De la Transformation des Chemins de fer

De la Transformation des Chemins de fer
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 424-450).
DE LA TRANSFORMATION
DES
CHEMINS DE FER

LE REGIME ACTUEL ET LE RENOUVELLEMENT DU MATERIEL.

Depuis la dernière exposition universelle, l’attention du public s’est portée sur divers systèmes plus ou moins ingénieux destinés à introduire des améliorations et en tout cas des modifications graves dans le matériel des chemins de fer. Les questions ainsi soulevées empruntent une importance particulière à une opinion trop répandue parmi nous : c’est que les chemins de fer, comptant déjà de longues années d’exploitation, doivent, à moins de ne plus offrir aucune garantie de sécurité, se trouver bientôt dans la nécessité de renouveler leur matériel, immense opération qui ne pourra que peser bien lourdement sur le revenu. Si une telle opinion était fondée, les nombreux intérêts engagés dans l’exploitation des chemins de fer seraient à de certaines époques gravement compromis. Fort heureusement l’erreur est manifeste; elle ne peut s’expliquer que par l’ignorance où l’on est trop généralement du régime de transformation continue qui maintient constamment le matériel de l’industrie des voies ferrées au niveau de toutes les exigences du progrès. Il n’est donc pas sans intérêt d’observer ce régime à l’œuvre, d’en constater les avantages démontrés par une longue expérience, et cela sans exclure aucunement la pensée d’accueillir les innovations utiles que peut comporter le grand service des chemins de fer en France. Nos explications feront comprendre comment ces administrations puissantes préviennent les dangers résultant de l’usure du matériel par une surveillance continue et une sorte de métamorphose incessante.

Le problème a dû effrayer les premiers constructeurs des voies ferrées, pour peu qu’ils en aient prévu le développement futur. Les difficultés d’application sont grandes en effet. Qu’on en juge par le réseau français, où l’on n’exploite encore que la moitié des lignes concédées ou projetées. Les lignes ouvertes comptent environ 10,000 kilomètres, offrant, avec les voies de garage et de service, une longueur développée de rails qui pourrait presque suffire à entourer le globe terrestre d’une double ceinture. Le poids correspondant ajouté à celui des engins nécessaires à l’exploitation peut représenter de 11 à 12 millions de tonnes, dont le transport sur mer exigerait près de trois mille vaisseaux de premier ordre. La voie est établie sur 30 millions de traverses en bois, cubant ensemble 41 millions de stères et découpées dans 2 millions de beaux arbres de haute futaie. Ces traverses ayant été renouvelées en moyenne deux fois depuis l’origine des chemins de fer, on voit qu’il en est résulté un déboisement de à millions de pieds d’arbres. Qu’on juge, d’après ces chiffres, combien il est urgent de reboiser notre territoire pour fournir au réseau bientôt complet les traverses, les poteaux télégraphiques et les pièces de toute nature qu’on remplace tous les six ans.

Sur les voies françaises en exploitation circulent 4,000 locomotives, dont la force motrice peut être évaluée à 120,000 chevaux ; 10,000 voitures contenant ensemble 350,000 voyageurs, et 80,000 wagons capables de transporter 600,000 tonnes de marchandises. Ces véhicules sont montés sur un nombre total de 200,000 paires de roues en fer. On connaît toute la gravité des accidens de chemins de fer et l’émotion qu’ils soulèvent dans le public. Pour les déterminer, il suffit de la rupture d’un rail ou de l’une des 200,000 paires de roues portant les véhicules. Pour chaque paire de rails de la voie, on compte en traverses, coussinets, attaches, éclisses, etc., cinquante-quatre pièces toutes importantes ; une locomotive en comprend environ quatre mille, dont beaucoup, en manquant, peuvent amener un refus de service qui désorganise le mouvement des trains pour vingt-quatre heures. Comment assurer dans un si vaste ensemble une régularité presque mathématique ? Comment entretenir, consolider, améliorer, renouveler le matériel, âme de ce service, suivant des exigences variables, en conservant aux actionnaires un bénéfice légitime ? Poser ces questions, c’est tracer le plan même de l’étude que nous essayons ici. On voudrait montrer d’abord comment s’établit un chemin de fer, puis comment il se conserve et se transforme au besoin dans son service. Ainsi création et exploitation, telles sont les deux périodes qui se présentent d’abord. Il en est une troisième qu’on peut appeler période d’innovation, où les compagnies sont invitées à entrer avec courage. Il ne semble plus que l’état actuel des chemins de fer corresponde au luxe, au comfort, à l’activité fiévreuse de notre époque, et l’on trace des programmes pleins de séduisantes promesses. Nous examinerons les principaux sans enthousiasme, sans esprit de dénigrement, et en homme du métier nous en étudierons les conséquences pratiques.


I

La première condition d’où dépendent la durée et la sécurité d’un matériel mécanique est l’excellence de la construction première, De là des soins dont le détail étonne dans la création d’un chemin de fer. L’ingénieur chargé d’une pareille tâche n’en est jamais à son début; éprouvé déjà dans des travaux de même sorte, son premier soin est d’aller étudier partout la dernière expression des progrès réalisés. Des bureaux d’études sont formés pour l’élaboration patiente des plans, et telle est la cause de ces longs délais qu’on remarque entre la concession d’une ligne et le commencement des travaux sur place.

Ces études embrassent trois branches : la voie et son matériel fixe; le matériel roulant, c’est-à-dire les locomotives, wagons et les engins accessoires; enfin l’exploitation, qui comprend le trafic commercial ainsi que le mouvement des trains et des gares. Le tout est relié par un service central, où sont gouvernés plus directement les intérêts de l’entreprise. A chacune de ces trois branches est affecté un personnel spécial et distinct. Il y a déjà un premier et utile contrôle dans l’antagonisme inévitable de ces sous-administrations, qui travaillent à un point de vue différent. Par exemple, le chef d’exploitation, attaché surtout, en dehors des questions d’art, à satisfaire aux exigences du public, qu’il est chargé d’appeler, demandera des voies larges, des gares spacieuses, des wagons splendides, des locomotives d’une extrême puissance. Préoccupés au contraire des lois mécaniques et des exigences économiques, les ingénieurs du matériel et de la voie combattront ce qu’il y a d’exagéré dans ces demandes. La discussion ne produit-elle pas l’accord entre ces services opposés, il y a, pour décider, l’administration centrale, puis le conseil supérieur des ponts et chaussées ou des mines, la commission ministérielle des chemins de fer avec le ministre : imposans aréopages auxquels sont soumis les projets, les tarifs, les plans et le tracé.

