De la crise des chemins de fer

DE LA


CRISE DES CHEMINS DE FER.




Il y a moins de deux ans, l’engouement pour les chemins de fer avait créé une de ces situations où les peuples semblent atteints de démence. Les millions répondaient au premier appel des spéculateurs. Aujourd’hui, les entreprises encouragées à l’origine par des faveurs exceptionnelles et en pleine possession du succès conservent seules leur crédit. Pour les lignes inachevées, des titres excellens sont tombés au-dessous du pair : les versemens sont incertains ; plusieurs compagnies, effrayées des engagemens qu’elles ont acceptés dans un moment de fièvre, menacent de se dissoudre et de retirer le pain à cent mille ouvriers, si l’on ne vient pas à leur aide par des modifications à leurs contrats ou par des secours effectifs. Dans des circonstances ordinaires, à une époque de calme et de prospérité réelle, on ne s’étonnerait pas de ce contraste. On n’y verrait qu’une réaction naturelle et inévitable après un entraînement désordonné, on approuverait que le gouvernement cherchât à conjurer la crise par des adoucissemens aux contrats passés avec les compagnies ou par des combinaisons empruntées à la science du crédit ; mais le mal qui paralyse actuellement l’industrie des chemins de fer est un discrédit moral plutôt encore qu’un embarras financier. L’opinion publique s’obstine à voir dans les souffrances présentes une juste expiation de quelques excès déplorables. Cette disposition, que nous tenons à constater pour que les hommes consciencieux s’en défient, est un obstacle aux mesures que le gouvernement devrait et sans doute voudrait prendre pour relever le crédit industriel et hâter l’achèvement des travaux.

On a beaucoup déclamé contre l’agiotage ; on n’a pas remarqué qu’il n’a profité à personne autant qu’à l’état, c’est-à-dire à tout le monde. Rappelons-nous les variations de l’esprit public en matière de chemins de fer. À l’origine, il semble naturel qu’une entreprise aussi audacieuse constitue une propriété absolue et imprescriptible, comme toutes les autres créations de l’industrie particulière. Deux ou trois petits chemins d’essai, faits sous la restauration, sans obstacle des concessions à perpétuité. Après 1830, malgré l’exemple de l’Angleterre, où l’autorité n’intervient que pour sanctionner les droits perpétuels des grandes compagnies, on reconnaît qu’il y a danger à aliéner indéfiniment un des élémens principaux de la fortune publique, la viabilité intérieure. On pose en principe que les concessions ne seront plus que temporaires, et que la propriété définitive fera retour à l’état. Toutefois, on croit nécessaire d’offrir aux compagnies l’encouragement d’un très long privilège : la durée ordinaire des concessions, pendant cette première période, est de quatre-vingt-dix-neuf ans ; les chemins d’Alais à Beaucaire, de Montpellier à Cette, de Paris à Saint-Germain et à Versailles, sont accordés dans ces termes. Une jouissance qui dépasse la durée ordinaire de la vie humaine est presque la perpétuité aux yeux des hommes, et pourtant, malgré cet attrait, la création des chemins de fer excède tellement les habitudes du commerce français, qu’on désespère de les obtenir par les seuls efforts des particuliers. En 1837, le gouvernement proclame la nécessité de concourir à la création des grandes lignes par des subventions, ou par des avances, ou par l’appui de son crédit. L’industrie privée ne répondant pas encore à cet appel, on imagine de faire exécuter provisoirement par l’état quatre lignes principales rayonnant de Paris à la frontière belge, au Hâvre, à Bordeaux, et dans la direction de Marseille. Les notions sont encore tellement confuses que, pour ces travaux divers auxquels 500 millions ne suffiront pas, le ministère demande un crédit de 157 millions. Convaincu d’imprévoyance, le gouvernement recule bientôt devant la responsabilité d’une œuvre écrasante. En 1838, l’opinion publique se prononce en faveur des compagnies : créer en France l’esprit d’association, telle est la formule en vogue. En conséquence, les deux meilleures lignes, celles de Rouen et d’Orléans, sont concédées avec un privilège de soixante-dix ans. A son tour, l’industrie particulière fait preuve d’impuissance ; les capitaux découragés se retirent ; il faut, pour les rappeler, écarter des concessions toutes les clauses onéreuses, prolonger la jouissance à quatre-vingt-dix-neuf ans, élever les tarifs, accorder à la ligne d’Orléans la garantie d’un minimum d’intérêt, à celle de Rouen un prêt de 14 millions à 3 pour 100. Ces avantages sont-ils assez évidens pour exciter l’envie des autres spéculateurs ? Non ; trois années se passent sans qu’une offre considérable soit faite pour les autres régions de la France. Cependant, on sent plus vivement de jour en jour que les communications économiques et rapides sont le premier besoin des peuples modernes. On imagine le système mixte de 1842, qui partage les sacrifices entre l’état, les localités desservies par le chemin et les compagnies. Les budgets publics ou communaux paieront les terrains, les terrassemens et les travaux d’art, c’est-à-dire les deux tiers de la dépense ; le ferrement de la voie et le matériel de l’exploitation seront les seules charges de l’industrie privée. Sous la première influence de cette loi, l’excellente ligne d’Avignon à Marseille est concédée avec une jouissance de trente-trois ans et une subvention de 32 millions, somme représentative des travaux d’art. C’est alors que l’opinion commence à s’échauffer, au spectacle de quelques fortunes rapides. La supputation des profits à espérer devient le problème à l’ordre du jour ; on établit les calculs sur des élémens incomplets, sur des moyennes trompeuses, puisque chaque opération a des conditions d’établissement et d’avenir qui lui sont propres. En 1844, l’industrie privée ne croit pas encore pouvoir se passer du concours de l’état, mais elle s’étudie à réduire la durée de la possession ; les deux lignes qui courent d’Orléans vers le centre et vers Bordeaux sont adjugées l’une pour quarante, l’autre pour vingt-huit ans. En 1845, toutes les têtes sont en incandescence : la spéculation se déplace ; l’établissement des chemins de fer semble n’être plus qu’un accessoire ; l’important, c’est le coup de bourse, c’est la prime à réaliser au plus vite. L’étude réfléchie des projets n’est plus possible. On s’en tient à cette formule : recettes toujours progressives, frais toujours décroissans. Les lignes de l’est et de l’ouest conservent seules les bénéfices du système mixte, avec une jouissance de quarante-quatre ans pour la première et de trente-quatre pour la seconde. Pour la direction du nord au midi, de Lille jusqu’à Avignon, on supprime toute coopération de l’état, on ajoute au contrat des clauses onéreuses, et, malgré tout, une concurrence aveugle réduit les termes de jouissance à trente-huit ans pour la ligne du Nord, à quarante-un ans pour Paris-Lyon, à quarante-cinq ans pour Lyon-Avignon.

