De la crise politique en Espagne depuis la retraite du ministère Lopez



DE
LA CRISE POLITIQUE
EN ESPAGNE
DEPUIS LA RETRAITE DU MINISTÈRE LOPEZ.

La guerre civile s’est brusquement rallumée dans le midi de l’Espagne. Hier encore, on s’étonnait que le ministère de M. Gonzalès-Bravo, qui ne se compose point, on le sait, de notabilités parlementaires, eût pris sur lui d’ajourner les deux chambres, de suspendre la constitution à la tribune même du congrès, de gouverner par ordonnances ni plus ni moins que si nous avions rétrogradé jusqu’au règne de Ferdinand VII. On craignait que l’insurrection ne vînt à protester contre des mesures si étranges, et l’évènement n’a point trompé ces prévisions douloureuses. L’état de siége est proclamé dans Carthagène et Alicante ; les principaux exaltés sont arrêtés ou en fuite ; pour étouffer le mouvement dans la province où il a éclaté, le cabinet Gonzalès-Bravo a ordonné la plus sévère répression qu’un gouvernement établi ait encore décrétée dans la péninsule : il menace de demander compte aux capitaines-généraux et aux gouverneurs politiques, vaincus ou chassés par l’émeute, des progrès du soulèvement. En enjoignant de faire passer par les armes, sur la seule constatation de l’identité, les fauteurs de l’insurrection d’Alicante, il a suivi l’exemple des juntes révolutionnaires de 1834 et de 1835. Désespérant de résoudre les problèmes si violemment agités en Espagne, la presse française, avec une réserve qui ne lui est pas ordinaire, hésite aujourd’hui pour la première fois à se prononcer sur tout ce qui se passe au-delà des Pyrénées. On serait tenté de croire que pour elle l’état présent de la Péninsule n’est plus qu’un pêle-mêle tumultueux de passions égoïstes, s’efforçant à l’envi d’étouffer les principes, un amas incohérent de contrastes dont il est impossible que l’on se rende raison.

Que M. Gonzalès-Bravo, en substituant l’arbitraire ministériel au gouvernement représentatif, ait fourni lui-même un prétexte au pronunciamento d’Alicante, cela ne nous paraît point contestable ; mais si l’on tient à découvrir la vraie cause des convulsions du moment, il faut remonter jusqu’à la crise d’où le ministère est sorti. Les mouvemens divers des partis, leur attitude à l’égard du cabinet Gonzalès-Bravo, les actes de ce cabinet, sa faiblesse apparente, sa puissance réelle, tout s’explique par les secrets incidens de cette crise, qui dès l’instant où elle a commencé, n’a point cessé de remuer les esprits. Il semblera opportun, si l’on songe aux calamités qui en sont résultées déjà, de mettre à nu les misérables intrigues de palais qui ont enrayé, compromis en Espagne l’œuvre de la réorganisation politique et administrative. Par les fautes qu’ils ont pour ainsi dire pris à tâche de commettre dans les trois dernières journées de novembre, et depuis ces journées déplorables, les hommes influens des deux partis ont créé les embarras actuels. On ne peut les bien faire comprendre si l’on ne s’attache à définir la part de responsabilité qui revient à chacun d’entre eux dans les évènemens qui ont amené la chute de M. Olozaga et porté M. Gonzalès-Bravo à la présidence du conseil. Il n’entre point dans notre pensée d’incriminer ici aucun des deux partis : aucun, nous espérons en donner la preuve, ne répondra devant l’histoire de la terrible extrémité où des ambitions personnelles ont réduit la monarchie. C’est le plus grand malheur de l’Espagne que modérés et progressistes se laissent encore pour la plupart aveuglément mener par leurs chefs.

Nous ne reviendrons point sur des évènemens connus de l’Europe entière, ni par conséquent sur les causes qui ont amené la dissolution du cabinet Lopez. En un temps d’émeutes et de troubles, le cabinet Lopez avait été un gouvernement provisoire : il ne pouvait pas être un simple ministère, sous une reine déclarée majeure et en présence des cortès réunies. Il ne s’agissait plus de décrets révolutionnaires ni de mesures exceptionnelles ; il fallait compter avec les chambres et s’occuper enfin sérieusement de réformer la législation du pays. C’était là une tâche que M. Lopez se trouvait absolument hors d’état d’accomplir. Il n’y a personne dans la Péninsule qui ne rende hommage aux rares qualités oratoires de M. Lopez, personne également qui ne lui conteste l’habileté politique et la science du gouvernement. M. Lopez est un tribun, non pas, il est vrai, à la façon de ceux qui, durant notre première révolution, menaient les assemblées législatives ; il rappelle plutôt ces beaux parleurs de la constituante, que les sarcasmes de Mirabeau réduisaient au silence quand il était question de prendre un parti et d’agir. M. Lopez est le Barnave de l’Espagne, mais un Barnave qui décidément ne tiendra pas ce qu’il a autrefois promis, un Barnave de soixante ans.

Le jour où d’un commun accord les modérés et les progressistes exigèrent que M. Lopez se retirât des affaires, M. Olozaga, déjà président du congrès, était le seul homme en Espagne qui, par la supériorité de son talent, par la fermeté de son caractère, dominât à la fois les deux partis. Jamais peut-être l’opinion publique ne s’était aussi unanimement prononcée en faveur d’un personnage politique, pas même à l’époque où M. Mendizabal obtint des cortès le vote de confiance dont il a tant abusé. Nous avons sous les yeux la plupart des journaux publiés pendant le mois de novembre à Madrid et dans les provinces ; il n’en est pas un, et surtout parmi les journaux modérés, qui ne proclame M. Olozaga le ministre indispensable, l’arbitre suprême de la situation.

Le nouveau chef du cabinet ne conserva pas long-temps une position si forte et si brillante. On connaissait à peine les noms des hommes appelés aux affaires, que les deux partis se trouvèrent à la fois indisposés et froissés. On avait lieu de croire que les principaux départemens seraient confiés à quelques-unes des notabilités parlementaires : c’était le vœu bien manifeste des deux chambres, c’était en outre l’intérêt évident de M. Olozaga. L’ancien ambassadeur préféra suivre une politique toute contraire : à l’exception du général Serrano, qu’il se vit contraint de subir, il prit pour collègues des hommes à peu près inconnus jusqu’alors, et dont le titre unique était de vivre avec lui dans les termes de la plus intime amitié. Nous citerons un mot qui, à cette occasion, fit fortune dans les salons de Madrid et jusque chez la reine : « M. Olozaga, disait-on, a choisi ses ministres dans ses tertulias. » C’est ainsi que l’on nomme, en Espagne, les fêtes de famille où l’on réunit les cliens et les amis de la maison. M. Olozaga ne redoutait qu’un seul homme dans les deux chambres : c’était M. Cortina, qui, la veille encore, lui disputait sans désavantage le premier rang dans le parti progressiste. Par égard pour M. Cortina, il abandonna l’intérieur à M. Domenech, alcade constitutionnel de Madrid, dont les volontés ont toujours été conformes à celles du député de Séville, et qui, du reste, a bien mérité de l’Espagne en réorganisant la garde nationale de Madrid, si brutalement dissoute par Espartero. Mais la nomination de M. Domenech n’était point pour M. Cortina une concession suffisante ; dès le jour où M. Olozaga mit le pied sur le seuil du pouvoir, les progressistes prirent vis-à-vis du cabinet une attitude menaçante dont ils ne se sont départis qu’au moment où le ministre déchu est venu implorer leur protection. Il n’en fut pas de même des modérés : pour les ramener à lui tout-à-fait, il suffit à M. Olozaga de s’engager à replacer la grande question des ayuntamientos dans les termes où Marie-Christine avait tenté de la résoudre.

M. Olozaga ne pouvait se dissimuler néanmoins les embarras qui résultaient pour lui de la composition du cabinet, et il dut chercher à prévenir les conséquences d’une première faute. Alarmé des dispositions manifestement hostiles du parti progressiste, et craignant aussi peut-être que les modérés ne finissent par l’abandonner, le président du conseil essaya de se créer un appui dans l’armée et dans le pays. Voilà pourquoi sans aucun doute il rendit le décret qui reconnaissait les graces et les faveurs accordées par Espartero durant les derniers jours de son agonie politique. Dans les conditions difficiles où se trouvait le gouvernement de Madrid, cette mesure était des plus maladroites. De tous côtés, il n’était bruit encore que de menées et de conspirations espartéristes ; de tous côtés, dans les provinces, dans les ports de mer, dans les grandes villes, dans la capitale du royaume, se constituaient en secret des juntes et des comités ayacuchos. Et c’était le moment que choisissait M. Olozaga pour relever les créatures et les amis de l’ancien régent, pour les imposer aux troupes qui les avaient repoussés elles-mêmes, et les mettre en présence des chefs qui venaient de les renverser ! M. Olozaga brisait de gaîté de cœur la situation que lui avait faite l’alliance des deux partis. Modérés et progressistes se prononcèrent avec une égale énergie contre un décret qui ramenait en triomphateurs dans les rangs de l’armée et dans les branches diverses de l’administration bien des hommes qui ne devaient y reparaître qu’à titre d’amnistiés. Le mécontentement que les uns et les autres en éprouvèrent s’exhala brusquement, non dans les cortès il est vrai, mais dans les salons de Madrid et dans de simples réunions particulières. C’était une seconde faute que venait de commettre M. Olozaga. On s’est trompé toutefois en affirmant que cette mesure avait déterminé la crise qui devait emporter le nouveau ministère. La cause véritable de cette crise, ce fut la rivalité qui éclata au sein même du cabinet entre le ministre de la guerre et le président du conseil. Plus on y songe, et moins il est aisé de comprendre que M. Serrano et M. Olozaga aient perdu en de mesquines intrigues le temps qu’ils pouvaient consacrer à la réorganisation de leur pays. D’unanimes sympathies eussent bien vite récompensé leurs efforts ; mais pour opérer les immenses réformes que réclame l’état de la Péninsule, il fallait des ministres et non point des courtisans. L’Espagne attendait des Turgot et des Colbert ; elle ne trouva que des Villeroi et des Chamillard.

