De la contrefaçon belge
Le droit de propriété littéraire, ou, pour employer un terme plus général, de propriété intellectuelle, n’a été reconnu que fort tard chez les peuples modernes. L’oubli du législateur avait une raison qu’il faut bien avouer : c’est que la conservation de ce droit, le plus noble sans contredit, n’est point essentielle à l’ordre d’une société établie tout entière sur le respect de la possession des choses matérielles. Ce désavantage n’est pas le seul qui ait frappé la propriété intellectuelle littéraire. L’intérêt a exigé que le législateur en limitât l’usage et ne la déclarât transmissible par voie d’hérédité que pour une période d’années extrêmement restreinte. Nous croyons, avec les esprits les plus dégagés de préventions, que la loi en ceci a bien fait, et que l’opinion ne peut plus raisonnablement se partager que sur le terme d’une hérédité fatalement temporaire ; mais plus la propriété reçoit d’atteintes nécessaires dans le sens de sa perpétuité, plus il est juste de garantir, avec une sollicitude toute particulière, les autres droits du possesseur pendant la durée si courte de la possession.
Tel est le but que semble s’être proposé la législation de chaque peuple, et presque partout, en Europe, la loi nationale protége assez efficacement la jouissance de la propriété intellectuelle. On la voit sans cesse appelée à réprimer deux délits également odieux dont celle-ci est surtout l’objet : l’un est le plagiat, autrefois justiciable de la critique seule, aujourd’hui passé dans le domaine des tribunaux consulaires, à en juger par ces burlesques procès entre gens de lettres, où l’on voit Dandin forcé de décider qui a le premier aperçu l’idée et qui le premier l’a sentie ; l’autre, c’est la contrefaçon, dont les formes sont aussi diverses que la pensée a de moyens de se reproduire et de se multiplier. La loi, comme l’opinion, condamne énergiquement la contrefaçon. Le contrefacteur cause au créateur ou à l’usufruitier de la propriété intellectuelle, et souvent à tous les deux, un dommage positif que l’on peut apprécier en chiffres. Disons mieux, il commet un vol véritable. La protection assurée à la propriété littéraire a rendu pour ainsi dire stérile, dans le ressort de la loi nationale, le travail coupable de la contrefaçon : en d’autres termes, presque partout l’industrie créée par la publication de la pensée, la librairie, est en pleine possession de son marché intérieur ; mais aux bornes politiques de chaque pays, la protection de la loi nationale nécessairement s’arrête. À l’abri de cette barrière de convention s’élève dès-lors une industrie parasite à qui une autre loi nationale permet de tout imprimer, pourvu qu’elle respecte la propriété littéraire indigène. Cette industrie, c’est la contrefaçon étrangère, qui a ouvert ses ateliers à nos portes, qui fonctionne sans trouble dans un pays que nous avons constitué parmi les nations. Il est temps que le gouvernement accorde une attention sérieuse à cette question, qui touche si gravement à la vie de la librairie et de l’imprimerie françaises.
Disons-le tout de suite, la contrefaçon étrangère est un mal et un délit social. Par elle, celui qui a publié un livre lu et compris dans toute l’étendue de la civilisation se voit frustré d’une partie, souvent la meilleure, du revenu le plus légitime qui soit au monde, et cela au profit d’un spéculateur que sa position en-deçà ou au-delà d’une frontière fait coupable ou innocent aux yeux de la loi. Il y a quelque chose de monstrueux, au premier aspect, dans le contraste que présente la propriété des choses matérielles comparée à celle des choses de l’esprit : l’une est un droit civil reconnu par toute la société chrétienne, entièrement distinct des droits politiques, à ce point que le même individu peut posséder des biens meubles et immeubles dans vingt pays à la fois et réclamer le bénéfice de vingt lois nationales diverses, unanimes seulement sur la sainteté de son titre, tandis qu’un poète, un historien, un philosophe, dont les travaux élèvent les ames et reculent les bornes de l’esprit humain, ne sont admis jusqu’à ce jour à recueillir le fruit de leur pensée, d’une pensée qui n’est devenue une valeur que par eux, que dans le champ étroit fermé par nos démarcations politiques. Les progrès de la fraternité humaine ont amené l’abolition d’une loi barbare qui dépouillait l’étranger naufragé sur la côte et les fils de l’étranger mort loin de sa patrie ; l’intelligence seule a encore ses épaves et son droit d’aubaine : anomalie singulière qui mérite qu’on en examine la cause.
On peut s’étonner, en effet, que la civilisation, qui doit tant aux grands écrivains, n’ait pas poussé la reconnaissance jusqu’à leur assurer la protection d’une loi internationale, ne leur ait pas fait, comme à la race nègre, l’honneur d’être l’objet d’une convention européenne. Voilà, de la part d’un siècle qui se pique d’être celui des lumières, un singulier déni de justice ou une indifférence bien coupable. Cependant, ne nous hâtons pas trop de lui en faire un crime. Tout injuste qu’elle est, cette bizarrerie s’explique. Il faut bien le reconnaître, si chacun est d’accord sur l’iniquité de la contrefaçon étrangère en principe, dans la pratique bien des hommes positifs se croient fondés à la défendre. C’est qu’à un certain point de vue national, cela est triste à dire, elle ne constitue pas un délit comme en rigoureuse morale, en ce sens que là où elle s’est implantée, elle se présente sous les dehors sérieux d’une industrie indigène, et qu’à ce titre elle obtient la faveur du parti, toujours considérable, qui a pour principe absolu d’encourager le travail national, fût-ce aux dépens du reste de la terre. Ce résultat doit peu nous surprendre. Dans l’état de désordre où est l’industrie européenne, poussée à toutes les extrémités par le démon implacable de la concurrence, tout producteur, on peut l’avouer sans blesser personne, est un peu contrefacteur. Et comment en serait-il autrement ? Jusqu’à ce qu’il se soit opéré dans l’industrie moderne une réforme que les esprits éclairés, que les cœurs généreux appellent de tous leurs désirs, jusqu’à ce qu’une ébauche d’équilibre commercial de l’Europe ait assigné à peu près à chaque peuple son rang et son rôle dans la production universelle, le préjugé qui pousse au travail national quand même protégera en quelque sorte l’immoralité industrielle. Des honneurs de son vivant et des statues après sa mort attendent celui qui aura dérobé le secret d’une mécanique étrangère ; imiter la marque d’une manufacture rivale placée de l’autre côté d’un bras de mer est réputé l’action d’un bon citoyen ; aucun fabricant ne se fait le moindre scrupule de calquer les dessins de son confrère et de lui débaucher ses artistes, pourvu qu’il porte une autre cocarde. Quand la contrebande se fait à votre détriment, vous la flétrissez du nom de fraude ; est-ce vous qui la faites aux dépens de votre voisin, elle vient se faufiler parmi le négoce honnête sous l’appellation hypocrite de commerce interlope. Au sein de cette paix universelle dont nous sommes si fiers, l’étranger, c’est toujours l’ennemi : si l’industrie est, comme on l’a dit, un champ de bataille, on s’y mesure de peuple à peuple dans des duels à outrance, on s’y livre des combats pacifiques à mort ; le pillage est de bonne guerre, et, dans chacun des camps opposés, l’on applaudit tout parti qui réussit à affamer l’autre.
La contrefaçon étrangère est un des cent rouages de la machine si vaste et si délicate du travail indigène ; c’est là justement ce qui lui assure des sympathies dans le pays où elle parvient à se fixer, et comme dès ce moment elle s’appuie sur des intérêts avec lesquels on devra compter, si l’on veut essayer de la supprimer un jour, il faut donc, quoi qu’on pense d’elle, la traiter sur le pied des industries étrangères qui font une concurrence mortelle à nos industries rivales. C’est cette considération qui nous engagera à examiner les choses comme elles sont, sans emportement, sans récriminations inutiles contre les personnes, à nous abstenir des injures qui vont des individus aux nations, parce qu’elles sont de mauvais goût d’abord, et qu’ensuite elles s’adresseraient plus ou moins à tout le monde dans une question qui intéresse l’Europe entière au même degré que la France.
Il n’y a pas de peuple en effet (s’il faut les rendre solidaires d’un délit commis par quelques individus) qui ne concoure à la spoliation du talent et du génie étranger, pas de tribu qui ne rançonne, au passage de son territoire, la sainte et fraternelle caravane de tous les croyans de la science, de l’art et de la poésie. Chaque pays a son atelier de contrefaçon étrangère. Les livres des auteurs piémontais, lombards, romains, toscans et napolitains, ne donnent droit à la propriété littéraire que dans l’étendue de chacune des divisions politiques où ils ont vu le jour, et sont réimprimés sans façon dans tout le reste de l’Italie. Il en était de même en Allemagne, il y a quelques années, avant l’établissement de l’union prussienne Les ouvrages italiens, espagnols, allemands, sont contrefaits un peu partout. Les deux littératures les plus considérables, l’une par le nombre des peuples et des colonies parlant sa langue, l’autre par son caractère d’universalité seulement comparable à celui de la littérature grecque dans le monde ancien, ont aussi le plus à souffrir matériellement de la contrefaçon étrangère. Les livres anglais sont contrefaits à Leipsig pour le marché de l’Allemagne, à Paris par deux éditeurs à qui leur proximité du marché anglais procure des bénéfices considérables, et surtout aux États-Unis, où il se publie des journaux gigantesques pour qui la matière d’un volume in-8o est la ration d’un seul numéro. L’Angleterre, il faut qu’on le sache bien, souffre au moins autant de la contrefaçon étrangère que la France. L’Europe entière est fermée à sa librairie dont les prix sont démesurément élevés, et la nation qu’elle a créée sur l’autre rive de l’Atlantique s’est emparée à son détriment de son plus beau marché extérieur, puisqu’en y comprenant le Canada et les Antilles, où pénètrent les contrefaçons américaines, il compte au moins seize millions de lecteurs anglais.
La contrefaçon est bien évidemment un mal dont tout le monde est en droit de se plaindre mais, comme la grandeur de la littérature de chaque peuple peut se mesurer jusqu’à un certain point à l’importance de la réimpression étrangère, c’est à la France, il faut le dire, que la contrefaçon européenne a toujours causé le plus grand dommage matériel. Du jour où les admirables écrivains du XVIIe siècle surent donner à notre langue la souveraineté littéraire, la librairie extérieure n’a cessé de réimprimer les ouvrages français les plus renommés ou les plus à la mode, et cette industrie bohémienne, pour s’être déplacée quelquefois, ne s’en est pas moins continuée presque sans interruption depuis les premières années du règne de Louis XIV jusqu’à notre époque. Cet abus n’a pas eu dans tous les temps le même caractère, et il ne sera pas inutile à notre sujet de rappeler comment les choses se sont successivement passées.
Indépendamment du préjugé national qui a perpétué le mal dont nous nous plaignons, une autre cause a contribué dans le principe à favoriser et à justifier en quelque sorte l’existence de la contrefaçon étrangère, tant qu’a duré la monarchie absolue en France. La publication de la pensée était soumise alors à une tutelle rigoureuse dont elle dut chercher à éluder le joug. La contrefaçon s’établit et prit racine en Hollande, pays de liberté où l’imprimerie jouissait de la plus entière franchise, parce que la flamme de ces autodafés burlesques dont le XVIIIe siècle vit les dernières lueurs n’y pouvait atteindre les livres exilés. C’est là que paraissaient tous les pamphlets sur la religion et sur la politique par lesquels des penseurs audacieux pour leur temps préparaient les coups plus hardis de la philosophie voltairienne. L’éditeur qui avait imprimé un livre original ne se faisait aucun scrupule de réimprimer le lendemain un autre livre écrit dans la même langue étrangère. Ce qu’il y a de curieux, c’est que selon la loi hollandaise, la priorité du délit constituait un droit de propriété pour le contrefacteur. C’étaient, du reste, des imprimeurs dont le nom a passé à la postérité en compagnie des Manuce, des Estienne et des Plantin, c’étaient les Elzevir qui s’étaient donné le monopole des contrefaçons françaises. Il est probable qu’ils ne croyaient pas, en agissant de la sorte, dérober aux écrivains la juste rémunération de leur travail. L’opinion ne flétrissait pas encore l’industrie à laquelle ils se livraient en toute sûreté de conscience. Quoi qu’il en soit, si les éditeurs de Hollande professaient des idées assez fausses en matière de propriété littéraire, du moins ils contribuaient, par la reproduction des ouvrages défendus en France, à la diffusion des idées françaises, du moins ils avaient pour excuse leur amour éclairé des chefs-d’œuvre qui sortaient de leurs presses, et ils étaient encore de cette savante lignée d’imprimeurs dont les soins dévoués avaient soustrait l’art antique aux outrages de la barbarie et du temps.