Ce qui prouve qu’une grande partie des bénéfices de l’agiotage est revenue au budget, c’est que les entreprises ébranlées aujourd’hui sont précisément celles qui ont été formées en dehors de la loi de 1842. Une seule fait exception, parce que son crédit est soutenu par le prestige du plus grand nom de la finance ; encore annonce-t-elle qu’elle aura bientôt des réclamations à exercer. Dira-t-on que, si les compagnies se sont trompées dans leurs calculs, elles en doivent porter la peine ? que tout négociant est responsable de ses erreurs ? Demandons-nous de bonne foi s’il était possible de calculer pendant cette fièvre dont les émotions sont à peine calmées. Le député qui demandait, dans un intérêt de localité, une inflexion au tracé, ou un embranchement ruineux, s’appuyait-il sur des études bien approfondies ? Supposez une compagnie reformant les devis officiels et augmentant son capital de 50 pour 100 aurait-elle réuni des souscripteurs ? aurait-elle pu entrer en lutte avec ses rivales au jour de l’adjudication ? Les erreurs commises résultent de la fascination générale ; la responsabilité n’en doit peser sur personne. Aujourd’hui même, l’on n’est pas encore de sang-froid ; autrement rien ne paraîtrait plus simple que de réviser les contrats dans un sentiment d’équité, d’admettre les réclamations auxquelles on pourrait faire droit sans préjudice pour les intérêts généraux. Mais, nous l’avons dit, les capitalistes sont en état de prévention : toute mesure tendant à relever les tours exciterait de la défiance, et serait incriminée comme un acte de complicité dans quelque manœuvre de bourse. Il y a dans le pays, et même dans les chambres, des hommes éclairés et honnêtes, qui, condamnés à des fonctions plus honorables que lucratives, ne pardonnent pas aux spéculateurs ce qu’ils appellent le scandale des fortunes rapides. Dans leur ignorance du mouvement réel des affaires, ils se figurent que les pertes d’aujourd’hui sont subies par ces mêmes banquiers qui se gorgeaient hier de bénéfices, et ils ne voient là qu’une juste restitution. Rien n’est plus faux, rien n’est plus dangereux que cette idée. Si nous insistons pour qu’on avise aux moyens de conjurer la crise des chemins de fer, c’est que ceux qui en souffrent sont, non pas les banquiers, mais les spéculateurs du petit négoce, les travailleurs modestes qui ont placé leurs économies sur les chemins de fer. Dans la compagnie de Paris à Lyon, par exemple, sur un peu plus de 17,000 actionnaires, on en compte 15,284 qui possèdent moins de sept actions en moyenne. Voilà les gens pour qui nous demandons grace ; voilà les vraies victimes en faveur desquelles nous faisons appel à la conscience des députés. Quant aux loups-cerviers qu’on se figure atteindre, ils sont parfaitement à l’abri de la rancune impuissante des avocats. Les hommes qui ont l’argent en main, et dont le métier est de spéculer sur le mouvement des fonds, ont autant de chances de gain dans une panique que dans une veine de prospérité. Si l’on déprime systématiquement les chemins de fer, ils joueront à la baisse comme ils ont joué à la hausse, et ils trouveront moyen d’ajouter quelques millions aux millions déjà gagnés. Hélas ! ce despotisme du capital, contre lequel nos hommes d’état s’insurgent par boutade, est la fatalité des temps modernes. On n’y eût pas plus échappé en faisant exécuter les chemins de fer par l’état qu’en les livrant aux compagnies, car l’état, qui ne peut rien entreprendre qu’au moyen des emprunts, aurait eu à compter également avec les puissances financières.

Dans les dispositions où se trouvent les esprits, un projet tendant à modifier essentiellement les contrats imposés aux compagnies eût sans doute été mal vu par les chambres : les hommes qui se font un mérite de leurs préjugés contre les gens d’affaires, unis à ceux, dont la spécialité semble être de tout entraver, eussent composé à coup sûr une majorité opposante. Quoiqu’en général nous n’aimions pas les demi-mesures, nous ne pouvons en cette circonstance blâmer M. le ministre des travaux publics de ne s’être pas exposé à un échec presque certain. L’important était de prévenir la suspension imminente des travaux sur la ligne de Paris à Avignon, et ce but sera probablement atteint. Les spéculateurs paraissent avoir compris la position embarrassante du ministre ; ils ont accepté comme un témoignage de son bon vouloir et une garantie pour l’avenir un adoucissement que le double projet soumis aux chambres apporte aux cahiers des charges. Il avait été stipulé que, dans le cas où une compagnie encourrait la déchéance, elle perdrait non-seulement son cautionnement, mais une partie ou même la totalité des dépenses faites en travaux. Aux termes des nouveaux projets, s’il arrivait que les compagnies renonçassent à leurs concessions avant un an, on confisquerait seulement leurs cautionnemens, mais on leur rembourserait toutes les sommes utilisées pour la confection du chemin. Ainsi les actionnaires sont garantis contre une ruine totale : ils n’ont plus à se plaindre que de la dépréciation de leurs titres que l’ajournement va prolonger ; mais qu’y faire ? Ne vaut-il pas mieux pour eux que leur cause ne soit pas débattue sous une influence peu bienveillante ? N’est-il pas avantageux pour les compagnies que la solution définitive soit renvoyée à l’époque où on pourra, avec plus de chances de succès, éclairer la conscience du pays en éclairant les chambres, démêler avec une loyauté calme ce qui est équitable, et le soutenir en dépit des préventions et des rancunes ?

Une des choses qui ont le plus ému le public dans les divers incidens qui ont compliqué la crise des chemins de fer a été l’annonce d’une erreur de 100 millions dans l’estimation des travaux. Le bon public ne sait pas que les mécomptes de ce genre sont, pour ainsi dire, un privilège de MM. les ingénieurs. Quand on leur en fait reproche, ils se justifient en citant leurs devanciers : les quatre canaux, disent-ils, évalués à 87 millions par la loi de 1842, en ont absorbé 155. Le réseau belge, pour lequel on avait demandé 56 millions, a nécessité un supplément de 71 millions, différence en plus, 128 pour 100. Pour les vingt-trois canaux de l’Angleterre, on entrevoyait une dépense de 98 millions de francs ; on ne s’est arrêté qu’au chiffre 246. Pour cent sept chemins de fer autorisés par le parlement anglais, le capital primitif donnait un total de 1,040,570,350 francs ; mais il a fallu emprunter, pour arrondir cette somme, 404,140,750 francs. On voit par ces illustres exemples que les ingénieurs de la ligne de Lyon sont parfaitement en règle ; il ne reste plus qu’à leur demander comment ils justifient leur légère augmentation de 50 pour 100.