L’avénement de M. Olozaga aux affaires avait de beaucoup amoindri l’importance du général Serrano. Sous le ministère Lopez, c’était le jeune ministre de la guerre qui, en réalité, présidait le conseil ; avant que M. Olozaga rentrât de son ambassade, il exerçait dans le palais une autorité à peu près absolue. Ce fut donc de sa part une preuve de modération incontestable que d’accepter un rôle tout-à-fait secondaire dans le cabinet de M. Olozaga. Mais si dans le président du conseil M. Serrano reconnaissait la supériorité du talent, s’il se résignait à ne point disputer la prééminence politique, il n’était pas de si facile composition à l’égard de la faveur royale. Il convient d’établir ici nettement quelle était chez la reine la position particulière de M. Olozaga et de M. Serrano. Le crédit dont le général avait joui jusque-là, il en était redevable à son ami don Salvador Calvet, membre du sénat, et proche parent de Mme la marquise de Valverde, dame d’honneur de la reine, dont l’influence était prépondérante depuis la mort de Ferdinand VII. Dans la correspondance intime qu’elle entretenait avec quelques-uns de ses partisans, la reine Christine, redoutant l’influence que M. Olozaga pouvait prendre sur l’esprit de sa fille, recommandait instamment que l’on appuyât le plus possible le général Serrano. M. Olozaga avait au palais des amis plus nombreux et plus résolus que ceux du ministre de la guerre. À leur tête il faut placer Mme la marquise de Santa-Cruz, gouvernante de l’infante Marie-Louise-Fernande, que le premier ministre a plus tard accusée en plein congrès d’avoir préparé et précipité sa chute. Mme de Santa-Cruz ne dissimulait à personne ses dispositions bienveillantes envers M. Olozaga, pas même au général Narvaez. Narvaez, qui depuis long-temps est lié avec la marquise, se plaignant énergiquement à elle de l’appui qu’elle prêtait au président du conseil, Mme de Santa-Cruz lui répondit en riant qu’il n’était point de son siècle : « Dieu me pardonne, lui dit-elle, quel bon général vous auriez fait au moyen-âge ! »

Dans cette lutte qui devait entraîner de si funestes conséquences, M. Olozaga ne tarda point à l’emporter. Il avait été le précepteur de la reine, il était maintenant le président du conseil. La reine n’accorda plus une faveur, une grace, qu’il ne l’eût approuvée, ou, pour mieux dire, imposée. M. Olozaga s’appliqua surtout à éloigner de la personne royale ceux qui, par leur position, étaient à même d’exercer la moindre influence, et non-seulement ses collègues, mais la marquise de Santa-Cruz elle-même et jusqu’au général Narvaez. Profondément blessé des procédés du premier ministre, le général ne venait plus chez la reine qu’à l’heure où il était obligé de lui demander le mot d’ordre en qualité de capitaine-général de Madrid. Nous devons dire à quelle occasion Narvaez cessa de se montrer au palais, si ce n’est pour remplir ses fonctions officielles ; c’est là le fait qui a dénoncé au corps diplomatique et aux grands d’Espagne la contrainte morale que M. Olozaga s’efforçait de faire subir à la reine. Le général Narvaez n’ayant pu assister à un banquet où elle avait réuni les députés et les sénateurs, la reine voulut le dédommager en l’invitant à un second dîner politique qu’elle donnait au corps diplomatique. M. Olozaga refusa son consentement ; la reine insista. Après avoir combattu long-temps la volonté de la reine, M. Olozaga dut enfin céder, et Narvaez reçut sa lettre d’invitation. Le jour où le banquet eut lieu, la jeune reine, ayant aperçu Narvaez parmi les convives, lui adressa naïvement ces paroles, qui témoignaient de la résistance que lui avait opposée son premier ministre : « Enfin te voilà venu, général ! je savais bien qu’il en serait comme je l’entendais ! » À ce repas, du reste, comme à celui où assistaient les députés et les sénateurs, et à tous les dîners politiques qui furent donnés par la suite, on remarqua les façons dégagées que M. Olozaga affectait de prendre envers la reine, brusquant l’étiquette et les plus simples lois de la politesse, ne lui parlant qu’à la première personne et sur le ton d’un véritable tuteur de l’ancien théâtre espagnol. On ne sait point assez en France ce que sont les grands d’Espagne au XIXe siècle ; étrangers pour la plupart à la conduite des affaires publiques, les fils dégénérés des ducs d’Albe, des Altamira, des Oñate, pratiquent de nos jours, non moins scrupuleusement que sous Philippe IV, le culte de la personne royale. Vous imaginez à quel point tous ces descendans de vice-rois, de connétables et d’amirantes durent être scandalisés de ces manières de roturier, comme on le dit plus tard assez plaisamment à la tribune des cortès.

Les efforts de M. Olozaga pour usurper à son profit la faveur royale, ses procédés envers Narvaez, le ressentiment de celui-ci, rien de tout cela n’était un mystère au palais et dans les salons politiques. Tout le monde également pouvait s’attendre à ce que M. Serrano, qui ne prenait pas plus que Narvaez la peine de cacher son ressentiment, saisirait la première occasion d’écarter du ministère M. Olozaga. M. Pidal, une des notabilités de la droite, fort estimé dans la Péninsule pour quelques travaux de législation et d’histoire, ayant été nommé à la présidence du congrès, le général Serrano crut le moment favorable ; il alla trouver M. Olozaga et lui dit que la nomination de M. Pidal était un véritable échec pour le cabinet, qui à son avis devait immédiatement se dissoudre. Pour expliquer une démarche que les circonstances ne justifiaient d’aucune manière, M. Serrano a déclaré depuis que peut-être il s’était laissé entraîner un peu trop loin par son amitié pour M. Lopez, que le parti progressiste opposait à M. Pidal. L’excuse de M. Serrano ne nous paraît point admissible, et nous sommes convaincu qu’à un pareil moment le jeune ministre de la guerre ne se préoccupait guère des intérêts de M. Lopez. M. Olozaga ne prit point l’alarme ; il répondit à M. Serrano qu’il envisageait de tout autre façon la situation du ministère ; il démontra péremptoirement que, dans l’état où se trouvaient les deux grandes fractions de la chambre, — les progressistes s’obstinant à se retrancher dans une réserve peu rassurante, tandis que les modérés appuyaient franchement le cabinet, — c’était pour celui-ci une bonne fortune que la nomination de M. Pidal. M. Serrano n’avait absolument rien à répliquer à des raisons si concluantes : il n’insista point sur les difficultés qu’il venait de soulever au sujet de M. Pidal ; mais, bien loin de se tenir pour battu, il exprima hautement le dégoût que lui inspirait la marche des affaires, et finit par déclarer que, si M. Olozaga ne se croyait point menacé dans son existence ministérielle parce que M. Pidal était nommé président du congrès, il ne conserverait point apparemment la même sérénité, si Narvaez cessait d’être capitaine-général de Madrid. M. Olozaga lui ayant demandé ce que signifiaient ces dernières paroles : « Eh bien ! cela veut dire, s’écria M. Serrano, que j’ai là dans mon portefeuille la démission du général Narvaez. » En prononçant le nom de l’homme qui naguère encore était le maître absolu de la situation à Madrid et dans les provinces, et qui dès le lendemain pouvait le redevenir, M. Serrano croyait sans doute briser d’un seul coup la résistance de M. Olozaga. Il n’en fut rien pourtant ; M. Olozaga ne parut pas même ébranlé. « La démission de Narvaez ! Eh bien ! donnez-la moi, » dit-il en tendant la main au général Serrano. Celui-ci refusa de la lui remettre ; et comme il ajoutait que c’était là une affaire extrêmement grave et à laquelle on ne pouvait assez réfléchir, M. Olozaga, élevant enfin la voix jusqu’au ton sur lequel M. Serrano avait mis l’entretien, interrompit brusquement le ministre de la guerre et lui dit : « Allons donc ! je conseillerais également à la reine d’accepter votre démission, si vous jugiez à propos de la donner. » À une attaque si directe, M. Serrano ne contint plus le ressentiment qui, pendant trois semaines, s’était amassé en lui contre le premier ministre. Il se leva de son siége, courut à M. Olozaga, et, le saisissant fortement par le bras, il s’écria : « Personne ne m’a pris pour dupe qu’il ne me l’ait payé ! » Et à l’instant il sortit du cabinet de M. Olozaga.