Il semble que ce grand levier de popularité européenne, la contrefaçon hollandaise, n’eût été préparé que pour fonctionner au profit de la gloire impériale de Voltaire, qui en fit un usage incessant. Homme d’esprit en toute chose, Voltaire a même été soupçonné plus d’une fois d’avoir gâté par des spéculations secrètes le métier de la contrefaçon et d’avoir corrigé, aux dépens de la librairie privilégiée, le mal qu’elle aurait pu lui faire. Le fait est que, tant qu’il vécut, la contrefaçon fut partout, en Hollande, à Genève, à Paris même… Multipliés par la persécution, les écrits de l’école philosophique paraissaient dans deux pays à la fois, imprimés sur des copies que l’auteur se laissait dérober et qu’il avait toujours la ressource de désavouer ensuite, et bien souvent le véritable contrefacteur était l’éditeur français, qui s’était flatté ou avait espéré de bonne foi d’arriver le premier en date. Aussi long-temps que la presse ne fut pas libre en France, on comprend qu’il importait à une littérature dont la prépondérance consolait un grand peuple de son abaissement politique, qu’une librairie française existât hors de la portée des officiers du parlement et des gens du roi. Si la contrefaçon proprement dite, facilitée par la présence de cette industrie, causait un tort matériel à quelques écrivains, n’était-il pas plus que balancé, d’un autre côté, par le service moral que celle-ci rendait à l’intelligence proscrite en lui offrant l’élément qu’il lui faut pour vivre, la publicité à l’ombre de la liberté ?
Telle est la première période de la contrefaçon des livres français. Elle finit avec la monarchie absolue ; la révolution de 89 rompit, en même temps que bien d’autres chaînes, ces entraves qui avaient gêné l’action de la presse sans arrêter la marche de la pensée. La contrefaçon belge occupe la seconde période. Entre ces deux époques viennent se placer les temps de la république et de l’empire, qui ne furent point favorables au développement de cette infatigable industrie. Il arriva même un moment où l’on put croire qu’elle ne renaîtrait point. Ce fut quand Napoléon put commander en maître absolu aux gouvernemens qu’il avait bien voulu laisser en Europe. Sans même jeter les yeux sur une question internationale dont la solution nous semble si difficile aujourd’hui, il la trancha à la façon des Alexandres. Par malheur, à cette merveilleuse époque, la littérature était dédaignée ou asservie, et les seuls grands écrivains qui se soient élevés comme des palmiers solitaires dans le désert de l’art impérial étaient précisément ceux que l’ennemi des idéologues eût vu dépouiller sans trop de déplaisir du fruit d’un labeur détesté. La longueur du bras du conquérant fit moins pour réduire au néant une industrie si prospère jadis que la funeste influence de son despotisme sur le développement de la pensée. En voyant l’aridité littéraire de ce noble règne et l’inaction de ces presses si bruyantes naguère, quand seules elles suffisaient à remuer le monde, ne serait-on pas tenté de s’écrier : Heureux les temps littéraires où la contrefaçon peut fleurir !
Aussi l’industrie équivoque dont Bruxelles est le siége est-elle contemporaine de la reprise du mouvement intellectuel en France. La formation du royaume des Pays-Bas vient de placer à peine sous des lois étrangères le pays le plus heureusement situé pour un commerce actif de librairie, que la contrefaçon s’y élève tout d’un coup aux dépens des écrivains français. L’auteur du Génie du christianisme en est la première victime. Un libraire contrefait ses romans d’Atala et de René ; il ose envoyer les premiers exemplaires de son édition à M. de Châteaubriand, alors de passage à Bruxelles. C’est en vain que Louis XVIII adresse à ce sujet, en son nom personnel, une réclamation à son frère des Pays-Bas ; la contrefaçon gagne son procès, les contrefacteurs arrivent en foule. Pour ne point parler ici de la cause constante qui permet en tout temps l’établissement de la contrefaçon à l’étranger et assure à ses produits l’avantage du meilleur marché sur ceux de la librairie régulière, la rapidité de ses progrès en Belgique, à cette époque, est due au concours de trois circonstances qui se présentèrent presqu’en même temps : la cherté croissante des livres français, dont nous expliquerons la raison plus loin, le mouvement littéraire de la restauration, et les encouragemens du roi Guillaume.
Les éditeurs qui s’établirent alors à Bruxelles étaient pour la plupart étrangers, sans capitaux, presque sans ressources. Quelques années leur suffirent cependant pour fonder leur industrie et donner à leur concurrence un caractère formidable, tant la vogue de la nouvelle littérature française et le prix excessif du volume de la librairie parisienne vinrent à propos faciliter leurs spéculations. L’appui du roi Guillaume fit le reste. On l’a vu montrer sa prédilection pour la contrefaçon au berceau ; il ne l’abandonna pas quand elle eut fait ses premiers pas. Elle devint, comme toutes les fabriques nouvellement écloses dans son royaume nouveau lui-même, l’objet de ses faveurs particulières ; car on prétend qu’il ne se borna pas à lui donner une part dans la subvention industrielle, mais qu’il l’aida lui-même de sa propre bourse, et que sous ce rapport il n’a pas eu à se louer de tous ceux qu’il avait obligés. Ne nous hâtons point de considérer pourtant ce souverain comme un partisan absolu de la contrefaçon. Bien que positif par caractère, comme il tenait à sa réputation de roi le plus constitutionnel de l’Europe, nous croyons qu’en contribuant de la sorte à l’établissement de la contrefaçon dans ses états il avait moins en vue d’aider à la spoliation de la littérature française que d’offrir aux idées libérales la publicité qui leur était disputée par les Bourbons restaurés. C’est grace à son active protection que les ouvrages interdits en France pouvaient revenir y défier les poursuites des tribunaux. Sous son règne, l’index de la police parisienne fut presque le catalogue de la contrefaçon bruxelloise. Que d’éditions des pamphlets de Courier, des chansons proscrites de Béranger, introduites par la contrebande vinrent défier alors jusque dans Paris la double vigilance du parquet et de la douane française !
Quand la révolution de juillet eut mis fin à la restauration, et que, trois mois après, la Belgique fut perdue sans retour pour le roi Guillaume, la cause qui, depuis le XVIIe siècle, avait rendu la contrefaçon extérieure en quelque sorte nécessaire, cessa enfin de subsister, et cependant c’est depuis lors que cette industrie qui n’a plus d’excuse, — car ce n’en est pas une que de pouvoir réimprimer des livres flétris en France par le dégoût universel aussi bien que par les tribunaux gardiens de la morale publique[1], — c’est depuis lors, disons-nous, que cette industrie est arrivée à l’apogée de son développement. Faut-il s’en étonner ? Quinze ans de protection l’avaient mise en possession de tous ses avantages au moment où l’excitation produite par les évènemens de 1830 allait accélérer le mouvement imprimé à tous les esprits depuis la chute de l’empire. Pendant les cinq années qui ont suivi l’établissement du nouveau régime, la littérature française a été merveilleusement féconde et recherchée par toute l’Europe. Cette impétuosité de production ne pouvait durer, pour des causes que nous croyons superflu de déduire ici, de même que nous nous abstiendrons de juger la valeur des ouvrages dont la vogue alimentait les profits de la contrefaçon ; mais elle eut une influence décisive sur les destinées de la librairie belge. Celle-ci, dont les ateliers étaient formés, la clientelle assurée, les débouchés ouverts, put se placer entre les écrivains français et leur monde de lecteurs européens, et nous savons qu’à cette époque les principaux contrefacteurs de Bruxelles réalisèrent d’assez beaux bénéfices. C’est alors que leurs maisons acquirent une véritable valeur commerciale, et qu’on vit paraître les ouvrages des auteurs français sur des marchés où n’avait jamais pénétré la librairie parisienne. L’appât était trop puissant pour que les cris de détresse poussés dès-lors par celle-ci pussent arrêter la contrefaçon dans sa marche envahissante. Le commerce n’a que trop généralement la poitrine cuirassée de cet æs triplex dont parle Horace ; à plus forte raison, quand il se livre à des opérations d’une moralité douteuse. Assaillis d’injures, les éditeurs de Bruxelles réimprimèrent froidement les gros mots envoyés à leur adresse, dans les livres où ils les rencontrèrent. Par eux, l’Europe apprit que la littérature française les tenait pour les plus grands forbans de l’univers, et la nation belge pour un peuple moitié singe, moitié bédouin, qu’il fallait mépriser ; car certains écrivains commirent la maladresse de s’en prendre à une petite nation dont l’amour-propre est nécessairement plus irritable, des torts d’une industrie établie chez elle à une époque où elle ne s’appartenait pas. C’était la pousser de gaieté de cœur à prendre le parti de la contrefaçon que jusqu’alors elle avait vue d’un œil assez indifférent. Sans approuver une colère de mauvais goût, d’autres personnes ont blâmé les Belges de n’avoir pas effacé de leur propre mouvement, dès les premières années de leur révolution, cette tache de la contrefaçon, dont l’odieux les atteignait toujours un peu. Comme nous croyons bien connaître les sentimens des hommes qui ont été tour à tour depuis treize ans à la tête des affaires en Belgique, nous tenons à les justifier du reproche d’apathie et de mauvais vouloir qu’on leur a plus d’une fois adressé à cet égard. La révolution belge avait affranchi la presse dans les termes les plus absolus. Le droit de tout imprimer était entendu alors d’une façon si littérale, qu’il aurait suffi aux contrefacteurs, inquiétés dans leur avenir, de déclarer la constitution en péril, pour faire reculer le gouvernement et paralyser ses meilleures intentions. Il avait d’ailleurs bien d’autres affaires plus importantes à finir, sans compliquer encore sa situation intérieure d’une réforme intempestive. Comment les hommes politiques qui n’ont pu empêcher pendant dix ans qu’un pamphlet honteux, plus vil encore que la feuille fameuse du père Duchesne, imprimât trois fois par semaine les plus basses calomnies contre tous les honnêtes gens du royaume, depuis le souverain jusqu’aux particuliers les plus obscurs, jusqu’aux femmes même, auraient-ils pris sur eux de faire triompher un droit étranger aux dépens de leur propre repos ? L’opinion qui avait alors le pouvoir, l’opinion catholique, n’aurait pas demandé mieux que de briser un des instrumens les plus favorables à l’influence des idées françaises, c’est-à-dire, à ses yeux, des idées irréligieuses. Elle tonnait bien dans ses journaux, du haut de la chaire ou de la tribune, contre l’immoralité de la scène et de la littérature romantique, elle allait bien jusqu’à faire une loi communale qui attribue aux administrations municipales la police morale des théâtres ; mais elle n’aurait point osé toucher à la contrefaçon, de peur d’éveiller les alarmes du parti libéral, sachant bien que les éditeurs de Bruxelles se seraient assuré son secours en mêlant leur intérêt privé à celui d’une des libertés dont le peuple belge se montre le plus jaloux. La suppression de la contrefaçon par la Belgique était impossible, tant qu’elle pouvait prendre la couleur d’une question de politique intérieure ; il fallait attendre qu’elle fût devenue ce qu’elle peut être maintenant, une simple question d’affaires et que les partis ne pussent méprendre. Telle a été la seule cause de l’inaction du gouvernement belge jusqu’à ce jour.
L’année 1836 marque une ère nouvelle dans l’existence de la contrefaçon bruxelloise. À cette époque, la fureur des entreprises industrielles était près d’atteindre ses dernières limites en Belgique. Depuis quelques années en effet, la fièvre des propriétés aléatoires y avait tourné toutes les têtes. Les plus aventureux projets trouvaient un placement facile à la bourse de Bruxelles, et ce n’était pas la seule ville de ce riche pays qui eût sa rue Quincampoix. Successivement ébranlées, toutes ses industries vinrent se précipiter et fondre dans le creuset des actions. C’est ainsi, pour ne citer qu’un exemple, que les charbonnages du Hainaut, jusqu’alors exploités par quelques propriétaires, furent métamorphosés en compagnies colossales, et que, grace à un incroyable engouement qui s’étendait jusqu’aux concessions vierges encore de leur premier coup de pic, quelques-unes acquirent du jour au lendemain une valeur d’opinion vraiment démesurée que l’agiotage exagérait encore. Qu’il nous suffise de constater ici que le capital réuni des sociétés industrielles formées en Belgique pendant le court espace de cinq années de 1834 à 1838, atteignit le chiffre nominal de 570 millions 71,474 francs[2] ! Si l’on ignorait cette particularité, on apprécierait mal la nature des circonstances qui favorisèrent la conversion des principales maisons de librairie en sociétés en commandite. La part de la contrefaçon belge dans cette large curée de plus d’un demi-milliard fut, en y comprenant l’industrie de la papeterie de 14 millions à peine ; encore la moitié au moins de cette somme n’a-t-elle jamais été réalisée. Trois sociétés de librairie se constituèrent alors, la première sous le titre de Société typographique belge, au capital de 1 million, distribué par actions de 500 francs ; la seconde, qui prit le nom de Société de librairie, imprimerie et fonderie de caractères, n’émit que douze cents actions de 1,000 francs sur un capital annoncé de 2 millions ; la troisième enfin, appelée Société belge de librairie, imprimerie et papeterie, a obtenu un capital de 1 million 500,000 francs. Dans la même année, d’autres spéculateurs combinèrent une quatrième société en dehors des élémens de succès que renfermait seule la clientelle acquise à la contrefaçon ; elle fut dissoute presque aussitôt après avoir été constituée. Aussi ne la citons-nous que parce qu’elle n’avait prétendu à rien moins qu’un capital de 2 millions, et qu’elle faillit l’obtenir. La durée de chacune de ces entreprises est fixée à vingt années. Plus tard, malgré cette large razzia de capitaux opérée par les principaux éditeurs de Bruxelles, deux nouvelles sociétés de librairie purent s’élever encore. Ce sont des ateliers secondaires de contrefaçon. L’une, sous le nom de Société encyclographique pour les sciences médicales, parvint à glaner 500,000 francs en 1837, et l’autre, la Société nationale pour la propagation des bons livres, fondée l’année suivante, est une librairie catholique dont un capital nominal de 4 millions représente l’importance.
