jugeons de l’évidence : une chose est évidente parce que nous sommes certains ; l’évidence est moins le critérium de la certitude que la certitude celui de l’évidence. Cela est si vrai que nous disons indifféremment d’une chose qu’elle est évidente, ou qu’elle est certaine.
Tous les philosophes qui ont étudié attentivement la question conviennent de ce que nous venons de dire. Ne déclarent-ils pas, avec Spinoza, celui de tous peut-être qui s’est exprimé sur ce point avec le plus de netteté, que la vérité est à elle-même sa propre marque (veritas norma sui et falsi est, Eth., pr. XLIII, Schol), ou encore que l’évidence est comme un trait de lumière qui éblouit, et entraîne l’assentiment ? Comme nous reconnaissons la lumière à ce fait que nous sommes éclairés, nous reconnaissons l’évidence ou la vérité à ce signe que nous sommes certains.
Évidence et certitude sont donc deux expressions absolument synonymes : elles désignent la même chose, l’une à un point de vue objectif, l’autre à un point de vue subjectif. Ou plutôt ces mots de subjectif et d’objectif doivent être écartés de toute philosophie dogmatique : ils ne servent qu’à amener des équivoques. La certitude est bien un état du sujet, l’évidence est conçue comme une propriété de l’objet : mais la certitude, état du sujet, ne peut se définir que comme la possession de l’objet. Il n’est pas d’expression plus impropre et plus incorrecte que celle de certitude subjective qu’on a vue quelquefois paraître de nos jours : c’est une contradiction dans les termes : la certitude n’a plus rien de la certitude si elle n’est que subjective. De même si l’évidence est une propriété de l’objet, l’objet ne possède cette qualité qu’à la condition d’être représenté dans le sujet : le mot même d’évidence implique présence d’un être qui voit. Au vrai, quand on parle de certitude ou d’évidence, le sujet et l’objet se confondent et ne font qu’un.
La reconnaissance de cette identité de la certitude et de l’évidence n’a rien d’ailleurs qui doive inquiéter le dogmatisme le plus absolu. On peut dire, en effet que si l’évidence se révèle à nous par la certitude, ce qui est le point de vue de la connaissance, la certitude est produite par l’évidence, ce qui est le point de vue de l’existence. C’est parce que une chose est évidente ou vraie, que nous sommes certains ; et c’est parce que nous sommes certains, que nous reconnaissons la chose comme vraie. Mais cette thèse ne peut se soutenir qu’à une condition : si la certitude est produite en nous par cette propriété intrinsèque de l’objet qu’on nomme l’évidence, si elle en est la marque, ou mieux encore l’équivalent, il faut de toute nécessité qu’elle ne puisse être produite que par elle : par suite, il faut qu’en nous elle soit psychologiquement distincte de tous les autres états plus ou moins analogues : il faut qu’en regardant attentivement en nous, nous puissions découvrir une différence spécifique entre la certitude et la croyance.
C’est ce qu’ont expressément reconnu les philosophes qui ont le plus profondément étudié la question. La vérité, disent les stoïciens, grave son empreinte dans l’esprit (signat in animo suam speciem), d’une manière si nette, si caractéristique, si unique, qu’une pareille empreinte ne saurait provenir d’un objets sans réalité. C’est la définition même de la représentation compréhensive.
Les stoïciens sont sensualistes et parlent un langage matérialiste : Spinoza, placé à un tout autre point de vue, ne s’exprime pas autrement. Ce ne sont pas les objets sensibles qui, selon lui, font sur l’âme une impression matérielle. Mais l’idée claire et distincte s’offre à l’esprit de telle manière qu’elle diffère spécifiquement de toute autre, et elle est toujours accompagnée de certitude : la certitude est un état sui generis, que seule la vérité peut produire, et qui l’accompagne toujours. On n’est jamais certain du faux. « Jamais, dit-il énergiquement, nous ne dirons qu’un homme qui se trompe puisse être certain, si forte que soit son adhésion à l’erreur. » (Spinoza, Eth., prop. XLIX, Schol. ; pr. XLIII). L’impossibilité d’être certain du faux, l’impossibilité pour une chose qui n’est pas réelle de faire sur l’âme une impression égale à celle qui est produite par un objet réel, voilà où conduit forcément la thèse dogmatique. Il faut absolument renoncer à cette thèse, ou souscrire à cette conséquence.
Au premier abord cette conséquence peut paraître acceptable. Le sens commun lui-même semble l’admettre : si l’homme qui se trompe dit, au moment où il se trompe : je suis certain ; quand il a reconnu son erreur, il dit : je me croyais certain. Et il n’y a là rien de choquant, si, comme le fait le sens commun, d’accord en cela avec le dogmatisme, on définit la certitude l’adhésion à la vérité. Mais le sens commun n’y regarde pas de très près : des philosophes ont le devoir d’être plus vigilants. Or, ils n’ont pas le droit de faire entrer cet élément, l’adhésion à la vérité, dans la définition de la certitude. On vient de voir en effet que la vérité n’est connue que par l’intermédiaire de la certitude ; on ne sait qu’une chose est vraie que parce qu’on en est certain ; on va de la certitude à la vérité, non de la vérité à la certitude. En d’autres termes, si on veut éviter un pitoyable cercle vicieux, il faut définir la certitude en elle-même, telle qu’elle apparaît dans le sujet, et ne faire entrer dans cette définition que les données de la conscience ; elle doit être exprimée en termes purement psychologiques, et il faut en exclure tout élément métaphysique. On pourra dire qu’elle est une adhésion, ou un consentement entier, irrésistible, inébranlable, sans aucun mélange de doute. Et ainsi définie en termes purement subjectifs, la certitude doit toujours différer spécifiquement de la croyance.