La nouvelle de cette rupture se répandit aussitôt dans le palais et dans la ville. Immédiatement après avoir quitté M. Olozaga, le général Serrano manda auprès de lui don Patricio Escosura, jeune écrivain des plus distingués de Madrid, alors employé au département des affaires étrangères, aujourd’hui sous-secrétaire d’état au ministère de l’intérieur. Par les soins de M. Escosura, un petit comité se forma bientôt dans les bureaux de la guerre : il se composait du général lui-même, de M. Escosura, de M. Ros de Olano, jeune brigadier de mérite, qui, à l’occasion de la majorité de la reine, est tout récemment venu à Paris complimenter l’ancienne régente, et du personnage qui jusqu’à la fin de la crise doit jouer le principal rôle ; nous voulons dire le général Narvaez.

M. Serrano avait trop à cœur de venger l’insulte que venait de lui faire le premier ministre pour qu’il fût en état d’entendre les conseils de la modération. De son propre mouvement, il pria M. Escosura de rédiger sa démission, qui fut apportée à M. Olozaga par le sous-secrétaire d’état au département de la guerre, M. Gallego. Le président du conseil avait mesuré déjà toutes les conséquences de la faute qu’il venait de commettre, et il songeait à la réparer, non pas, il est vrai, en convenant de ses torts, un tel aveu eût trop coûté à son orgueil ; il se contenta de répondre avec ce ton dédaigneux qui lui avait déjà enlevé tant de sympathies depuis la formation du cabinet : « Je ne puis accepter cela ; le général ne m’a pas compris. » Ce n’était point assez pour fermer la blessure qu’il avait faite à un amour-propre non moins intraitable que le sien, et M. Serrano refusa obstinément de reprendre sa démission.

On conçoit aisément de quelles réflexions pénibles M. Olozaga dut être en ce moment assailli. Sa position, naguère si forte, se hérissait à l’improviste de difficultés inextricables ; la retraite de M. Serrano portait le coup de grace à la coalition qui venait de pousser l’ancien ambassadeur aux affaires. N’avait-il pas, en effet, contre lui les deux représentans les plus notables de cette coalition, le ministre de la guerre et le capitaine-général de Madrid ? Dispensés à l’avenir de tout ménagement, les modérés et les progressistes allaient l’attaquer à face découverte. Mais c’était plutôt entre les deux partis que devait recommencer la bataille parlementaire. M. Olozaga avait si bien fait, durant son court ministère, qu’il s’était à la fois rendu impossible et comme chef et comme soldat. Jamais homme d’état ne s’était vu plus cruellement puni de son égoïsme : il avait voulu être seul dans sa puissance il était seul dans son délaissement.

Si le gouvernement représentatif avait été plus solidement établi, plus sérieusement appliqué dans la Péninsule, M. Olozaga aurait fléchi sans doute : quoi qu’il en eût coûté à son amour-propre, il n’aurait point hésité à quitter le pouvoir ; mais dans un pays comme l’Espagne, un homme de ce caractère ne pouvait point se résoudre à un si rude sacrifice, pour peu qu’il y eût jour à continuer la lutte. C’est l’histoire du guerillero qui, cerné de toutes parts, décharge en plein visage son coup d’escopette à qui le somme de se rendre. Il ne restait qu’un moyen d’ajourner le péril, sinon de le conjurer tout-à-fait : M. Olozaga le saisit avec empressement, si désespéré qu’il pût être. Ce moyen, c’était la dissolution des cortès. La nomination de M. Pidal n’a donc point décidé M. Olozaga, ainsi que l’a prétendu la presse entière en Europe, à prendre cette mesure capitale ; nous avons déjà dit avec quels dédains il accueillit les alarmes que lui avait à ce sujet exprimées le général Serrano.

La dissolution une fois arrêtée dans l’esprit de M. Olozaga, on connaît la marche que les évènemens le condamnèrent à suivre. La démission de M. Serrano lui fut apportée par M. Gallego sur la fin de la journée du 27 novembre et c’est dans la nuit du 28 qu’il obtint de la reine le décret de dissolution. Durant le très petit nombre d’heures qui s’écoulèrent entre le moment où la démission lui fut remise et celui où il exigea le décret, pouvait-il assembler le conseil pour prendre l’avis de ses collègues ? Si peu qu’on y réfléchisse, on comprendra qu’il ne dut pas même y songer. Comment, en l’absence de M. Serrano, le seul membre populaire du cabinet, eût-il osé proposer une si importante mesure ? Si M. Domenech, le ministre progressiste, avait demandé les raisons de cette absence, que lui eût répondu M. Olozaga ? Deux autres ministres, MM. Luzurriaga et Cantero, amis intimes de M. Olozaga, ont insinué plus tard, à la tribune du congrès, que l’on avait quelquefois dans le conseil parlé de dissoudre les chambres. Que le conseil eût, en effet, agité cette question, cela même est fort contestable ; mais ce qu’il fallait prouver surtout, c’est qu’après la rupture survenue entre M. Serrano et M. Olozaga, le conseil avait été réellement consulté, et si les deux amis du ministre déchu avaient osé produire une pareille assertion à la tribune, leur témoignage eût été immédiatement infirmé ; on savait à Madrid qu’à la nouvelle de la dissolution, les collègues de M. Olozaga avaient, ni plus ni moins que tout le monde, éprouvé une grande émotion. Voici un trait qui donnera une idée exacte de la stupéfaction profonde où les jeta cette brusque détermination de leur chef. M. Calvet, ne pouvant croire que le conseil n’y avait eu aucune part, se plaignait avec amertume d’un acte si exorbitant, dans la journée même du 29 novembre, au ministre de la justice, M. Luzurriaga. Aux reproches de l’honorable sénateur, M. Luzurriaga se récria énergiquement, et déclara qu’il n’en avait absolument rien su jusque-là. M. Calvet crut devoir insister ; comme il faisait observer qu’une si importante mesure n’avait pu être prise que de l’avis exprès du conseil, M. Luzurriaga s’offensa des soupçons de M. Calvet, et répéta plus formellement encore qu’il n’en avait jamais été question, lui présent. « Puisqu’il en est ainsi, monsieur le ministre, lui dit alors M. Calvet, vous m’autorisez, je pense, à faire usage de votre déclaration dans le sénat. » M. Luzurriaga se garda bien de prononcer dans les cortès une seule parole qui lui pût attirer un démenti de M. Calvet.

M. Olozaga était si exclusivement préoccupé de la dissolution des deux chamhres, que, dans les journées du 27 et du 28 novembre, il ne dit pas un mot à la reine de la démission du général Serrano. La reine était peut-être la seule personne qui n’en eût point encore entendu parler. Dès à présent, nous pouvons préciser les reproches que l’on est en droit d’adresser au ministre déchu. M. Olozaga s’est perdu par les difficultés purement politiques dont on eût dit qu’il se plaisait à s’entourer. Au fond de l’impasse où il se trouvait engagé, il rencontrait pour principaux obstacles les antipathies naissantes et déjà insurmontables des deux partis et des deux chambres ; comme il répugnait à son orgueil de rebrousser chemin, et que d’ailleurs cela lui eût été absolument impossible, c’est en déconcertant les partis, c’est en écartant les chambres qu’il essaya d’échapper à cette inextricable complication. Quelques affamés de scandale se sont efforcés d’accréditer çà et là dans l’opinion une accusation bien autrement odieuse, et dont les adversaires déclarés de l’ancien ministre ont été les premiers à s’indigner. L’histoire ne daignera point accueillir ces rumeurs méprisables : il y a bien assez de la sellette où M. Olozaga est venu s’asseoir devant le congrès.