La contrefaçon belge avait déployé fort à propos ses voiles au vent des entreprises industrielles. Deux années plus tard, une catastrophe inattendue, quoiqu’elle eût été facile à prévoir, aurait rendu sa grande opération impossible. Le 17 décembre 1838, en effet, la banque de Belgique, rivale trop ambitieuse de la puissante Société générale[3], succombait sous le poids de ses nombreuses entreprises, qu’elle n’avait pas proportionnées à la taille d’un très mince capital ; c’est elle qui avait aidé la contrefaçon de son patronage. La déconfiture de la plupart des sociétés industrielles date du jour de la suspension des paiemens de cette banque ; le crédit en reçut une mortelle atteinte, le public ayant passé, comme c’est l’usage, d’une crédulité folle à la plus injuste méfiance ; et comme encore, à l’heure où nous écrivons, l’industrie sérieuse ne s’est pas remise du contre-coup de ce fâcheux évènement.
Pour les sociétés de librairie, elles ont assez bien soutenu le choc, en ce sens que l’avilissement de leurs actions n’a pas eu pour effet de ralentir leurs travaux. Toutes celles que nous avons nommées subsistent encore et n’ont guère éprouvé de modifications, si ce n’est la Société typographique, qui avait reçu, mais avant la crise, un accroissement considérable par l’absorption de deux spécialités (comme on dit en style de comptoir), celles des ouvrages de droit et des livres de médecine[4].
La transformation en sociétés industrielles de la plupart des grandes maisons qu’elle avait fondées depuis 1815, a été un véritable coup de partie pour la contrefaçon. Bien qu’elle fût florissante et qu’on la considérât comme utile au pays pour le travail qu’elle fournissait aux fabriques grandes et petites qui dépendent de l’imprimerie, bien encore qu’elle n’eût point à craindre d’être inquiétée, comme nous l’avons dit, tant que dureraient les embarras diplomatiques du gouvernement belge, cette industrie était en assez mauvais renom pour prévoir qu’elle serait sacrifiée sans compensation dans les négociations que la Belgique entamerait tôt ou tard avec la France, car le moment approchait où la question commerciale allait dominer toutes les autres dans un pays essentiellement producteur privé de ses meilleurs marchés de consommation par la révolution même qui l’avait placé au rang des peuples. La contrefaçon a-t-elle agi en vue des dangers qui allaient menacer son existence ? Nous ne lui faisons pas l’honneur de le croire ; mais le hasard des spéculations a fait qu’elle a rencontré juste. Industrie mobile par excellence, elle se tenait prête à plier bagage, et annonçait qu’elle irait s’établir à Bois-le-Duc ou à Maëstricht aussitôt qu’on lui contesterait le droit d’exploiter la littérature française sous la protection des lois belges, néanmoins elle ne redoutait rien tant qu’un déplacement qui l’eût privée d’un superbe marché intérieur et eût jeté du trouble dans ses affaires avec les autres pays. L’origine de la plupart de ses fondateurs, la nature même de ses opérations, faisaient que la partie saine du public la regardait toujours comme une étrangère, en dépit des liens nombreux qui la rattachaient au travail et au capital indigènes. Par la combinaison de 1836, tout pour elle a changé de face ; ses statuts, qui ont opéré sa métamorphose industrielle, lui ont été des lettres de naturalisation : non pas que sa moralité, aux yeux des Belges eux-mêmes, ait semblé moins équivoque ; mais il s’est trouvé qu’un grand nombre de personnes honorables qui ont cru, les unes, faire une chose matériellement utile au pays, les autres, faire acte d’opinion libérale en consolidant un moyen d’influence intellectuelle qui déplaît au clergé, ont associé par le fait leurs intérêts privés à ceux de la librairie même. Si la part de chacun des souscripteurs dans le capital de la contrefaçon est peu considérable, cette communauté d’intérêts a suffi pour lui ménager des défenseurs dans le gouvernement, dans les chambres, dans la magistrature, où elle compte la plupart de ses actionnaires. Aussi a-t-elle travaillé depuis avec beaucoup moins d’inquiétude derrière le rempart des sympathies indigènes dont elle s’est ainsi assuré l’appui, et elle se repose sur la résistance qu’il peut offrir à l’occasion pour repousser, ou tout au moins pour mettre à profit les coups dont la question douanière menace sérieusement son avenir. Ce n’est donc, à vrai dire, qu’en 1836 qu’elle a pris une position fixe dans l’industrie nationale des Belges, position habile que des atteintes réitérées aux droits des actionnaires ou des faillites éclatantes pourront seules lui faire perdre.
Tel est, à part les profits particuliers que chacun des éditeurs de Bruxelles a pu retirer de cette grande opération, le seul bénéfice positif qu’elle ait produit collectivement pour eux ; car, pour le reste, aucun des beaux résultats qu’on en attendait n’a pu être atteint. La crise de 1838 n’a pas permis de recueillir la totalité des capitaux engagés dans les actions ; celles-ci sont bientôt tombées dans un discrédit tel que depuis long-temps elles ne sont plus cotées à la Bourse. D’autre part, la mise en pratique du principe de l’association aurait dû organiser la contrefaçon ; on serait arrivé à ce but, si les trois sociétés avaient consenti à faire entre elles un partage intelligent des dépouilles opimes de la littérature française, et s’étaient entendues pour étouffer à sa naissance toute entreprise qui aurait tenté de rivaliser avec elles. Cet accord, qui eût complété la pensée primitive de l’association partielle, n’a jamais existé. C’est à peine si pendant la première année elles ont observé l’espèce de résolution tacite de ne pas se nuire, à laquelle elles semblaient avoir souscrit. Depuis, elles se sont fait une de ces guerres de concurrence acharnée, dont il est presque superflu d’énumérer les suites ordinaires, c’est-à-dire l’avilissement du prix de la marchandise, une infériorité progressive de qualité dans l’objet fabriqué, l’encombrement du marché intérieur, la fréquence des entreprises hasardeuses et l’établissement d’ateliers nouveaux qui empirent encore ce triste état de choses.
Pour suivre la contrefaçon dans ses mille canaux, il faudrait passer en revue toutes les presses qu’elle met en mouvement. Ce détail nous entraînerait trop loin. En France, le nombre des imprimeurs est limité par des règlemens. En Belgique, il n’en est pas de même : est imprimeur qui veut. Le premier venu qui parvient à se procurer une presse et paie la patente commune à toute profession peut éditer tout ce qu’il lui plaît, un livre ou un journal à son choix. Nous nous dispenserons donc de citer tous les ateliers de la contrefaçon belge. Au reste, ces nombreux ateliers font plus de tort à la librairie constituée de Bruxelles, dont ils éparpillent le bénéfice total, qu’à l’industrie française, qui les alimente de ses publications. Chaque année voit naître un établissement nouveau, qui vient tenter une spéculation imprévue, dans laquelle les associations typographiques sont forcées de se jeter à sa suite et elles ne s’en retirent qu’après y avoir compromis quelques-uns de ces avantages qui rendent leur propre concurrence si cruelle pour les éditeurs parisiens. La librairie des provinces ne compte pas pour la contrefaçon. À Malines, à Louvain, à Tournay, les presses de quelque importance ne reproduisent que de loin en loin un petit nombre de livres approuvés par l’autorité ecclésiastique. Il en résulte que le champ de la contrefaçon y est extrêmement limité. La même observation s’applique aux publications de la Société nationale pour la propagation des bons livres, qui ne contrefait guère que des ouvrages d’éducation et des dictionnaires. Tout le commerce de la contrefaçon belge est donc réuni en réalité entre les mains des libraires de Bruxelles. Nous avons vu comment elle est organisée ; examinons à présent son mode d’action.
Son marché peut se diviser en deux parts : le débouché de la Belgique et celui du dehors. Ce dernier, les trois sociétés d’imprimerie se le partagent presque à l’exclusion des maisons d’un ordre inférieur ; l’autre, elles se le disputent pied a pied, au milieu d’une nuée d’éditeurs de rencontre qui se jettent à travers leur lutte pour arracher quelques lambeaux de la dépouille commune.
Nous porterons d’abord nos regards sur le marché intérieur. Est-il nécessaire de répéter qu’il est livré au pillage ? Industrie basée sur le principe meurtrier de la concurrence absolue, la contrefaçon, abandonnée à tous les maux funestes que ce privilége entraîne après lui, a su trouver, pour l’édification des économistes modernes, le beau idéal de la bataille, disons mieux, de la déroute industrielle. Dès qu’un ouvrage nouveau est sorti de l’une des presses de Paris, pour peu qu’il ait de chances de succès, pièce de théâtre, roman, recueil de poésies ou de mémoires, pamphlet ou livre d’histoire, annoncé dans tous les journaux depuis l’instant où l’on en a connu le titre, il est reçu le lendemain même à Bruxelles, saisi, mis en pièces par trois ou quatre spéculateurs à la fois, et lancé sur le marché belge avec une promptitude fabuleuse qui n’a pu s’obtenir qu’aux dépens de cette rigoureuse correction sans laquelle il n’y a pas de livres. Il fut un temps où la contrefaçon, moins troublée par la concurrence, trouvait le loisir d’imprimer avec soin les ouvrages dont elle s’emparait. Aujourd’hui, tous les contrefacteurs n’ont d’autre souci que de se gagner de vitesse, et il faut qu’un livre ait trouvé un débit considérable pour que cette coupable industrie se rappelle enfin qu’elle doit du moins le respect scrupuleux du texte aux écrivains qui la font vivre. Il n’est pas étonnant que le prix de vente du volume in-18, qui est le format type de la contrefaçon belge, n’ait cessé de décroître depuis 1830. Cet avilissement continu de ses produits sur le marché intérieur fera mieux ressortir que tous nos raisonnemens la condition désastreuse où elle est tombée. Il y a dix ans, le volume in-18 se vendait 3 fr. 50 cent. ; un peu plus tard, il ne valait plus que 3 francs, et dès-lors la dépréciation s’est accéléré au point qu’il n’a fait que passer par ce chiffre pour arriver à 2 fr. et même à 1 fr. 50 cent. Encore la progression descendante ne s’est-elle pas arrêtée là. Un éditeur imagina, il y a trois ou quatre ans, de publier sous le titre de Museum littéraire une collection de romans à 75 cent. la livraison, représentant la valeur de l’ancien volume in-18. Ce n’est pas tout : au moment où le rabais semblait avoir atteint ses dernières limites le chef d’une des trois grandes maisons de contrefaçon belge inventa, dans l’intérêt d’un journal politique qu’il venait de fonder, le volume à 35 centimes ou plutôt le volume gratis. Voici en quoi consistait cette belle combinaison. Tout souscripteur à ce journal avait droit à la distribution de cinquante-deux volumes par an, et comme trois autres journaux, afin d’amortir l’effet d’une concurrence si neuve, se virent forcés d’imiter son exemple, il y eut dans l’espace d’une année quatre feuilles quotidiennes à Bruxelles faisant cadeau à leurs abonnés d’un volume par semaine, ce qui, sur le pied de six mille abonnés en tout, aurait abouti, si tous avaient accepté cette combinaison, à un placement gratuit de trois cent douze mille volumes pour l’année entière[5]. Il ne faut pas croire que ce fussent des ouvrages devenus sans valeur qui se donnaient de la sorte ; cette distribution se composait au contraire des publications les plus nouvelles. Elle a cessé en grande partie depuis peu ; mais les effets en subsistent encore : l’opération faite, le volume à 35 centimes est resté. Telle a été l’issue invariable de toutes les entreprises de la contrefaçon. Depuis le jour où elle a commencé à exploiter l’avantage que les frais inférieurs de sa fabrication lui donnent constamment sur la librairie française, victime elle-même du principe qui fait sa vie, la contrefaçon belge n’a pu dans aucune circonstance arrêter la décroissance rapide de ses prix de vente. Un rabais demeure acquis au public après qu’a échoué la spéculation qui en fut la première cause, et ce n’est plus que par des ruses de marchand, dont le public se lasse à la fin d’être la dupe, qu’une industrie soumise à la loi fatale de son origine peut réussir pour un temps à déjouer les conséquences de ses propres excès.
