De la Vertu (trad. Cousin)

Traduction par Victor Cousin.
Rey et Gravier (p. 149-155).

DE LA VERTU.

SI ELLE PEUT ÊTRE ENSEIGNÉE.

SOCRATE ET SON AMI.

Socr. La vertu peut-elle s’enseigner ou ne le peut-elle pas ? Et les hommes vertueux le sont-ils naturellement ou autrement ?

L’ami. Je ne saurais te le dire actuellement, Socrate.

Socr. Eh bien ! examinons la question de cette manière : si quelqu’un voulait acquérir cette vertu qui fait le bon cuisinier, comment s’y prendrait-il ?

L’ami. Il est évident qu’il devrait s’instruire auprès des bons cuisiniers.

Socr. Et s’il voulait être bon médecin, près de qui irait-il chercher des leçons ?

L’ami. Près de quelque habile médecin apparemment.

Socr. Et pour acquérir la vertu qui fait les bons charpentiers ?

L’ami. Chez les charpentiers.

Socr. Et la vertu qui fait les hommes vertueux et sages, où faut-il aller pour l’apprendre ?

L’ami. Si elle peut s’enseigner, ce ne peut être ailleurs que chez les hommes vertueux.

Socr. Voyons ! nomme-moi les hommes vertueux de notre pays pour que nous nous assurions si ce sont eux qui rendent vertueux.

L’ami. Thucydide, Thémistocle, Aristide et Périclès.

Socr. Pouvons-nous nommer les maîtres de chacun d’eux ?

L’ami. Non vraiment, on n’en parle pas.

Socr. Et peut-on nommer quelqu’un, soit parmi nos concitoyens, soit parmi les étrangers, libre ou esclave, qui doive à son commerce avec ces hommes la sagesse et la vertu ?

L’ami. Pas davantage.

Socr. Est-ce qu’ils sont jaloux de leur vertu au point de ne vouloir pas la communiquer à d’autres ?

L’ami. Peut-être.

Socr. Sans doute pour n’avoir pas de rivaux, comme les cuisiniers, les médecins et les charpentiers ; parce que la concurrence nuit à ceux-ci et qu’ils ne peuvent demeurer les uns à côté des autres. Mais est-il donc aussi désavantageux pour les hommes vertueux de demeurer ensemble ?

L’ami. C’est possible.

Socr. Les hommes vertueux ne sont-ils pas justes aussi ?

L’ami. Oui.

Socr. Et serait-il avantageux à quelqu’un d’eux de demeurer non parmi les bons, mais parmi les méchants ?

L’ami. Je ne saurais le dire.

Socr. Mais saurais-tu me dire si ce sont les bons qui sont dangereux et les méchants utiles, ou si c’est le contraire ?

L’ami. C’est le contraire.

Socr. Les bons sont donc utiles et les méchants dangereux.

L’ami. Oui.

Socr. Or, voit-on des gens préférer ce qui leur nuit à ce qui leur sert ?

L’ami. Non certes.

Socr. Personne ne préférera donc le voisinage des méchants à celui des bons.

L’ami. Personne.

Socr. Aucun homme de bien ne sera donc jaloux de sa vertu au point de ne vouloir pas rendre un autre vertueux et semblable à lui.

L’ami. Évidemment non, d’après ce que nous avons dit.

Socr. Ne sais-tu pas que Thémistocle a un fils nommé Cléophante ?

L’ami. Je le sais.

Socr. Or, n’est-il pas évident que la jalousie n’a pas empêché Thémistocle de rendre son fils le meilleur possible, puisque s’il était vertueux il aurait dû ne pas faire ce tort même à personne, et nous avons dit qu’il était vertueux ?

L’ami. Oui.

Socr. Tu sais sans doute que Thémistocle avait fait de son fils un excellent cavalier qui se tenait debout sur son cheval, lançait le trait dans cette position et faisait mille exercices étonnants. Il lui avait encore enseigné beaucoup d’autres choses, enfin tout ce que peuvent montrer d’habiles maîtres. N’as-tu pas entendu raconter cela à nos vieillards ?

L’ami. Je l’ai entendu.

Socr. On ne pourrait donc, en aucune manière, prétendre que le naturel de ce jeune homme fût mauvais.

L’ami. Cela serait injuste, d’après ce que tu as dit.

Socr. Mais, dis-moi, as-tu jamais entendu dire à un vieillard ou à un jeune homme que Cléophante ait eu la même vertu et la même sagesse que son père ?

L’ami. Non, je ne l’ai jamais entendu dire.

Socr. Croirons-nous que Thémistocle ait voulu lui donner tous ces talents, mais qu’il n’ait pas voulu le rendre plus parfait que ses voisins dans la sagesse et la vertu qui brillaient en lui, si ces qualités peuvent s’enseigner ?

L’ami. Ce n’est pas probable.

Socr. C’était cependant un maître de vertu tel que tu l’avais indiqué toi-même ; mais passons à un autre. Aristide a élevé Lysimaque ; il lui a donné la meilleure éducation qu’on puisse donner pour tout ce qui peut s’enseigner ; mais il ne l’a pas rendu meilleur qu’un autre. Pour celui-là, nous l’avons vu et connu tous les deux.

L’ami. Je m’en souviens.

Socr. Tu sais que Périclès a élevé deux fils, Parale et Xantippe ; je crois même que tu as aimé l’un d’eux. Il leur a montré, tu le sais, l’équitation, la musique et tant d’autres exercices que l’art enseigne, à tel point qu’ils surpassèrent tous les Athéniens ; mais n’a-t-il donc pas voulu les rendre hommes de bien ?