M. Ologaza avait pris un tel empire sur la volonté de la reine, que lorsqu’il entra dans son cabinet pour soumettre le décret de dissolution à sa signature, il ne s’attendait pas évidemment à une sérieuse résistance ; il n’osa pourtant proposer tout d’abord un expédient si imprévu, si peu conforme à l’idée que la reine avait pu se faire de la situation des esprits, et par la loi qui la déclarait majeure, et par les circonstances qui avaient poussé M. Olazaga lui-même au pouvoir. L’embarras du ministre ne fut pas de longue durée mais dans le premier moment il était si visible, que, malgré sa grande jeunesse, la reine finit par le remarquer. Ici commence la scène rapportée dans la fameuse déclaration du 29 novembre, et dont les débats de la tribune et de la presse ont fait connaître les moindres détails. Il avait été souvent question, depuis l’avènement de M. Olozaga aux affaires, du retour de Marie-Christine en Espagne ; la reine n’avait point une seule conversation particulière avec le chef du cabinet, qu’elle ne le pressât de rappeler solennellement l’ancienne régente. Dans la soirée du 28 novembre, ce fut là également le sujet sur lequel elle mit l’entretien ; et comme, cette fois, ses instances étaient beaucoup plus vives que dans les journées précédentes, M. Olazaga l’interrompit en lui disant : « Je le veux bien, mais que me donnera pour cela votre majesté ? » La reine ne prit point garde à l’interpellation ; elle se plaignit amèrement de la mauvaise volonté dont M. Olozaga faisait preuve dans une occasion où il eût dû s’empresser de lui être agréable. Elle s’était imaginé d’ailleurs que le conseil avait implicitement tranché l’affaire. Le duc de Baylen venait d’être nommé tuteur par intérim de sa sœur, l’infante Marie-Louise-Fernande. Quelle signification pouvait avoir une nomination pareille, si la tutelle n’était point réservée en propre à sa mère ? « Eh ! laissez donc ! s’écria brusquement le président du conseil, puisque vous ne voulez rien me donner pour cela. » Réduite au silence et tout entière à la surprise où la jetaient de si étranges paroles prononcées d’un ton plus étrange encore, la reine regardait fixement son premier ministre. Alors, sans l’y avoir autrement préparée, M. Olozaga tira de sa poche le décret de dissolution, dont il avait eu soin de dresser la minute, et lui dit : « Madame, le conseil, ne pouvant plus s’entendre avec les cortès actuelles, a décidé qu’elles seraient dissoutes ; je suis chargé de soumettre à votre signature le décret qui les renvoie devant les électeurs. » Et chacun sait comment la reine signa.

Ce sont les procédés inqualifiables de M. Olozaga envers la reine qui ont soulevé en Espagne l’indignation générale. Il n’en pouvait pas être autrement dans le pays de Philippe V et de Charles III, où, en raison de l’impopularité qui, sur la fin du régime espartériste, s’attacha aux moindres actes du comte-duc, une grande réaction s’est opérée en faveur des idées monarchiques. L’accusation de lèse-majesté a été assez long-temps et assez bruyamment débattue à la tribune pour que nous soyons dispensé d’y revenir ; il en est une autre qui, à la faveur du bruit, est passée pour ainsi dire inaperçue, et dont les orateurs et les publicistes du parti modéré auraient dû, ce nous semble, particulièrement s’occuper. Ils auraient dû montrer quels désastres eût infailliblement entraînés la folle campagne que méditait le chef du ministère contre la constitution et les chambres. Élues pendant la guerre civile, dans un pays excédé de réactions et d’émeutes, les cortès actuelles avaient reçu la mission expresse d’en finir avec les régimes exceptionnels et les gouvernemens révolutionnaires ; elles s’étaient réunies à Madrid, bien résolues à étouffer l’esprit de bouleversement et de désordre qui passait à l’état chronique, par une application franche et sérieuse de la constitution votée en 1837 ; elles voulaient enfin entreprendre la rénovation de l’Espagne, non plus par le sommet et avec des idées générales, mais par la base et par les détails, en réformant, ou pour mieux dire en créant l’administration à ses moindres degrés et dans ses plus infimes parties. En plaçant M. Olozaga aux affaires, elles comptaient qu’il mettrait sa gloire à guider leurs délibérations laborieuses, à leur frayer la voie dans ce dédale immense d’institutions et de lois à détruire ou à promulguer. On ne pouvait pas tromper plus misérablement de plus nobles ni de plus légitimes espérances. Tel est le chef d’accusation qu’il eût fallu principalement développer à la tribune, et sur lequel M. Olozaga n’aurait pas même essayé de se défendre. Quand Espartero prononça la dissolution des derniers cortès, ce fut M. Olozaga qui donna le signal de l’insurrection, en s’écriant, au congrès : « Dieu sauve le pays et la reine ! » Et six mois après, parce qu’il se voyait menacé dans son existence ministérielle, c’était lui qui reproduisait dans ses plus tristes excès la politique d’Espartero !

Le décret avait été signé à neuf heures et demie environ, dans la nuit du 28 novembre, et jusqu’au lendemain à midi il n’en transpira pas le moindre bruit au palais. Déjà cependant on pouvait conjecturer autour de la reine qu’une scène extraordinaire s’était passée dans son cabinet entre elle et son premier ministre : durant toute la nuit, elle était demeurée obstinément plongée dans une profonde et silencieuse tristesse, dont on n’osa la distraire par des questions indiscrètes. Le jour venu, elle ordonna que l’on plaçât dans son cabinet une sonnette aboutissant à sa chambre : elle veilla elle-même à ce que cet ordre fût sur-le-champ exécuté. Le 29 novembre, à midi, le général Narvaez vint faire sa visite officielle. Depuis trois semaines, le général se retirait aussitôt après avoir reçu le mot d’ordre ; ce jour-là, il demeura plus long-temps que d’habitude, pour demander à la reine si elle avait jugé à propos d’admettre la démission du général Serrano. « La démission de Serrano ! s’écria la reine ; et pourquoi donc Serrano veut-il se retirer ? — Il est assez étrange, repartit Narvaez, que j’en donne la nouvelle à votre majesté ; voici déjà plus de vingt-quatre heures qu’Olozaga aurait dû lui soumettre une affaire si grave. — Olozaga ! s’écria la reine fondant tout à coup en larmes, Olozaga !… » Mais l’émotion l’empêcha de poursuivre. Narvaez ayant attendu qu’elle fût en état de s’expliquer, elle finit par lui raconter ce qui s’était passé la veille entre elle et le président du conseil.

Aux premières paroles de la reine, Narvaez fut saisi d’un si violent accès de colère, que le palais tout entier ne tarda point à être mis dans la confidence. Narvaez voulait d’abord aller trouver M. Olozaga pour le traîner aux pieds de la reine et le forcer à implorer son pardon. On parvint cependant à le contenir ; et comme on lui représentait que c’était là se conduire à la façon d’un petit cadet de régiment, il s’écria : « Vous avez raison ! Il faut une autre satisfaction à la reine d’Espagne, et je jure qu’elle l’aura ! » Et après avoir pris les mesures nécessaires pour que l’accès de l’appartement royal fût désormais interdit au président du conseil, il se rendit immédiatement chez le général Serrano.

C’est Narvaez qui, dans les journées du 29 et du 30 novembre, a créé la situation actuelle. Ce personnage, très diversement jugé en Europe, mérite qu’à des portraits peu fidèles on essaie d’opposer une impartiale appréciation. Le général Narvaez a son rang marqué aujourd’hui parmi les plus hautes illustrations militaires de l’Espagne. Issu d’une des meilleures familles de la Péninsule, il a pu, durant la guerre civile, joindre au prestige de la naissance celui que donnèrent des services rendus au pays. Doué au plus haut degré de l’exaltation méridionale, Narvaez se fait remarquer par une imagination ardente, par une activité prodigieuse, par une force indomptable de volonté, dans les provinces même de l’Espagne où ce sont là précisément les traits caractéristiques du génie national. Aux momens décisifs d’une expédition ou d’une crise politique, il a toujours fait preuve d’une énergie et d’une habileté incontestables ; personne mieux que lui ne s’entend à relever une situation dont on désespère ; il multiplie les expédiens, il crée les ressources ; hommes et choses, il faut que sous son impulsion tout se rapporte au but qu’il veut atteindre et qu’en effet il atteint. Mais ces qualités, qui dans les occasions extraordinaires lui assignent une réelle supériorité, se convertissent en autant de défauts quand il s’agit d’étudier le terrain, de composer avec les difficultés, de tourner les obstacles, au lieu de les briser en s’y heurtant de front. Narvaez est un homme d’action ; ce n’est point un homme de gouvernement, et encore moins un homme de tribune. Affable et prévenant dans l’intimité, à la tête de l’armée il s’est toujours montré d’une sévérité inflexible ; il n’en est pas moins, parmi les chefs actuels, celui pour qui le soldat professe le plus sérieux attachement. Cela s’explique par la sollicitude que de tout temps il a témoignée en faveur de quiconque a servi sous ses ordres. C’est à ses yeux un titre imprescriptible que d’avoir marché sous sa bannière ; il en résulte une étroite solidarité qui pour lui s’étend de l’officier-général au dernier pecetero. Dans un pays où l’armée a jusqu’ici fait et défait les gouvernemens, on conçoit de quelle irrésistible autorité se trouve investi l’homme qui a le cœur de l’armée.