Cela posé, sommes-nous en droit de dire qu’il existe une telle différence spécifique ? Ne nous arrive-t-il pas de donner à l’erreur cette adhésion entière, irrésistible (autant du moins que nous en pouvons juger), inébranlable (au moins tout le temps que dure la croyance) ? Osera-t-on soutenir qu’à chaque instant nous ne soyons pas certains du faux ? Nous avons beau déclarer, une fois notre erreur reconnue, que n’étant pas certains, nous croyions l’être ; c’est après coup que nous faisons cette distinction. Au moment même où a lieu cette croyance que nous appelons certitude, l’observation la plus attentive, la réflexion la plus scrupuleuse, la sincérité la plus entière, la bonne foi la plus parfaite ne nous découvrent, en bien des cas, rien de suspect : nous croyons de tout notre cœur, et pourtant nous nous trompons. Il est inutile de citer ici des exemples qui s’offrent en foule à l’esprit : les plus folles superstitions trouvent des adeptes sincères ; les plus extravagantes utopies, des défenseurs zélés et désintéressés ; les plus mauvaises causes, des serviteurs passionnés et des martyrs.
Si de tels exemples ne paraissent pas assez probants, les philosophes nous en offrent d’autres, où l’on ne saurait suspecter ni la bonne foi, ni les lumières. Eux aussi sont attachés à leurs systèmes de toute l’ardeur de leurs convictions, de toutes les forces de leur esprit et de leur cœur : leur âme est inondée de cette éblouissante lumière qui nous apparaît comme la marque distinctive, de la vérité. Ils sont certains : et pourtant quelques-uns du moins se trompent, puisque si souvent il se contredisent. Spinoza dit fièrement qu’on n’est jamais certain du faux. Ses idées sont irrésistiblement claires pour lui : le sont-elles pour tant d’autres qui les ont combattues ? et les idées irrésistiblement claires de tant d’autres, de son maître Descartes par exemple, l’étaient-elles pour lui ? Il faut en convenir : si c’est dans la plénitude de l’adhésion, ou du consentement, dans l’intensité de l’affirmation et l’ardeur de la croyance qu’on cherche la marque distinctive de l’évidence ou de la vérité, une telle marque n’existe pas. La force avec laquelle on affirme une chose ne sera jamais la preuve que cette chose est vraie. L’erreur serait trop facile à éviter, si entre la certitude et la croyance, il y avait une différence spécifique : ce qui fait justement la difficulté du problème, c’est l’impossibilité où nous sommes de faire cette distinction. La certitude ne peut être en fin de compte qu’une espèce de croyance.
Est-ce à dire qu’on doive renoncer à parler de certitude, et que dans ce genre appelé croyance, on ne doive pas regarder la certitude comme une espèce distincte, ayant sa différence propre ? La conséquence serait grave. Il ne nous paraît pas que M. Gayte, dans l’excellent et lumineux chapitre qu’il a consacré à cette question ait été suffisamment explicite : content d’avoir réduit la certitude à la croyance, il ne cherche pas s’il n’y a pas des croyances qui aient droit au titre de certitude.
La seule conclusion à tirer des considérations qui précèdent c’est que s’il y a un critérium de vérité, il faut renoncer à le trouver dans l’adhésion, ou de quelque nom qu’on veuille l’appeler, assentiment, acquiescement ou consentement. Il faut distinguer l’adhésion de l’idée à laquelle on adhère. Le sens commun et même les philosophes, ont quelque peine à faire cette distinction : l’analyse l’exige. Primitivement, l’esprit humain ne sépare pas les idées et les choses : il prend les idées pour des choses : il est naïvement, réaliste. De là, le principe si longtemps admis comme un axiome : On ne pense pas ce qui n’est pas. L’expérience, c’est-à-dire la découverte de l’erreur, ne tarde pas à prou�ver qu’il y a deux choses là où d’abord on n’en a vu qu’une seule : ainsi on distingue le sujet et l’objet. Cette première séparation accomplie, il en reste une seconde qui ne se fait que beaucoup plus tard : dans le sujet lui-même, il faut distinguer l’acte par lequel on croit de la chose ou plutôt de l’idée à laquelle on croit. Ces deux faits, ordinairement unis, ne le sont ni toujours, ni nécessairement : ils ne sont pas fonction l’un de l’autre.
Il n’y a pas, nous venons de le montrer, de croyances nécessaires. Y a-t-il du moins des idées ou plutôt des rapports entre les idées, qui s’imposent nécessairement à la pensée ? Voilà à quoi se réduit en dernière analyse la question du critérium. Les dogmatistes de tous les temps ont bien vu qu’il n’y a point de critérium s’il n’y a pas de nécessité, si l’esprit fait lui-même, et fait seul, la vérité, si rien n’est donné. Seulement, cette nécessité, ils ont cru la trouver dans le mode d’adhésion accordée à certaines idées, c’est-à-dire dans la certitude : or l’expérience démontre qu’une telle nécessité est illusoire. Exclue de l’adhésion, la nécessité se retrouve peut-être dans les synthèses mentales : à cette condition seulement on pourra dire qu’il y a un critérium de vérité.
D’abord, le principe de contradiction nous atteste qu’il y a des synthèses d’idées nécessaires. On peut, comme les Épicuriens, et bien d’autres, ne pas croire aux vérités mathématiques : mais il est impossible de penser, je veux dire de lier des idées, si l’on n’observe le principe de contradiction. Se soumettre à cette loi, voilà une nécessité à laquelle la pensée ne peut se soustraire sans se détruire. En ce sens, il y a un critérium, et nous pouvons déclarer que tout ce qui implique contradiction est faux.
Toutefois, ce n’est là encore qu’un critérium infaillible de l’erreur ; ou s’il peut servir à connaître quelque vérité, ce n’est jamais qu’une vérité dérivée et en fin de compte hypothétique. En mathématique et en logique les conséquences les plus rigoureusement déduites ne sont jamais vraies qu’en supposant vraies les prémisses d’où on les tire. Les stoïciens ont mieux que personne marqué le caractère des vérités de cet ordre : les majeures de leurs syllogismes ne sont jamais comme les nôtres, présentées à titre d’assertions catégoriques : ils diront toujours : Si Socrate est homme, il est mortel : or, etc. Il reste toujours à trouver le critérium, non de la vérité déduite, mais de la vérité réelle.
