Traduction par Merget.
Molini (p. 129-138).

CHAPITRE TREIZIÈME.

Du luxe.


Je ne crois pas qu’il me soit difficile de prouver que le luxe moderne de l’Europe est une des principales causes qui rendent l’esclavage pénible et doux tout à-la-fois, et que c’est par cette raison que les peuples ne sentent pas avec assez de force le besoin de secouer entièrement le joug. Je n’ai pas l’intention de discuter ici la question de savoir si on doit entretenir le luxe ou le proscrire ; elle a été épuisée par tous les bons auteurs qui l’ont traitée. Tout luxe privé et excessif suppose une monstrueuse inégalité de richesses parmi les citoyens. La classe des riches est nécessairement aussi orgueilleuse que celle des pauvres est misérable et avilie, et toutes deux sont également très-corrompues. Ainsi, en admettant cette inégalité, il serait très-inutile, et peut-être dangereux, de vouloir proscrire le luxe tout-à-fait, et il n’y a d’autre remède contre lui, que de tâcher de le diriger par des voies moins criminelles, vers un but moins coupable. J’essaierai de prouver dans ce chapitre, que le luxe étant une conséquence très naturelle de la noblesse héréditaire sous la tyrannie, il est aussi lui-même une de ses bases principales. Partout où le luxe est porté à l’excès, il ne peut y avoir de liberté durable ; et si la liberté existe dans un état, et que le luxe vienne à s’y introduire, il ne tardera pas à la corrompre, et par conséquent à la détruire.

Le premier et le plus mortel des effets du luxe privé, c’est que l’estime publique, qui, dans la simplicité modeste des mœurs, était accordée à celui qui surpassait les autres en vertu, est injustement donnée, dans l’état actuel de molesse et de dépravation, à celui qui éblouit les autres par ses richesses ; et qu’on ne cherche pas plus loin les causes de l’esclavage de ces peuples parmi lesquels les richesses sont tout. Cependant l’égalité des fortunes étant regardée par les peuples européens comme une chose tout-à-fait chimérique ; devra-t-on en conclure pour cela qu’il ne peut point y avoir de liberté en Europe, et que les gains immenses du commerce et les produits des emplois publics y sont un obstacle invincible à l’égalité des fortunes ?

Je réponds qu’une véritable liberté politique peut difficilement exister ou durer au milieu de l’excessive disparité des fortunes ; mais que cependant, dans le cas où elle aurait déjà poussé quelques racines, il y a deux moyens de la faire croître et prospérer au milieu d’une telle disparité, et malgré le luxe corrupteur qui ne cesse de la combattre. Le premier de ces moyens exige qu’il soit pourvu par de bonnes lois à ce que l’excessive inégalité des richesses procède plutôt de l’industrie, du commerce et des arts, que de l’accumulation morte d’une grande quantité de biens fonds dans les mains d’un petit nombre de propriétaires, parce qu’une telle réunion de biens ne peut avoir lieu sans qu’une infinité d’autres citoyens ne soient dépouillés de la part qui leur appartient. Par une telle compensation, les richesses du petit nombre ne causant pas alors la pauvreté totale de la majorité, il y aura alors un certain état moyen, qui divisera le peuple en trois classes, celle du petit nombre des millionnaires, celle des gens aisés, qui sera très-nombreuse, et celle des pauvres, qui se trouvera presque réduite à rien.

Cette division toutefois ne peut naître et ne peut subsister que dans une république ; au lieu que sous les tyrannies, toutes les richesses doivent être le partage de quelques-uns et la misère du plus grand nombre. C’est de cette injuste disproportion qu’elles tirent une grande partie de leur force. Le second moyen de rectifier le luxe et de diminuer sa funeste influence sur la liberté civile, serait de ne pas le permettre dans les choses privées, et de l’encourager et de l’honorer dans les choses publiques. Le petit nombre de républiques qui existent en Europe emploient ces deux moyens, mais faiblement et en vain, parce qu’elles sont déjà très-corrompues par l’influence du faste pestilentiel qui règne dans les gouvernemens tyranniques qui les environnent : ce sont ces deux moyens que les tyrans n’emploieront jamais et ne doivent pas employer contre le luxe qu’ils regardent comme un des plus fidèles satellites de la tyrannie.

Un peuple misérable et amolli, qui ne peut subsister qu’en fabriquant les draps d’or et de soie qui servent à couvrir quelques riches orgueilleux ; un tel peuple doit par nécessité accorder tout son respect et toute son estime à ceux qui lui procurent le plus de profit par la consommation qu’ils en font. C’est ainsi, et par une raison différente, que le peuple romain, qui avait coutume de tirer son existence des terres conquises par ses armes, et distribuées ensuite par le sénat, estimait davantage le consul ou le tribun dont les victoires lui donnaient une plus grande part dans la répartition générale.

Le luxe privé renversant ainsi toutes les opinions justes et vraies, il arrive que le peuple honore et estime plus ceux qui insultent à sa misère par l’ostentation d’un luxe démesuré, et qui, dans la vérité, le dépouillent, en ayant l’air de le nourrir. Est-il possible qu’un tel peuple puisse avoir l’idée, le désir et les moyens de reprendre sa liberté ?