L’ami. Peut-être le seraient-ils devenus, Socrate, s’ils n’étaient pas morts dans leur jeunesse.

Socr. Tu as raison de prendre le parti de ton bien aimé. Mais si la vertu pouvait s’enseigner, et si Périclès avait pu rendre ses fils vertueux, il leur aurait inculqué sa propre vertu bien avant de leur montrer la musique et d’autres exercices. Je crains fort qu’elle ne puisse s’enseigner, puisque Thucydide a aussi élevé deux fils, Mélésias et Stéphanos, pour qui tu n’auras pas les mêmes excuses à alléguer ; car tu sais que l’un d’eux a vécu jusqu’à la vieillesse et que l’autre a atteint un âge beaucoup plus avancé encore. Ils avaient reçu la plus belle éducation, et entre autres, c’étaient les meilleurs lutteurs d’Athènes ; l’un était élève de Xantias et l’autre d’Eudore, les deux plus habiles maîtres en ce genre.

L’ami. C’est vrai.

Socr. Or, n’est-il pas évident, si la vertu pouvait être enseignée, qu’il n’aurait pas fait apprendre à ses fils des arts coûteux, tandis qu’il aurait négligé de leur enseigner la vertu, ce qu’il pouvait faire sans rien dépenser ?

L’ami. Tu as raison.

Socr. Mais peut-être Thucydide était-il un homme de rien, qui n’avait d’amis ni dans Athènes ni chez nos alliés ? Au contraire, il était d’une grande maison, il avait un grand crédit dans toute la ville et dans la Grèce entière. De sorte que si la vertu s’enseignait, il aurait pu trouver, soit parmi ses concitoyens, soit parmi les étrangers, un homme capable de rendre ses fils vertueux, si le soin des affaires publiques ne lui en laissait pas à lui-même le loisir. Enfin, mon ami, je crois bien que la vertu ne peut pas s’enseigner.

L’ami. Cela est possible.

Socr. Si la vertu ne peut s’enseigner, il faut donc que les gens de bien le soient naturellement. Peut-être pourrons-nous le découvrir. Dis-moi, y a-t-il de bonnes natures de chevaux ?

L’ami. Oui, il y en a.

Socr. Mais il y a des hommes qui possèdent l’art de distinguer les bonnes natures de chevaux, tant à l’égard du corps pour la course qu’à l’égard du caractère, c’est-à-dire de leur courage et de leur mollesse.

L’ami. Oui.

Socr. Quel est cet art, quel nom lui donne-t-on ?

L’ami. L’art de l’écuyer.

Socr. Et pour les chiens, n’y a-t-il pas un art pareil de distinguer les bonnes natures des mauvaises ?

L’ami. Il y en a un.

Socr. Et lequel ?

L’ami. La cynégétique.

Socr. Nous avons aussi des gens qui essayent l’or et l’argent et en discernent la qualité.

L’ami. Oui.

Socr. Et comment les nomme-t-on ?

L’ami. Des argyronomes.

Socr. Les maîtres d’exercices savent aussi distinguer la nature des corps humains, jeunes ou vieux : ils nous disent à quels exercices ils sont propres, et découvrent ceux qui promettent une heureuse perfection dans tous les exercices.

L’ami. Oui.

Socr. Qu’y a-t-il de plus précieux pour les États, de bons chevaux, de bons chiens et autres choses semblables ou des hommes de bien ?

L’ami. Des hommes de bien.

Socr. Eh bien ! ne crois-tu pas, s’il y avait des natures humaines plus propres les unes que les autres à la vertu, que les hommes auraient tout fait pour trouver l’art de les distinguer ?

L’ami. Cela est probable.

Socr. Et connais-tu un art qui soit capable de distinguer et de juger les bonnes natures humaines ?

L’ami. Non.

Socr. Et cependant cet art et ceux qui le posséderaient seraient d’une grande utilité. Grâce à eux, on connaîtrait les jeunes gens qui promettent d’être des hommes vertueux ; l’État les garderait dans l’acropole comme le trésor public, et même avec plus de soin encore, afin qu’à l’abri des dangers de la guerre et de tous autres périls, ils grandissent pour être un jour dans l’âge mûr les sauveurs et les bienfaiteurs de la république. Mais il paraît que la vertu n’est ni un don de la nature ni un fruit de l’instruction.

L’ami. Mais si ce n’est ni la nature ni l’éducation qui font les hommes vertueux, comment le deviennent-ils ?

Socr. Je crois que c’est difficile à expliquer. Je présume cependant que c’est un don du ciel, et qu’il en est des hommes de bien comme des diseurs d’oracles et des devins vraiment divins : ce n’est ni l’art ni la nature qui les fait ce qu’ils sont, mais l’inspiration divine. Aussi les hommes de bien prédisent souvent aux États l’issue de leurs entreprises et les événements futurs d’après l’inspiration du ciel, avec plus de sagacité et de certitude que ceux mêmes qui rendent des oracles. Les femmes ne disent-elles pas souvent : c’est un homme divin ? Et les Lacédémoniens, quand ils veulent donner à quelqu’un un éloge extraordinaire, ne l’appellent-ils pas divin ? Souvent aussi Homère et les autres poètes se servent de la même expression. Quand Dieu veut faire du bien à une république, il lui donne des hommes vertueux, et quand il veut la punir, il la prive de ceux qu’elle possède. Il paraît donc que la vertu n’est ni un fruit de l’éducation, ni un don de la nature, mais un présent de la volonté divine.