La vérité réelle est l’accord, non de nos idées entre elles, mais de nos idées avec les choses. Or, il y a une nécessité analogue à la précédente, mais empirique, qui nous empêche de lier nos sensations autrement que d’une certaine manière. Si dissemblables qu’elles puissent être aux causes qui les provoquent, nos sensations, en tant que distinctes des images, en tant que données, se succèdent suivant un ordre qu’il ne nous appartient pas de modifier : nous le subissons sans le faire.
Il y a des synthèses subjectivement nécessaires : il y a des synthèses objectivement nécessaires : voilà le double critérium correspondant aux deux sortes de vérité. Toutes les fois que l’adhésion sera donnée à l’une de ces synthèses, rien n’empêchera de l’appeler certitude : ce sera la certitude métaphysique ou logique dans le premier cas, la certitude physique dans le second. Toutes les fois que la vérification ne sera pas possible, a priori ou a posteriori, on se contentera du mot croyance, ou du mot foi. Il se peut d’ailleurs que cette croyance atteigne subjectivement le plus haut degré d’intensité, et par là ressemble à la certitude. L’appeler certitude morale, comme le font quelques auteurs, c’est d’abord détourner le mot de son sens habituel : car il est consacré par l’usage à désigner une autre sorte de croyance. C’est ensuite préparer des équivoques en effaçant la distinction la plus nette qu’on puisse trouver entre les différentes sortes de croyances.
Cette théorie est au fond, bien qu’ils ne se soient peut-être pas toujours exprimés avec une rigueur suffisante, celle qu’ont défendue les plus grands philosophes. Il arrive bien à Descartes de prendre l’adhésion elle-même, ou l’impossibilité de douter pour critérium de la vérité : ainsi quand il proclame le cogito, il déclare que les plus extravagantes suppositions des sceptiques ne sauraient l’ébranler. Mais ordinairement, il ne parle que de la clarté et de la distinction des idées : c’est dans l’élément intellectuel, pris en lui-même et isolé de tout autre, qu’il trouve son critérium. Et Spinoza tient à peu près le même langage.
L’expression si fréquemment usitée, critérium de la certitude, est souverainement impropre. Si on définit la certitude comme le dogmatisme cartésien, elle n’a pas besoin de critérium, ainsi que Spinoza l’a très justement fait remarquer (Veritas nullo eget signo, Spinoza, De intellectus emendatione, p. 12), et n’en saurait avoir : car elle est un état de l’âme sui generis, et c’est elle qui est le critérium de l’évidence. Si on entend la certitude comme une forme de la croyance, suivant la théorie qui vient d’être exposée, il y a lieu sans doute de se demander en quel cas, et sous quelles garanties, nous devons accorder notre assentiment : c’est alors qu’il y a un critérium (et remarquons qu’en comprenant ainsi le critérium, le sens commun admet implicitement que l’assentiment dépend de nous, et confirme d’une manière assez inattendue, notre théorie) ; mais ce n’est plus alors la certitude, c’est la vérité que cette marque servira à reconnaître. En toute hypothèse et en toute doctrine, il faudrait s’habituer à ne parler que du critérium de la vérité.
Ce critérium, le sujet le trouve, on vient de le voir, en s’isolant en quelque sorte de la sensibilité et de la volonté pour ne consulter que son intelligence. Nos erreurs viennent de ce que la plupart du temps, et peut-être toujours, nous croyons avec notre âme tout entière. Il faudrait, pour être sûr d’atteindre la vérité, ne faire usage que de ses idées, et agir comme de purs esprits. Est-ce possible ? Et entendre ainsi le critérium, n’est-ce pas dire qu’il n’y en a pas ?
Nous conviendrons sans peine qu’une telle opération, une telle mutilation psychologique, pourrait-on dire, est pratiquement impossible, ou tout au moins fort difficile. Mais dire que la vérité ne se découvre que malaisément, qu’il faut de longs, pénibles et incessants efforts pour l’atteindre, et qu’on doit encore se défier de soi-même quand on se flatte de l’avoir atteinte, ce n’est pas risquer un paradoxe bien hardi. Ce qui serait surprenant, ce serait de rencontrer un critérium d’une application si facile, que la vérité s’établirait comme d’elle-même, et que les divisions séculaires entre tous les esprits disparaîtraient comme par enchantement. Facile ou non, ce critérium est le seul dont nous disposions : et c’est dans la mesure où nous pouvons nous rapprocher de cet état idéal que nous sommes capables d’approcher de la vérité.
En supposant même achevée et parfaite cette séparation de l’esprit et de la sensibilité, il resterait des difficultés. S’il y a des synthèses réellement nécessaires pour toute pensée humaine, il est incontestable que certaines synthèses, contingentes en elles-mêmes, revêtent en certains cas pour l’esprit un caractère de nécessité apparente et trompeuse : il y a des synthèses qu’à un moment donné nous ne pouvons rompre, quoique absolument parlant, elles puissent être rompues par une pensée plus exercée ou plus affranchie que la nôtre : on cite mille exemples de ces nécessités temporaires et en quelque sorte provisoires qui se sont imposées à la pensée de quelques individus, et non à celle de tous. Il faut bien convenir qu’il est pour chacun de nous fort malaisé de savoir si nous ne sommes pas, en telle ou telle circonstance, dupes d’une illusion de ce genre. C’est pourquoi, même dans la science, il ne faut pas être trop absolu : la tolérance et la défiance de soi-même sont dans tous les cas, et à tous les degrés, choses recommandables : il n’y a point d’individus infaillibles. Mais si chacun de nous peut et doit toujours garder quelque réserve à l’égard de ses liaisons d’idées même les plus éprouvées, sa confiance peut être entière quand il voit les autres esprits également cultivés et exercés, tomber d’accord avec lui. L’entente des hommes qui ont fait les mêmes efforts, et soumis leurs pensées aux mêmes épreuves, est l’approximation et la garantie la plus haute que nous puissions avoir de cette nécessité qui s’impose à toute pensée humaine. Le vrai critérium de la vérité dans la science, c’est l’accord des savants, ce qui, bien entendu, est tout autre chose que le consentement universel. On dira peut-être que, même quand ils sont d’accord, les savants peuvent se tromper : il y en a des exemples. Il semble que la vérité définitive recule chaque fois qu’on croit la saisir. Mais quand on accorderait que ni un individu, ni même un groupe considérable de personnes compétentes, ne sont jamais absolument sûrs de posséder sur un point donné, la vérité, il suffit que cette nécessité, égale pour toute pensée humaine, que nous avons prise pour critérium, soit conçue comme un idéal qu’on poursuit toujours, et dont on peut se rapprocher sans cesse. Au surplus, les difficultés de ce genre sont purement théoriques. Dans la pratique on croit, et, dans le sens vulgaire du mot, on est certain, sans faire tant de façons : et on a bien raison. Mais rien peut-être ne montre plus clairement le véritable caractère de l’adhésion que nous accordons, même à celles de nos idées qui semblent s’imposer à nous avec le plus de nécessité : elle est d’ordre essentiellement pratique et subjectif : il faut toujours y mettre un peu de bonne volonté.