Le tracé surtout est l’objet de vives contestations, car aux intérêts de l’art viennent s’ajouter ceux des localités. Aussi s’élève-t-il bien des critiques. Il faudrait connaître toute l’étendue de la question, toutes les données du programme, tous les vœux formulés, toutes les statistiques recueillies, enfin toutes les lois techniques qu’on a dû mettre en balance, pour choisir, sinon une solution parfaite, du moins celle qui blesse le moins d’intérêts. Ce n’est point par un simple examen sur place qu’on peut juger un tracé, un emplacement de gare, un type adopté, un profil de voie. le public s’étonnera par exemple de la multiplicité des courbes, rampes, tunnels, et de ces viaducs d’une hardiesse inconnue aux Romains, lorsqu’il semblait si facile de porter la voie dans une plaine voisine ; mais il ne sait pas que des sondages ont révélé dans la plaine cette nature de sol mouvant où l’on ne parvient jamais à poser une voie solide, à moins de prodiguer les millions. Un viaduc, un tunnel frappent l’imagination sans doute, mais la découverte et le choix d’un tracé facile, économique et sans encombre, constituent un mérite plus sérieux, où des ingénieurs que chacun nomme ont trouvé leur gloire, car dans les applications mécaniques les solutions simples sont celles qui demandent le plus de recherches. Toutefois, dans le tracé d’un, chemin de fer, la solution simple n’est pas toujours la bonne. On en a une preuve dans le formidable tunnel qu’on perce si laborieusement sous le Mont-Cenis, au lieu de suivre, avec des courbes et des rampes impraticables, les sinuosités des vallées, où les avalanches sont d’ailleurs à redouter pendant une moitié de l’année. Sans multiplier les exemples, il suffira de reconnaître que si les ingénieurs n’ont pas le privilège d’éviter les erreurs, il y a dans le contrôle respectif d’une administration ramifiée en plusieurs branches, travaillant avec des préoccupations diverses, une première garantie de cette bonne étude des ; plans d’où résulteront pour un chemin de fer la durée et la sécurité.

Nous venons de parler du tracé. Pendant que l’ingénieur de la voie l’étudié sur les données du service de l’exploitation future, les plans des machines s’élaborent d’autre part chez l’ingénieur du matériel. Les plans discutés et adoptés par la compagnie, par l’administration supérieure, on arrive à la période d’exécution, dont la première phase est le choix des matières premières. Telle en est l’importance sur les chemins de fer, sujets à tant de fatigue, qu’on va les chercher parfois très loin, quand elles se trouvent cependant surplace, notamment la chaux, les cimens et la pierre de taille, les terres, les bois et les métaux.

Les terres employées à dresser les remblais pu chaussées doivent être choisies et classées. Autant que possible on écarte les argiles, que la pluie délaie, les sables pulvérulens, qui s’éboulent, et les tourbes, qui, en se comprimant comme l’éponge, fournissent une voie élastique où les oscillations sont insupportables. Telle est l’origine de ces amoncellemens de terres inutiles qu’on voit avec surprise le long de certains chemins de fer, et de ces emprunts qu’on laisse trop souvent à l’état de fondrières marécageuses. Quelque mauvaises que soient les terres sur place, il faut souvent les employer faute de mieux, et alors on a recours à des artifices intéressant Sous ces talus que suit l’œil indifférent du voyageur sont des pilotis ou des fascines qui fixent les terres; quelquefois un drainage fait écouler les eaux intérieures; les empierremens, les gazonnages, les plants d’arbres, ont aussi leur utilité comme moyen de consolidation.

Les bois sont à leur tour l’objet d’une réception à laquelle président des employés spéciaux dits forestiers. En les recueillant, ils étudient la nature, l’âge, la provenance, l’époque de la coupe, car ces conditions ont une grande influence sur la qualité. Les bois durs seront toujours préférés malgré l’élévation du prix. C’est à multiplier ces essences qu’on doit surtout s’attacher dans le reboisement. Si les bois durs font défaut, on durcit les bois tendres par divers procédés dits conservateurs. On connaît le système Boucherie et ceux qui introduisent mécaniquement entre les fibres ou pores du bois des matières bitumineuses ou salines, venant prendre la place de la substance aqueuse. C’est une opération intéressante, mais délicate, à surveiller de près, car le but peut être dépassé, le bois brûlé, altéré prématurément, privé de son élasticité naturelle.

De tous les matériaux, aucuns ne doivent être plus sévèrement choisis que les métaux entrant dans la fabrication des rails et la construction des machines. Le temps est passé où l’on croyait le fer toujours assez bon pour la voie. Les railways demandent aux métaux des propriétés si strictement requises, qu’on est souvent forcé de faire contribuer le globe entier aux fournitures. Les cuivres de Russie, les fers du Yorkshire, les aciers de Prusse et ceux qui proviennent de la cémentation[1] des fers de Suède doivent la préférence qui leur est accordée à un rare assemblage de toutes ces qualités.