Le rabais n’a pas atteint que les ouvrages purement littéraires. Les livres d’histoire les plus sérieux et les plus recherchés sont exploités depuis quelques années par une société qui cote à 2 francs le volume in-8o. Ces éditions sont à la vérité si incorrectes, qu’elles ne méritent point d’être placées dans les bibliothèques les moins choisies ; mais les consommateurs vulgaires n’y regardent pas de si près. Il n’y a plus guère que les livres de science, les traités de droit et de médecine qui aient échappé jusqu’à un certain point aux désordres de la concurrence. Cependant le temps n’est pas loin où la spéculation aux abois se jettera, faute de mieux, sur cette maigre pâture. Disons encore, pour achever le tableau, que les libraires ne sont pas les seuls à se disputer les profits de la contrefaçon sur le marché intérieur. La plupart des journaux belges réimpriment les nouvelles et les romans français les plus nouveaux. Quelques-uns même ont donné des drames et des tragédies entières en feuilletons et tous, à quelque degré de rapidité que soit arrivée la production des contrefacteurs de Bruxelles, sont toujours en position de les devancer auprès d’un public qui a pris l’habitude désastreuse pour l’art de ne plus aimer que la littérature taillée par menus morceaux ; triste contrefaçon d’un engouement qui aujourd’hui s’éteint de plus en plus en France.
Grace à la lutte que nous venons d’esquisser, le marché intérieur de la contrefaçon paraît avoir reçu toute l’extension dont il est capable. On ne loue point de livres en Belgique ; un cabinet de lecture n’y saurait subsister ; il n’est pas un étudiant d’université, par exemple, qui ne possède une collection d’ouvrages dont le prix serait inabordable pour lui en France ; chacun enfin achète le volume dont il a besoin, et l’on en achète partout, en voyage, aux stations des chemins de fer, où on les crie avec les journaux ; on les prend sans choix, pour remplir le vide de deux ou trois heures d’une inaction forcée. Assurément, un marché où le producteur a su créer de si fréquentes habitudes de consommation devrait être pour lui d’un excellent rapport ; il l’a été en effet, mais il menace de s’épuiser. La progression du rabais est arrivée à ce point que la contrefaçon ne peut plus trouver dans l’écoulement du débouché intérieur d’autre avantage que de ne point ralentir sa production. Cependant, comme il faut qu’elle excite toujours par des appâts nouveaux cet appétit immodéré de lecture qui est une des conditions de son existence, et qu’en même temps elle combatte les effets ruineux du rabais en changeant sans cesse la nature de ses opérations et jusqu’à la forme même de ses livres, nous ne serions pas surpris qu’une crise se déclarât bientôt dans le ménage intérieur de la contrefaçon belge ; car si l’on a raison de dire, en économie politique, que le nombre des consommateurs croît en raison du bas prix des produits, tout bon marché a sa limite déterminée par l’inflexible minimum du prix de revient, tandis que la concurrence, une fois engagée dans la voie du rabais progressif où la presse des intérêts rivaux la pousse, va même jusqu’à franchir l’impossible. La contrefaçon est bien près de dépasser cette ligne extrême, si elle ne l’a fait déjà, et pour augmenter ses embarras, à la source de ruine que nous venons d’indiquer vient s’en joindre une autre qui n’en est peut-être que la conséquence ; nous voulons parler de la vente à perte des pacotilles de retour que le commerce d’exportation n’a pu placer. Ce remède héroïque auquel les contrefacteurs, tout en le désavouant, sont bien contraints d’avoir recours pour se débarrasser du trop plein constant de leurs magasins, donne, il est vrai, une activité nouvelle à la production ; mais, en détournant momentanément les effets du mal, il ne fait qu’en prolonger la cause.
Telle est la situation véritable du marché indigène de la contrefaçon ; celle du marché extérieur, qui de sa nature n’est pas, comme le premier, abordable à tous indistinctement, n’est point aussi défavorable. Les bénéfices que ce marché lui procure encore retardent l’explosion d’une crise qui nous semble également inévitable ; car il ne faut pas oublier qu’il n’est pas plus que l’autre à l’abri du rabais continu, et que ses prix, quoique maintenus à un niveau plus élevé, subissent infailliblement, à mesure que ceux de l’intérieur descendent, une décroissance proportionnelle. Comme, dans les questions multipliées que soulève l’existence de la contrefaçon belge, c’est sur l’étendue de ses relations avec l’étranger que portent surtout les réclamations de la librairie française, nous allons essayer d’en faire bien apprécier l’exacte valeur.
Les principaux débouchés de la contrefaçon belge sont, par rang d’importance, l’Italie, et dans ce pays les villes où il se fait le plus d’affaires, Florence, Rome, Milan, Naples et Padoue ; la Russie avec la Pologne, où la censure est moins tracassière qu’en Lombardie, et où il se place un bon nombre d’ouvrages scientifiques ; l’Allemagne et la Péninsule, l’Amérique, les États-Unis en première ligne ; la Syrie, le Levant, Smyrne, Alexandrie, sans compter les expéditions à l’aventure que la contrefaçon belge ne manque pas de faire chaque fois que le commerce d’Anvers dirige des navires vers des parages nouveaux. La plupart de ces marchés, il faut l’avouer, n’existaient pas pour la librairie française à l’époque où la contrefaçon n’avait pas atteint ce grand développement dont on s’est à bon droit alarmé. C’est celle-ci qui se les est successivement créés. L’avantage énorme de ses conditions de fabrication par rapport à la librairie régulière, le bon marché de la main-d’œuvre et des matières qui entrent dans la fabrication des livres, la proximité des grandes routes de l’Allemagne[6] et surtout du port d’Anvers, qui depuis l’ouverture du chemin de fer n’est plus séparé de Bruxelles que par un parcours d’une heure et quart, ont permis aux contrefacteurs belges de répandre leurs produits dans les contrées lointaines ; mais ce qui a contribué surtout au succès de ces tentatives, c’est l’esprit d’entreprise, c’est cette confiance dans la loterie du hasard, sans lesquels le commerce ne saurait se dégager des voies de la routine.
Le contrefacteur belge, qui n’a aucun intérêt à débattre avec les auteurs, et n’a point par conséquent à se préoccuper de la rentrée immédiate de frais considérables qu’il faut que la librairie régulière ait couverts avant de recueillir ses premiers bénéfices, a pu faire du consommateur l’objet exclusif de ses spéculations. Aussi, n’est-il pas seulement le fabricant d’une marchandise, il est à la fois son propre commerçant. Il ne connaît point ce second intermédiaire que l’éditeur français emploie dans ses rapports si restreints avec l’étranger, le libraire commissionnaire ; il traite directement avec son consignataire attitré pour la ville où il envoie ses produits. Il fait plus, au lieu d’en régler le prix sur la valeur d’opinion qu’attache à chaque livre le nom plus ou moins connu de son auteur, il assigne un taux fixe au papier imprimé, et en cela il reste purement industriel. La réputation de l’écrivain ou le mérite du livre étend ensuite la demande au-delà des bornes du placement ordinaire. C’est ainsi que, dans un autre genre de fabrique, la mode met en faveur tel tissu dont le prix a été déterminé d’ailleurs par le coût de la main-d’œuvre et de la matière première. Le contrefacteur belge s’est fait de la sorte une clientelle de consommateurs qui achètent indistinctement son papier imprimé et lui en demandent davantage quand ce papier leur a plu. C’est entendre le négoce des choses de l’intelligence dans toute sa matérielle crudité ; mais le procédé a eu au moins pour conséquence de faire connaître et suivre pas à pas les travaux de la littérature vivante de la France dans des lieux où auparavant il pénétrait à peine en un an trois exemplaires de ses ouvrages les plus remarquables[7].
Cependant, malgré tous les avantages de position que possède la contrefaçon belge, malgré son habileté mercantile et le développement que les capitaux attirés par elle en 1836 lui ont permis de donner à ses expéditions aventureuses, il s’en faut que son exportation soit aussi considérable qu’on le suppose généralement, et arrive même à un chiffre qui soit en rapport avec l’importance des trois établissemens organisés pour cet objet à Bruxelles. Du moins les renseignemens fournis à cet égard par les états de la douane donnent une idée bien mesquine de ce commerce envahisseur qui a fermé pourtant presque tous les marchés étrangers à la librairie parisienne. D’après ces états, il aurait été exporté :
années. | livres imprimés sur papier indigène. |
valeur. | ||
En 1836 | 90,447 | kilogrammes. | 542,682 | francs. |
En 1837 | 121,871 | 731,226 | ||
En 1838 | 138,190 | 829,140 | ||
En 1839 | 170,743 | 1,033,771 | ||
En 1840 | 147,819 | 893,010 | ||
En 1841 | 168,774 | 1,021,275 | ||
En 1842 | 154,876 | 956,060 |
Ces chiffres si peu élevés sont-ils exacts ? C’est ce dont nous avons cherché à nous assurer en examinant de quelle façon ils s’obtiennent et en les comparant ensuite aux renseignemens particuliers que nous avons pu nous procurer sur ces envois des sociétés de contrefacteurs à l’étranger. L’exportation des livres imprimés sur papier indigène, pour nous servir de l’expression employée par la douane belge, n’étant frappée d’aucun droit, les déclarations des expéditions ne font connaître que le poids de la marchandise qui passe la frontière ; mais comme la contrefaçon belge, par suite de la nature même de ses opérations, est exposée à de fréquens retours, il est à présumer qu’elle déclare tous ses envois afin de pouvoir faire constater à leur rentrée la provenance primitive de ceux qui n’ont pu trouver de placement Ce n’est donc que sur la valeur assignée à la marchandise exportée que le doute pourrait s’établir. La douane belge suppose que chaque kilogramme de livres en feuilles ou brochés vaut 6 fr., et elle augmente cette valeur de 1 fr. quand ils sont cartonné ou reliés. Malgré la réduction considérable qui est survenue dans le prix des livres de fabrique belge, nous croyons que ce taux n’est pas trop élevé. La preuve que les chiffres fournis par la douane belge approchent de la vérité, c’est que l’exportation de chacune des trois sociétés de contrefaçon qui exploitent le marché extérieur ne dépasse guère la somme de 300,000 fr. Ainsi, en 1831, la Société typographique déclarait à l’assemblée générale de ses actionnaires avoir exporté pour 396,000 fr. en quinze mois ; la Société d’imprimerie et de fonderie avait la même année envoyé à l’étranger pour 275,000 fr. de marchandises. La valeur totale des exportations de la contrefaçon se tient donc plutôt en-deçà qu’au-delà du million qu’elle atteint pour la première fois en 1838, d’après les états de la douane. On voit, si l’on ne consulte que la colonne qui indique le poids, que le commerce extérieur a subi d’assez notables fluctuations depuis 1836. Quoiqu’en définitive le nombre des kilogrammes de livres exportés ait augmenté, la valeur des expéditions a dû rester la même par suite du rabais successif des prix. Pour le marché étranger comme pour le débouché de l’intérieur, la situation de la librairie belge empire donc chaque jour ; l’importance réelle de ses bénéfices est en raison inverse de la fabrication, qui va sans cesse en augmentant. Allons au-devant d’une observation qu’on ne manquerait pas de nous faire au sujet du million qui représente, selon nous, la somme de ses affaires avec l’étranger. On dira que ce million prend la place d’une valeur triple, quadruple même en produits de la librairie française. Cela n’est pas tout-à-fait exact ; en d’autres termes, celle-ci n’est point frustrée par le fait d’un débouché de trois à quatre millions. En effet, le franc qui est dans la poche du consommateur, et qui en sort pour être appliqué à une destination particulière, n’est jamais qu’un franc et se prête peu aux fictions de la théorie commerciale qui le voit en double ou en triple quand elle a doublé ou triplé le prix de l’objet. C’est une vérité vulgaire qu’en industrie il ne faudrait jamais perdre de vue. Le million du marché extérieur de la contrefaçon belge ne fait qu’un million en espèces, quelque valeur qu’on lui donne en livres français[8]. Le tort que cause la contrefaçon à notre librairie n’en est pas moins considérable.
Nous venons de montrer la situation actuelle de la contrefaçon belge. Le spectacle de désordre que présente son marché intérieur, la diminution constante des profits qu’elle retire de son commerce avec l’étranger, nous font croire, comme nous l’avons dit déjà, qu’elle marche vers une crise prochaine. L’activité de sa fabrication a beau ne pas se ralentir au milieu des embarras qui croissent autour d’elle, il est évident qu’elle produit pour produire. Elle dérobe aux écrivains français le fruit de leurs labeurs ; elle ne permet pas à la librairie parisienne de reparaître sur les marchés qu’elle exploitait autrefois, et cependant elle se ruine elle-même. Si elle est destinée à éprouver bientôt une perturbation commerciale, les sociétés de librairie qu’elle a formées en recevront les premiers coups. Ce qui nous le fait croire, c’est que la plus prudente des trois, celle qui fait le plus d’affaires avec l’étranger et se compromet le moins possible sur l’arène de la concurrence intérieure, a graduellement resserré sa fabrication depuis quelques années[9]. Dans une autre, les actionnaires sont en querelle ouverte avec les directeurs et se voient forcés de réclamer judiciairement la stricte observation des statuts. Toutes ont renoncé à acquitter l’intérêt des capitaux qui ont servi à les constituer en 1836, et nous croyons qu’il n’y en a qu’une seule qui compense cette
perte par la distribution de véritables dividendes. Pourtant, quels que soient le caractère et la durée de l’évènement commercial que nous prévoyons, il ne s’ensuivra point que la contrefaçon belge sera détruite. Son ménage intérieur en souffrira, mais notre librairie n’en recueillera point le bénéfice. Tant qu’il sera loisible à tout venant, en Belgique, de réimprimer les livres français, il se trouvera toujours des spéculateurs hasardeux qui n’hésiteront point à reprendre cette industrie, si peu lucrative qu’elle soit. Perdue de ressources, la contrefaçon de Bruxelles ne sera jamais plus pauvre qu’elle l’était dans ses commencemens, et il suffit quelquefois d’un bon livre que l’Europe s’arrache pour la faire subsister six mois. Ainsi, qu’on ne s’attende point à la voir périr. Nous n’avons pas montré l’étendue de son malaise, pour arriver à cette conclusion qui serait fausse, et contribuer de la sorte à nourrir des illusions fâcheuses. Si l’on veut extirper la contrefaçon, il faut faire quelque chose ; car, malgré sa détresse toujours croissante, il ne faut pas espérer qu’elle se détruise elle-même.