II
modifierC’est la nature même de l’acte de croyance qu’il nous reste à présent à déterminer : ici encore nous rencontrons de grandes difficultés.
Généralement, la croyance est regardée comme un acte intellectuel : elle fait en quelque sorte partie intégrante de l’idée. Pourtant il semble bien que croire ou juger soit autre chose que penser. « Qu’est-ce que juger, dit excellemment M. Gayte (p. 104), si ce n’est arrêter la pensée, suspendre l’attention ? Réfléchir, c’est passer par une succession de jugements qui tous, au moment où ils sont présents à la conscience, sont l’objet de notre croyance. Plus la réflexion est intense, plus la série est longue. Qui nous oblige donc à ne plus réfléchir ? l’intelligence ne s’arrête pas d’elle-même. Une fois qu’elle a reçu l’impulsion, elle poursuit sa route ; elle roule toujours infatigable, son rocher, sans jamais le fixer au sommet ; elle fait dérouler, devant les yeux de ceux qui marchent à sa suite, les possibles en nombre indéfini, mais elle ne mesure pas la réalité. La volonté lui impose un arrêt, en lui fixant un but. J’ai pris, par exemple, la résolution de réfléchir sur le problème de la liberté. Mais ce problème ne me laisse pas indifférent. Je désire ou ne désire pas être libre. Suivant l’un ou l’autre de ces désirs, je porte mon attention de préférence sur l’une des deux alternatives possibles : la liberté ou le déterminisme, c’est-à-dire je cherche, je veux des arguments en faveur de l’une ou de l’autre ; car je ne les chercherais pas si je ne les voulais pas. C’est donc un but que la volonté s’impose à elle-même ; et lorsqu’elle l’a atteint, c’est-à-dire lorsque elle s’est donné à elle-même des motifs d’affirmer la théorie qui est le but de ses efforts, elle se repose dans la certitude, elle croit. C’est donc à cause du but atteint que dans certains cas la réflexion s’arrête. Autrement elle ne trouverait pas de limites : par conséquent elle n’aboutirait à aucune affirmation. Le scepticisme est une preuve vivante du fait que nous avançons : le sceptique en effet, est une intelligence toujours en mouvement, une attention toujours tendue, qui demande à la pensée elle-même une décision qu’elle ne saurait lui donner. Il ne s’attache à aucune théorie, parce qu’il ne sait pas vouloir. Il délibère toujours parce qu’il est incapable d’arrêter sa pensée par un acte de libre arbitre : il ne la domine pas ; il se laisse dominer par elle. La multitude des opinions qui se présentent à lui, l’écrase, il n’a pas le courage d’en faire une sienne. Cette indécision que nous remarquons en lui serait-elle possible, si les idées avaient la vertu de s’imposer par elles-mêmes ? »
À un point de vue purement logique, il suffit d’un peu d’attention pour voir que penser ou se représenter une chose, et la poser comme réelle, sont deux actes distincts ; car l’un peut avoir lieu sans l’autre. Si on les regarde tous deux comme de nature intellectuelle, encore faut-il bien distinguer ces deux fonctions de l’intelligence. Il faudra un nom particulier pour la seconde. Ce sera, si l’on veut, le mot jugement ; mais dès lors, on devra s’interdire rigoureusement l’emploi de ce terme pour désigner l’opération toute mentale qui consiste à établir des rapports entre des représentations, et qu’on appellera par exemple synthèse mentale. Les logiciens n’ont pas toujours observé cette distinction pourtant si nécessaire.
Mais le jugement ainsi défini, doit-il vraiment être appelé un acte intellectuel ? Si les mots ont un sens précis, il faut dire que penser, c’est avoir présentes à l’esprit certaines idées ou encore unir des idées ou des sensations par un rapport déterminé. Mais le jugement, si on entend seulement par là l’acte d’affirmer, n’est ni une idée, ni un rapport : il n’ajoute pas une idée au contenu de l’idée sur laquelle il porte, car autrement cette idée ne serait plus exactement celle de la chose que l’esprit se représente. Avant comme après l’affirmation, l’idée reste exactement ce qu’elle était. Il y a quelque chose de nouveau pourtant ; mais ce qui est survenu n’est pas un élément de représentation ou de pensée proprement dite : c’est un acte d’un tout autre ordre, qui dans la conscience donne à l’idée, objet de l’affirmation, une position, une forme nouvelle. Cet acte n’étant pas d’ordre intellectuel, on ne peut mieux le désigner qu’en l’appelant acte de volonté. Juger ou affirmer, c’est faire en sorte que l’idée à laquelle on adhère soit, non pas certes vraie en soi, mais vraie pour celui qui y croit (ce qui est la seule manière pour elle d’être, à l’égard d’une conscience donnée, vraie en soi) ; c’est lui conférer, par un acte sui generis, une sorte de réalité, qui est le seul équivalent possible de la réalité véritable.