Nous n’avons pas nommé la France parmi les nations privilégiées pour les matières premières de la mécanique ; elle possède cependant plusieurs usines qui défieront bientôt toute rivalité, pour peu qu’elles soient encouragées. Toutefois, malgré l’intérêt qui s’attache à l’industrie indigène, la nécessité d’avoir un matériel parfait nous oblige à demander à l’étranger ses produits d’élite, au moins à titre de comparaison. Le nouveau régime douanier a favorisé ces introductions, et l’on ne citerait guère de matériaux offrant de sérieuses garanties de durée qui n’aient été reçus à l’épreuve, quels qu’en fussent l’origine et le prix. En ce moment, c’est entre le fer et l’acier que la lutte est ouverte. La France, l’Angleterre, la Prusse surtout, ne cessent de fournir leur contingent à des expériences qui se suivent à grands frais, tant il importe que dans le matériel des chemins de fer on puisse compter sur des matériaux durables et d’une qualité constante.

Ces matériaux étant choisis et prêts à être convertis en organes mécaniques, il y a toute une école d’inventeurs qui, en prévision des ruptures, proposent de multiplier les organes additionnels. Si l’on interroge à ce sujet le praticien consommé, il répondra que chaque complication ajoute aux chances d’avaries, que ces palliatifs sont souvent plus à craindre que l’accident lui-même, et que, s’attaquant au mal dans son essence, la vraie loi de la sécurité est de donner aux machines le maximum de simplicité, en n’y introduisant que des organes si solides, si bien éprouvés, si judicieusement fabriqués, que les ruptures ne se produisent plus qu’à l’état d’exception très rare. Si attentif que soit l’homme, si grande que soit sa prudence, Dieu y a mis sa borne comme à tout ce qui est de son œuvre. Les machines ne peuvent donc pas être absolument garanties contre toute possibilité d’accident; mais, à force de prévoyance dans la construction, on en est venu à une perfection qu’on eût regardée comme un rêve au temps de Jacquard et de Vaucanson.

Le choix rigoureux des matières est le premier moyen d’arriver à cette perfection relative; il faut ensuite donner à ces matières la forme et les dimensions voulues pour une résistance à toute épreuve. Nos anciens traités de mécanique enseignaient que les matériaux ne doivent être soumis dans leur emploi qu’au sixième ou au dixième de leur point de rupture. Sur les chemins de fer, toute pièce qui, en cédant, pourrait causer un accident sérieux est parfois au-delà du vingtième de ce point de rupture, c’est-à-dire que pour la casser il faudrait développer vingt fois l’effort destructeur auquel la soumet son service, ou bien que, pouvant rompre sous une charge de 20 kilogrammes, on ne lui en fait porter qu’un seul qui ne la fatiguera jamais; mais, pour en arriver à ces déterminations, que d’études préalables ! que de probabilités à calculer ! Ah ! qu’on ne rie pas des cent pages d’équations que remplit tel mathématicien pour démontrer la meilleure forme d’un rail ou d’une roue ; qu’on ne s’étonne pas que tel savant demande avec tant de labeur à la nature le secret de ses formes toujours si judicieuses ! Malheureusement les difficultés de cette étude sont si grandes que souvent, à force de creuser la science, il vient une heure où l’on s’y perd, au moins pour quelque temps, au milieu des contradictions. C’est un grand danger ; c’est par ces incertitudes de la science que des catastrophes arrivent trop souvent, et, il faut bien le dire, la mécanique, ainsi que la chimie et la physique, dont elle s’inspire ; en est un peu là pour le moment. Que de théories admises hier sont aujourd’hui contestées ! Qu’est-ce que l’acier ? Les métaux changent-ils pu non de structure et de résistance avec le temps ? Que.de questions semblables dont il faut qu’au milieu de controverses passionnées la part soit faite par l’ingénieur dressant ses plans et choisissant les matériaux d’un chemin de fer !

Ces plans achevés, les matériaux choisis, les types adoptés, les proportions convenues, il reste à faire exécuter les terrassemens par un entrepreneur et les machines par un constructeur. Trop longtemps l’exécution de nos chemins de fer et de leur matériel fut confiée aux Anglais et aux Belges, qui nous avaient devancés dans cet art où maintenant on nous imite. La compagnie du Nord, la première, demanda tout à l’industrie française, et aussitôt se reproduisit l’élan industriel qui avait eu lieu en 1840 pour les constructions maritimes. Pendant que de grandes entreprises de terrassemens s’organisaient, il s’élevait à Paris, au Creusot, en Flandre, en Alsace des ateliers qui ne le cédaient en rien aux célèbres fabriques de Manchester, de Liège et de Berlin, Aujourd’hui nous avons en France cinq constructeurs pouvant fournir annuellement quatre cents locomotives, dix grandes fabriques de wagons, seize principales forges ou fonderies de premier ordre et un nombre considérable d’usines spéciales en tout genre.

Nous disons spéciales, car n’est pas appelé qui veut à construire le matériel des chemins de fer. Pourquoi l’exclusion ? Elle est blâmable, sans doute, quand elle vient de la faveur ou du parti-pris, de l’esprit de corps ou du monopole ; mais elle s’explique, ici par la nécessité de ne confier qu’à des maisons éprouvées la création d’une œuvre où les erreurs ont de si terribles conséquences. La loyauté et le savoir vulgaire ne suffisent pas : il faut un système arrêté de travail, un outillage adapté à chaque détail et des soins incessans ; il faut, en un mot, ce qu’on nomme une spécialité. On est devenu d’une singulière exigence dans les constructions, et l’on a raison ; la mécanique est maintenant un art où l’on n’accepte plus l’œuvre grossière des anciens charrons.