Nous venons d’établir, dans tous ses détails le bilan matériel de la contrefaçon belge. Cet exposé ne serait pas complet, s’il n’était point accompagné de l’examen de son bilan moral. Les questions que nous allons poser et auxquelles nous essaierons de répondre expliqueront le sens que nous attachons à ce mot. La contrefaçon a-t-elle exercé une influence directe sur le caractère, sur les sentimens nationaux et sur le goût littéraire du peuple qui lui a donné asile ? Est-elle favorable ou nuisible au développement de sa littérature ? Et, en ce qui concerne la littérature française elle-même, lui a-t-elle, sans le vouloir, rendu des services qui compensent le dommage dont les écrivains et les libraires français se plaignent à bon droit ?
La contrefaçon belge, poussée par la nécessité de produire sans cesse, inonde, comme on l’a vu, son marché intérieur d’éditions à bon marché de tous les ouvrages qui paraissent en France, et met en jeu tous les moyens dont peut s’aviser une industrie nécessiteuse pour exciter le public à les lire. Il est impossible que cette communion constante d’un peuple peu littéraire par lui-même avec la littérature la plus féconde, et après tout la plus considérable qu’il y ait dans le monde, n’ait point fini par agir sur son caractère, sur ses habitudes, sur ses idées. Sans doute jusqu’à ce jour son goût ne paraît pas y avoir gagné en délicatesse : il lit tout ce que la contrefaçon imprime, sans ordre, sans mesure, et soit que l’esprit de critique n’ait pu encore se développer chez lui, soit que l’attrait du bon marché le guide exclusivement dans le choix de ses lectures, il en est venu à faire une sorte de renommée à des ouvrages sans valeur réelle, à des auteurs médiocres dont le nom revient à Paris chargé d’une réputation qu’ils n’y auraient jamais obtenue ; il n’en est pas moins évident que les Belges sont imprégnés des idées françaises, ne voient que la France, ne pensent que par la France, et sans contredit la contrefaçon, qui établit entre eux et la littérature vivante de leurs puissans voisins un contact intime, incessant, n’est pas étrangère à ce résultat.
Nous savons bien que les Belges ne veulent point reconnaître cette influence intellectuelle, et qu’ils s’efforcent de s’y soustraire ; mais elle est réelle, elle use leur caractère propre et le dénationalise, elle a étouffé l’originalité de leur littérature dans son germe, elle lui impose ce joug de mutation dont elle s’indigne sans le pouvoir briser, elle a fait enfin que tous les ouvrages publiés en Belgique, dans l’espace de treize ans, n’ont été, à de rares exceptions près, que le lointain reflet de modèles français. Matériellement, la contrefaçon ne cause aucun tort à cette littérature sans couleur et sans but ; elle lui offre au contraire des occasions de publicité qui lui manqueraient d’ailleurs car les éditeurs de Bruxelles, quoique peu disposés, on le croira sans peine, à payer le droit d’imprimer des livres originaux, prêtent du moins aux écrivains belges le secours de leurs relations étendues, si bien qu’il arrive souvent qu’un ouvrage qui n’a pu trouver dix lecteurs dans la ville où il a vu le jour va charmer les loisirs du public peu exigeant de Rio ou de Philadelphie en compagnie des plus estimables écrivains de la France. Ce n’est donc point à la publication des livres nationaux, mais à l’expansion des facultés littéraires des Belges, que la contrefaçon est nuisible. Comme elle les fait vivre dans le bruit de la littérature parisienne, elle ne permet pas qu’ils sentent assez la nécessité de chercher leurs inspirations en eux-mêmes, de combiner, par exemple, une alliance des idées françaises et des idées germaniques, dont il semble que leur génie particulier devrait être le lien.
Aussi la Belgique, n’envisageât-elle que son intérêt moral de nation, devrait être la première à souhaiter de voir la contrefaçon s’éloigner de son territoire, tandis que la France détruirait un de ses moyens les plus actifs de propagande intellectuelle et politique, si, en arrêtant un mal incontestable, elle laissait se perdre le bien que, pour son intérêt de nation, il a indirectement produit. Ce n’est pas que nous cherchions à faire ici, tant s’en faut, l’éloge implicite de tous ces ouvrages où ni le goût, ni l’art, ni la morale ne sont respectés, et qui doivent à la contrefaçon de retentir encore en Europe après que l’opinion en a fait justice en France. Nous voulons dire seulement que, grande ou médiocre, honnête ou immorale, la publication de l’instant est également intéressante pour les deux pays, et que, par le fait de la contrefaçon, la Belgique est le prolongement intellectuel de la France, la tête de pont de sa littérature en Europe.
Parmi les Belges, il n’y a que le parti catholique qui ait la conscience des atteintes que le commerce des idées françaises porte au caractère national du peuple, et qui se soit prononcé par des actes contre la contrefaçon, leur agent le plus bruyant et le plus actif. C’est dans cet esprit qu’il fonde des associations pour la propagation des bons livres ; le danger des mauvaises lectures est le texte ordinaire des prédicateurs du carême : le clergé exige des libraires qui veulent se marier à l’autel la promesse écrite qu’ils n’imprimeront plus de romans ; au mois de juillet de cette année, le corps entier de l’épiscopat a signé une instruction pastorale qui paraît avoir été provoquée surtout par la publication des Mystères de Paris, car le succès de ce roman, nous le disons à regret, n’a pas été moins prodigieux en Belgique qu’en France. L’appui du parti catholique est donc acquis d’avance à toute mesure qui tendrait à la suppression de la contrefaçon ; mais cet appui intéressé serait retiré dès qu’il s’agirait d’accorder à la librairie française les moyens de prendre la place de sa rivale sur le marché littéraire de la Belgique.
Ce que la contrefaçon a fait, quoique sans y avoir songé, chez le peuple belge, s’est répété à un moindre degré dans les pays où elle a ouvert des débouchés à son exportation. Le bien et le mal qu’elle y produit s’y balancent dans la même proportion. Elle étend à la vérité la réputation d’ouvrages qui la plupart du temps n’en sont pas dignes, aux dépens d’autres livres que l’instinct peu éprouvé de l’étranger ne sait pas assez distinguer ; mais enfin elle fait lire les écrivains français, et c’est beaucoup. Il faudra bien qu’à la longue ceux qui comprennent si mal encore notre littérature finissent par s’apercevoir qu’elle ne consiste pas tout entière dans les romans grivois de M. Paul de Kock ou dans les feuilletons si peu littéraires du journalisme parisien. Il est un des résultats de la contrefaçon qu’il ne faut pas surtout perdre de vue, c’est qu’elle se montre régulièrement dans des lieux où la librairie française n’avait point pénétré. Forbans ou non, les contrefacteurs belges ont agi à la façon des boucaniers, par qui ont commencé les colonies les plus florissantes. Leur audace a tenté des voies nouvelles ; quoi qu’il arrive de leur industrie, la librairie française ne pourra mieux faire que de marcher sur leurs traces.
Le bilan moral de la contrefaçon est donc, à certains égards, plus satisfaisant que son bilan matériel mais, comme le peu de bien dont elle a été la cause involontaire est fondé sur une injustice, nous ne lui en rapportons point l’honneur, et nous l’avons signalé seulement pour ne point laisser dans l’ombre aucune des faces de la grave question que nous avons entrepris de traiter.
Maintenant nous avons parcouru l’histoire de la contrefaçon belge depuis son origine jusqu’à nos jours ; nous l’avons montrée telle qu’elle est en réalité, et, sans dissimuler l’iniquité de son principe ni l’étendue du tort matériel qu’elle cause à la littérature française, nous avons cru devoir ramener à ses proportions véritables une industrie qui fonctionne depuis trop long-temps sous nos yeux pour que la prévention ou la distance ait pu nous tromper sur la mesure de ses forces actuelles et de ses progrès dans l’avenir De cet examen consciencieux et calme est résulté pour nous la conviction que la contrefaçon a passé les jours de sa prospérité, que ce sera son châtiment de vivre d’expédiens et de misère sous le dur régime de la concurrence, et qu’elle est poussée dans une voie fatale de ruine d’où il ne lui sera pas même permis de sortir par son anéantissement volontaire. Les intérêts qu’elle a lésés, tout le prouve, ne pourraient que gagner à attendre, pour traiter avec elle, qu’elle en soit réduite à des extrémités plus dures encore ; cependant nous n’hésitons pas à dire qu’il faut travailler immédiatement, et avec plus d’énergie qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour, à l’abolition de cette industrie honteuse. Il y va de l’honneur de notre civilisation d’assurer à l’intelligence la jouissance d’un droit qu’elle n’a laissé violer que parce que les coups qu’on lui porte ne peuvent mettre la société matérielle en péril. Quand on parviendrait à nous prouver que la plupart des écrivains dépouillés par la contrefaçon n’ont reçu d’elle qu’une médiocre injure, qu’il en est même qui lui doivent d’avoir vu leur réputation s’étendre dans des pays où leurs livres ne seraient jamais arrivés, que, dans leurs rapports avec la librairie française, tous n’ont pas écouté l’intérêt même d’une industrie déjà si maltraitée au dehors, et que cette industrie à son tour a commis de grandes fautes, il suffirait, pour fixer notre opinion, qu’on nous remît devant les yeux les noms de quelques grands écrivains, MM. de Châteaubriand, Augustin Thierry, Béranger, à qui la contrefaçon dérobe un revenu légitime sans profit pour elle-même ; qu’on nous la montrât s’attaquant à des entreprises littéraires dignes des encouragemens de leur pays, et leur créant avec une audace tristement impunie des obstacles toujours renaissans. Il faut que la loi barbare derrière laquelle s’embusque le spoliateur de la plus noble des propriétés, d’une propriété dont chacun est appelé à jouir, disparaisse du code des peuples civilisés. Ce vœu, il y a long-temps que nous l’avons formé ; le concert de tous les publicistes européens sera peut-être nécessaire pour en amener l’accomplissement. Quant à nous, pressé d’apporter notre part dans cet effort commun, nous allons dire quels moyens nous semblent les plus propres à produire promptement ce noble résultat.