Mais déclarer que juger ou croire c’est vouloir, n’est-ce pas faire au sens commun et au langage une véritable violence ? Cette proposition a le privilège d’étonner nos contemporains, et d’en indigner quelques-uns. Elle n’est pourtant pas nouvelle. Les stoïciens, qui étaient, comme on sait, fort bons logiciens, l’ont formulée les premiers ; et tous les philosophes grecs postérieurs à Aristote, si prompts à la dispute, ne paraissent avoir soulevé aucune difficulté sur ce point. Parmi les modernes, Descartes, Malebranche, Spinoza sont du même avis. Ces autorités devraient donner à réfléchir.
Pour simplifier, commençons par écarter une question, à la vérité fort étroitement liée à celle que nous examinons, distincte pourtant, celle de la liberté. Sans être partisan du libre arbitre, on peut soutenir que l’affirmation est acte de volonté : les stoïciens et Spinoza en sont la preuve. Même en supposant que l’entendement et la volonté ne soient que les deux aspects d’une même chose, on peut dire avec Spinoza (Eth. II, pr. XLVIII.) que l’affirmation est l’aspect volontaire de la pensée : le déterministe le plus résolu peut dire qu’affirmer c’est vouloir, mais nécessairement. On peut donc réserver ici la question du libre arbitre : il y a tout intérêt à étudier séparément deux problèmes si difficiles.
L’objection, qui se présente comme d’elle-même, est celle-ci. Comment dire que juger, c’est vouloir ? Puis-je ne pas vouloir que deux et deux fassent quatre ? Le propre des vérités de ce genre n’est-il pas de s’imposer sans résistance possible ? N’y croit-on pas dès qu’on les comprend ? Je ne veux pas que les trois angles d’un triangle soient égaux à deux droits : cela est, que je le veuille ou non.
Qu’il y ait là une véritable nécessité, mais seulement pour la pensée, c’est ce que personne ne conteste, et ce que nous avons reconnu tout à l’heure. Mais autre chose est la nécessité de penser ou de lier des idées ; autre chose, la nécessité de croire, c’est-à-dire de poser comme vraies absolument les synthèses que l’esprit ne peut rompre. À la rigueur, on peut comprendre une vérité géométrique, sans y croire. Polyénus grand mathématicien, dont parle Cicéron (Acad., II, 33, 106.) , s’étant rangé à l’avis d’Épicure, déclara que toute la géométrie était fausse : il ne l’avait pourtant pas oubliée. Les épicuriens, gens fort dogmatiques d’ailleurs, ne croyaient pas aux mathématiques : les sceptiques en doutaient. Seulement, comme nous n’avons d’ordinaire aucune raison de contester les vérités de cet ordre, nous y croyons en même temps que nous y pensons. Parce qu’il est spontané notre assentiment fait pour ainsi dire corps avec l’idée : et la nécessité de l’idée s’étend en quelque façon à l’assentiment qui l’accompagne. Mais c’est là une illusion psychologique. La croyance, ici même, est autre chose que la pensée ; c’est pour cette raison qu’elle peut survivre à la pensée, et que nous pouvons, comme disait Descartes, tenir encore certaines propositions, pour vraies, après même que nous avons cessé d’y penser, c’est-à-dire d’en apercevoir clairement, et d’en sentir la nécessité.
Dire que croire, c’est vouloir, ce n’est pas dire qu’on croit ce qu’on veut. Personne, en effet, ne soutient que la croyance soit un acte de volonté arbitraire, et ne soit qu’un acte de volonté. Il faut des raisons à la croyance, comme il faut des motifs à la volonté. Croire pourtant, c’est vouloir, c’est-à-dire s’arrêter à une idée, se décider à l’affirmer, la choisir entre plusieurs, la fixer comme définitive, non seulement pour notre pensée actuelle, mais pour toujours et pour toute pensée. C’est assurément faire autre chose que de se la représenter.
Le philosophe qui a soumis la théorie de la croyance volontaire à la critique la plus serrée et la plus vigoureuse, est M. Paul Janet : nous ne saurions passer sous silence les arguments qu’il fait valoir avec tant d’autorité : « Il n’y a pas lieu, selon nous, dit-il (Traité élémentaire de philosophie, p. 278, Paris, Delagrave, 1880.), de confondre l’affirmation et la volition. Il n’y a nul rapport entre ce jugement : j’affirme que la terre est ronde, et cet autre : je veux mouvoir mon bras. Sans doute, au moment où je veux, j’affirme mon vouloir ; mais mon affirmation n’est pas le vouloir lui-même ; de même que lorsque je dis : je souffre, j’affirme ma souffrance, mais ma souffrance n’est pas en elle-même une affirmation. Lorsque je dis : je veux mouvoir mon bras, où est la volition ? Est-ce dans l’affirmation que mon bras est mû ? mais ce n’est là que l’effet de mon vouloir, ce n’est pas le vouloir lui-même ; à plus forte raison, il n’est pas dans cet autre jugement : mon bras a été mû. Dira-t-on que le jugement volitif consiste à dire : mon bras sera mû ? Mais ce n’est là qu’une prévision, une induction ; ce n’est pas une, volition. En un mot, tout jugement porte sur le présent, le passé ou l’avenir ; or, aucun de ces jugements ne représente le fait de la volition. Dira-t-on qu’ici le jugement porte sur le pouvoir, non sur le fait ? Mais dire : je peux mouvoir mon bras, ce n’est pas dire : je veux le mouvoir. De quelque manière qu’on s’y prenne, jamais on ne fera que l’affirmation représente une volition, à moins de changer le sens du mot affirmation, et qu’on ne lui fasse dire précisément ce que signifie le mot volition ; mais alors il n’y aura plus de terme pour signifier ce que nous appelons d’ordinaire affirmation. D’ailleurs, affirmer un fait sera toujours autre chose que vouloir un acte. Affirmer un fait, c’est dire qu’un fait existe : vouloir un acte, c’est faire qu’il soit, c’est la différence de l’indicatif et du subjonctif. Le fiat lux n’est pas une affirmation, c’est une action. Dans l’affirmation (quand elle est vraie), il n’y a rien de plus que ce qu’il y a dans l’idée. Dans la volition, il y a quelque chose de plus : l’existence elle-même, le passage du non-être à l’être, le changement.