Comment s’élever enfin à la perfection voulue pour tous ces organes se comptant par milliers, dont chacun passe par tant de mains, du fondeur à l’affineur, puis au forgeron, d’où il arrive successivement au traceur, aux ajusteurs, enfin aux monteurs? — Il y a pour cela deux garanties de sécurité : d’abord les types de pièces se réduisent au moindre nombre possible; chaque pièce se fait avec précision sur un outil réglé une fois pour toutes, et d’après une matrice ou modèle aciéré que l’ouvrier ne peut limer pour l’altérer; puis on la vérifie d’un seul coup de main avec un instrument analogue, nommé, jauge ou gabarit, qui doit s’y rapporter exactement. L’autre garantie, c’est que le travail est combiné de manière à fournir un contrôle respectif des ouvriers malgré eux, en sorte que l’action de l’un vient révéler à temps la négligence de l’autre. Il y a des usines, où le métal des roues et essieux se choisit à la main, morceau par morceau; il y a une aciérie où le chef lui-même fait le triage des lingots. Dans un bon atelier, aucune pièce n’est livrée sans avoir été reçue, éprouvée, vue pour ainsi dire à la loupe par plusieurs hommes spéciaux qui se complètent. La supériorité de certaines usines d’Angleterre et d’Allemagne a souvent appelé l’attention de la France. Nous-même, chargé d’une mission spéciale, avons visité les usines d’outre-Manche, tandis que d’autres explorations se poursuivaient en Allemagne, où l’industrie métallurgique fait des progrès plus remarquables encore peut-être qu’en Angleterre. Nous avons pu reconnaître que les usines les plus célèbres de l’Angleterre ne devaient leur supériorité ni à des secrets impénétrables, ni à des conditions purement locales. Le triage minutieux des matières, le rebut sévère des pièces imparfaites, voilà ce qui explique l’importance des grandes fabriques du Yorkshire, de Manchester, de Glasgow : voilà ce qui assurera quelque jour aussi la supériorité à nos usines françaises.


II

Quand la voie est terminée, quand le matériel est sorti de l’atelier, surviennent de longs essais et même des épreuves, dites à outrance, qui en font bien vite apprécier les qualités et les ressources. Prenons pour exemple la locomotive. Elle a été éprouvée à froid, puis à chaud; l’agent de l’autorité administrative a contrôlé les proportions réglementaires, poinçonné les réservoirs de vapeur et les appareils de sûreté. L’inspecteur de la compagnie, qui a vu fabriquer la machine pièce à pièce et qui connaît les côtés douteux à surveiller, fait ensuite allumer le foyer ; il monte sur la plate-forme ; avec lui sont un mécanicien d’élite, le contre-maître des ateliers, l’ingénieur de l’état qui délivrera le permis de service. On fait un voyage à blanc, c’est-à-dire sans charge utile remorquée. La vitesse et l’effort de traction sont poussés dans des essais successifs au-delà des limites de régime. Tout ayant bien marché, la machine est admise à faire le service des gares et de la banlieue, en restant sous les yeux des chefs de la compagnie. Au terme de ce noviciat, et après la révision des défectuosités inévitables qui avaient échappé, elle entre dans le service courant. Des mesures analogues sont appliquées, suivant le degré d’importance, à toutes les pièces du matériel.

Quelque parfait que soit un matériel mécanique mis en activité après tant de soins, il se fatigue bientôt en raison du travail. Un navire à la fin d’une campagne, une batterie d’artillerie qui revient d’expédition, une locomotive après six mois de parcours, sont en triste état ; l’usure parvenue à un certain degré dégénère vite en délabrement, et alors disparaît la sécurité. Nulle part l’usure n’est aussi rapide que sur les chemins de fer, où les organes, réduits au minimum de poids et de volume, sont animés d’une très grande vitesse ; mais les ressources de réparation immédiate, dont ne peuvent disposer ni la marine ni l’artillerie, les chemins de fer les possèdent dans des ateliers disséminés le long de la voie, de telle sorte qu’on peut arrêter les avaries au début, — soit sur place, durant le trajet même, sans autre inconvénient qu’un léger retard, soit en changeant de machine à la station la plus rapprochée, où tout a été préparé au premier avis transmis par le télégraphe.

Ce n’est pas assez : il faut combattre jusqu’au principe des avaries. On n’attend donc pas que le matériel refuse son service : quand il a fait un parcours donné, et que l’on peut craindre que l’usure ne dégénère en délabrement, le matériel rentre aux ateliers pour être soumis au moins à l’inspection. Afin de déterminer ces époques de retrait de service, les compagnies dressent une statistique, qui constitue l’un des plus curieux élémens de la science de l’exploitation. La statistique des chemins de fer a été l’objet de quelques critiques. On a condamné les complications administratives qu’elle entraîne ; on a même dit qu’elle fournit des données contradictoires. C’est qu’alors elle s’est attachée trop exclusivement aux faits matériels, sans tenir compte des circonstances locales qu’une statistique bien dressée doit enregistrer, car dans l’application, loin que tout soit absolu comme en mathématiques, où l’on ne voit qu’un problème abstrait, il y a toujours des lois diverses à coordonner suivant les temps et les lieux. Il s’agit par exemple de deux types de machines : pour chacun, la statistique enregistrera non-seulement le. parcours respectif, mais la nature des matériaux, les consommations, les localités et les charges de service. S’il faut absolument comparer les deux types, on égalisera toutes ces circonstances; mais dans la pratique on aura soin de ramener le service à des conditions moyennes qui permettent l’emploi de tous les types, dont on réduit d’ailleurs le nombre. La statistique est alors très simple : il ne reste à inscrire que peu de chiffres en des colonnes de tableaux préparés. Hors de ce système, on est réduit au hasard, aux impressions de chacun; mais dans un grand ensemble administratif il faut marcher d’un pas sûr à travers toutes les opinions, et ne pas regarder comme superflus les rouages et les dépenses qui traduisent la vérité en chiffres péremptoires.

Voilà donc comment, au milieu de détails infinis, le directeur d’un railway peut suivre son matériel; il ouvre son registre, et d’un coup d’œil il en saisit l’histoire. Les roues par exemple, qui se comptent par milliers sur une grande ligne, les essieux, dont la rupture est si dangereuse, ont leur numéro et leur marque de série; la provenance, les particularités de fabrication, le genre et le degré de surveillance à exercer, le service, sont indiqués sur le registre de statistique. On y inscrit chaque mois le parcours fourni en addition au parcours antérieur. Quand le total s’élève, on s’inquiète, on prescrit un redoublement de surveillance. Avant même que des avaries surviennent, on fait des épreuves sur quelques spécimens de la série; s’il y a lieu, on en opère d’emblée le retrait général, et les vieilles roues retournent aux forges, où elles sont converties en fer neuf. Tout au plus on achève de les utiliser dans le transport des marchandises ou dans les gares, là en un mot où les accidens, s’ils arrivaient, ne menacent aucune vie. La statistique fait-elle reconnaître que le service des roues rentrées en réparation a été de courte durée, c’est un avertissement dont on se hâte de profiter, soit pour opérer le retrait de la série plus tôt que de coutume, soit pour modifier la fabrication des roues à venir.