Après la journée de Los Ardoz, où il porta le coup de grace à la cause espartériste, Narvaez était sans contredit maître de la situation en Espagne. Par lui-même ou par ses lieutenans, il n’est rien dont il ne fût aisément venu à bout. Mais l’œuvre de l’épée était faite ; Narvaez ne pouvait pas songer, il ne songea pas à se charger de celle qu’il fallait désormais entreprendre : nous voulons dire la réorganisation politique du pays. Narvaez entra chaleureusement et avec toute la fougue de son caractère dans les vues de ceux qui faisaient des efforts sincères pour maintenir la coalition, victorieuse et tout enivrée encore de son triomphe ; chacun parlait à Madrid de conciliation, de fusion entre les partis extrêmes ; c’était l’entraînement du jour, auquel plus que tout autre s’abandonnait le général Narvaez. Il appuya M. Lopez et son ministère ; il alla jusqu’à solliciter M. Cortina de prendre une part plus active au gouvernement. Mécontent déjà de l’aspect sous lequel se présentait l’avenir, et surtout de l’influence prépondérante que donnaient aux modérés les élections générales, le chef du parti progressiste repoussa les avances de M. Narvaez, qui en conçut un éloignement invincible pour le ministère Lopez, avec lequel il cessa toute relation. Dès ce moment, il n’intervint plus dans les affaires publiques qu’à l’époque où se reconstituèrent les autorités de Madrid. Quand M. Olozaga fut rentré en Espagne, Narvaez n’attendit pas que le fier ambassadeur lui fit la première visite ; il s’empressa de lui offrir son appui et lui déclara nettement qu’il soutiendrait tout cabinet qui se sentirait capable de rétablir l’ordre, de raffermir les institutions chancelantes et de doter la Péninsule d’une intelligente et forte administration. On sait par quels procédés le président du conseil répondit à cette démarche, et on comprend sans peine la position que prit dès-lors Narvaez vis-à-vis de M. Olozaga.

N’ayant point trouvé M. Serrano, chez qui il s’était rendu en quittant la reine, le général Narvaez s’était empressé de rentrer à son hôtel ; il se disposait à mander quelques-uns de ses amis, quand on lui annonça trois jeunes députés, MM. Gonzalès-Bravo, Ros de Olano et Fermin-Gonzalo Moron, qui, à ce moment, ignoraient encore l’accusation formulée par la reine elle-même contre le président du conseil. Avant qu’aucune parole eût pu être échangée, un autre député, M. Carriquiri, entra, tout ému et hors d’haleine. Celui-ci savait la grande nouvelle, et il en fit part à ses trois collègues. Le général n’était point revenu encore de l’accès de colère où il était entré chez la reine, il parcourait sa chambre à pas précipités et s’écriait à tout propos : « Sommes-nous Espagnols ? supporterons-nous l’outrage qui vient d’être fait à la reine ? » Ce n’était pas tout cependant que de s’indigner, il fallait agir, et Narvaez ayant fini par demander à ses amis quelle détermination il convenait de prendre, M. Gonzalès-Bravo répondit froidement : « En arrachant le décret à la reine, Olozaga nous a mis dans l’impossibilité de calculer nos résolutions ; aux grands maux les grands remèdes ! » Il fut décidé que l’on dénoncerait à la nation la conduite de M. Olazaga ; mais de quelle manière et par qui serait-elle dévoilée ? Narvaez proposa de mander M. Pidal auprès de la reine, pour que celle-ci renouvelât sa déclaration devant le président du congrès, et M. Pidal fut sur-le-champ invité à se rendre à l’hôtel du capitaine-général de Madrid.

M. Pidal est un des chefs de la droite. De tous les conservateurs espagnols, c’est peut-être M. Pidal qui a le plus d’horreur pour les moyens extrêmes et les brusques secousses que des ambitions particulières peuvent imprimer aux affaires publiques. Le caractère aventureux de M. Olozaga lui avait souvent inspiré des alarmes ; mais comment imaginer qu’il oserait se porter à un tel excès d’audace ? M. Pidal n’osait d’abord ajouter foi à tout ce que lui dirent le général et ses amis ; on réussit pourtant à le convaincre, et dès-lors il déclara qu’il se mettait tout entier à la disposition de la reine, dût-il perdre la vie à son service. Narvaez courut au palais, et, après s’être assuré que la reine n’éprouverait point de répugnance à renouveler sa déclaration devant M. Pidal, il rentra chez lui en toute hâte ; quelques minutes plus tard, il se retrouvait en présence de la reine avec le président du congrès. La reine répéta, au milieu des sanglots et des larmes, ce qu’elle avait dit le matin au général Narvaez. La déclaration achevée, M. Pidal la jugea trop grave pour que lui seul la pût rendre publique. Il pria la reine de vouloir bien la faire une troisième fois encore devant les quatre vice-présidens du congrès. La reine répondit qu’elle y consentait volontiers ; elle-même fixa pour le soir à six heures l’audience que lui demandait M. Pidal au nom des quatre vice-présidens, et à laquelle devaient être également appelés les ministres des finances et de la guerre, MM. Frias et Serrano.

On pense bien qu’en attendant l’heure indiquée pour cette audience, Narvaez ne demeura pas inactif. Il fallait, dans la journée même, former un ministère qui portât la déclaration au congrès ; l’alarme était donnée au camp des progressistes, et le bruit courait d’une réunion qui allait se tenir chez M. Cortina ou chez M. Madoz. Narvaez avait bien pressenti les colères qui allaient faire explosion, si les modérés s’installaient au pouvoir, à l’exclusion absolue du parti progressiste. Avant de se concerter avec ses amis, l’idée lui était venue déjà de s’entendre avec le ministre de la guerre. Une démarche de M. Calvet, ami intime de M. Serrano, l’affermit encore dans cette résolution. M. Calvet se rendit chez Narvaez pour protester, en son nom comme en celui de M. Serrano, du plus profond dévouement à la reine ; il chargea le général, si pendant la crise il écrivait à Marie-Christine, d’annoncer à l’ancienne régente que jusqu’au bout ils seraient l’un et l’autre invariablement d’accord avec lui. Déterminé tout-à-fait par les avances chaleureuses de M. Calvet, Narvaez se rendit pour la seconde fois chez le général Serrano. Que Narvaez désirât bien sincèrement ne point rompre la coalition qui avait renversé le duc de la Victoire, cela paraît démontré par ses avances au ministre de la guerre ; mais il s’abusait d’une façon étrange s’il croyait la maintenir en ménageant à M. Serrano la succession politique de M. Olozaga. Ce n’était pas là un gage suffisant pour le parti progressiste. Entraîné par son ressentiment personnel, M. Serrano s’associait trop ardemment à tout ce que les modérés entreprenaient contre le premier ministre pour qu’il inspirât désormais une grande confiance à M. Cortina et à ses amis ; s’il était sorti de la crise président du conseil, il se serait placé vis-à-vis des progressistes exactement dans la situation où nous voyons aujourd’hui M. Gonzalès-Bravo.

Dans le cabinet du jeune ministre, Narvaez trouva un député fort influent de la droite, M. Donoso-Cortès, le chef de l’ambassade que la reine a tout récemment envoyée à sa mère. Instruit de tout ce qui se passait par Mme la marquise de Santa-Cruz, M. Donoso-Cortès était venu de son propre mouvement chez le général Serrano, et il lui soumettait, au moment où Narvaez fut introduit, la minute d’un décret portant la destitution de M. Olozaga. C’est M. Donoso-Cortès qui le premier a proposé la destitution de l’ancien ministre, et c’est le général Serrano qui a le premier accueilli la proposition de M. Donoso-Cortès.

Dans cette entrevue décisive, Narvaez parla avec une énergie entraînante ; il représenta au ministre que, pour un fait dont la responsabilité devait retomber tout entière sur un seul homme, la coalition ne pouvait point se dissoudre. Dans l’intérêt du pays et de la reine, les honnêtes gens des deux partis devaient maintenir la situation telle que l’avait faite la chute du duc de la Victoire. Quant à lui, Serrano, il devait particulièrement ne rien épargner pour calmer les alarmes des progressistes, ces ennemis d’Olozaga triomphant, qui, le voyant déchu, allaient, disait-on, prendre sa défense. Il ne restait qu’un moyen de prévenir leurs attaques : c’était de former à l’instant même un cabinet où ils eussent de sérieux représentans ; ils se rassureraient sans aucun doute, s’ils savaient qu’un des leurs, le seul personnage politique qui exerçât un double prestige dans l’armée et dans les deux chambres, se chargeait de constituer ce ministère dont il serait le chef. Le général Serrano entra pleinement dans les vues de Narvaez. Six heures allaient sonner, quand il reçut le message qui le mandait à l’audience promise par la reine au président et aux vice-présidens du congrès. « Partez, mon cher général ! lui dit Narvaez, on va décider du sort de la reine d’Espagne, à qui vous êtes redevable de si nombreuses faveurs, et c’est à votre loyauté que la reine fait appel ! » M. Serrano était déjà sur le seuil de son cabinet quand Narvaez lui adressa cette véhémente apostrophe ; il demeura un instant pensif et immobile ; puis, se tournant vers M. Donoso-Cortès, il s’écria brusquement : « Donnez-moi le décret que vous avez préparé. » M. Donoso-Cortès s’étant empressé de le lui remettre, M. Serrano se rendit immédiatement dans la chambre de la reine, où l’attendaient M. Frias, M. Pidal et les vice-présidens du congrès. C’est alors que la reine, appuyant sur les moindres circonstances, fit la déclaration fameuse soutenue aux cortès par M. Gonzalès-Bravo.