« On pourrait dire que la volonté n’est qu’un acte intellectuel : car vouloir, c’est choisir, c’est préférer, c’est trouver une chose meilleure qu’une autre, c’est juger. C’est encore une confusion d’idées. Autre chose est le choix, la préférence de l’intelligence ; autre chose est le choix, la préférence de la volonté. Je préfère Corneille à Racine, c’est-à-dire je le juge plus grand que Racine ; mais je ne veux pas que cela soit : cela est indépendant de ma volonté : je n’y peux rien. Lorsque je prononce ce jugement, je n’entends pas seulement exprimer ma préférence et mon goût ; mais je déclare que cela est ainsi, indépendamment de mon goût particulier. Il n’y a pas là ombre de volonté. Il en est de même si, au lieu de juger des hommes et des écrits, je juge des actions, même des actions qui sont miennes et qui se présentent à moi pour être faites. Dire que je préfère l’une à l’autre, que je la trouve plus juste ou plus utile, ce n’est pas encore la vouloir : car tant qu’il n’y a que préférence intellectuelle, elle reste à l’état contemplatif : il n’y a pas d’action. Que si au contraire il s’agit d’une préférence de la sensibilité, c’est une autre question. »
En résumé, la volition n’enferme aucune affirmation, et d’autre part l’affirmation est autre chose que la volition. Examinons ces deux points.
Dans ce jugement : je veux mouvoir mon bras, où est l’affirmation ? Assurément il ne s’agit pas de dire qu’en voulant, j’affirme mon vouloir : ce n’est pas dans l’expression de l’acte, dans la manifestation extérieure qu’il faut chercher l’affirmation : c’est le vouloir même qui doit, comme le dit fort bien M. Janet, être l’affirmation. Or, qu’est-ce que vouloir un mouvement du bras ? Ce n’est certes pas l’exécuter : l’accomplissement de l’acte, M. Janet en convient avec tout le monde, ne dépend pas directement de la volonté. Vouloir un mouvement corporel, puisque aussi bien nous ignorons complètement comment il s’exécute, c’est uniquement nous arrêter à l’idée de ce mouvement, lui donner dans la conscience une place à part, écarter toutes les représentations contraires, ou simplement autres : le mouvement réel vient après, suivant les lois générales de l’union de l’âme et du corps. Qu’est-ce maintenant qu’affirmer ? N’est-ce pas aussi, après une délibération plus ou moins longue, s’arrêter à une idée, écarter celles qui la contredisent, lui conférer une sorte de réalité, la marquer d’une préférence ? Envisagés en eux-mêmes, dans le for intérieur où ils s’accomplissent tous deux, et où ils s’accomplissent seulement, les deux actes ne sont-ils pas de même nature ?
Il reste une différence pourtant que nous sommes loin de vouloir méconnaître. Quand c’est l’idée d’un mouvement corporel qui s’offre à l’esprit, la volonté ou la croyance a pour résultat de faire naître le mouvement lui-même ; au contraire, l’adhésion à une idée ne produit directement du moins, aucun effet dans le monde extérieur. Mais si importante que soit cette différence, elle n’empêche pas les deux actes d’être de même nature. C’est par une circonstance indépendante du vouloir et de la croyance que dans le premier cas, il se produit un changement dans le monde physique. Ce n’est pas parce que nous le voulons, du moins ce n’est pas uniquement parce que nous le voulons que le mouvement s’accomplit : c’est à l’idée, au simple fait de représentation dans la conscience, et non au vouloir, qu’est lié ce mouvement. La preuve en est que l’idée d’un mouvement, dès qu’elle se présente à la conscience, et avant même tout acte de volonté, est suivie de l’ébauche de ce mouvement, et souvent, comme dans le somnambulisme, le mouvement se produit en dehors de toute volonté.
Dès lors, il est facile de répondre à la question de M. Janet. La volition n’est ni dans ce jugement : mon bras est mû ; ni dans celui-ci : mon bras a été mû ; ni dans celui-ci : mon bras sera mû. On pourrait dire qu’elle est dans celui-ci : mon bras doit être mû. Mais plutôt il est impossible d’exprimer par des mots, nécessairement empruntés à l’ordre intellectuel, un acte qui par essence n’est pas intellectuel. Ce qu’on en peut dire de mieux, c’est que c’est une sorte de fiat.
Par suite, nous pouvons accorder à M. Janet que affirmer un fait sera toujours autre chose que vouloir un acte. Nous conviendrons volontiers que deux termes distincts, ceux de volition et d’affirmation, seront toujours nécessaires pour désigner deux opérations dont les conséquences sont si différentes. La différence cependant est à nos yeux tout extrinsèque. Affirmer un fait, c’est non pas certes faire qu’il existe hors de nous ; mais c’est faire en sorte qu’il existe pour nous. Vouloir un acte, c’est choisir entre plusieurs idées qui se présentent à nous, et par une conséquence attachée, en vertu des lois naturel�les, à la préférence que nous lui accordons, la réaliser hors de nous.
Nous ne dirons pas non plus que la volonté soit un acte intellectuel, et nous accorderons à M. Janet qu’il faut distinguer entre l’opération qui s’accomplit dans notre pensée, lorsque par exemple Corneille nous parait supérieur à Racine, et l’affirmation par laquelle nous déclarons que l’un est supérieur à l’autre. Seulement cette opération de l’intelligence, distincte de la préférence de la volonté, nous ne l’appellerons ni un jugement, pour la raison indiquée plus haut, ni même une préférence. À nos yeux, dès qu’il y a réellement jugement ou préférence, l’entendement et la volonté s’unissent : l’acte volontaire s’ajoute à la représentation. Se représenter Corneille comme supérieur à Racine, ce n’est pas assurément vouloir que cela soit, il n’y a pas là ombre de volonté. Mais jusque-là c’est un pur possible. En revanche, au moment où je juge que Corneille est supérieur à Racine, je choisis entre deux opinions également présentes à ma pensée ; je prends un parti ; je décide : et c’est là un acte de volonté. Il est bien vrai, comme le dit M. Janet, qu’en prononçant ce jugement, je n’entends pas seulement exprimer ma préférence et mon goût : je déclare que cela est ainsi, indépendamment de mon goût particulier. Telle est en effet la prétention de toute croyance : mais qui ne voit qu’en réalité, je ne fais qu’exprimer ma préférence personnelle et mon goût particulier ? Et il en est ainsi de tous nos jugements : les vérités les plus absolues et les plus universelles ne deviennent objets de croyance qu’en revêtant la forme de jugements individuels, acceptés, et comme ratifiés par telle personne donnée.