Pendant que l’ingénieur se livre à ces études dans son cabinet, les roues en service sont l’objet d’une surveillance continue sur la voie même. On a pu remarquer en voyageant sur les chemins de fer un ouvrier à l’œil intelligent qui, aux stations principales, va frapper d’un marteau chaque roue du train. Ce visiteur reconnaît, au son rendu par le métal, si la roue est saine ou si un bruit de cloche fêlée accuse des lésions. Il inspecte de même les ressorts, attelages ou autres pièces importantes. On n’imaginerait pas quelle finesse acquièrent ses sens pour juger des altérations. S’il découvre le plus léger indice d’avarie, il fait changer le véhicule, ou transmet du moins l’avis de suivre au visiteur voisin. Grâce à ce contrôle combiné, les accidens provenant des roues sont presque inconnus, et nous pouvons sans témérité nous confier à ces grêles engins qui, dans leur parcours de Paris à Lyon, ont tourné cent soixante-dix mille fois.

Afin de n’être jamais prises au dépourvu et de pouvoir éliminer sans retard les roues douteuses, les compagnies ont toujours un grand approvisionnement, un parc à roues, où sur un vaste espace celles-ci sont alignées et classées en plusieurs lots, selon le degré de confiance que mérite la fabrication ; on y puise selon les besoins du service. Ainsi en est-il des divers organes du matériel, pour lesquels il existe des magasins généralement peu connus. On visite volontiers les ateliers, les dépôts de locomotives ; trop rarement on étudie les magasins de chemins de fer.

Comme les roues, les tubes de chaudières sont des pièces de détail qui, par le nombre et l’importance, ont dû faire l’objet d’une organisation curieuse. On sait que, pour multiplier sous un volume réduit la surface de chauffe des chaudières de locomotive, on fait passer la flamme du foyer dans un faisceau de tubes en cuivre traversant un gros cylindre contenant l’eau à vaporiser. Une locomotive a en moyenne 200 tubes offrant une surface de 100 mètres carrés sous moins de 5 mètres cubes. Une grande compagnie possède environ 500 locomotives ; ce sont donc 100,000 tubes dont il faut prendre soin.

L’explosion d’un tube n’est pas un accident de nature à menacer les voyageurs ; mais elle paralyse la machine, et tout arrêt imprévu au milieu de la multiplicité des trains est une cause de désordre général. Les tubes sont minces ; ils s’usent vite et inégalement, on ne peut les visiter tant qu’ils sont en place dans la machine ; par conséquent la rupture de ces pièces causerait à l’exploitation de fréquens embarras, si une statistique appropriée ne faisait connaître le parcours au-delà duquel les tubes probablement fatigués doivent être changés. Quand ce parcours est terminé, la machine rentre aux ateliers ; on démonte la chaudière, les tubes sont lavés mécaniquement jusqu’au vif du métal, puis ils passent tour à tour sur une sorte de balance accusant la perte de poids que l’usure leur a fait subir. Une seconde vérification est nécessaire, car un tube peut encore posséder une bonne épaisseur générale et avoir des points faibles provenant d’une inégale usure. Chaque tube passe. donc sur une seconde machine où il subit une pression intérieure au moins double de la pression de service. Après ces deux épreuves, les tubes sont classés en plusieurs lots. Dans le premier sont ceux. équivalens à des tubes neufs ; dans les autres, et à différens degrés, sont les tubes solides encore, mais plus ou moins fatigués, qui n’ont pas besoin de durer plus que la machine où ils entrent.

Nous venons de parler des roues et des tubes ; Si une surveillance si active s’exerce sûr les pièces de détail, que sera-ce pour cet ensemble redoutable qu’on nomme une locomotive ! La complication de cette machine effraya si bien les premiers entrepreneurs de chemins de fer qu’ils firent longtemps la traction des trains de voyageurs avec des chevaux. Il y a peu de Lyonnais âgés de trente ans qui ne se rappellent comme un curieux souvenir d’enfance les deux berlines du chemin de fer de Saint-Étienne avec leurs trois chevaux landes au galop. On connaissait cependant les locomotives, et c’est même sur cette première ligne française qu’on vit apparaître la chaudière tubulaire, que venait d’inventer l’ingénieur Séguin ; mais on n’appliquait la locomotive qu’aux trains de marchandises. Comment eût-on alors accueilli l’illustre Crampton et sa machine parcourant 80 kilomètres à l’heure ?

Il est ensuite une pratique trop rarement appliquée en industrie, et à laquelle les ingénieurs de chemin de fer attachent essentiellement les garanties de sécurité et d’entretien économique. Nous avons dit que les organes d’une machine sont toujours construits en vue d’un travail supérieur à l’effort normal ; de même on ne fait produire à l’ensemble qu’une fraction de la puissance dont il est doué. Une locomotive est une machine à vapeur de 200 à 600 chevaux ; les deux tiers au plus de la force sont développés dans la remorqué ordinaire d’un train. Il y a deux raisons pour ne pas dépasser cette limite : la première est que pour prolonger l’existence d’un moteur il faut en ménager les forces, la seconde qu’une machine doit toujours avoir en réserve la puissance voulue pour parer aux éventualités, aux pertes de temps, aux surcharges de trains, aux vices de viabilité, en un mot à tous les accidens qui causent des retards, toujours graves dans un service où les trains se suivent parfois à cinq minutes d’intervalle.