Les documens administratifs qui ont servi de base aux rapporteurs désignés par les chambres, comme aux spéculateurs qui se disputaient la concession, attribuaient au chemin de Paris à Lyon un parcours de 509 kilomètres ; dans cette étendue étaient compris les deux tiers seulement de la traversée de Lyon, le dernier tiers devant être laissé à la charge de la compagnie d’Avignon. Aujourd’hui les calculs définitifs donnent une étendue totale de 520 kilomètres : cette aggravation de charges a été déterminée par l’extension de la traversée de Lyon[1] et par la nécessité d’établir des voies supplémentaires pour dégager les approches de Châlons-sur-Saône. La différence la plus notable entre les comptes approximatifs du gouvernement et les derniers devis des ingénieurs porte sur les acquisitions de terrain et indemnités d’expropriation. Le rapport de M. Dufaure alloue pour ce double objet une somme de 20 millions en nombre rond ; une somme double ne suffirait pas suivant les nouveaux calculs, qui attribuent 10 millions à l’achat des terrains, nécessaires à l’établissement d’une gare monumentale à Paris, 21,300,000 francs à la voie de Paris à Lyon, et qui laissent entrevoir pour les travaux de cette dernière ville, où trois gares doivent être construites, une dépense si considérable, qu’on n’ose pas encore l’exprimer en chiffres. Nous devons dire que, si l’évaluation de M. Dufaure est trop faible, celle de M. l’ingénieur Jullien pèche évidemment par le défaut opposé. De la banlieue de Paris à celle de Lyon, le tracé donne 504 kilomètres : or, les acquisitions déjà faites jusqu’à Tonnerre, c’est-à-dire sur un développement d’environ 200 kilomètres, ont absorbé seulement 5,761,630 francs. C’est une moyenne de 28,800 francs par kilomètre. Ce résultat, correspondant à un achat d’un peu moins de 4 hectares par kilomètre, à raison de 7,709 francs l’hectare, y compris les propriétés bâties, indique que cet ordre d’opérations a été bien conduit. Les dépenses correspondantes pour la plupart des autres grandes lignes ont été beaucoup plus considérables[2]. Toutefois nous ne concevons pas pourquoi on demande actuellement une moyenne de 42,262 francs[3] par kilomètre pour les indemnités de terrains, puisque les transactions, déjà faites à moitié, n’ont absorbé que 28,800 francs. À ce compte ; les derniers achats reviendraient à une somme presque double, c’est-à-dire à 50,986 francs. Rien ne justifie cette augmentation. Les terrains n’ont pas une valeur plus grande au-delà de Tonnerre qu’entre cette ville et Paris. Si les dernières sections ont à traverser les vignobles du Mâconnais, les premiers travaux ont été établis dans des localités non moins riches, dans les fertiles vallées de la Seine et de l’Yères, de l’Yonne et de l’Armançon ; ils y touchent des centres de population nombreux et importans ; ils ont exigé la dépossession de 5,723 propriétaires et l’achat de 12,674 parcelles ; les maisons, les jardins qu’il a fallu détruire, couvriraient une superficie d’environ 24 hectares. Il n’est donc pas possible que les achats de terrains qui restent à faire exigent un surcroît de sacrifices, et il nous semble évident que l’estimation de M. Jullien, sur cet article, comporte une erreur d’au moins 6 millions.

On demande pour les terrassemens 36,500,000 fr., au lieu d’une dépense de 28,220,000 fr. annoncée dans les calculs soumis aux chambres. Cette augmentation semble parfaitement justifiée par la nécessité reconnue aujourd’hui d’établir des levées insubmersibles sur tous les points où la voie ferrée côtoie des cours d’eau. Que, pour les constructions et les travaux d’art, il y ait une énorme différence entre les premiers aperçus et les devis étudiés, ce ne doit pas être un sujet d’étonnement. Lorsqu’il s’agit de creuser un souterrain, peut-on calculer, même après des sondages, la résistance qu’opposera la constitution du sol, les efforts occasionnés par la rencontre des roches, les éboulemens, les infiltrations ? Les plans provisoires roulent sur des moyennes que les hasards de l’exécution démentent toujours, soit en plus, soit en moins. Sur la ligne de Londres à Birmingham, on cite deux souterrains creusés par des entrepreneurs sur un prix moyen d’adjudication, et dont l’un ne revint en définitive qu’à 772 fr. le mètre courant, tandis que l’autre coûta 3,413 fr. Comment évaluer à l’avance des travaux tels que ceux qui s’exécutent actuellement à Blaisy, entre Tonnerre et Dijon ? Quatre mille ouvriers, occupés nuit et jour à perforer une montagne, l’attaquent à la fois par les flancs, au sommet et au cœur. Déjà treize puits circulaires et solidement maçonnés, sur vingt et un qu’on doit creuser, permettent d’opérer simultanément sur un grand nombre de points ; douze machines à vapeur, de la force de vingt chevaux chacune, facilitent les déblaiemens. C’est ainsi qu’une galerie souterraine, d’une étendue de 4,100 mètres, sera bientôt ouverte à une profondeur qui va parfois jusqu’à 200 mètres au-dessous du terrain naturel. Sur d’autres points de la ligne, neuf autres souterrains, ayant ensemble 2,720 mètres de développement ; plusieurs viaducs, dont les hauteurs varient entre 11 et 43 mètres, et dont un seul, celui de Villefranche, aura 280 mètres d’étendue ; vingt-trois ponts, dont quelques-uns dans de grandes proportions, treize grandes gares, sans compter les constructions monumentales des deux extrémités de la ligne, des bâtimens de stations innombrables, composeront un ensemble d’opérations, une œuvre multiple et gigantesque dont les détails n’ont pu être prévus avec certitude. Il y a toujours moyen, pour les constructeurs sans conscience, de se rapprocher des devis qui leur ont été imposés ; mais la compagnie de Lyon n’entend pas faire de ces économies ruineuses ; elle a compris que la nation lui avait confié une œuvre d’avenir. Il faut lui savoir gré d’accepter cette responsabilité, même au prix d’un surcroît de dépense. On lui avait annoncé que les ouvrages d’art et les bâtimens de service ne coûteraient pas plus de 43 millions : elle reconnaît aujourd’hui, d’après les dépenses déjà faites, que 68 millions lui seront nécessaires. Son seul tort est de n’avoir pas laissé pressentir aux actionnaires la possibilité d’un tel mécompte.

