De la contingence des lois de la nature/Introduction

Félix Alcan (p. 1-6).

INTRODUCTION


L’homme, à l’origine, tout entier à ses sensations de plaisirs ou de souffrance, ne songe pas au monde extérieur ; il en ignore même l’existence. Mais, avec le temps, il distingue, dans ses sensations mêmes, deux éléments, dont l’un, relativement simple et uniforme, est le sentiment de soi-même, et dont l’autre, plus complexe et plus changeant, est la représentation d’objets étrangers. Dès lors s’éveille en lui le besoin de sortir de soi et de considérer en elles-mêmes les choses qui l’environnent, le besoin de connaître. Il ne se demande pas à quel point de vue il doit se placer pour voir les choses, non telles qu’elles lui apparaissent, mais telles qu’elles sont en réalité. Du point même où il se trouve, ses yeux, en s’ouvrant, ont découvert une perspective admirable et des horizons infinis. Il s’y établit donc comme en un lieu d’observation ; il entreprend de connaître le monde tel qu’il l’aperçoit de ce point de vue. C’est la première phase de la science, celle où l’esprit se repose sur les sens du soin de constituer la connaissance universelle. Et les sens lui fournissent en effet une première conception du monde. Selon leurs données, le monde est un ensemble de faits d’une infinie variété. L’homme peut les observer, les analyser, les décrire avec une exactitude croissante. La science est cette description même. Quant à un ordre fixe entre les faits, il n’en est pas question : les sens ne font rien voir de tel. C’est le hasard, ou le destin, ou un ensemble de volontés capricieuses, qui président à l’univers.

Pendant un certain temps, l’homme se contente de cette conception. N’est-elle pas déjà très féconde ? Cependant, tout en observant les faits, l’esprit remarque entre eux des liaisons constantes. Il voit que la nature se compose, non de choses isolées, mais de phénomènes qui s’appellent les uns les autres. Il constate que la contiguïté des phénomènes, au point de vue des sens, n’est pas un sûr indice de leur corrélation effective. Il voudrait pouvoir ranger les phénomènes, non dans l’ordre où ils lui apparaissent, mais dans l’ordre où ils dépendent effectivement les uns des autres. La science purement descriptive lui paraît désormais insuffisante, inexacte même, en ce qu’elle fausse les relations des choses. Il y voudrait joindre la connaissance explicative. Cette connaissance, les sens ne peuvent la procurer. Car, pour l’acquérir, il faut prendre note des liaisons observées, et les comparer entre elles, de manière à discerner les liaisons constantes et générales. Puis, ces cadres une fois formés, il faut y faire rentrer les liaisons particulières que l’on se propose d’expliquer. Or les sens n’atteignent que les liaisons immédiatement données par les choses elles-mêmes. Mais l’entendement intervient et offre à l’esprit un point de vue plus élevé, d’où les choses sont aperçues précisément dans ce qu’elles ont de général. L’esprit charge donc l’entendement d’interpréter, de classer, d’expliquer les données des sens.

L’entendement, placé ainsi au-dessus des sens, prétend d’abord se passer d’eux et construire, à lui seul, la science du monde. Il lui suffira, semble-t-il, de prendre pour point de départ celles de ses idées qui lui apparaissent comme évidentes par elles-mêmes, et de les développer d’après ses propres lois. Jusqu’à quel point réussit-il à opérer cette construction sans rien emprunter au sens ? Il est difficile de le dire. Quoi qu’il en soit, il aboutit à une science dont toutes les parties sont, il est vrai, rigoureusement liées entre elles, et qui, de la sorte, est parfaitement une ; mais qui, d’autre part, présente avec les choses réelles une divergence que les progrès mêmes de la déduction rendent de plus en plus manifeste. Or l’ordre des idées n’a de valeur que lorsqu’il explique l’ordre des phénomènes.