Sur ce point, nous le déclarerons tout d’abord, nous professons un sentiment arrêté : parmi tous les moyens qui doivent conduire à la suppression définitive de la contrefaçon étrangère, il en est un, à notre avis, qui doit passer avant tous les autres, parce que l’efficacité de tous les autres en dépend, c’est celui qui consiste à proclamer le principe de l’abolition. À la France revient naturellement l’initiative de cette grande mesure, non point parce qu’elle y est au point de vue industriel la plus intéressée, mais parce qu’il lui appartient, comme nation qui règne par l’intelligence, de prendre les devans dans toutes les questions où sont en jeu les droits de l’intelligence. Peut-être cette manifestation généreuse dont il faudrait donner l’exemple, sans la garantie obtenue d’avance que les autres peuples s’empresseraient de le suivre, prendra-t-elle aux yeux des esprits positifs la couleur d’une utopie. Nous ne redoutons pas le reproche, et nous tenons qu’il est digne d’un grand peuple d’accepter de pareilles chances. Le défaut de nos gouvernemens modernes dans la conduite des grandes affaires est de les réduire toutes à des questions de possibilité immédiate. Qu’une idée féconde ne puisse passer sous les portes de la pratique, on la mutilera plutôt que de lui ouvrir une brèche au travers des remparts, comme on faisait jadis aux triomphateurs. Tous les hommes d’état, dans les pays constitutionnels, aspirent à n’être point confondus avec les faiseurs d’utopies et les théoriciens ; et cependant quel grand ministre a marqué dans l’histoire qui ne fût pas un peu utopiste pour son siècle ? Rien de ce qui est juste n’est impraticable, et ce n’est point un prétexte suffisant pour reculer le jour de l’équité, que la crainte de n’en point recueillir immédiatement le fruit ; car le temps, qui ne compte pour rien dans la vie des peuples, développe sans relâche ce qu’ils ont su faire à propos. Autrefois la France, ivre de théories, ne passait pas la journée sans poser un principe social ; à présent, il semble qu’elle rougisse de sa croyance un peu folle à la toute-puissance des idées, tant elle prend de peine, dans ses rapports avec l’Europe, pour ne point sortir des traces de la routine et de l’égoïsme national. Dans plus d’une circonstance pourtant, l’adoption d’un principe résout en une seule fois les difficultés qu’aurait présentées isolément chacune de ses conséquences. Bien souvent, lorsqu’une question paraît inextricable, quand on l’a parcourue dans tous les sens et qu’on n’y a point trouvé d’issue, c’est que l’on aura négligé de remonter jusqu’au principe. La nécessité d’abolir la contrefaçon belge est reconnue, le problème est posé ; les écrivains français l’examinent, le quittent et le reprennent depuis tantôt vingt ans ; on n’y a oublié qu’une chose, c’est de dire : « La contrefaçon étrangère est une institution digne des temps barbares ; il faut qu’un peuple, dans la civilisation, donne généreusement l’exemple de la supprimer chez lui. »
Voilà ce que nous proposons d’abord. La France doit être jalouse de ne point se laisser ravir ce beau rôle ; qu’elle se hâte donc de proclamer le principe, c’est-à-dire, pour rentrer dans la pratique, de manifester son opinion de peuple policé au sujet de la contrefaçon étrangère par une démonstration publique, par le rachat de celle qui se fait chez elle, et dont la suppression a été déjà indiquée dans ce recueil il y a plus de trois ans. Cette dépense serait politique autant que juste, et la crainte qu’elle soit d’abord stérile ne doit point, selon nous, arrêter le gouvernement. Tout peuple qui a des sacrifices à demander à d’autres peuples doit commencer par s’en imposer à lui-même. C’est ce qu’a fait l’Angleterre dans une seule circonstance de sa vie nationale, mais cela d’une façon si large et si frappante, qu’on ne saurait s’empêcher de l’admirer, se méfiât-on du motif secret qui peut avoir dicté sa conduite. Elle poursuivait l’affranchissement de la race noire dans toutes les colonies ; elle a débuté par un emprunt de 500 millions destiné tout entier au rachat de ses propres esclaves. C’est là de la propagande argent comptant. Si la France veut, comme c’est son devoir et son droit, obtenir la reconnaissance universelle de la propriété de l’intelligence, la première mesure, encore une fois, qu’elle ait à prendre, celle dont il eût été plus habile même de faire précéder toute autre démarche, c’est l’abolition et le rachat de la contrefaçon étrangère établie sur son propre territoire. Son exemple entraîne toujours les autres peuples ; quand cette grande nation, qui dirige l’opinion du monde, aura prouvé par un acte aussi significatif qu’elle considère vraiment la contrefaçon comme un délit social et qu’on est sa complice en la tolérant chez soi ; lorsqu’un ministre constitutionnel, reprenant la pensée de Louis XIV, dont les faveurs allaient chercher les savans étrangers au fond de leurs retraites, pourra dire : La France, patrie naturelle de toutes les intelligences, s’estime heureuse de leur payer à toutes le salaire de leur noble labeur, quel peuple osera désormais en Europe donner ostensiblement asile à une industrie mise ainsi par elle au ban de la civilisation ? Dès-lors la France pourra négocier, non point comme nation industrielle marchandant un tarif à des peuples marchands, mais comme souveraine d’un empire moral conviant l’Europe à signer après elle la déclaration des droits de l’intelligence.
Appuyées par une preuve pareille de la sincérité de ses convictions, les démarches du gouvernement français prendraient un caractère de suite et d’ensemble qui permettrait d’espérer des succès rapides. Jusqu’à ce jour, il n’a manifesté que dans deux circonstances son désir formel d’atteindre la contrefaçon en Europe, et encore ne l’a-t-il fait qu’incidemment, à propos de toute autre chose, de tarifs et de navigation. La première tentative est partie du ministère du 1er mars, si nous avons bonne mémoire. Le traité de commerce conclu avec la Hollande, pendant qu’il était au pouvoir, avait stipulé en faveur de la littérature et de la librairie françaises des avantages qui ne paraissent pas avoir eu toute la portée qu’il y attribuait, car je ne sache pas que les produits de la librairie belge aient cessé de pénétrer en Hollande. Nous voulons admettre que la convention conclue récemment avec la Sardaigne produira de meilleurs résultats, et qu’un marché où la contrefaçon plaçait pour environ 30,000 francs de marchandises demeurera acquis à la librairie française ; mais il est temps d’adopter une marche plus décisive et plus sûre. On procède, jusqu’à présent, à l’extinction de la contrefaçon en tournant autour d’elle et en élevant, par fragmens séparés, un cercle de prohibitions qu’on ne pourra fermer qu’à la longue ; ce mode nous semble trop lent et d’une efficacité trop douteuse pour mériter l’assentiment qu’une société de gens de lettres a publiquement donné à M. le ministre des affaires étrangères.
Dans l’état actuel de la question, chaque fois qu’il s’est agi d’essayer de supprimer la contrefaçon belge, on a fait cette objection : à quoi servira de la chasser de Belgique, si elle peut se transporter ailleurs ? Cette possibilité, en effet, elle la possède toujours, puisque, comme on l’a vu, c’est une industrie qui s’établit fort bien sans capitaux. Des conventions partielles, comme celles que nous venons de rappeler, par cela seul qu’elles ne sont pas précédées du sacrifice dont nous voudrions que la France donnât l’exemple, auront beau traquer la contrefaçon étrangère des livres français de pays en pays, on n’aura pas atteint un résultat vraiment grand, tout sera encore à refaire, s’il reste un seul asile en Europe, un seul état de quatre lieues carrées où elle puisse rétablir ses ateliers et de là défier la molle surveillance des douanes, toujours disposées à se relâcher de leur zèle quand elles n’ont point à protéger des intérêts exclusivement nationaux. Que la France au contraire parvienne, par un grand exemple, à faire considérer la contrefaçon comme un délit européen, elle s’assure aussitôt le concours d’une sorte de police morale dont les moyens de répression sont bien préférables à ceux de cette police purement commerciale que les armées douanières exercent. Le rachat de la contrefaçon française opéré en France, il ne devient plus nécessaire d’épier l’occasion d’arracher à tout peuple qui aura une faveur commerciale à demander la reconnaissance de la réciprocité en matière de propriété littéraire. Les écrivains anglais, allemands, italiens, dont les droits sont lésés aujourd’hui par la contrefaçon parisienne, sauront préparer leurs gouvernemens à conclure bientôt les conventions que la France obtient si difficilement aujourd’hui, et veilleront plus tard eux-mêmes à ce qu’elles soient facilement observées.
Dans tous les cas, il est urgent que le gouvernement change de système, qu’il attaque enfin la contrefaçon de front et au cœur, dans le foyer même de ses opérations. Là seulement elle peut recevoir un coup qui lui soit sensible, quoi qu’elle imagine ensuite pour en parer les effets. Jetez le trouble dans le centre même de sa production, autrement elle aura toujours le temps d’opposer le correctif de la contrebande à la fermeture successive des marchés où elle a su créer des habitudes de consommation. C’est là le point capital.
La reconnaissance du principe, le rachat préalable de la contrefaçon française par la France, détermineront-ils la Belgique à se débarrasser elle-même de sa propre contrefaçon ? en un mot, couperont-ils court aux négociations entre les deux pays, en les rendant inutiles ? Il ne faut pas l’espérer ; la Belgique n’est ni assez riche, ni dans une position assez prospère pour se permettre de céder à un beau mouvement qui ne produirait pour elle en retour aucun résultat positif. Si peu qu’elle vaille, la contrefaçon belge vaut bien plus, eu égard surtout au peu d’étendue du pays, que ne vaut la contrefaçon parisienne, et, quand elle l’aurait sacrifiée, la Belgique y gagnerait seulement la réciprocité de protection pour ses écrivains, bénéfice tout-à-fait illusoire dans l’état actuel de sa littérature. Mais au moins, en adoptant le parti préalable que nous conseillons, la France se placerait vis-à-vis de la Belgique dans une position très avantageuse sous un rapport ; celle-ci serait forcée dès-lors de prendre à sa charge le règlement de l’indemnité qui doit accompagner l’expropriation de sa librairie. Le rachat du matériel de la contrefaçon a déjà compliqué le problème, et n’a pas permis d’arriver à une conclusion raisonnable. En effet, à l’occasion du projet d’union douanière, lorsque les contrefacteurs de Bruxelles ont pu croire que les deux gouvernemens allaient s’occuper sérieusement d’abolir leur industrie, il s’est manifesté dans tous les ateliers une activité nouvelle dont l’objet était facile à deviner, et l’un d’eux, qui vint à Paris à cette époque, s’annonçant comme le délégué de ses confrères, n’a pas craint de faire à la librairie française, et si nous ne nous trompons, au gouvernement lui-même, des propositions de rachat dans tous les cas inacceptables. Les mêmes démarches se renouvelleraient encore, si les négociations étaient reprises avec la Belgique sur le même pied. Également repoussées, peut-être en retarderaient-elles l’issue, parce que d’un côté le gouvernement belge ne serait pas fâché de n’avoir point à se mêler d’un détail qui lui suscitera beaucoup d’embarras, et que de l’autre il ne convient pas à la dignité du gouvernement français de composer directement avec une industrie étrangère sans droits acquis à ses yeux, dans la bonne foi de laquelle il ne peut avoir la moindre confiance, et qui ne viendrait à lui que pour essayer de lui arracher des conditions onéreuses. Si, au contraire, la France a racheté la contrefaçon chez elle, l’obstacle se trouve heureusement tourné ; le gouvernement belge ne pourra plus hésiter devant les difficultés d’exécution qu’il redoute ; la force de l’exemple, mieux encore que le sentiment des convenances, le forcera d’accepter le soin de compter avec la contrefaçon, et, comme il connaît sa situation réelle, non-seulement il ne la paiera que ce qu’elle vaut, mais il ne lui permettra pas, ce qui est très important, d’augmenter, dans les derniers jours de son existence légale, la réserve déjà si considérable de ses magasins et de reculer ainsi le moment où les derniers produits de sa fécondité auront disparu des marchés du monde.
Puisqu’une négociation prochaine et directe avec la Belgique est indispensable, il convient d’examiner si les circonstances actuelles permettent d’en espérer le succès. Nous y croyons pour notre part, et voici sur quoi cette prévision repose.
À l’époque de ses embarras diplomatiques, ainsi que nous l’avons expliqué déjà, le gouvernement belge était dans une situation trop délicate vis-à-vis de l’opinion divisée du pays pour songer à remuer une seule question qui aurait touché, même de loin, à l’équilibre de sa politique intérieure. Il est, comme on sait, des temps d’inquiétude et d’instabilité où les actes les plus étrangers aux intérêts directs des partis deviennent entre leurs mains des instrumens de perte pour le pouvoir qu’ils veulent renverser. Toute tentative de supprimer la contrefaçon aurait, il y a quelques années, été interprétée aux dépens du cabinet qui en eût conçu la pensée. Aujourd’hui il n’en serait plus de même. Ce qui occupe tous les esprits en Belgique, c’est la recherche des moyens les plus propres à rasseoir le commerce extérieur et la grande industrie sur des bases nouvelles. Aussi les deux partis politiques entre lesquels le pays se partage, quoiqu’ils se combattent toujours avec une vivacité extrême et n’admettent point de compromis toutes les fois qu’il s’agit du principe dont leur lutte s’inspire, savent à présent se décomposer dans les chambres, et former d’autres majorités sur le terrain neutre des questions industrielles et commerciales. C’est même là ce qui fait la fortune du ministère actuel, dont le chef, également suspect au parti libéral qui comptait autrefois sur lui, et au parti catholique qui le surveille de près, peut résister à la double action des attaques de l’un et des méfiances de l’autre, parce qu’il est venu au moment où la Belgique avait besoin d’un de ces esprits positifs, sans passion, qui donnent aux intérêts matériels le pas sur les principes politiques, et font avant tout les affaires d’un pays. L’ambition de M. Nothomb est de répondre à ce besoin ; il voudrait marquer son passage au pouvoir par quelque mesure commerciale qui lui méritât la reconnaissance des grandes industries. S’il peut espérer de conclure, non pas une union douanière avec la France (cette belle conception est hérissée de trop de difficultés pour que ses vues aillent jusque là), mais une suite de négociations qui aient pour effet d’étendre les débouchés trop restreints de son pays, il est probable que lui et le parti des intérêts matériels fermeront l’oreille aux clameurs de la contrefaçon et ne balanceront pas à la sacrifier. Comparée à la production de la fonte, de la houille, de la toile, la contrefaçon est une fabrique très secondaire, bonne seulement à servir de moyen de compensation dans un traité de commerce. En un mot, la contrefaçon n’est autre chose, à l’heure qu’il est, que l’appoint d’un troc d’industries auquel toute négociation avec la France donnera lieu ; elle ne doit donc point faire l’objet d’une convention séparée ; elle vaut tant en fer, en charbons, en toiles ; c’est un marché à débattre. Présentée différemment ou dans d’autres circonstances, la question pourrait être perdue par des lenteurs rebutantes et des prétentions inadmissibles. Mais que le public belge apprenne en même temps qu’une diminution de droits à l’entrée de la fonte ou des machines a été consentie par la France, et que la contrefaçon a cessé d’être, il ne s’élèvera pas une voix pour la plaindre ; ceux même qui en 1836 se sont montrés favorables à son existence n’hésiteront point à l’abandonner, la plupart ayant des intérêts bien plus importans engagés dans les grandes sociétés industrielles qui furent si fortement ébranlées par la crise financière de 1838. La contrefaçon seule jettera les hauts cris, et peut-être ne semblera-t-elle si fâchée que pour se faire payer plus cher sa défaite ; qui sait si même en ce moment elle n’attend pas avec une certaine impatience l’accomplissement d’une pareille mesure, puisqu’elle peut seule lui fournir l’occasion de se tirer honnêtement et fructueusement de la voie funeste où elle s’est précipitée sans espoir d’un meilleur avenir ?