En considérant que les dépenses que nous venons d’énumérer sont celles que l’état prenait à sa charge, dans le système de 1842, on comprendra tout ce que le pays a gagné à l’engouement qui a multiplié les compagnies, et on sentira en même temps que le bénéfice le plus clair de l’agiotage a été pour le trésor public. Les dépenses que la même loi laissait à la charge des spéculateurs, le ballastage, le ferrement de la voie, le matériel et le mobilier d’exploitation, avaient été évalués dans les débats du parlement à 150,000 francs par kilomètre. La compagnie de Lyon demande aujourd’hui 42,000 francs de plus, soit pour toute la ligne un supplément de 22 millions. Si la première estimation est trop faible, la seconde semble avoir été exagérée par prudence[4]. Enfin une réserve de 20 millions, sans compter d’autres sommes à valoir, est destinée dans les nouveaux comptes à payer aux actionnaires l’intérêt des fonds versés pendant la durée des travaux. On trouvera encore cette réserve exorbitante, si l’on considère que l’intérêt des versemens doit être couvert en partie par le placement des fonds non employés et par l’ouverture successive des sections achevées, qui commenceront prochainement à donner des produits. En résumé, il nous semble à première vue que 260 millions au plus suffiraient pour achever la ligne, exception faite des abords et de la traversée de Lyon. Cette dernière partie des travaux, c’est l’inconnue du problème, c’est l’épouvantail des actionnaires. Qui peut prévoir ce que coûtera cette ligne de 11 kilomètres tracée au milieu des maisons de campagne, des propriétés urbaines, des établissemens industriels. Que de difficultés, que de sacrifices à subir pour élever un chemin solide sur les rives souvent inondées de la Saône ; pour suspendre ce chemin dans les faubourgs à 6 mètres au-dessus du sol, de manière à ne pas entraver la circulation ; pour percer en courbe, sous les hauteurs de Saint-Irénée, un souterrain d’environ 2,000 mètres ; pour jeter un pont sur chacun des deux grands fleuves qui se réunissent à Lyon ; pour établir trois gares monumentales dans les riches quartiers où les maisons et les terrains vont acquérir une valeur excessive ! Quels ont été les plus- irréfléchis, de ceux qui ont dicté de telles conditions ou de ceux qui les ont acceptées sans compter ? ’ Des travaux analogues, exécutés à Londres et dans sa banlieue pour les petits chemins de Greenwich et de Croydon, ont coûté de 2 à 3 millions par kilomètre ; On s’attend à ce que la traversée de Lyon revienne au même prix, et beaucoup de personnes pensent que, si les prévisions nouvelles de M. Jullien sont exagérées sur quelques points, la somme de 24 millions attribuée vaguement pour les travaux de Lyon sera insuffisante ; de sorte qu’en dernière analyse, l’élévation du capital à 300 millions rentrerait dans les limites de la prudence. Nous avons déjà vu qu’une augmentation d’au moins 50 pour 100 sur les fonds primitifs semblait une loi en matière de travaux publics.

Si l’estimation de la dépense a été trop faible, le calcul des recettes reste, selon nous, au-dessous de la probabilité. Le rapporteur du projet de loi prévoyait un produit d’environ 14 millions et demi, ce qui eût donné entre 7 et 8 pour 100, dans l’hypothèse d’un capital de 200 millions. Ce que les actionnaires ne disent pas, ce qu’ils n’ont peut-être pas suffisamment entrevu, c’est que le produit net doit être considérablement augmenté par le bénéfice sur les bagages, les voitures et les animaux[5], par des économies faciles sur les frais d’exploitation, par le remaniement intelligent des tarifs, par divers produits accessoires[6], et surtout par la multiplication naturelle et progressive des transports. Nous estimons que, lorsque toute la ligne sera ouverte, le revenu net se balancera entre 17 et 18 millions. S’il en était ainsi, les espérances des actionnaires ne seraient pas beaucoup diminuées, même par un surcroît de 50 pour 100 sur la dépense. Mais, dira-t-on avec raison, l’augmentation des bénéfices n’est qu’une conjecture, tandis que la nécessité d’un emprunt est un mal certain, une réalité qui écrase le présent : la Bourse n’escompte pas l’avenir. La dépression des valeurs industrielles, réagissant sur le crédit tout entier, devient un malheur pour tous ceux qui vivent par le commerce : il y a donc justice, il y a donc urgence d’aviser aux moyens de relever les cours.

Les compagnies de Lyon et d’Avignon demandent une prolongation de leurs privilèges. En supposant que cette réparation fût reconnue légitime, il ne serait pas sans inconvénient de la leur accorder d’une manière absolue. Le gouvernement, qui s’est réservé le droit de racheter les lignes suivant le nombre des années restant à courir sur la durée de la concession, s’exposerait ainsi à les payer à un prix excessif. Mais n’y a-t-il pas un moyen de se mettre d’accord avec les compagnies sans compromettre les intérêts généraux ? Plaçons-nous au point de vue des adversaires exclusifs de l’industrie privée. Supposons que l’état eût exécuté tous les chemins de fer, afin de s’en réserver le monopole. Nous demandons quels eussent été pour le public les avantages de ce système ? Le gouvernement, dira-t-on, eût réalisé les bénéfices que vont faire les compagnies, et il eût abaissé les tarifs jusqu’à la limite extrême du bon marché. Ceux qui raisonnent ainsi ne remarquent pas que les deux résultats se contredisent, qu’il n’est pas possible d’abaisser les prix sans amoindrir les recettes. Le seul argument sérieux à faire valoir en faveur de l’exécution des chemins de fer par l’état, c’est une garantie contre l’exagération des prix. Or, ce résultat peut être obtenu par le moyen de l’industrie particulière aussi bien que par les soins du pouvoir ; il suffit d’introduire dans le cahier des charges une clause ainsi conçue : « Tous les dix ans, les tarifs pourront être modifiés par un acte législatif, sur une proposition émanée du ministère ou des chambres, ou sur la demande des compagnies elles-mêmes. » Avec ce procédé, qui est pratiqué par plusieurs états de l’Union américaine, il n’y a plus à craindre que les compagnies abusent de leur monopole : dès que les dividendes s’élèvent au-dessus du niveau des profits raisonnables, on promulgue un nouveau tarif, combiné de manière à ce que l’activité des relations tourne à l’avantage du public. Les spéculateurs n’auraient certes pas à se plaindre, si on leur laissait toujours une prime industrielle d’environ 2 pour 100 au-dessus du taux légal de l’argent, c’est-à-dire un revenu de 6 à 7 pour 100 sur le capital engagé[7]. Ce principe de la révision des tarifs place le remède à côté du mal. Peu importe au public qu’une concession soit plus ou moins longue, pourvu qu’il soit sûr d’obtenir les transports faciles et à bas prix.