Aussitôt que la reine eut achevé son récit, M. Pidal, les vice-présidens et les deux ministres arrêtèrent que M. Olozaga serait sur-le-champ destitué ; M. Serrano ayant communiqué la minute dressée par M. Donoso-Cortès, cette minute fut adoptée, sauf quelques légères modifications de forme, que M. Frias, chargé de soumettre le décret à la sanction royale, y apporta lui-même à une heure avancée de la nuit. C’est le décret que publia le lendemain la Gazette de Madrid. Avant la fin de l’audience, M. Olozaga se présenta chez la reine, demandant instamment à lui parler. L’Europe entière connaît la réception qu’on lui fit au nom de la reine elle-même ; un simple officier lui annonça qu’il n’était plus rien au palais.

La déchéance de M. Olozaga était consommée. En le destituant par décret, sans se préoccuper le moins du monde des garanties constitutionnelles, la jeune reine agissait envers lui comme l’aurait pu faire Philippe IV à l’égard du comte-duc d’Olivarès. On s’étonne que personne, parmi les chef du parti modéré, n’ait entrevu les périls qu’une si exorbitante mesure devait nécessairement entraîner. Sans aucun doute, après la scène du 28 novembre, M. Olozaga ne pouvait plus rester aux affaires ; mais c’était la dissolution pure et simple du cabinet qui l’en devait écarter, et pour aplanir les difficultés naissantes, il eût fallu appeler dans la nouvelle administration toutes les notabilités du parlement. Voilà comment on eût maintenu la coalition, voilà comment surtout on eût prouvé aux progressistes que l’on n’entendait pas les exclure du gouvernement. Pouvait-on croire au désintéressement et aux patriotiques intentions des chefs du parti modéré, quand, pour consommer la ruine d’un seul homme, on les voyait, au grand péril de l’inviolabilité royale, livrer la parole de la reine aux discussions passionnées des deux chambres ? Dans l’état où se trouvaient les esprits, il eût été sage, il eût été habile de réduire ce triste épisode aux simples proportions d’une crise ministérielle. C’est pour avoir méconnu le vrai caractère de cette situation que les chefs du parti modéré se trouvent engagés dans les embarras du moment. Le dernier acte de M. Olozaga était de ceux qu’on peut sans inconvénient déférer à l’opinion publique ; on connaissait les dispositions hostiles des chefs du parti progressiste à l’égard de l’ancien président du conseil ; on les eût contraints, par des avances positives, à blâmer énergiquement M. Olozaga ou à mettre tous les torts de leur côté.

Nous voici au 30 novembre, journée d’angoisses, où les chefs et les hommes influens des deux partis ne pouvaient faire un pas dont l’avenir de l’Espagne ne dût profondément se ressentir. On imagine sans peine l’agitation qui de toutes parts se produisait à Madrid. Les progressistes, dont la réunion générale était annoncée dès la veille, se rassemblèrent enfin chez M. Pascual Madoz. Repoussé du palais, tout meurtri encore d’une si terrible chute, M. Olozaga y comparut en personne ; il implora l’appui de M. Cortina et de tous ceux qui, deux jours auparavant, se proposaient d’en venir contre lui aux dernières hostilités. M. Olozaga se vit obligé d’apprendre à M. Cortina et à ses amis qu’il avait obtenu de la reine un décret de dissolution ; mais aux murmures d’étonnement qui d’abord s’élevèrent succéda bientôt une bruyante explosion de sympathies quand, après une sortie violente contre les corruptions et les intrigues de palais, il se donna, sans toutefois préciser la moindre accusation, comme victime d’un complot de camarilla. M. Olozaga ne dit pas un mot de sa dernière entrevue avec la reine ; il ne parla de la reine elle-même qu’en passant, et sur le ton du dédain. C’était, à l’entendre, une enfant capricieuse, tour à tour emportée et nonchalante, ennemie de toute sérieuse occupation, et dont il avait encouru le déplaisir par l’insistance qu’il avait mise à l’entretenir des affaires de l’état. Les membres de la réunion s’engagèrent tous à le défendre : un message conçu en termes vifs et pressans fut adressé à M. Pidal ; on exigeait de lui une convocation de la chambre des députés pour le lendemain, 1er  décembre, au plus tard. Les progressistes commettaient une faute irréparable : ce n’était pas contre un ministère seulement ou contre une fraction du congrès, c’était contre la royauté elle-même que devait recommencer la guerre. Comment, dans un pays si profondément monarchique, M. Cortina et ses amis ne voyaient-ils pas qu’entreprendre une telle campagne, c’était jouer sur une chance désespérée l’avenir de tout leur parti ?

De son côté, Narvaez, toujours d’intelligence avec M. Serrano, se préparait activement à la lutte. Dès le matin, il était chez le ministre de la guerre, où vinrent bientôt le rejoindre le général Concha et MM. Gonzalès-Bravo, Ros de Olano et Patricio Escosura. À l’audience de la veille, et après avoir décrété la destitution de M. Olozaga, la reine avait chargé M. Serrano de former un nouveau ministère ; Narvaez le mit formellement en demeure de dresser la liste des hommes qui en devaient faire partie. « Vous ne l’attendrez pas long-temps, » dit le général interpellé, et, saisissant une plume, il arrêta une combinaison ministérielle que l’on n’a point encore rendue publique, et qu’il importe de faire connaître. M. Serrano se réservait le département de la guerre avec la présidence du conseil ; il confiait les affaires étrangères, l’intérieur et les finances à trois progressistes, MM. Moreno-Lopez, Gonzalès-Bravo et Ceriola ; il n’appelait à lui que deux modérés, MM. Ignacio Chacon et Mayans, auxquels il abandonnait la marine et la justice. M. Serrano avait inscrit ces noms sur une feuille volante qu’il fit passer à Narvaez en lui disant : « Eh bien ! qu’en pensez-vous, mon général ? — Excellent ! s’écria Narvaez après y avoir jeté un coup d’œil rapide ; ce qui importe, c’est que le cabinet soit formé par vous, et que vous vous en déclariez le chef. » Et Narvaez montra lui-même la liste à ses amis, qui l’approuvèrent sans la moindre restriction.

La composition du cabinet ainsi arrêtée, il ne restait plus qu’à publier les noms des ministres ; mais, en ce moment, l’accord étroit qui avait jusque-là subsisté entre M. Serrano et Narvaez reçut une atteinte profonde, et l’on put dès-lors prévoir qu’il ne tarderait pas à cesser tout-à-fait. Un des amis de Narvaez ayant observé qu’il était urgent d’envoyer la liste à la Gazette de Madrid : « Un instant ! s’écria M. Serrano, il n’est pas convenable qu’une si importante affaire soit menée avec une telle précipitation. C’est bien le moins qu’on me laisse quelque temps encore pour faire des réflexions plus sérieuses. — Mais quelles réflexions vous reste-t-il à faire ? s’écria Narvaez ; avons-nous élevé la plus légère objection contre aucun des hommes que vous venez de proposer ? Un ministère dont vous êtes le chef et où, sur six membres, quatre progressistes occupent les principaux portefeuilles, tous les portefeuilles politiques en un mot, a-t-il rien d’alarmant pour vous ou pour votre parti ? » Et comme M. Serrano ne se rendait point à ces raisons : « Tenez, ajouta Narvaez avec un mouvement d’impatience, vous avez le temps encore ; remaniez le cabinet à votre guise, je ne m’y oppose d’aucune façon. » M. Serrano demeura inébranlable ; on se vit contraint de lui accorder le délai qu’il exigeait, et il fut décidé qu’à sept heures du soir on tiendrait chez Narvaez une conférence où M. Serrano viendrait en personne déclarer nettement ses dernières intentions.

Il faut en convenir, la position de M. Serrano était des plus difficiles. Le jeune ministre était l’un des chefs du parti progressiste ; c’est à lui que ce parti avait dû, pendant l’insurrection qui a renversé Espartero, de conserver son rang à la tête du mouvement. Dans le cabinet Olozaga, c’était encore M. Serrano qui avait sérieusement représenté le parti progressiste ; nous concevons qu’il lui ait répugné de rompre avec son passé tout entier. D’un autre côté, c’était sa querelle avec M. Olozaga qui avait déterminé la crise : de quelles imputations malveillantes n’allait-il pas être l’objet, si de cette crise on le voyait sortir président du conseil ? À la seule pensée de ces imputations M. Serrano fléchit. Aussitôt que Narvaez et ses amis furent sortis de son cabinet, il envoya chercher M. Cortina, qui accourut en toute hâte au ministère de la guerre, avec MM. Moreno-Lopez et Madoz.