Et ces grands, c’est-à-dire, ceux à qui l’on donne ce titre, qui dissipent leurs fortunes et souvent celles des autres, pour briller d’une vaine pompe, beaucoup plus que pour jouir véritablement ; ces grands, ou ces riches à qui tant de superfluités sont devenues insipides, mais nécessaires ; ces grands enfin, qui dans leurs repas, dans leurs assemblées nocturnes, dans leurs bals, dans leurs lits, traînent une vie efféminée, ennuyeuse et inutile, au milieu des horreurs de la satiété ; de tels êtres peuvent-ils, plus que la lie du peuple, s’élever jusqu’à connaître, apprécier, désirer et vouloir la liberté ? Ne seraient-ils pas les premiers à s’en affliger, et pourraient-ils exister s’ils n’avaient un tyran pour perpétuer leur douce paresse, et commander à leur ineptie.

Le luxe est donc inévitable et nécessaire sous la tyrannie, et avec lui croissent et se multiplient tous les vices, il est, si je puis m’exprimer ainsi, le prince qui les ennoblit tous en les ornant de l’appareil de la grandeur, et il confond tellement le nom des choses, que la dépravation des mœurs s’appelle chez les riches, galanterie, la flatterie, savoir vivre ; la lâcheté, prudence, et l’infamie, nécessité. Quelle est la cause immédiate de tous ces vices, et de ceux que je passe sous silence ? Le luxe. Quels sont ceux qui en retirent le plus grand avantage ? Ce sont sans doute les tyrans, qui en reçoivent le commandement pacifique et absolu, et les moyens de le conserver.

Le luxe donc que j’appellerai l’amour et l’usage immodéré des superfluités pompeuses de la vie, corrompt dans une nation également toutes les classes de la société. Le peuple qui paraît en retirer quelque avantage ne réfléchit pas, que le plus souvent la pompe des riches n’est autre chose que le fruit de son travail arraché par les impôts, et qui n’a passé dans les coffres du tyran que pour être prodigué à ses oppresseurs secondaires. Le peuple lui-même est nécessairement corrompu par le mauvais exemple des riches et par les occupations viles avec lesquelles il gagne, avec peine, sa triste nourriture. C’est pour cela que ce faste des grands qui devrait allumer la colère et la vengeance du peuple, ne fait qu’attirer son admiration stupide. Que toutes les autres classes doivent être corrompues par le luxe qui les dévore ; c’est une vérité qui n’a pas besoin d’être démontrée ; et lorsque toutes les classes de la société en sont venues à ce degré de corruption, il est manifestement impossible que cette nation devienne ou reste libre, si on ne cache avant tout le luxe qui en est le plus funeste corrupteur. Le principal soin du tyran doit être d’encourager, de propager et de caresser le luxe dont il reçoit plus de force que d’une armée entière, quoiqu’il feigne quelquefois de montrer l’apparence du contraire. Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent doit suffire pour prouver qu’il n’y a rien sous nos tyrannies qui nous fasse supporter plus facilement, et même savourer l’esclavage comme l’usage continuel et immodéré du luxe, et pour prouver en même temps que lorsque cette peste est enracinée, il ne peut plus y renaître ou y exister de véritable liberté.

Que l’on examine maintenant si le luxe peut régner dans un pays où la liberté est déjà établie, on saura bientôt lequel des deux doit céder la place. Si nous jettons les yeux sur l’histoire de tous les siècles et de tous les peuples, nous verrons toujours la liberté s’éloigner de tous les gouvernemens qui ont laissé introduire le luxe, et nous ne la verrons pas renaître avec force parmi les peuples qui sont déjà corrompus par lui. Mais comme l’histoire de tout ce qui a été n’est peut-être pas absolument la preuve infaillible de tout ce qui peut être, il me paraît que les gouvernemens libres ne peuvent opposer à l’inégalité des richesses parmi les citoyens non encore entièrement corrompus, pendant le petit intervalle dans lequel ils peuvent se maintenir tels, d’autres remèdes plus efficaces que la seule opinion. Ainsi, voulant accorder à ces richesses si injustement réparties, un moyen qui les fasse circuler, sans détruire tout-à-fait la liberté, il faut qu’ils persuadent aux riches de les employer à élever des monumens publics, qu’ils n’accordent d’honneurs qu’à ce seul faste, et qu’ils attachent une idée de mépris à l’abus que les riches en peuvent faire dans leur vie privée, en leur permettant cependant l’usage raisonnable que la décence permet et que leur état exige. Les gouvernemens libres doivent persuader en même-temps aux hommes que la fortune n’a pas favorisés (je n’entends point par là les hommes couverts de haillons) qu’il n’y a point de délit ni d’infamie à être pauvres, et ils le persuadent facilement, en accordant à ces hommes les mêmes moyens de parvenir aux charges et aux honneurs. Mais j’en excluerai principalement les nécessiteux, non pour insulter à leur misère, mais parce que je les crois trop susceptibles de corruption, et parce que leur éducation étant mauvaise, ils sont par des causes tout-à-fait contraires, aussi loin que les riches, de la possibilité de penser solidement et d’opérer selon la justice.

Ces mesures de prudence finiront cependant par devenir inutiles avec le temps. La nature de l’homme ne change pas. Où de grandes richesses se trouvent inégalement distribuées, tôt ou tard doit naître le luxe des particuliers, et dès-lors la servitude générale. Cette servitude difficilement peut s’éloigner d’un peuple divisé en deux classes, celle du petit nombre des très-riches, et celle des très-pauvres qui le compose presqu’entièrement ; mais quand une fois elle a commencé à s’introduire, et que les très-riches ont éprouvé combien la servitude universelle est favorable à leur luxe, ils emploient tous leurs efforts pour empêcher qu’on ne la détruise.

Il serait donc nécessaire, si l’on voulait élever la liberté sur les ruines de nos tyrannies, de détruire avec le tyran ceux qui possèdent des richesses excessives, parce que ces derniers, avec leur luxe impossible à détruire, ne cesseront jamais de corrompre la société.