De ce principe appliqué à la compagnie de Lyon, il sortirait, ce nous semble, une solution équitable et féconde. Entre le pays représenté par les pouvoirs parlementaires et les actionnaires sérieux, c’est une affaire de loyauté : ceux-ci ont été amorcés, du haut de la tribune nationale, par l’appât d’un revenu d’environ 7 pour 100. Ce résultat, compromis par une erreur qui ne peut pas leur être imputée, doit être rétabli par une révision du contrat. Rien n’est plus facile heureusement que de faire tourner cette réparation à l’avantage du commerce français. La compagnie demande qu’une prolongation de jouissance lui permette de rétrécir la base de son amortissement, afin qu’il lui devienne possible de servir les intérêts de l’emprunt qu’elle est forcée de faire. Aux termes de la concession qui stipule une jouissance de quarante et un ans et trois mois, il faut un amortissement de 1 pour 100 ; de sorte qu’avec un capital porté à 300 millions, il y aurait à prélever annuellement 3 millions sur le revenu de 14 à 15, ce qui abaisserait la rente de l’actionnaire à 4 pour 100. Au contraire, si la durée de l’exploitation était prolongée, l’amortissement pourrait être réduit proportionnellement, et l’économie annuelle faite sur cet article servirait à payer l’intérêt de l’emprunt. Un prélèvement de 20 centimes pour 100 francs, à l’intérêt composé de 4, rembourserait un capital en soixante-dix-huit ans : ce terme suffirait à la rigueur pour que les actionnaires, après avoir pourvu à l’emprunt, retirassent un intérêt honnête de leur argent, si toutefois le tarif ordinaire était maintenu pendant toute la durée de leur privilège. Une combinaison beaucoup plus avantageuse pour le pays serait de leur accorder les quatre-vingt-dix-neuf ans qu’ils sollicitent, sauf à se réserver le droit de réviser le tarif tous les cinq ou dix ans. Dans cette limite de quatre-vingt-dix-neuf ans, l’amortissement peut être réduit à 40 centimes pour 100 francs ; avec 300,000 francs par année, on rembourserait le capital élevé même au chiffre de 300 millions. La règle d’équité que le gouvernement aurait à suivre, dans le remaniement décennal des tarifs, serait de maintenir le bénéfice net des actionnaires à un niveau d’au moins 6 pour 100, suivant les termes du contrat primitif. Or, l’élévation progressive des recettes permettant d’abaisser périodiquement les prix, on arriverait à la plus grande facilité de locomotion et d’échange que l’on puisse désirer dans l’intérêt du commerce. Ainsi serait réalisé sur la plus importante des lignes françaises l’unique bénéfice qu’on attendait de l’exécution par l’état, le transport au plus bas prix possible, idéal du système.

Concédé l’un des derniers, à une époque où les financiers habiles entrevoyaient déjà les symptômes de la crise, le chemin de Lyon à Avignon a’ été paralysé par des appréhensions, par une défaveur que rien ne semblait justifier. Aucun travail de construction n’a été entrepris. L’existence financière de la compagnie n’est pas même bien régularisée, puisqu’une partie de ses membres vient de protester contre l’autorisation de coter les actions à la Bourse. Une foule d’actionnaires timides, amenés par les petites compagnies qui entrèrent en fusion, poussent des cris d’alarme et y mêlent des réclamations tellement exagérées, qu’elles équivalent à une demande en dissolution. Les plus raisonnables réclament l’annulation de l’embranchement de Grenoble et une extension de privilège de quarante-cinq à soixante-quinze ans. Il y a même des trembleurs à qui ces conditions ne suffisent pas, et qui pétitionnent en leurs propres noms pour qu’on y ajoute une garantie d’intérêt de 4 et demi pour 100. Pour le moment, le ministre n’accueille ni ne rejette ces doléances. La décision qu’il provoque n’a qu’un seul but : lancer l’entreprise pour procurer du travail aux ouvriers, et hâter l’achèvement d’une communication importante. En conséquence, il propose d’accorder un an de plus, cinq ans au lieu de quatre, pour l’achèvement des travaux ; de proroger à dix ans l’exécution de la ligne de Grenoble, et même d’en exonérer la compagnie, si les produits nets de la ligne principale n’excèdent pas 7 pour 100 sur le capital engagé. Dans le cas où la compagnie, renonçant à son marché avant le 1er juin 1848, aurait accompli pour 10 millions de travaux, elle ne perdrait que son cautionnement : les dépenses faites en achat de matériaux et en main-d’œuvre lui seraient intégralement remboursées. En n’acceptant cette proposition que comme un expédient transitoire, la compagnie s’en montre assez satisfaite. Après un an d’expérience pratique, il sera plus facile d’apprécier la légitimité de ses réclamations, lorsqu’elle sollicitera de nouveau la suppression absolue du ruineux embranchement et la prolongation de son privilège. Si la ligne secondaire de Grenoble ne rend pas naturellement l’intérêt des fonds, qu’elle doit absorber, c’est que son utilité est au moins douteuse : on pourra la supprimer sans un préjudice marqué pour le pays. Quant à la prolongation du privilège, ce sera un procès à juger, non pas suivant la lettre du contrat, mais conformément a son esprit. Les débats de la tribune avaient fait espérer aux concessionnaires un placement de 6 à 7 pour 100 au moins. Si l’entreprise ne peut pas donner le bénéfice promis, il est juste d’améliorer le cahier des charges ; en revanche, si des chances imprévues constituaient plus tard un monopole abusif, il y aurait lieu à remanier les tarifs dans un sens favorable au public. En admettant ces principes, la solution doit sortir naturellement du simple examen des faits.