Trop souvent dans l’industrie, contrairement à cette sage coutume des chemins de fer, on emploie sans réserve la puissance maxima des moteurs ; c’est une grande faute dont peut souffrir l’intérêt public. La machine trop faible est forcée pour fournir aux besoins imprévus ; raisonnant comme l’avare, on s’est dit que là où il y avait pour 8 chevaux, il y en aurait bien pour 10. Nous avons même vu à l’œuvre une machine de 35 chevaux à qui on en faisait produire 57. Il s’ensuit une incommodité actuelle et un danger à venir. L’incommodité est dans les torrens de fumée que vomit le fourneau trop petit pour la masse de combustible engouffrée. Le danger à venir des machines forcées est celui des ruptures. Or rompre, pour une machine à vapeur, c’est faire explosion, c’est projeter à grande distance des masses de plusieurs centaines de kilos. On ne compte pas dix explosions de locomotives depuis l’origine des chemins de fer, et presque toutes ont été produites par des vices de construction ou des imprudences manifestes. D’où vient dans l’emploi de la plus brutale des machines à vapeur cette sécurité relative? De la loi qu’on s’est imposée de ne la faire travailler qu’en ménageant ses forces, de ne jamais attendre qu’elle succombât à la fatigue, de l’entretenir toujours en bon état, grâce aux chômages périodiques pendant lesquels elle rentre en réfection.

La détermination de ces chômages est un des points les plus délicats de la science de l’exploitation des chemins de fer : d’abord elle dépend des circonstances locales et doit varier avec elles; ensuite il y a beaucoup de degrés entre le délabrement et l’usure acceptable. Si l’on approche trop du premier, la réparation est dispendieuse et peut équivaloir à une reconstruction totale. Si les machines chôment trop tôt, la perte des services qu’elles pourraient rendre encore nécessite un trop grand nombre de machines supplémentaires. Il y a donc tendance à prolonger le service autant que possible. De 12,000 kilomètres qu’il atteignait à peine à l’origine, le parcours moyen des locomotives s’est élevé à 25,000 et même à 30,000 kilomètres, grâce aux progrès de toute nature qui ont été réalisés sans rien ôter aux conditions de sécurité et d’économie. Il est manifeste que les accidens imputables au matériel sont de plus en plus rares; quant à l’économie, il suffira de dire que, suri franc environ que coûte la traction par kilomètre, on compte au plus 35 centimes pour l’entretien de la locomotive et du tender.

Telles sont les mesures administratives par lesquelles un directeur maintient, relativement à peu de frais, son matériel en bon état permanent, et prévient le danger du délabrement. Ces mesures ont besoin d’être complétées dans le service actif. Prenons encore ici les locomotives pour exemple. A chacune d’elles sont attachés deux employés qui la suivent et la connaissent à fond : ce sont le mécanicien et son chauffeur ou plutôt son aide, son compagnon, un mécanicien en second, qui deviendra chef à son tour. Ce sont des hommes choisis, robustes, doués de sang-froid et de courage, d’initiative et de résolution, d’une bonne vue pour plonger au loin sur la voie, d’une oreille fine pour saisir le claquement des articulations détraquées, d’un odorat délicat pour sentir la graisse brûlée entre les parties frottantes qui chauffent, grippent, se détruisent et menacent de rompre. Cette classe d’hommes est vraiment intéressante. Nous parlions de leur courage. Que de fois nous les avons vus affronter le péril pour sauver leur train et rester à leur poste avec la perspective de la mort! Quel dur métier est le leur aux jours de pluie, de neige, de grand froid et même en été, quand, ruisselans de sueur, ils subissent le violent courant d’air qui résulte de la marche rapide ! Voyez-les, ces beaux hommes si gais et si robustes, après quinze ans de service! S’ils ne sont pas perclus de rhumatismes, leurs yeux, irrités par le vent et la poussière, souffrent de vives inflammations; leurs jambes tremblent affaiblies par les trépidations de la machine. Et cependant peu de métiers sont aussi recherchés que le leur par les ouvriers d’élite, ce qui permet un choix sévère. Les postulans entrent d’abord aux ateliers, deviennent d’habiles ajusteurs, se familiarisent pendant deux ans avec les machines. Ils subissent ensuite un examen et deviennent aides ou chauffeurs autorisés par un brevet à monter sur les machines, d’abord dans les gares, puis sur la ligne. Admis au titre de mécanicien, ils s’élèvent de classe en classe, avec un avancement qui encourage leur émulation, jusqu’au grade de chef de dépôt. Chauffeurs de dernier ordre, ils avaient 1,200 francs de traitement; ils en ont 4,000 comme mécaniciens de première classe. En outre il leur est alloué des primes qui peuvent augmenter ce traitement fixe d’un tiers, mais qui se combinent avec des amendes et des mises à l’ordre du jour. A chaque machine il est attribué une consommation donnée de combustible, graisse, etc.; une partie de la quantité économisée est pour le mécanicien, sous la condition que tout aura bien fonctionne, car il ne faut pas que le service souffre de l’économie. Si l’allocation est dépassée, le mécanicien en tient compte à la compagnie. Telle est l’émulation qui s’est établie entre les divers mécaniciens que sur une de nos lignes la consommation du coke est descendue, en trois ans, de 14 à 6 kilogrammes par kilomètre.

Il y a aussi les primes pour l’arrivée exacte aux heures réglementaires, pour le mécanicien qui gravit les rampes sans prendre le secours facultatif des machines de renfort, pour celui dont la machine bien gouvernée dépasse le parcours moyen et retarde le chômage périodique, pour ceux enfin dont la conduite honorable n’a fait l’objet d’aucun rapport. D’autre part, il y a les amendes (au profit de la caisse des malades) pour l’irrégularité de marche, pour l’excès de vitesse, pour les retards non justifiés, pour réchauffement des pièces frottantes, la dépression du niveau d’eau dans la chaudière, etc.. Quant aux fautes graves, telles qu’un accident, l’ivresse, la désertion du poste, elles ne peuvent se renouveler, parce qu’elles sont immédiatement l’objet de la mise à pied ou du renvoi, sans préjudice de la répression légale.