Telle sera, selon nous, l’issue des démarches du gouvernement au sujet de la contrefaçon belge, pourvu qu’il les entame immédiatement, et qu’il ne fasse pas de l’abolition de cette industrie l’objet d’une négociation particulière ; et ne voit-on pas que, si dans le même moment l’autorité d’un noble exemple a mis fin aux argumens vulgaires dont les contrefacteurs se sont fait un rempart vis-à-vis de l’opinion du monde, et a préparé l’étranger à leur refuser un asile, la contrefaçon, repoussée par la Belgique, ne saura bientôt où poser le pied en Europe ? De sorte que l’adoption large et franche du principe de l’abolition aurait un triple résultat : elle donnerait à la France un langage plus élevé dans les négociations ; elle ferait disparaître des difficultés pratiques qui ont arrêté la discussion des traités particuliers ; elle hâterait le moment où le but serait complètement atteint.
Il est inutile d’insister sur les avantages matériels que la France retirerait de la conclusion de cette grande affaire : on connaît la triste situation de l’industrie qui repose en France sur les œuvres de l’esprit ; mais il est un intérêt moral qui pourrait être lésé en dernière analyse, si l’on n’y prenait garde, et c’est sur ce côté de la question que nous croyons nécessaire de diriger maintenant l’attention de nos lecteurs Il ne suffit pas que la librairie française possède enfin, avec les marchés étrangers que la contrefaçon belge lui a fermés, ceux qu’elle lui aura ouverts, pour que la France ait à se féliciter d’avoir mis un terme à une grande iniquité. Cette industrie doit être en mesure de les exploiter tous, non pas à son propre profit, mais selon les exigences du rang supérieur dont une littérature essentiellement universelle tient sans doute à ne pas descendre. Il pourrait arriver que la clientelle commerciale de la librairie, quoique considérablement accrue, ne parvint pas à embrasser toute la clientelle intellectuelle que l’existence de la contrefaçon a faite à cette littérature. C’est là un résultat auquel le gouvernement regretterait plus tard d’avoir participé. La France exerce en effet sur le monde une influence souveraine qu’elle doit à la puissance civilisatrice de ses idées bien plus qu’à l’empire de sa force et de sa richesse. Il ne faudrait pas que l’Europe perdît l’habitude de communier avec sa pensée, et que le plus précieux de ses intérêts nationaux périclitât entre les mains d’une industrie qui n’en comprendrait pas l’importance ou la subordonnerait à ses combinaisons de marchand. La France doit vouloir autre chose que sa librairie, autre chose que ceux de ses écrivains qui préféreraient le lucre à la gloire. Le gouvernement aurait manqué au premier de ses devoirs, si, en obtenant de l’étranger une grande faveur pour la librairie, il avait contribué à amoindrir dans un avenir prochain l’influence intellectuelle, c’est-à-dire politique en même temps que sociale, de la nation qu’il personnifie ; si en Belgique, en Allemagne, en Italie, trois peuples où les idées françaises se feraient un chemin malgré la crainte qu’on a de leur prépondérance, le public lisait moins les livres qui les leur transmettent, était en communication moins suivie, moins intime avec la littérature vivante qui, malgré ses défauts, est toujours en définitive l’expression des sentimens et du génie de la France nouvelle. Le chiffre de l’exportation de la librairie aurait beau satisfaire alors l’œil d’un statisticien, quelques auteurs plus avides de gain que de renommée auraient beau se réjouir de l’accroissement de leur revenu : est-ce que la nationalité française trouverait dans ce résultat alarmant pour son influence un égal sujet d’allégresse ? Eh bien ! il faut le craindre, c’est là ce qui pourrait arriver, si une prompte réforme ne met pas la librairie française en état de gérer dignement les intérêts intellectuels de la France aussitôt que la suppression de la contrefaçon belge aura étendu le cercle de ses opérations et agrandi son avenir.
Veut-on savoir ce que deviendrait le marché du monde imprudemment abandonné à ses spéculations ? Qu’on examine ce qu’elle a fait de celui où elle n’a pas rencontré de compétiteurs. La librairie française, nous devrions dire parisienne, est à peu près en pleine possession de son marché intérieur ; quelle que soit la destinée de la contrefaçon, elle n’en possédera jamais de plus beau. Elle y jouit en outre d’un avantage qui manque à toutes les autres industries nationales ; elle est organisée, c’est-à-dire que la concurrence ne peut venir jeter, comme partout ailleurs, le désordre dans ses rangs. En acquérant la propriété d’un auteur, l’éditeur se constitue un monopole que la loi protège, et qui lui permet de combiner en toute sécurité les élémens de son entreprise commerciale. Avec une position qui semble si heureuse, avec un avantage qui manque à toutes les autres industries, comment la librairie française a-t-elle exploité son marché intérieur ? Les faits vont répondre d’eux-mêmes. En France, la clientelle d’un auteur n’est pas celle de son éditeur. Ce problème si simple, faire que ceux qui veulent lire un livre l’achètent, elle ne l’a jamais résolu, elle ne paraît pas même se l’être proposé. Le plus grand nombre des lecteurs en France louent des ouvrages nouveaux, bien peu les achètent. La location des livres, il faut en convenir, dénote un vice radical dans la gestion des intérêts intellectuels confiés à la librairie française. Au lieu de faire passer directement l’ouvrage des mains de l’auteur à celles du lecteur, elle a permis, elle a rendu indispensable l’établissement d’une industrie intermédiaire qui pourvoit aux besoins qu’elle ne sait point satisfaire, et qui prélève sur eux une contribution dont le denier remonte à peine jusqu’à sa propre bourse. La littérature vivante en France a ses fermiers et ses sous-fermiers, comme les finances si mal administrées de l’ancienne monarchie. Ce fait nous a toujours choqué ; il caractérise bien l’esprit de routine et la timidité qui président aux spéculations de la librairie parisienne. Ce n’est pas tout ; les livres utiles, ceux qui servent aux fortes études, et qui attestent les tendances plus graves du génie français, sont d’un prix presque inabordable pour cette jeunesse sérieuse, altérée de savoir et riche seulement d’espérance, qui se presse autour des fontaines de la science et de l’art. La contrefaçon assurément n’a pas fait que la librairie française soit chez elle en général une industrie sans grandes vues et sans intelligence ; cependant celle-ci lui attribue toute la détresse et soupire, pour arriver au terme de son malaise, après son Eldorado lointain des marchés étrangers, comme si elle avait tiré tout le parti possible du marché intérieur, comme si elle s’y était préparée à exploiter dignement les débouchés du reste du monde, et avait su mettre en pratique cet axiome vulgaire, qu’en industrie le nombre des consommateurs croît en raison du bas prix de l’objet de consommation. Il n’y a pas bien long-temps, elle ne s’imaginait pas qu’un volume in-8o pût être vendu moins de 7 francs 50 centimes, et aujourd’hui encore elle excepte de ses publications à bon marché toutes les premières éditions, celles précisément dont il faudrait régler le prix de telle sorte que le public, sur l’annonce d’une nouveauté quelconque, pût céder à la première impulsion de sa curiosité. Tous ceux qui ont vu de près la librairie parisienne savent si nous la calomnions. Ils n’ignorent pas que, pour la vente d’un ouvrage d’imagination, elle règle invariablement son tirage sur le nombre des cabinets de lecture qui lui offrent un écoulement régulier ; qu’elle se dit : « Les frais d’impression de tel ouvrage seront couverts par l’achat forcé de cinq ou six cents cabinets de lecture, et le bénéfice se prélèvera sur le placement éventuel du reste de l’édition, » et qu’elle ne s’est pas dit encore : « Ces cinq ou six cents cabinets de lecture représentent neuf ou dix mille lecteurs par exemple ; à quel taux faut-il abaisser le prix de l’exemplaire pour en faire autant de consommateurs ? » Ce résultat, qui est possible à toute industrie intelligente, on pouvait l’attendre d’elle en tout état de cause ; mais si elle veut succéder à la contrefaçon, il devient nécessaire qu’elle soit en mesure de le réaliser.
Nous ne voulons pas opposer, d’une manière absolue, à la librairie française l’exemple de sa rivale. Pourtant, quoique celle-ci soit tombée dans un excès contraire pour des motifs que nous avons déduits plus haut, quoiqu’elle en soit venue à jeter dans le public trop de volumes incorrects et mal imprimés qui ne méritent plus le nom de livres, on peut recevoir des leçons utiles même d’un pareil adversaire. Voici un rapprochement que nous ne pouvons nous empêcher de faire : la contrefaçon fait acheter cinq à six cents exemplaires du premier livre venu, qu’elle imprime, à une population de quatre millions de Belges, dont la moitié parle une langue étrangère, tandis que la librairie parisienne place à peine huit cents exemplaires du même ouvrage sur un marché qui compte trente-trois millions de Français. Or, il nous semble évident qu’il y a entre ces deux termes extrêmes un milieu où l’industrie régulière aurait pu arriver sans tomber dans l’excès justement reproché à sa rivale. Et qu’on ne nous objecte pas que la condition des deux librairies vis-à-vis de leur marché intérieur n’est pas la même. La librairie parisienne est soumise à des charges très lourdes sans doute, dont la contrefaçon est affranchie ; mais le monopole que chaque éditeur possède ici ne constitue-t-il pas en sa faveur un avantage inappréciable, quand on connaît les ravages produits là-bas par le fléau de la concurrence ?
Soyons juste envers la librairie française. Plusieurs causes indépendantes d’elle ont contribué à produire l’état d’insuffisance commerciale que nous venons de dépeindre, et peu à peu l’ont conduite à se contenter de remplir tant bien que mal la moitié de son rôle, d’être seulement une industrie et presque une industrie locale ; ces causes sont la concurrence extérieure de la contrefaçon, qui l’a découragée, qui a paralysé en elle l’esprit d’entreprise ; le manque des capitaux nécessaires pour aborder les grandes affaires, et enfin (c’est à regret que nous l’avouons, nous qui avons une idée si élevée des droits de l’intelligence) l’invasion du métier dans la littérature. Nous ne nous arrêterons pas à ce dernier sujet ; le récit des excès où l’avidité du gain a jeté tant d’écrivains d’un mérite réel, le spectacle de la pensée ravalée à l’état de marchandise, cette mise en coupe réglée des espérances du talent, cette soif insatiable de gain, dont les esprits d’élite ont su seuls se préserver, mais qui a été trop générale pour que l’avenir des arts et des artistes n’en ait pas cruellement souffert, nous entraîneraient trop loin du cadre où il convient que nous nous renfermions, et nous aimons mieux détourner nos regards de ce déplorable tableau. C’est déjà trop d’avoir à constater le fait : la librairie française a plié sous le poids de ces énormes sacrifices d’argent que, dans toutes les branches de l’art, le talent, à quelques exceptions près, exige de ceux qu’il nomme encore ses exploitans. Tous les capitaux disponibles de cette industrie ont été absorbés par la dîme des auteurs ; son monopole, avantage si précieux encore quand on le compare à ceux de la contrefaçon, elle s’est trouvé la plupart du temps hors d’état d’en tirer parti. Presque toutes les fautes qu’elle a commises viennent de là : l’ancien format de la librairie française, qui était l’in-18 pour les nouveautés, a été porté jusqu’à l’in-octavo, afin que l’éditeur pût compenser par un prix de vente plus élevé les frais d’acquisition des manuscrits, chaque jour plus considérables, comme si le public pouvait se prêter long-temps à des combinaisons qui augmentent indéfiniment ses dépenses ; les petites ruses de composition, dès ce moment imaginées pour étendre en deux tomes la matière ordinaire d’un seul volume, ont attaché à ses relations vis-à-vis du consommateur un fâcheux caractère de cupidité et de mauvaise foi. Ainsi l’esprit de spéculation, dont l’avaient préservée si long-temps ses rapports continuels avec des écrivains mieux pénétrés du sentiment de leur dignité, est entré dans l’industrie du livre, cela est triste à dire, par la littérature même, et nous sommes bien forcé de faire remonter jusqu’à ceux dont le labeur est si noble et devrait être si pur de toute pensée de lucre l’origine de tous ses embarras actuels, son infériorité commerciale, sa persistance dans les voies de la routine, son exclusion totale du marché étranger, et son insuffisance manifeste au sein même du marché intérieur.
Or, il est constant qu’à moins d’une prompte réforme qu’elle ait la force de vouloir, à moins que le gouvernement ne veille soigneusement à la conservation des intérêts intellectuels qu’elle représente, la librairie française, mise en possession de tous les débouchés qu’elle réclame, pourrait en arriver dans peu à faire regretter à l’étranger les produits moins coûteux et plus répandus de la contrefaçon ; alors, quelque précaution que l’on prenne, en dépit du principe solennellement proclamé, malgré la force des conventions commerciales, la contrefaçon renaîtra sous une forme plus cachée et plus odieuse encore : c’est une chance qu’il faut prévoir et que l’on peut éviter.