Les deux lignes qui courent de Paris à Avignon ayant été étudiées par une même commission, les frais de leur établissement furent calculés sur les mêmes bases. Les dépenses de la section avignonnaise ayant été portées à 317,347 fr. par kilomètre, nombre qui, multiplié par 233, donnait environ 75 millions, on crut satisfaire aux lois de la prudence en recommandant aux compagnies soumissionnaires d’élever leur fonds social à 80 millions. Dans ces limites, les bénéfices entrevus étaient assez beaux pour qu’on imposât aux adjudicataires l’obligation d’établir un embranchement onéreux. La ligne de Grenoble par Saint-Rambert, construite à simple voie sur une longueur de 90 kilomètres, devait engloutir 26 millions, dont on attendait, moins de 3 pour 100 : mais, disait-on, en confondant cette construction accessoire avec l’œuvre principale, il n’en résultera qu’un abaissement de 1 pour 100 sur les bénéfices généraux de l’entreprise. Soit que les adjudicataires eussent reconnu l’insuffisance des devis officiels, soit que le besoin de satisfaire les innombrables prétendans de seize compagnies fusionnées aient provoqué la multiplication des titres, soit enfin qu’on voulût avoir des ressources disponibles pour accaparer la navigation du Rhône et monopoliser tous les transports de la contrée, le fonds social fut porté à 150 millions. Ainsi fut réalisée dès l’origine cette augmentation d’environ 50 pour 100 dont la compagnie de Paris à Lyon proclame la nécessité aujourd’hui. Mais ces mesures n’eurent d’autre effet que d’effrayer les petits porteurs d’actions. En comparant le chiffre du capital ainsi augmenté au produit net de 6,600,000 fr. annoncé par l’état, on calcula que le revenu probable dépasserait à peine 4 pour 100. On apprit en même temps que les bateliers du Rhône, au lieu de se laisser neutraliser, provoquaient des inventions mécaniques pour soutenir la concurrence des voies ferrées. Enfin, en appliquant à la ligne d’Avignon les calculs produits par M. l’ingénieur Jullien, on craignit de voir grossir le compte des dépenses. Cette situation explique et justifie la frayeur des petits spéculateurs, qui sont incapables de descendre dans les détails d’une opération. Nulle contagion n’est plus rapide que celle de la peur dans le monde financier : c’est un mal très réel, très dangereux, qui exige un remède héroïque, la bonne foi. Des engagemens ont été souscrits, un premier versement a été fait sur la promesse, autorisée par l’état, d’un revenu d’au moins 6 pour 100. Il faut modifier la lettre du contrat, de manière à en conserver l’esprit. La suppression absolue de l’embranchement de Grenoble nous semble désirable, ne dût-elle avoir pour effet que de réduire d’une trentaine de millions au moins le poids des valeurs offertes qui écrasent la place. Abaissé à 120 millions, le fonds de la ligne principale fournissant 520,000 fr. par kilomètre, laisserait, suivant les probabilités, un excédant applicable aux besoins imprévus. En ajoutant à la recette de 6 millions annoncée par l’état le produit non compté des bagages, des bestiaux et dès voitures, on atteindrait, selon nous, un chiffre peu inférieur à 7 millions. Si le terme de jouissance était prolongé jusqu’à soixante-quinze ans, selon la requête des actionnaires, il suffirait d’un amortissement d’environ 25 cent. par, 100 fr. À ce compte, la somme de 7 millions à partager donnerait un revenu égal à 6 pour 100. En présentant ces chiffres, nous avouerons qu’ils sont purement hypothétiques ; dans l’incertitude qui plane encore sur les entreprises de chemins de fer, il ne serait pas plus raisonnable de les garantir que de les contester. A notre avis, un chemin d’importance première, mieux placé qu’aucun autre pour envahir le monopole des transports, la grande route de l’Algérie, de l’Italie, qui sera un jour celle de tout l’Orient, doit constituer une spéculation si brillante, qu’il est juste, en lui portant secours aujourd’hui, d’introduire dans le cahier des charges le principe de la révision périodique des tarifs ; sans cette réserve, faite dans l’intérêt public, il ne serait pas sans danger d’étendre le privilège. Bref, avec la suppression pure et simple du ruineux embranchement de Grenoble, une prolongation de jouissance calculée de manière à alléger le fardeau de l’amortissement, et la réduction du capital à 100 ou 120 millions, les actionnaires, retrouvant le revenu promis de 6 pour 100, reprendront courage. Cette perspective suffira pour déterminer les versemens et hâter l’achèvement d’une ligne qui doit être pour la France un instrument de prospérité politique et commerciale.

Au nombre des entreprises menacées, il en est deux qui sont particulièrement dignes d’intérêt : ce sont la ligne secondaire de Montereau à Troyes et le double embranchement qui doit aboutir à Dieppe et à Fécamp. Conçues avec une prudence rare, puisque les devis primitifs ne seront pas dépassés, exemptes des souillures de l’agiotage, recommandables surtout par les efforts qu’elles ont faits jusqu’à ce jour pour conserver le travail à leurs ouvriers, ces deux entreprises sont à la veille de succomber : si elles sont encore debout, c’est par l’espoir d’être promptement secourues. Leur discrédit est d’autant plus grand, qu’on sait qu’elles ne sont pas soutenues par les manœuvres de la spéculation, et les cours de la Bourse leur sont tellement défavorables, que les directeurs n’osent plus compter sur les derniers versemens. Laisser en souffrance des travaux qui touchent à leur terme, tarir la source d’un bénéfice prochain, ce serait déraisonnable : déposséder des compagnies, dont le seul tort est de fléchir momentanément sous l’influence d’un malaise général, ce serait une iniquité ; il faut donc que le gouvernement accepte, comme une charge d’utilité publique, l’obligation de rendre leur valeur reproductive à des dépenses stériles aujourd’hui. Il ne suffit pas, pour soulager la compagnie de Montereau, d’un simple amendement à son cahier des charges : n’étant gênée dans l’accomplissement de son contrat que par la difficulté qu’elle éprouve à compléter son capital, elle sollicite un emprunt ou une caution. Si l’entreprise est bonne, comme tout le fait espérer, l’état ne risque rien à prêter ; si elle doit être mauvaise, il accomplit, en quelque sorte, une restitution. Qu’on se souvienne, en effet, qu’en 1844 une loi déclarait que, si aucune compagnie ne se présentait pour construire à ses risques et périls l’embranchement de Montereau à Troyes, cette ligne serait exécutée, suivant le régime de la loi du 11 juin 1842, avec une allocation de 15 millions. Aujourd’hui le chemin est fort avancé : une première section, celle de Troyes à Nogent, pourrait être ouverte avant trois mois. On demanderait moins d’un an pour livrer toute la ligne, si l’on trouvait le moyen de stimuler les souscripteurs retardataires : un modeste emprunt de 4 millions lèverait toutes les difficultés. Malgré la défaveur dont elle est frappée à la Bourse, la ligne de Montereau à Troyes deviendra excellente. Exécutée avec économie, elle promet déjà un revenu net de 4 francs 82 centimes pour 100, à ne compter que la circulation actuelle ; or, il est sans exemple qu’une voie ferrée n’ait pas augmenté du double au moins la locomotion et les transports. Un jour viendra où ces actions qui perdent aujourd’hui près de 50 pour 100 reprendront leur niveau naturel au-dessus du pair. Une simple démonstration de l’état en faveur de cette entreprise suffirait pour la relever immédiatement. Qu’au lieu de verser 4 millions dans les coffres de la compagnie, le gouvernement manifeste l’intention d’employer cette somme en acquisition de titres au cours de la Bourse, il est probable que cet acte de confiance déterminera les actionnaires craintifs à compléter leurs versemens ; le but sera atteint sans un sacrifice effectif. Dans le cas même où le trésor serait obligé d’acheter les 8,000 actions que l’on suppose en de mauvaises mains, il les obtiendrait en profitant des bas prix. L’intérêt de 4 pour 100, attribué aux actions pendant le cours des travaux, garantirait le présent, et dans un an, lorsque la mise en exploitation aurait relevé les cours, l’état, revendant ses titres au pair, réaliserait un bénéfice, indemnité légitime des sacrifices qu’il est obligé de faire sur d’autres points.