En dehors des objections si ingénieuses et si fines de M. Janet, la théorie de la croyance volontaire soulève encore bien des difficultés : examinons-en quelques-unes.
On trouve chez Spinoza une théorie originale et profonde de la croyance. Les idées, suivant ce philosophe, ne sont pas comme des dessins muets et inertes tracés sur un tableau
(Eth., II, pr. 43, pr. 48, schol.)
: elles sont actives et en quelque sorte vivantes : c’est toujours une réalité qu’elles représentent. En d’autres termes, l’idée et la croyance ne sont jamais séparées
(Eth., II, pr. 17 corol.)
: l’analyse les distingue, et attribue l’une à l’entendement, l’autre à la volonté. Mais l’entendement et la volonté ne sont au fond qu’une seule et même chose
(Eth., II, pr. 49, corol.)
. Dès lors, penser une chose, de quelque manière que ce soit, c’est y croire : les images elles-mêmes ne font pas exception
(Eth., II, pr. 17, Cf. 49, corol., schol., p. 121.) : la croyance s’y attache, aussi longtemps du moins, que d’autres images, accompagnées d’autres croyances, n’y font pas obstacle. Par suite être certain, c’est avoir une idée que non seulement aucune autre ne vient contra�rier en fait, mais qu’aucune autre, absolument parlant, ne saurait contrarier. D’autre part, croire, c’est avoir une idée à laquelle aucune autre ne s’oppose actuellement, mais qui, à un autre moment, si la connaissance se complète et s’achève, peut rencontrer une idée antagoniste. Comme l’absence de doute est autre chose que l’impossibilité absolue de douter (Eth., II, pr. 49, corol., schol.)
, il y a entre la croyance et la certitude une différence spécifique. Par suite, l’erreur n’est jamais que l’absence d’une idée vraie, c’est-à-dire une privation
(Eth., II, pr. 35.)
, ou une négation. Douter enfin c’est, ayant une idée, en concevoir en même temps une autre qui fasse obstacle à la première et arrête la croyance.
Il y aurait bien des réserves à faire sur cette distinction entre l’impossibilité de douter et l’absence actuelle du doute, surtout sur la théorie qui ne voit dans l’erreur qu’une privation, et, par suite, la réduit à l’ignorance. Toutefois il faut reconnaître que la doctrine de Spinoza est inattaquable en ce sens que jamais, ayant une pensée, nous ne suspendons notre assentiment sans avoir pour cela un motif, sans opposer une idée à une idée : nous ne doutons jamais sans raison. Aucune contestation sérieuse ne peut s’élever sur ce point. Dès lors, comme l’apparition d’une idée dans la conscience paraît dépendre toujours des liens qui l’unissent à une idée antérieure, des lois de l’association des idées ou de celles de l’entendement, on peut être amené à soutenir que la croyance, en dernière analyse, est un fait intellectuel ; ou du moins, si elle ne l’est pas, si avec Spinoza on persiste à l’attribuer à la volonté, il faudra dire que c’est aux seules lois de la pensée qu’elle obéit ; le rôle de la volonté sera tellement réduit qu’en réalité il sera supprimé : c’est bien là qu’aboutit la théorie de Spinoza.
Cette conclusion serait invincible si on pouvait prouver qu’une idée, capable de faire obstacle à une idée donnée, n’apparaît jamais dans la conscience que sous certaines conditions logiques ou empiriques, mais soumises à une rigoureuse nécessité, et telles que la volonté n’ait sur elles aucune action. Or, c’est précisément le contraire qui paraît vrai. Quelle que soit l’idée qui apparaisse, on peut toujours faire échec à la croyance qui tend à naître en évoquant simplement le souvenir des erreurs passées. Il n’est pas besoin d’attendre qu’une idée amène à sa suite les idées particulières qui lui seraient antagonistes, ce qui, en bien des cas, pourrait être long : une idée, une synthèse quelconque peuvent toujours être tenues en suspens par cette seule raison que nous sommes faillibles : cette raison est toujours prête, ou du moins nous pouvons la susciter à volonté : elle peut servir à toutes fins : elle est comme le factotum du doute. C’est pourquoi on peut hésiter avant d’admettre les propositions mathématiques les plus évidentes. Même le doute méthodique n’est pas autre chose. Avoir toujours par-devers soi ce motif de douter, et l’opposer à toute croyance qui commence à poindre, voilà le seul procédé que la sagesse recommande pour nous mettre en garde contre l’erreur.