Aux soins dont la machine est l’objet de la part du mécanicien et de son compagnon vient s’ajouter, aux stations, la surveillance, d’une multitude d’employés spéciaux. D’abord il y a le chauffeur de gare, qui prépare la machine, pendant une heure au moins avant son service, en attendant la venue du mécanicien. Celui-ci et son aide complètent la préparation. Le chef du dépôt (relais où remisent les machines) préside en personne à tous ces travaux, Sur la voie, il y a les inspecteurs faisant leur visite à l’improviste, et les chefs des dépôts intermédiaires, dont la présence est obligée à; chaque passage de train. A l’arrivée, la machine passe pièce à pièce aux mains des nettoyeurs, puis, s’il y a lieu, des ouvriers mouleurs. En résumé, vingt personnes au moins ont inspecté minutieusement le matériel dans un parcours de 500 kilomètres.

Afin que les inspections principales au départ et à l’arrivée soient sérieuses et non superficielles, un délai de plusieurs heures s’écoule toujours entre deux services : la machine qui part le matin de Paris pour Épernay n’en reviendra que le soir, et le mécanicien reposé portera sans peine dans son travail cette attention de tous les instans qui est la première garantie de sécurité. Le repos quotidien ne suffit pas : chaque semaine, la machine reste au moins deux jours au dépôt, pendant lesquels on procède à des visites et à des nettoyages à fond, ainsi qu’au réglage général.

On peut maintenant comprendre comment il est possible d’entretenir et de transformer le matériel des chemins de fer relativement À peu de frais, et comment se trouve résolu le problème de la sécurité au milieu de tant de détails dangereux dès qu’il y a fatigue, usure ou avarie. Des soins extraordinaires et le contrôle dans la création primitive, une inspection continuelle pendant le service, une réparation de tous les jours, la préoccupation constante de ne point abuser du matériel et de ne pas lui demander toute la force qu’il possède, des chômages périodiques précédant l’époque où l’usure peut dégénérer en délabrement: tels sont les moyens consacrés par l’expérience. La conclusion est que le matériel dure indéfiniment, que ses élémens se renouvellent chaque jour, que la dépense est une charge quotidienne qui a commencé presque avec l’exploitation. Avec la réfection périodique se font les changemens qu’indique le progrès sans charge nouvelle. En remplaçant un organe, on lui fait revêtir la dernière expression de l’art, et, comme ce renouvellement n’est que trop rapide, il est rare que le génie des inventeurs soit en avance. La voie a déjà été refaite plusieurs fois; les vieux rails sont retournés aux forges, qui en ont rendu d’autres plus forts et de meilleure forme pour porter les grosses locomotives nouvelles. Celles-ci ont renvoyé les petites machines d’autrefois sur les embranchemens secondaires, lorsqu’elles ne se sont pas fortifiées elles-mêmes à mesure qu’elles rentraient aux ateliers. Les unes ont reçu de grandes roues, à d’autres on a remplacé les cylindres usés par des cylindres plus forts; ici les organes ont été consolidés pour un plus rude service; là, en démontant la chaudière pour la visite périodique, on lui a donné plus de puissance vaporisatrice. Les compagnies emploient encore une bonne partie de leur matériel d’origine parfois sans doute bien éloignée de sa première forme; mais il y a des locomotives qui atteignent près de 800,000 kilomètres de parcours ayant leurs organes fondamentaux des premiers temps et toutes les qualités d’une machine neuve.

Il est encore intéressant d’étudier comment on utilise les élémens épars du matériel en dissolution jusqu’à cette perte finale qui est la loi de la nature : rien ne se perd, tout se recueille, parce que, dans un grand ensemble, les plus minces détails réunis forment de grosses masses. Le vieux métal retourne aux forges et aux fonderies; les rognures de fer, les tournures de fonte sont recherchées par les aciéristes; les débris du combustible, mêlés à du goudron, se moulent en briquettes ; les traverses en bois qui ne peuvent plus porter les rails se découpent sur une curieuse machine, et deviennent les coins fixant ces rails dans leurs agrafes; les débris forment des fagots précieux pour l’allumage des locomotives.

En somme, il n’y a vraiment que deux cas où le matériel est condamné à un rebut définitif, au dépeçage et au remplacement total : premièrement quand il y a eu vice radical de système ou d’exécution, secondement quand par accident il y a destruction générale rendant la réparation plus coûteuse que l’acquisition d’un matériel neuf. Alors il peut y avoir désastre. Ainsi périssent des entreprises mal commencées, mal conduites; ainsi éclate trop souvent l’imprudence de certains industriels qui fondent à la hâte sans garantie de durée.

Quant aux accidens de chemins de fer, ils émeuvent beaucoup le public, cela se conçoit. De cruelles accusations poursuivent alors les compagnies, auxquelles on ne reproche rien moins que l’insouciance pour la vie humaine. Si l’on savait ce qu’il en coûte de pertes matérielles après la douleur d’avoir fait des victimes, on comprendrait en quel souci ne cesse d’être un directeur pour la sécurité des trains. Essayons de donner quelques chiffres : il ne faut pas une collision bien terrible pour détruire presque en entier les deux locomotives qui s’abordent, et dont le prix varie de 65,000 à 120,000 francs, plus une dizaine de wagons coûtant en moyenne 6,000 francs. En ajoutant les frais de réfection de la voie, la réquisition du demi-bataillon d’hommes de corvée pour rétablir toutes choses, les indemnités, amendes, procès, etc., le coût total d’un accident médiocre atteindra près d’un demi-million.

En somme, si on consulte la statistique, on ne compte pas plus d’une victime sur sept millions de voyageurs en chemin de fer. Lorsque les rapports officiels enregistrent à peine vingt blessés dans la collision d’un train de deux cents voyageurs, on crie presque au mensonge; il est certain que les gens du métier eux-mêmes ont peine à s’expliquer tant de miracles de préservation. Quels ressorts la nature met-elle donc en jeu à ce moment? Ce n’est point ici le lieu d’insister sur les singuliers phénomènes qui se produisent dans les accidens de chemin de fer : notre tâche était de démontrer comment tout était constitué dans le service courant pour conserver et renouveler le matériel sans grever l’avenir.