En ce qui concerne le double chemin de Dieppe et Fécamp, le remède est plus facile encore, puisque la crise peut être simplifiée sans inconvénient par l’ajournement d’une partie des travaux. Formée au capital de 18 millions, pour rattacher deux ports de mer à la grande ligne de Paris au Hâvre, la compagnie a sagement concentré ses efforts sur une seule section, celle de Dieppe. Au prix des plus grands sacrifices pour retenir sur le terrain 2,800 ouvriers malgré la lenteur et l’inexactitude des versemens, on a poussé les travaux si vivement, que les 51 kilomètres qui séparent Dieppe de la route du Hâvre pourraient être livrés au parcours le 1er mars 1848. Mais 7 millions seulement ont été réalisés à grand’peine : les administrateurs avouent qu’ils n’osent plus compter sur les appels qui doivent suivre. Les actionnaires qui s’intéressent particulièrement à la ville de Fécamp ont sollicité la garantie d’un minimum de revenu, sans rien attendre d’une instance dont ils sentaient eux-mêmes l’inopportunité. Le seul parti raisonnable est donc d’ajourner à des temps meilleurs l’embranchement de Fécamp et de proportionner le fonds social aux seuls besoins de la ligne de Dieppe. En limitant les actions à 330 fr., sur lesquels 200 fr. ont été payés, on réduirait le déficit à 5 ou 6 millions. Le rachat des actions en retard, fait par le trésor, aurait la même efficacité et les mêmes avantages que pour le chemin de Montereau. On parle depuis quelques jours d’une autre combinaison. L’état procurerait un emprunt de 3 à 4 millions, remboursables par les actionnaires eux-mêmes au moyen d’appels de 25 fr., échelonnés de manière à faciliter le passage de la crise. Une demande si modérée et qui engage si peu la fortune publique sera favorablement accueillie, surtout si les deux villes qui ont lancé l’entreprise unissent cordialement leurs efforts. Les habitans de Fécamp auraient tort de se considérer comme sacrifiés. Il n’en est pas du chemin projeté en leur faveur comme de ces embranchemens ruineux dont on cherche à se débarrasser pour alléger une spéculation. Il est constaté que la section de Fécamp promet d’être plus lucrative que celle de Dieppe. Hâter l’achèvement de cette dernière, c’est assurer l’existence de celle qu’on est forcé de négliger aujourd’hui.

Il reste enfin une entreprise dont la situation et l’avenir soulèvent un doute pénible : c’est le chemin de Bordeaux à Cette. Classée, par la loi de 1842, au rang des communications de première nécessité, cette ligne de 526 kilomètres eût coûté au trésor 93 millions, si elle avait été exécutée, conformément à la décision des chambres, par le concours de l’état et des compagnies. Des capitalistes se sont hardiment présentés en offrant de prendre à leur charge tous les frais de l’établissement, moyennant une indemnité de 15 millions et un privilège de soixante-six ans et six mois. Paralysés dès l’origine par la crise financière, ils n’ont pas encore mis la main à l’œuvre : les 28 millions qu’ils ont appelés sur un capital de 140 millions n’ont été entamés que pour les études définitives du chemin. La régularité des versemens étant fort douteuse dans l’état actuel du crédit, il y a urgence d’examiner s’il faut assurer le concours des actionnaires en améliorant le cahier des charges, ou s’il est préférable de laisser aller la société en dissolution : il y aurait encore à décider, dans ce dernier cas, s’il conviendrait de faciliter la liquidation en restituant le cautionnement, ou si l’on pourrait frapper d’une amende de 11 millions une société coupable de n’avoir pas fait l’impossible : Tous ceux qui pèseront consciencieusement de telles difficultés concevront les incertitudes et les temporisations du pouvoir. Si l’on considère l’utilité d’un chemin qui doit desservir vingt départemens, si l’on prête l’oreille aux plaintes de ces provinces méridionales qu’on néglige parce qu’elles sont pauvres, et qui ne sont pauvres que parce qu’elles ont presque toujours été sacrifiées aux influences du Nord, on hésite à neutraliser le bon vouloir d’une société financière aussi solide qu’elle est honorable. En pensant, au contraire, que la multiplicité des travaux commencés à la fois est la principale cause des souffrances publiques, il semble naturel d’amoindrir le mal en suspendant une spéculation qui n’est encore qu’un projet. Si l’existence de la compagnie de Bordeaux à Cette n’était pas un fait accompli, se formerait-elle dans les circonstances présentes ? Les chambres favoriseraient-elles une opération de cette importance au milieu de nos embarras financiers ? Non sans doute. Le plus sage parti serait donc de restituer le cautionnement de la compagnie et de la relever de ses engagemens, ou bien de lui réserver ses droits pour des jours meilleurs en conservant son gage dans les coffres de l’état. Telles ne sont pas les vues de la compagnie : elle existe, elle est impatiente de donner signe de vie. Elle proclame que, si le gouvernement ne seconde pas son bon vouloir, il perdra l’occasion unique de satisfaire les populations méridionales. Nous ne sommes pas beaucoup touché de cet argument. Si la spéculation doit être bonne, le gouvernement, ne sera pas embarrassé plus tard de recruter de nouveaux concessionnaires ; si l’affaire est peu favorable, il n’y aurait pas à regretter que les titulaires actuels eussent échappé à un désastre. Examinons, au surplus, les amendemens au cahier des charges sollicités par la compagnie.

