De la Tyrannie/Des tyrannies anciennes, comparées aux tyrannies modernes

Traduction par Merget.
Molini (p. 89-93).

CHAPITRE NEUVIÈME.

Des tyrannies anciennes, comparées aux tyrannies modernes.


Les mêmes causes ont certainement, en tout temps et en tous lieux, avec très-peu de différence, produit les mêmes effets. Tous les peuples très-corrompus ont toujours été soumis à des tyrans, parmi lesquels il y en a eu de très-méchans, de méchans, de médiocres, et même de bons. Dans les temps modernes, les Caligula, les Néron, les Denis et les Phalaris, etc. sont très-rares ; et quand même ils naîtraient parmi nous, ils devraient se couvrir d’un masque tout différent. Les peuples modernes sont de beaucoup moins féroces que les peuples anciens ; il arrive de là que la férocité du tyran est toujours en proportion de celle des sujets qu’il gouverne.

Nos tyrannies, en outre, diffèrent beaucoup des anciennes, quoique la milice en ait été également le nerf, la raison et la base. Je ne crois pas que la différence que je vais rapporter ait été observée jusqu’ici. Presque toutes les anciennes tyrannies, et principalement la tyrannie impériale des Romains, naquirent et se maintinrent par le moyen de la force militaire, établie sans le moindre respect, sur la ruine totale de toute puissance antérieure, civile et légale. Les tyrannies modernes, au contraire, se sont élevées en Europe, et se sont corroborées par le moyen d’un pouvoir militaire et violent, mais qui semblait sortir, pour ainsi dire, d’un pouvoir civil et légal qui se trouvait déjà établi chez ces peuples. Les motifs de défense contre un autre état en étaient les prétextes plausibles ; la conséquence en devenait plus sourdement tyrannique que chez les anciens ; mais elle est restée aussi plus funeste et plus durable, parce qu’elle se cachait, en tout, sous le vêtement idéal d’une puissance civile et légitime.

Les Romains étaient élevés au milieu du sang ; leurs cruels spectacles qui, dans les temps de la république, les rendaient vertueusement féroces, ne les rendirent pas moins sanguinaires lorsqu’ils eurent cessé d’être libres. Néron, Caligula, etc. etc., massacrèrent leurs mères, leurs femmes, leurs frères et quiconque leur déplaisait ; mais aussi Caligula, Néron et leurs semblables, ne moururent que par le fer. Nos tyrans ne tuent jamais ouvertement leurs parens, rarement ils versent, sans nécessité, le sang de leurs sujets, si ce n’est avec les formes de la justice ; mais aussi nos tyrans meurent toujours dans leur lit.

Je ne nierai pas que la religion chrétienne n’ait contribué beaucoup à adoucir les mœurs générales, quoique depuis Constantin jusqu’à Charles VI, on puisse lire tant de traits d’une férocité basse, stupide et ignorante dans l’histoire des peuples de ces temps intermédiaires ; que, certes, ils ne méritaient pas qu’on l’écrivît. Néanmoins, on doit attribuer en partie à l’influence de la religion chrétienne cet adoucissement universel des mœurs, cette urbanité sous une tyrannie diversement modifiée. La plupart du temps ignorant et superstitieux, et toujours lâche, le tyran se confesse comme les autres ; et quoiqu’il reçoive toujours l’absolution des vexations, des injustices qu’il fait éprouver à ses sujets, il ne serait peut-être pas absous s’il venait à faire tuer sa mère ou ses frères, ou s’il faisait mettre à feu et à sang une de ses provinces ou de ses villes ; et dans ce cas, il n’obtiendrait cette absolution, qu’en rachetant à un prix excessif, et par sa soumission totale aux prêtres, l’énormité peu commune d’un tel crime.

Je laisse à celui qui voudra comparer les effets des tyrannies anciennes avec ceux des tyrannies modernes, le soin de décider si c’est un bien ou un mal, que les mœurs, en s’adoucissant, aient rendu les tyrannies moins féroces, mais en même-temps plus sûres et plus durables que les anciennes. Quant à moi, ne voulant en parler qu’en passant, je dirai que de nos jours un Néron peut naître difficilement, et exercer sa tyrannie ; mais que plus difficilement encore, il peut naître un Brutus pour servir le bien public de sa tête et de son bras.