Au point où en étaient venues les choses, il ne fallait plus songer à ramener les progressistes ; ce n’était point M. Cortina qui devait venir à M. Serrano, mais bien M. Serrano qui devait passer à M. Cortina. Le député de Séville rappela énergiquement à M. Serrano la solidarité qu’établissaient entre eux leurs précédens et leurs principes ; il lui démontra que, les sympathies des progressistes faisant toute sa force dans les chambres, sa chute serait inévitable du moment où ils tourneraient contre lui leurs plus vives attaques ; le prestige évanoui, ce serait le plus grand intérêt des modérés eux-mêmes que de le mettre à l’écart. Facilement vaincu par des argumens pareils, M. Serrano abandonna tout-à-fait la ligne qu’il avait résolument suivie jusque-là. Avant même que MM. Cortina, Madoz et Moreno-Lopez eussent quitté le ministère, il envoya son sous-secrétaire d’état chez le général Narvaez. Par l’organe de M. Gallego, M. Serrano déclarait au capitaine-général qu’il ne se trouverait point au rendez-vous indiqué pour le soir même à sept heures ; il lui était impossible de concourir, soit avec Narvaez, soit avec tout autre chef du parti modéré, à la formation d’un nouveau ministère ; il désirait vivement se retirer pour quelque temps des affaires publiques, mais on n’en pouvait pas moins compter sur son dévouement à la reine et à la constitution.

Ce n’était point assez pour le chef du parti progressiste. Sous l’influence de M. Cortina, M. Serrano ne devait pas déployer une activité moindre que sous l’énergique impulsion de Narvaez. M. Gallego n’était pas arrivé chez ce dernier, que M. Serrano se transporta chez la reine, et, après lui avoir dit qu’un ministère de conciliation était radicalement impossible, il lui fit entrevoir les accusations qui, à travers le parti modéré, remonteraient peut-être jusqu’à la couronne, si un ministère conservateur se présentait en son nom aux cortès ; pour désarmer M. Cortina et ses amis, il était urgent de former une administration exclusivement progressiste ; il fallait en outre s’en rapporter pour le choix des ministres à M. Maria Lopez, le dernier président du conseil. Le général Serrano ne s’en tint pas là. Le congrès était convoqué pour le lendemain. C’était donc le soir même qu’il fallait constituer le cabinet chargé de soutenir la déclaration royale devant les cortès ; c’était le soir aussi que devaient se réunir au palais tous les hommes influens dévoués à la reine. À cet instant décisif, le général Serrano annonça qu’il ne se trouverait point à la réunion ; il visita successivement, pour les détourner de s’y rendre, quelques-uns de ceux qui en devaient faire partie, et notamment les progressistes qui, entraînés par lui et par M. Gonzalès-Bravo, avaient ardemment embrassé la cause de la monarchie. Cependant il ne tarda point à s’apercevoir que de ce côté il perdrait toutes ses peines ; il ne parvint pas même à ébranler M. Calvet, qui rompit avec lui nettement pour ne plus quitter le général Narvaez. Rebuté partout, M. Serrano rentra précipitamment à son hôtel, et, se défiant sans doute des résolutions qu’il pourrait prendre en un moment si critique, il s’enferma dans sa chambre après avoir ordonné qu’on ne laissât arriver personne jusqu’à lui. Et puis, il faut bien le dire, M. Serrano se coucha.

En dépit de la défection du général Serrano, la réunion eut lieu chez la reine ; il était minuit environ quand la déclaration fut enfin revêtue des formalités indispensables, mais l’on voit combien peu était avancée la formation du nouveau ministère. À cette heure-là déjà, le choix des hommes n’était plus possible ; ce furent MM. Gonzalès-Bravo et Pidal qui se chargèrent de constituer le cabinet. Ils s’effrayèrent bientôt l’un et l’autre de la tâche qu’ils venaient d’accepter, et, sans tenir compte des derniers évènemens de la journée, ils coururent chez le général Serrano, forcèrent la consigne et pénétrèrent dans sa chambre à coucher. Là toutes leurs sollicitations se brisèrent contre l’inébranlable fermeté du général, qui de son lit leur signifia qu’il n’entendait, une fois pour toutes, ni former le cabinet ni entrer dans aucune autre combinaison en qualité de président du conseil. Le temps pressait ; il importait de ne plus perdre une minute en des pourparlers désormais inutiles ; MM. Pidal et Gonzalès-Bravo retournèrent auprès de la reine.

De retour au palais, M. Pidal déclina formellement la mission dont on l’avait investi. Il fallait, disait-il, pour diriger les délibérations du congrès, un homme profondément dévoué à la couronne ; il avait d’ailleurs conseillé la destitution de M. Olozaga et dressé l’acte d’accusation qui allait se discuter aux cortès : c’était donc pour lui comme une sorte de point d’honneur de ne pas se mettre à la place du ministre déchu. M. Pidal n’avait qu’un tort, celui de s’expliquer beaucoup trop tard. On comprend la panique soudaine que jeta sa déclaration parmi les membres les plus notables et les plus résolus du parti modéré. De tous ceux que l’on supplia de former un ministère, aucun n’accepta. Deux heures avaient sonné, et la Gazette de Madrid attendait les noms des nouveaux ministres. Pour la première fois, en Espagne, il allait être question devant les cortès, non pas du gouvernement, non pas des formes de la monarchie, mais de la monarchie elle-même ; pour la première fois l’inviolabilité royale se mettait à la merci d’un vote législatif. Si pas un ministre ne se présentait pour appuyer la déclaration de la reine, quel compte en pouvait tenir l’opinion publique ? et quel prestige conserverait une reine qui, sur une accusation d’imposture, n’aurait tout au plus que d’officieux défenseurs ? Dans la journée du 30 novembre, l’agitation des partis s’était communiquée à la ville ; d’heure en heure, elle avait grandi parmi le peuple, à la porte des casernes surtout, où la troupe était sous les armes. Les estafettes fréquemment envoyées à Narvaez par son état-major rassuraient le général sur les dispositions de la troupe ; mais pour les amis de la reine, c’était encore un péril que ce dévouement de l’armée, le parti progressiste leur imputant déjà la pensée de ne plus chercher à dominer que par elle. Et d’ailleurs, si peu de temps après l’échauffourée de Los Ardoz, on pouvait craindre, et l’on craignait en effet, que l’armée n’engageât la lutte à sa manière et ne remportât une de ces victoires qui perdent un gouvernement en lui donnant tort aux yeux du pays tout entier. La nuit s’écoulait avec une rapidité effrayante ; jamais, dans le palais de Charles III, on n’avait eu à se débattre contre une crise plus douloureuse. Tous les conseillers, tous les champions, anciens et nouveaux, qui, le 29 et le 30 novembre, s’étaient en si grand nombre présentés au palais, avaient pour ainsi dire pris la fuite, à l’exception de Narvaez et de M. Gonzalès-Bravo. « Il faut en finir, dit le général, voyant que de toutes parts la terreur éclatait sans contrainte. Il faut que l’un de nous se charge de porter la déclaration au congrès. — Ce sera moi, dit M. Gonzalès-Bravo en s’emparant de l’acte officiel. » Un de ses amis, envisageant avec plus de sang-froid le péril immense qu’il se proposait d’affronter, essaya vainement de combattre une résolution si désespérée. « Ce sera moi, s’écria de nouveau le jeune député progressiste ; ce matin, je me perds ou j’arrive à tout ! » Quelques heures après, M. Gonzalès-Bravo était au congrès, la déclaration royale à la main.

Si nous avons réussi à dévoiler cette crise jusque dans ses agitations les plus secrètes, on aura vu que, pour se maintenir aux affaires, M. Olozaga ne pouvait se dispenser de dissoudre les chambres ; on aura vu aussi qu’il ne pouvait obtenir le décret de dissolution des cortès qu’à la condition, et malheureusement, c’est ici le mot propre, à la condition de forcer la main à la reine. D’un autre côté, on ne sera plus étonné sans doute que le cabinet actuel ne soit pas composé des notabilités du parti aujourd’hui triomphant ; nous avons montré comment, à la fin de novembre, les principaux défenseurs de l’opinion modérée ont successivement décliné l’honneur de former le ministère. M. Bravo lui-même ne parvint à constituer son cabinet que le 8 décembre ; M. Olozaga n’avait point disparu du congrès ; dans l’accusé, le tribun se faisait redouter encore. Jamais peut-être, en un moment extrême, on n’avait vu des chefs de parti s’effacer ainsi derrière des hommes nouveau-venus dans leurs rangs, et dépourvus de l’autorité nécessaire pour prévenir l’explosion des mécontentemens. Dès l’instant où la coalition de juin se trouvait rompue et sans espoir de retour, c’était le premier devoir des Mon, des Martinez de la Rosa, des Isturitz, envers le pays et la reine, d’accepter un pouvoir qu’allaient éprouver les sourdes conspirations et les attaques violentes. Ce n’était pas trop de tout leur talent et de toute leur expérience pour tenir en échec le vieux parti exalté et accomplir les réformes dont M. Gonzalès-Bravo a publié le programme immédiatement après avoir promulgué la loi des ayuntamientos.