Sa première demande est la suppression de l’embranchement de Castres, et rien n’est plus juste. Il a fallu que la fascination fût bien grande pour qu’on imposât la construction d’une ligne de 45 kilomètres, dont on n’attend guère plus de 1 pour 100, en surcharge d’un chemin qui, même avec une subvention de l’état, ne promet que 4 pour 100[8]. Préoccupée des moyens d’assurer son crédit, la compagnie aurait voulu d’abord qu’on lui accordât le bénéfice de la loi de 1812, comme aux compagnies de Strasbourg et de Nantes, ou la garantie d’un minimum d’intérêt, comme à la compagnie d’Orléans : mais elle n’a pas tardé à reconnaître qu’elle compromettait son existence par ces réclamations inadmissibles. Sa dernière proposition tend à obtenir la prolongation des délais stipulés pour la construction du chemin, et la faculté de déclarer après deux ans si elle ferait le chemin entier (moins l’embranchement de Castres) ou si elle s’arrêterait à Toulouse : dans ce dernier cas, le gouvernement conserverait le droit de racheter la concession totale en remboursant les sommes dépensées par la compagnie. Un tel arrangement serait la négation même de l’entreprise. Un vœu national, la jonction des deux mers, trop imparfaitement réalisée par le canal du Languedoc, s’évanouirait encore une fois. Déjà un grand nombre de souscripteurs du sud-est ont déclaré qu’ils n’entendaient pas s’imposer des sacrifices pour une opération dont leurs départemens ne retireraient pas un profit direct, et que toute modification au projet primitif les délierait de leurs engagemens. Il y aurait donc une nouvelle compagnie à former, un cahier des charges à refondre, opérations qui traîneraient en longueur sous le poids de la défaveur publique ; cette prétendue solution ne serait qu’un ajournement de la pire espèce. Si l’on juge que le chemin du Midi ne peut pas être différé, si on tient à utiliser les capitaux déjà rassemblés, l’expédient le plus sûr et le plus équitable serait celui que le gouvernement autrichien a pratiqué dans ses possessions d’Italie. La compagnie de Bordeaux à Cette construirait la ligne dans toute son étendue, sans autre modification au cahier des charges que la suppression de l’embranchement de Castres et une prolongation de temps peut-être nécessaire pour la réalisation des capitaux. Elle exploiterait ensuite pendant deux ou trois ans, à, ses risques et périls : après cette expérience, elle aurait à déclarer d’une manière définitive si elle veut conserver ou céder le chemin ; dans ce dernier cas, l’état se substituerait à elle, en lui remboursant toutes ses avances au moyen d’obligations portant 4 pour 100 de rente au pair, rachetables au moyen d’un système d’amortissement formé avec les ressources du chemin. Cette combinaison, sans engager l’avenir, aurait la même efficacité que la garantie d’un minimum d’intérêt pour soutenir le crédit de la compagnie.

Quelque grave que soit chez nous la crise des chemins de fer, elle n’est pas comparable aux embarras créés en Angleterre par les mêmes motifs. C’est qu’en France, la spéculation n’a pas excédé de beaucoup les ressources du pays : le mal est bien moins dans les faits que dans un désenchantement momentané. En énumérant les entreprises qui sont en souffrance, nous avons fait voir qu’il était facile de leur porter secours sans augmenter les charges publiques. Aux unes, prolongation de jouissance avec la garantie de la révision des tarifs ; aux autres, allégement des charges vraiment intolérables ; prêts à court terme, sous forme d’avances ou d’achat d’actions, aux entreprises en voie d’achèvement, ajournement pour celles qui, n’étant encore qu’en projet, se défient de leurs propres ressources. Pour relever le niveau du crédit et ranimer le travail, les moyens ne manquent pas : il suffit qu’on ne craigne plus d’y avoir recours.


ANDRE COCHUT.

  1. Les études de la traversée de Lyon n’étant pas suffisamment avancées lorsque la loi fut discutée dans les chambres, on laissa à l’administration le soin de marquer le point de jonction entre les deux lignes. Onze kilomètres au lieu de six furent imposés à la compagnie de Paris.
  2. Le prix moyen des acquisitions de Paris à Orléans a été de 10,032 fr. l’hectare ; sur certaines parties des lignes du Nord, il a été de plus de 12,000 fr. Les chemins qui rayonnent dans le voisinage des grandes villes, comme ceux de Paris à Versailles, de Londres à Croydon, de Manchester à Bolton, exigeant l’achat et la destruction de plusieurs propriétés bâties, nécessitent un sacrifice de 40 à 50,000 fr. par hectare.
  3. Ce chiffre parait avoir été pris sans vérification dans les devis des chemins de Rouen et d’Orléans, qui ont en effet payé plus de 42,000 fr. par kilomètre pour indemnités de terrains. La ligne de Marseille a payé 80,000 fr. en moyenne, et celle du Hâvre jusqu’à 110,526 fr. Mais on peut citer comme contraste le chemin de Dieppe, qui, traversant sur les deux tiers de sa longueur les plus riches parties des vallées de la Normandie, n’a coûté par kilomètre qu’environ 29,000 fr. Nous rapprochons ces chiffres pour faire sentir l’incertitude des devis approximatifs et provisoires.
  4. On ne peut s’empêcher de remarquer, à l’occasion de cet article, que, si la compagnie avait été libre d’acheter ses fers à l’extérieur, elle eût réalisé une économie de plus de 30 millions. Il est regrettable que les entrepreneurs se soient pressés de conclure leurs marchés avec nos maîtres de forges. Autrement, il eût suffi, pour terminer la crise des chemins de fer, d’opérer sur les rails un dégrèvement exceptionnel, comme celui qu’on propose en faveur de notre marine marchande.
  5. L’évaluation des revenus a été faite approximativement sur le nombre moyen des voyageurs de toutes classes, et le poids en moyenne des grosses marchandises : « Nous ne comptons, a dit M. Dufaure au nom de la commission, ni les bestiaux, ni les voitures, ni les bagages, dont il nous a été impossible de calculer approximativement le produit. » Cette valeur négligée donne pourtant un produit considérable. D’après les comptes hebdomadaires du chemin d’Orléans, ces divers articles figurent dans la recette brute pour 16 à 17 pour 100, ce qui doit ajouter environ 9 pour 100 au produit net. Le budget des chemins belges confirme ces résultats inespérés : à ce compte, les prévisions pour la ligne de Lyon s’élèveraient de 12 à 1,400,000 fr.
  6. Vente des herbages, location de terrains, transports spéciaux pour les services de l’état, etc. — Dans le compte des chemins belges pour l’année 1844, on estime que ces accessoires divers élèvent le bénéfice net d’au moins 10 pour 100.
  7. Nous avons lieu de croire que les bonnes lignes françaises pourraient fournir à leurs, actionnaires un revenu de 6 à 7 pour 100, même après un abaissement de prix au niveau des tarifs belges. Si le gouvernement belge ne retire que 4 pour 100 des chemins qu’il a fait construire, c’est que sa spéculation porte sur un réseau complet, comprenant de bonnes et de très mauvaises lignes. Des tableaux de parcours que nous avons sous les yeux nous prouvent que plusieurs sections, à peine utilisées, ne donnent sans doute que des pertes. La compensation doit donc être établie par le produit supérieur des lignes bien situées. En France, au contraire, les compagnies n’ont attaqué que les voies de grande communication, dont l’avenir est incalculable.
  8. Ces chiffres sont ceux qui ressortent des débats de la chambre, Les personnes qui connaissent les localités attendent des résultats meilleurs.