Quelle est cette réforme industrielle et commerciale qu’appellerait l’état de la librairie française du moment que le débouché de l’étranger lui serait ouvert ? Elle ne peut plus, avons-nous dit, se présenter qu’avec des éditions bon marché dans les pays desservis actuellement par la contrefaçon. À coup sûr, la consommation extérieure ne suffira point pour lui permettre d’abaisser convenablement ses prix. On l’a vu par les chiffres que nous avons donnés, le tribut que l’étranger paie à la contrefaçon belge n’est ni assez considérable ni doué d’assez d’élasticité pour qu’en supposant qu’il vienne tout entier accroître le revenu de la librairie française, il la mette à même de changer radicalement ses habitudes commerciales. Tant que le droit qu’elle paie aux écrivains sera hors de toute proportion avec la valeur raisonnable de leurs livres, elle ne pourra réduire ses prix comme il le faudrait. Et n’est-il pas à craindre que, lui sachant un champ plus vaste de spéculation dont leur amour-propre grossira encore l’importance, le plus grand nombre ne la soumettent à des charges plus onéreuses encore ? C’est là un mal contre lequel la librairie se trouvera désarmée. Nous avons bien la ferme conviction que le métier littéraire est près d’avoir fait son temps, que la génération d’écrivains qui s’élève, ayant vu qu’il n’aboutit qu’au suicide rapide de l’intelligence et du génie, et redoutant de s’user aussi vite que l’autre, va reprendre avec leur dignité les traditions désintéressées des hommes de lettres d’autrefois : peut-être aussi, parmi ceux qui ne se sont pas tout-à-fait immolés encore, il en est à qui la crainte d’une recrudescence de la contrefaçon commandera d’être plus traitables dans leurs rapports avec l’éditeur ; mais cela ne suffira point pour relever la librairie. La réforme doit également partir d’elle-même ; il faut qu’elle ait le sentiment de sa position nouvelle, qu’elle déploie tout à coup une énergie qui lui manque et que, cessant de se renfermer dans son rôle d’industrie passive, elle devienne ce qu’est la librairie régulière en Allemagne, ce qu’est la contrefaçon en Belgique, un commerce osant tenter des entreprises, ne reculant pas devant des crédits à longs termes, sans cesse attentive à satisfaire, à provoquer même la consommation ; et, pour achever de tout dire, comme on ne peut dans aucune industrie produire beaucoup, vendre à bas prix et attendre sans des mises de fonds considérables, comme depuis long-temps elle est pauvre et besogneuse, il faut qu’elle fasse ainsi qu’a fait la contrefaçon, qu’elle appelle à elle le secours indispensable des capitaux.
Tant de modifications essentielles que la librairie devra apporter dans la conduite de ses intérêts, pour se trouver en mesure d’exploiter le marché étranger à la satisfaction de la France et de ses nouveaux consommateurs, prouvent assez que la réforme ne pourra être opérée en un jour. Sans l’appui du gouvernement, elle ne s’accomplira jamais, et le gouvernement montre une indifférence déplorable à cet égard. Il est absolument nécessaire, dès l’instant qu’il aura obtenu la suppression de la contrefaçon, qu’il vienne en aide à la librairie, qu’il lui facilite la transition, que dans sa sollicitude prochaine, nous l’espérons du moins, pour l’intérêt moral et national dont elle est la dépositaire, il la protège, il la dirige, il la tienne, s’il le faut même, en tutelle. Nous ne pouvons indiquer d’avance tous les encouragemens dont les circonstances commanderont de faire usage. On pourrait d’abord exciter par des primes sagement distribuées l’exportation de tous les ouvrages utiles, de ceux qui honorent la littérature d’un grand peuple et tendent à lui conserver le rang suprême qu’il occupe dans l’opinion du monde Ce moyen de protection industrielle déjà en usage ailleurs, ne passerait après tout par la librairie que pour aller récompenser les travaux de la saine et honnête littérature. Il en est encore un qui exercerait une influence directe sur le prix des livres français à l’étranger, particulièrement de ceux qu’il serait utile de lui faire parvenir avec moins de lenteur que par les voies ordinaires. Nous voulons parler de la diminution de la taxe énorme qui frappe les imprimés envoyés par la poste. Jusqu’à présent en effet, il semble que le gouvernement n’ait eu en vue, dans toutes les conventions postales qu’il a conclues, que l’intérêt matériel de la presse quotidienne, de celle précisément qui lui cause mille embarras à l’intérieur et ne va guère représenter aux yeux de l’Europe que les petites passions de la politique française, et, chose étrange, il a excepté de cette faveur, dans sa dernière convention postale avec l’Angleterre, les revues, la presse périodique, celle où l’opinion est déjà plus sérieuse, plus calme, plus élaborée : par une contradiction difficile à expliquer, il l’assimile aux journaux quotidiens pour le timbre, et lui impose pour la poste toutes les charges qui grèvent le transport des volumes. Pourtant ce sont les livres et les recueils consacrés aux sciences, aux arts, à la critique, toutes les publications dont c’est l’ambition de parvenir, à force de travail, à mériter le nom de livres, qui résument vraiment la France morale et pensante vis-à-vis du reste du monde. Les livres auraient bien le droit d’arriver en même temps que les journaux jusqu’aux peuples qui leur font l’honneur de les rechercher, quand ce ne serait que pour rectifier les jugemens hâtifs, les idées fausses que ceux-ci leur imposent et la pauvre opinion qu’ils leur doivent donner du style, du goût, du caractère et du travail intellectuel d’une nation plus grande et plus considérée peut-être à l’époque où la presse quotidienne n’avait pas tout envahi.
Un dernier mot et nous aurons examiné chacune des conséquences de la grande mesure qui fait l’objet de ce travail. Il est possible que, même encouragée par le gouvernement, la librairie française ne s’élève pas jusqu’à la hauteur de sa mission d’industrie chargée des intérêts de l’intelligence. La résurrection de la contrefaçon en serait le signe le plus assuré. Que faire alors ? Abandonner les choses à elles-mêmes et désespérer du remède ? Assurément non. Il faudrait bien dès ce moment déposséder la librairie française de ce marché étranger qu’elle n’aurait pas su exploiter, et, sans renoncer à la résoudre, replaçant la question sur des bases nouvelles, permettre à toutes les librairies régulières de l’Europe de pourvoir elles-mêmes aux besoins de leurs consommateurs nationaux. Un seul éditeur par exemple n’aurait plus le monopole universel d’un ouvrage ; le même livre donnerait lieu, du consentement de l’auteur, à leurs plusieurs éditions simultanées dont la vente serait privilégiée dans plusieurs pays à la fois, et celles-ci ne pourraient entrer en concurrence que sur les marchés neutres. Nous ne faisons qu’indiquer ce moyen extrême. Comme on le voit, il livrerait de nouveau la librairie française à tous les coups de la compétition étrangère. Aussi n’avons-nous garde de désirer l’avénement d’un pareil régime ; mais nous en montrons la perspective, afin qu’une industrie trop portée à s’engourdir sache bien que le mal, un moment éloigné, peut revenir, et que cette fois il deviendrait permanent, parce que des fautes nouvelles l’auraient rendu à jamais nécessaire.
Résumons-nous. Le problème de la contrefaçon ayant un caractère social autant que national, la question industrielle n’y doit point primer la question de principe, et cependant on ne peut pas résoudre l’une sans l’autre. La France doit avoir trois objets en vue : l’introduction du droit de la propriété intellectuelle dans le code européen, l’abolition de la contrefaçon qu’elle tolère chez elle et de celle qui se fait en Belgique, la mise en pratique des moyens les plus propres à empêcher celle-ci de renaître. Les deux premiers objets s’atteindront sans peine ; le dernier seul présente des obstacles sérieux, car c’est par là que l’intérêt industriel peut se trouver en opposition avec un intérêt moral : le point délicat est de les concilier. Nous n’espérons pas avoir prévu toutes les difficultés et détruit toutes les objections que présente cette face du problème ; tout notre désir a été de diriger l’attention publique sur ce point.
- ↑ On a réimprimé en Belgique des romans vraiment infâmes, que le parquet français n’avait pu laisser passer au milieu de beaucoup d’autres ouvrages moins ouvertement scandaleux.
- ↑ Essai sur la Statistique de la Belgique, par Heuschling et Vandermaeken, seconde édition, Bruxelles, 1841.
- ↑ La grande banque fondée par le roi Guillaume.
- ↑ Il ne sera pas sans intérêt de constater ici, par les propres estimations des fondateurs de ces sociétés, la valeur totale, quoique évidemment exagérée, de la contrefaçon, matériel et achalandage compris, à la fin de l’année 1837 :
La société typographique, qui embrasse trois branches d’opérations, les publications littéraires, celles de droit et de médecine, a racheté, l’une300,000.00 fr.
897,000 fr. La seconde410,145.07La troisième186,839.17La société d’imprimerie et de fonderie, dont l’apport s’est composé de deux maisons de librairie et d’une fonderie en caractères, a payé aux anciens propriétaires de ces établissemens760,000 La société d’imprimerie et de papeterie a fait l’acquisition d’une seule maison de librairie au prix de500,000 La société générale d’imprimerie et de librairie (dissoute) assignait à son fonds de livres une valeur de285,000 La société encyclographique a représenté son matériel et sa clientelle primitive par la somme de276,500 Total2,718,500 fr. Ainsi, de l’aveu de la contrefaçon, la valeur de son fonds et de sa clientelle, même si l’on tient compte des quatre maisons peu importantes non comprises dans ce tableau, n’atteignait pas le chiffre de trois millions en 1837, c’est-à-dire à l’époque de sa plus grande prospérité.
- ↑ Chaque volume ne comprenait à la vérité que 160 à 200 pages, et était fabriqué au prix incroyable de 12 1/2 à 15 centimes. La composition servait, après un premier tirage, à une édition plus élégante qui passait dans l’exportation.
- ↑ Nous donnerons ici le tableau des prix approximatifs du roulage ordinaire par l’Allemagne, tels que nous les trouvons dans le catalogue d’une maison belge :
prix
par
cent kil.jours
de
route.prix
par
cent kil.jours
de
route.Ancône63 fr. 57 jours. — Modène53 fr. 45 jours. id., par eau53 48 — Naples103 73 Bâle31 22 — id., par eau72 50 à 60 Bergame48 46 — Neuchâtel38 28 Berne37 25 — Padoue48 46 Bologne55 50 — Parme53 50 Chiasso50 30 — Plaisance55 48 Côme52 30 — Pise65 54 Constance33 24 — Rome72 68 Florence62 58 — id., par eau67 50 à 60 Fribourg39 33 — Reggio56 43 Ferrare54 45 — Saint-Gall34 23 Genève44 32 — Turin53 40 Gênes58 44 — Trieste50 46 Livourne64 55 — Venise49 43 Lausanne41 30 — Vicence48 42 Milan52 32 — Zurich35 24 Plus 5 à 6 francs pour menus frais.
- ↑ Cette façon de traiter le commerce des livres produit parfois des résultats qui ne font pas toujours honneur à la sagacité des appétits intellectuels défrayés par la contrefaçon. Ainsi l’on nous a cité un exemple prodigieux de la persistance des clientelles : un industriel de Bruxelles avait entrepris de publier une Revue des Revues qui remplissait tant bien que mal les promesses de son titre ; passée depuis entre les mains d’un autre libraire qui contrefait sans façon la Revue des Deux Mondes en l’enrichissant d’interpolations belges, elle n’est plus que la reproduction presque littérale, fort peu correcte, de notre recueil, sauf l’ancien titre, qui a été maintenu. La même composition, le même tirage sert aux deux publications ; la couleur de la couverture et le feuillet du titre les distinguent seuls. Cependant le consommateur (nous ne dirons pas ici le lecteur) croit encore recevoir l’ancienne compilation, et personne que nous sachions ne s’est avisé de la métamorphose.
- ↑ Ce qu’il y a de curieux, c’est que la Belgique paie à l’étranger, et particulièrement à la France, le million que lui rapporte le commerce extérieur de la contrefaçon. En effet, il résulte des états de la douane belge qu’il a été importé et mis en consommation :
années. livres en feuilles,
brochés,
cartonnés ou reliés.valeur. En 1836. 143,601 kilogrammes. 881,100 francs. En 1837. 149,745 923,089 En 1838. 159,358 973,210 En 1839. 153,362 939,636 En 1840. 148,856 916,512 En 1841. 154,311 952,182 En 1842. 162,695 1,004,180 Les importations de la France figurent dans ces chiffres pour les quatre cinquièmes de la valeur totale. En 1842, elles ont été de 810,065 fr. Ce qui explique cette singularité, c’est que la contrefaçon belge ne réimprime que les ouvrages d’auteurs vivans ; elle n’essaie pas de disputer à la librairie française la réimpression des livres tombés dans le domaine public.
- ↑ La Société d’imprimerie et de fonderie, que nous désignons ici, a fabriqué (indépendamment des ouvrages continués) :
278 volumes in-8o et in-18 en 1837. 195 ———en 1838. 210 ———en 1839. 197 ———en 1840. 196 ———en 1841. 175 ———en 1842.