Devant l’impossibilité de constituer la science à lui seul, l’entendement consent à faire une part aux sens. Ils travailleront de concert à connaître le monde. Les uns observeront les faits, l’autre les érigera en lois. En suivant cette méthode, l’esprit tend vers une conception du monde plus large que les précédentes. Le monde est une variété infinie de faits, et entre ces faits existent des liens nécessaires et immuables. La variété et l’unité, la contingence et la nécessité, le changement et l’immutabilité, sont les deux pôles des choses. La loi rend raison des phénomènes ; les phénomènes réalisent la loi. Cette conception du monde est à la fois synthétique et harmonieuse, puisqu’elle admet les contraires sans restriction, et néanmoins les concilie entre eux. Elle permet d’ailleurs, ainsi que l’expérience le montre, d’expliquer et de prévoir de mieux en mieux les phénomènes. Frappé de ces avantages, l’esprit s’y complait de plus en plus et juge de tout par là.

Et maintenant, cette conception elle-même est-elle définitive ? La science que peut créer l’entendement opérant sur les données des sens est-elle susceptible de coïncider complètement avec l’objet à connaître ?

D’abord cette réduction absolue du multiple à l’un, du changeant à l’immuable, que se propose l’entendement, n’est-elle pas, en définitive, la fusion des contradictoires ? Et, si l’absolu est l’intelligible, cette fusion est-elle légitime ? Ensuite, suffit-il que l’entendement fasse une part aux sens pour que l’esprit soit placé au point de vue vraiment central ? En réalité, cette concession n’intéresse que la recherche des lois de la nature. Elle n’implique pas un changement dans la conception même du monde. Du moment que l’entendement impose à la science sa catégorie de liaison nécessaire, il n’importe, théoriquement du moins, que les sens soient ou non associés à l’œuvre de la connaissance. Il reste vrai qu’une intelligence parfaite tirerait toute la science d’elle-même, ou du moins de la connaissance d’un seul fait, considéré dans la totalité de ses éléments. Le monde reste un tout parfaitement un, un système dont les parties s’appellent nécessairement les unes les autres.

Or cette catégorie de liaison nécessaire, inhérente à l’entendement, se retrouve-t-elle en effet dans les choses elles-mêmes ? Les causes se confondent-elles avec les lois, comme le suppose, en définitive, la doctrine qui définit la loi un rapport immuable ?

Cette question intéresse à la fois la métaphysique et les sciences positives. Car la doctrine qui place dans l’entendement le point de vue suprême de la connaissance a pour effet de reléguer toute spontanéité particulière dans le monde des illusions : de ne voir dans la finalité qu’une reproduction interne de l’ordre nécessaire des causes efficientes ; de ramener le sentiment du libre arbitre à l’ignorance des causes de nos actions, et de ne laisser subsister qu’une cause véritable, produisant et gouvernant tout par un acte unique et immuable. De plus, cette doctrine ne rend pas un compte suffisant de la nécessité absolue de l’observation et de l’expérimentation dans les sciences positives ; et elle introduit le fatalisme, plus ou moins déguisé, non seulement dans l’étude de tous les phénomènes physiques sans distinction, mais encore dans la psychologie, l’histoire et les sciences sociales.

Pour savoir s’il existe des causes réellement distinctes des lois, il faut chercher jusqu’à quel point les lois qui régissent les phénomènes participent de la nécessité. Si la contingence n’est, en définitive, qu’une illusion due à l’ignorance plus ou moins complète des conditions déterminantes, la cause n’est que l’antécédent énoncé dans la loi ou bien encore la loi elle-même, dans ce qu’elle a de général ; et l’autonomie de l’entendement est légitime. Mais, s’il arrivait que le monde donné manifestât un certain degré de contingence véritablement irréductible, il y aurait lieu de penser que les lois de la nature ne se suffisent pas à elles-mêmes et ont leur raison dans les causes qui les dominent : en sorte que le point de vue de l’entendement ne serait pas le point de vue définitif de la connaissance des choses.