Le cabinet Gonzalès-Bravo a débuté par une faute, l’ajournement indéfini des cortès. Cette mesure a fourni un prétexte aux mécontens de l’Espagne méridionale, et il est impossible de s’en rendre compte quand on examine de près la situation des partis dans le pays et dans le congrès. Les hommes qui jusqu’à ce jour ont pris part aux affaires de la Péninsule pourraient se diviser en trois catégories que le temps lui-même s’est chargé d’établir : les vieux tribuns et les vieux généraux de 1808 et de 1812 ; les députés et les sénateurs qui ont atteint leur maturité de 1812 à 1823 ; les jeunes gens élevés pendant l’émigration à Paris ou à Londres, et qui se sont produits dans les deux chambres, dans le gouvernement, dans l’armée, depuis la mort de Ferdinand VII. Les hommes de 1808 et de 1812 ont donné, au commencement de ce siècle, d’éclatantes preuves de courage et de patriotisme. Malheureusement, les persécutions incessantes qu’ils essuyèrent plus tard et qu’ils ont rendues avec usure, les ont plongés à la longue dans le pire des scepticismes, le scepticisme politique, qui, chez un peuple si peu avancé encore, aboutit trop souvent à la plus profonde démoralisation. Les hommes qui ont abordé la vie publique de 1812 à 1823 ne peuvent être cités que pour mémoire : ils forment, dans les deux chambres, sauf un très petit nombre, le noyau des auditeurs et des votans serviles qui obéissent en silence à l’opinion triomphante ; l’éducation leur a manqué, c’est dans les troubles civils qu’ils ont grandi. Enfin les hommes nouveaux, élevés à Paris ou à Londres, n’ont apporté en Espagne que des idées et des théories inapplicables ; bientôt corrigés par les évènemens, ils sont tombés d’un excès dans l’autre, et les plus ardens prôneurs des institutions étrangères ont été les premiers à recourir aux moyens extrêmes et aux expédiens illégaux.

Ce n’est guère avec ces trois générations que l’Espagne doit compter aujourd’hui. Ni les vieilles réputations de 1812 et de 1823, ni les partisans des idées étrangères, ne peuvent maîtriser le mouvement et lui imprimer une direction féconde. Il se produit dans la Péninsule un phénomène social qu’on chercherait en vain dans les autres pays bouleversés par les révolutions. C’est la jeunesse espagnole qui la première s’est ralliée à la cause de l’ordre ; c’est elle qui, par les journaux, par les revues, par les livres, poursuit avec le plus d’énergie le progrès véritable dans les mœurs comme dans les institutions. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le congrès actuel pour s’assurer de l’influence qu’elle s’est acquise. Aux extrémités de la gauche, on retrouve les débris du parti exalté, qui, dans l’espace de six mois, a subi deux démembremens successifs. Le premier de ces démembremens s’est opéré a l’époque où, sous l’impulsion de MM. Lopez, Cortina, Olozaga, Serrano, l’immense majorité du parti contracta une étroite ligue avec les modérés pour renverser le duc de la Victoire ; le second, durant la crise où est tombé M. Olozaga lui-même, quand MM. Gonzalès-Bravo, Posada-Herrera et bien d’autres, les plus jeunes et les plus résolus des progressistes, rompirent ouvertement avec MM. Lopez et Cortina, pour se prononcer contre le dernier président du conseil. C’est en pure perte, nous le croyons du moins, que, pour réparer ces deux brèches, MM. Cortina et Lopez se sont ralliés aux espartéristes. En prenant la défense de M. Olozaga au congrès, MM. Lopez et Cortina se sont eux-mêmes frappés d’un discrédit dont ils parviendront difficilement à se relever. Après la gauche vient le centre, la plus nombreuse fraction du congrès. Le centre se compose des progressistes ralliés à M. Gonzalès-Bravo et de tous les jeunes membres du parti modéré. C’est toute une légion, parfaitement disciplinée déjà, d’économistes, de journalistes et d’écrivains, qui a pour chefs MM. Gonzalès-Bravo, Mazzaredo, le ministre actuel de la guerre, Gonzalo Moron, un des plus habiles publicistes de la Péninsule ; deux rédacteurs de l’Heraldo, MM. Sartorius et Zaragoza, et MM. Portillo, Carriquiri, Roca de Togorès, etc. Depuis l’affaire Olozaga, le centre ne se distingue plus de la droite, où siègent les vieilles gloires parlementaires mais que mènent en réalité des hommes jeunes encore, MM. Pidal, Olivan, Castro y Orozco, Domoso-Cortès. La jeune Espagne ne se borne point à soutenir le cabinet au congrès ; chaque jour, à toute heure, elle fait pour lui une active propagande à Madrid, à Valence, à Barcelone, à Grenade, dans toutes les grandes villes de la Péninsule. — Le cabinet Bravo avait pour lui, on le voit, une majorité dévouée et compacte. Comment donc a-t-il pu se séparer du congrès et se placer en dehors du gouvernement représentatif ?

Le moment n’est pas encore venu de se prononcer définitivement sur l’insurrection d’Alicante et de Carthagène ; mais, tant qu’elle ne se sera point communiquée aux places fortifiées de l’intérieur, elle n’aura rien dont on doive sérieusement s’alarmer. Par la position qu’elle occupe dans l’armée, dans l’enseignement public, dans la presse, la jeunesse espagnole pourrait seule imprimer aux pronunciamientos un élan irrésistible, et ce sont principalement les ardentes sympathies de la jeunesse qui font la force du cabinet Gonzalès-Bravo. La mort de doña Carlotta a porté un rude coup à la cause progressiste. Les exaltés comptaient sur les anciens et profonds mécontentemens de cette princesse, qui, de sa vie, n’avait reculé devant les moyens extrêmes : on se souvenait que, dans les cortès, l’infant don François de Paule votait ouvertement avec le parti républicain à l’époque où il y avait un parti républicain en Espagne. Et d’ailleurs, est-ce bien aux exaltés qu’il faut imputer le dernier mouvement ? Depuis 1833, il ne s’est pas constitué un seul gouvernement à Madrid contre lequel n’aient protesté les villes maritimes de l’Andalousie ; mais ce n’était point d’intérêts ou de passions politiques qu’il s’agissait le plus souvent. Il suffisait qu’à la faveur des troubles on put, pendant quelques mois, se livrer sans la moindre gêne à la contrebande effrontée qui en toute saison se pratique sous la protection du canon anglais de Gibraltar. En ordonnant l’arrestation d’un vice-président du congrès et de cinq autres membres du parlement, le cabinet Bravo a fait un pas de plus dans cette voie de l’arbitraire où il s’était engagé par l’ajournement indéfini des cortès. Des soupçons graves se seraient élevés contre M. Madoz et ses amis, qu’ils n’auraient pu justifier une si violente mesure. Depuis le mois de décembre, et notamment depuis les derniers débats de l’adresse, M. Guizot exerce en Espagne une notable influence ; des relations étroites se sont établies entre les deux cabinets de Paris et de Madrid. Par ses derniers rapports avec M. Arguelles et quelques autres adversaires déclarés du ministère, M. Bulwer a publiquement témoigné son dépit de la déférence marquée dont M. Bresson est l’objet. Comment donc se fait-il que les conseils de M. Guizot n’inspirent point à M. Gonzalès-Bravo le respect des lois et des garanties constitutionnelles ? Pourquoi envoyer à Madrid un de nos plus habiles diplomates, s’il ne doit être que le spectateur impassible des coups d’état des modérés ?

Gonzalès-Bravo en est encore à son début politique : c’est à lui surtout qu’il importe d’abandonner au plus tôt les voies de violence où son cabinet vient d’entrer. Le président actuel du conseil n’est plus l’ancien rédacteur du Guirigay ; en assumant sur lui toute la responsabilité du pouvoir, à l’heure où les plus vieux champions de la monarchie avaient, pour ainsi dire, déserté son drapeau, M. Bravo a rendu un incontestable service à la cause de l’ordre et à celle de la reine ; il y aurait ingratitude à lui faire aujourd’hui un grief sérieux de ses précédens. Le bruit s’est répandu que, pour première condition de son retour en Espagne, Marie-Christine avait exigé la retraite immédiate de M. Gonzalès-Bravo. Cela ne nous paraît point vraisemblable : Marie-Christine rentre à Madrid bien décidée, on l’assure, à venir de tous ses moyens en aide au gouvernement de sa fille ; elle ne commettra point une faute si grande que de s’aliéner le centre, cette puissante fraction du congrès dont M. Bravo est le principal orateur et le chef le plus résolu. Le président du conseil n’a rien fait encore qui pût justifier la dissolution du cabinet. Il peut en ce moment assurer ou détruire son avenir politique. C’est par l’énergie qu’il a conquis le pouvoir ; c’est par la modération qu’il méritera de le garder.


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