Il y a plus. Indépendamment de cette raison constante de suspendre son assentiment, il est certain qu’on peut toujours en cherchant bien, en trouver d’autres plus particulières et plus précises, qui, le doute une fois ébauché, viennent lui prêter appui. Quelle est la vérité qu’on n’ait jamais contestée ? Quel est le paradoxe en faveur duquel on ne puisse trouver des raisons spécieuses ? c’est le fait que, depuis longtemps, les sceptiques ont signalé dans leur fameuse formule : panti logô logos antikeitai (« À tout argument, s’oppose un argument contraire », Sextus Empiricus, Hypotyposes, I, 6.). Qu’on ait tort ou raison d’agir ainsi, peu importe pour le moment : c’est un fait que nous constatons. Mais s’il dépend toujours de nous de faire équilibre à une idée donnée, on revient à la théorie de la croyance volontaire. C’est toujours parce que, pouvant faire autrement, la volonté s’attache de préférence à une idée, c’est parce qu’elle cesse de chercher et d’évoquer des raisons possibles de douter, que la croyance se maintient. Supprimez la volonté, et il ne restera plus qu’un fantôme de croyance. Peut-on en effet donner ce nom à cette sorte d’adhésion instinctive qui s’attache à toute idée naissante, aux images du rêve et de l’hallucination, qu’aucune réflexion n’accompagne, qu’aucun doute n’a précédée, qui n’a été soumise à l’épreuve d’aucun examen attentif ? Cette sorte de croyance, si c’en est une, est du moins fort différente de celle de l’homme raisonnable qui veut savoir : c’est de celle-ci seulement qu’il s’agit. Une autre objection, plus grave peut-être, peut encore être opposée à la théorie de la croyance volontaire. Nous n’avons aucune conscience, quand nous croyons, de faire un acte de volonté ; et que serait un acte de volonté dont nous n’aurions pas conscience ? Et si nous en avons conscience à quelque degré, la croyance, ipso facto, disparaît, ou perd son caractère essentiel. Croire en effet, croire complètement du moins, et avec une entière sincérité, c’est constater ce qui est. Toute la valeur de la croyance à nos yeux vient précisément de ce qu’elle s’impose à nous, de ce que nous n’y sommes pour rien. Y mettre volontairement quelque chose de nous, nous solliciter à croire, serait une sorte de tricherie qui vicierait la croyance à sa racine ; le charme serait rompu. La croyance n’est rien, si elle [n’]est involontaire.
Il faut bien convenir que quand nous donnons notre adhésion à une vérité, nous ne croyons pas ordinairement faire acte de volonté. Toutefois, le fait que nous n’avons pas conscience d’agir volontairement, en croyant, ne prouve pas absolument que nous ne le fassions pas. Nous n’avons pas conscience non plus, quand nous percevons la couleur ou la température, de mettre en nos sensations quelque chose de nous. Et pourtant bien peu de personnes contestent aujourd’hui cette vérité, qui semble encore un paradoxe au sens commun. Ne se peut-il pas que le sujet intervienne encore d’une autre façon dans l’action de croire ? Bien plus : il y a des cas, et ici c’est au sens commun lui-même que nous faisons appel, ou nous n’hésitons pas à faire à la volonté une large part dans nos croyances. Nous n’avons pas conscience de faire acte de volonté quand nous nous trompons ; se tromper volontairement est une contradiction dans les termes. Cependant il y a des erreurs qu’on punit : le pharmacien qui donne un poison pour un remède, l’aiguilleur qui dirige un train de chemin de fer sur une fausse voie, ne font pas exprès de se tromper. Y aurait-il cependant quelque justice à les punir, si leur volonté n’était pour rien dans leur erreur ?
Il faut distinguer deux choses dans cette action de croire qui paraît simple, et qui ne l’est pas. L’assentiment dans l’acte de croire n’est pas, dans la vie ordinaire, regardé comme l’élément essentiel. En effet, nous ne croyons pas pour croire, mais pour atteindre le réel, la chose, qui, en fin de compte, nous intéresse le plus, et peut-être nous intéresse seule. Il en résulte que cet acte, subordonné à une fin qui lui est extérieure, s’efface en quelque sorte aux yeux de la conscience ; il est sacrifié ; nous ne faisons attention qu’au résultat ; nous oublions le moyen employé pour l’atteindre. C’est une sorte d’illusion d’optique, analogue à celle que nous commettons quand nous localisons nos sensations à l’endroit où agissent les causes qui les provoquent, et non dans nos organes, ou dans le cerveau où elles se produisent réellement.
Pour distinguer cet élément volontaire, sans lequel pourtant la croyance n’existerait pas, il faut une étude attentive et, une analyse minutieuse ; si on y prend garde pourtant, on finit par l’apercevoir. Le langage lui-même en convient quelquefois : témoin des expressions comme, accorder son assentiment, se rendre à l’évidence, et bien d’autres.
Mais à partir du moment où nous avons pris conscience de cette intervention de la volonté, la croyance n’est-elle pas par là même amoindrie ? Croit-on encore, dans le sens vrai du mot, au moment où on sait qu’on n’est pas forcé de croire ? Nous avouerons volontiers qu’en perdant son apparence de nécessité, la croyance change de caractère ; mais nous n’estimons pas qu’elle y perde beaucoup. Quel inconvénient y aurait-il, si tous les hommes étant bien convaincus qu’il y a quelque chose de subjectif en toute croyance, même la plus certaine, on ne rencontrait plus de ces esprits tranchants et absolus, qui ne doutent de rien, n’admettent aucune contradiction, méprisent ceux qui ne croient pas ce qu’ils croient, et sont toujours prêts à imposer leurs opinions par le fer et par le feu ? On n’est pas réduit pour cela à être sceptique ou à croire mollement. Après de mûres réflexions et de sérieuses recherches, on peut s’arrêter de propos délibéré à des croyances désormais fermes et inébranlables. La plupart du temps, ce qui décide de nos croyances, c’est le hasard de l’éducation ou de la naissance, ou les exemples que nous avons eus sous les yeux, ou les premiers livres que nous avons lus, ou les premiers maîtres que nous avons entendus. Nos convictions seraient-elles moins fortes, si au lieu de les avoir subies aveuglément, nous les avions formées en connaissance de cause, après réflexion, à l’âge d’homme ? La croyance peut s’établir solidement sans renier ses origines. Si maintenant, en raison de ces origines, on songe que peut-être, malgré sa bonne volonté, on n’a pas pris la meilleure voie, si une ombre légère de doute flotte parfois autour des croyances, qu’on n’a admises pourtant qu’à bon escient, si on est indulgent pour les autres, si on garde son esprit libre et accessible à toute idée nouvelle, où sera le mal ? C’est une pensée de derrière la tête qui en vaut bien une autre. La vraie conclusion de la théorie de la croyance volontaire est une grande leçon de tolérance.
- ↑ Paris, F. Alcan, 1883.