III

Pendant les deux périodes qu’on vient de décrire, — les périodes de création et d’exploitation, — les chemins de fer, on l’a vu, sont soumis à des exigences bien variées; et cependant, pour se rendre entièrement compte de la situation qui leur est faite, il faut encore parler des difficultés de l’avenir. Ces difficultés sont de telle nature que l’industrie même peut se voir condamnée à disparaître devant la mise en pratique d’un mode de transport supérieur. L’invention de ce mode nouveau est dans les droits de l’humanité. Les chemins de fer ont remplacé les diligences et les bateaux à vapeur; qui sait à quel système plus ingénieux et plus hardi ils devront eux-mêmes céder la place? Les aéronautes nous font espérer les routes du ciel, des ingénieurs annoncent aux anciennes voies de terre des locomoteurs qui n’auront plus besoin de rails ni de monopole. Sans vouloir nier ni discuter ces promesses, nous ferons quelques remarques sur les améliorations qui auraient pour but non de supprimer les chemins de fer, mais d’en accroître la puissance. Les réformes projetées doivent satisfaire à des vœux qu’il est facile de résumer en quelques mots : plus de vitesse, plus de comfortable! Tel est le double but qu’on veut atteindre par diverses innovations proposées. Quelle en est donc la valeur pratique?

Écartons d’abord cette objection que les chemins de fer sont assez riches pour tout oser en vue du progrès. Les chemins de fer ne sont pas tenus à moins de prudence que toute autre grande industrie en matière de réformes, surtout en présence de la création prochaine des voies dites du troisième réseau, dont l’avenir n’est pas bien connu. Un autre point capital, c’est que les chemins de fer existent avec un type qu’on pouvait peut-être mieux choisir à l’origine, mais qui est adopté partout, et constitue un réseau commun où le temps a tout coordonné, tout associé. On sait quelle est l’effroyable complication de ces rouages mécaniques et administratifs en personnes et en choses. Chaque détail est solidaire de la masse, un seul mouvement qui s’arrête peut être un principe de désorganisation générale. Combien donc faut-il prendre garde de toucher à ce redoutable ensemble ! Que d’inventeurs ont cru ne modifier qu’un détail et ont reconnu que, de proche en proche, ils finissaient par tout bouleverser! Or bouleverser un chemin de fer, c’est mettre en péril les milliers de voyageurs qui parcourent quotidiennement le réseau, c’est troubler les affaires publiques, qui reposent sur la régularité des transports.

Il y a plus, la condition première des voies ferrées, comme de toutes autres voies, est l’unité, la viabilité commune, en sorte qu’un négociant puisse expédier, sans rompre charge et sans souci pour la route, ses marchandises d’un bout à l’autre de la France ou même du continent. À cette condition seule, les chemins de fer peuvent remplacer l’admirable système des anciennes routes de terre. C’est le malheur de nos voies navigables d’offrir partout des différences et des entraves de viabilité : aussi le service y est-il relativement très borné. La nécessité de conserver dans les dispositions fondamentales l’unité de type qui assure la viabilité commune est le principal obstacle à bien des innovations; il y a un profil, un écartement de roues, une distance d’attelage, un poids déterminé, qu’il faut respecter. On comprendra ainsi pourquoi les inventeurs sont parfois accueillis avec réserve par les compagnies, et pourquoi des innovations dont le but semble séduisant tardent à se produire.

Les chemins de fer sont-ils donc condamnés à l’immobilité? Non, car ils sont loin de la perfection : il arrive encore des catastrophes désolantes, les charges d’exploitation sont lourdes, les rouages administratifs compliqués, les tarifs élevés; les relations commerciales demandent plus de célérité, nos habitudes modernes exigent plus de bien-être pour les voyageurs; en un mot, beaucoup de besoins raisonnables demandent à être satisfaits. Qui sait mieux que les hommes d’expérience combien l’état actuel laisse encore place aux progrès et aux réformes? Le temps n’a cependant pas cessé d’en amener. On le reconnaît en comparant deux locomotives, deux wagons construits à dix ans de distance. Et de ce que la voie se compose toujours de deux bandes de fer sur traverses de bois, il n’en faut pas conclure que les lignes de Lyon ou de Nantes sont copiées sur le premier chemin de fer de Versailles.

Veut-on quelques exemples d’innovations récentes? Le télégraphe électrique a fourni aux gares un moyen instantané d’échanger leurs avis pour l’expédition des trains. C’est une révolution dont les avantages sont constatés. En même temps la voie a été couverte de signaux de toute nature, pour le jour, la nuit, le brouillard, les arrêts forcés, le passage des tunnels et des tranchées en courbes, l’approche des stations et des chemins traversant la voie à niveau. Plusieurs de ces appareils ont été rendus automoteurs, c’est-à-dire agissant d’eux-mêmes mécaniquement en dehors du concours du surveillant, à son défaut même et à grande distance. Des freins, des tampons de chocs et des appareils de sûreté de toute espèce ont été appliqués, ou au moins essayés, en nombre incalculable.

La puissance de parcours des machines et l’économie d’entretien ont fait d’immenses progrès malgré des difficultés nouvelles. On changeait autrefois de locomotive pour aller de Paris à Orléans. On n’en change aujourd’hui que trois fois pour aller de Paris à Strasbourg. Des locomotives puissantes ont permis de transporter des marchandises à raison de 4 centimes par tonne et par kilomètre à des conditions rénumératrices. On a vu apparaître la locomotive Engerth et ses nombreux dérivés. Des locomotives express combinées avec des proportions nouvelles des véhicules ont imprimé des vitesses de 80 kilomètres à l’heure dans des conditions satisfaisantes de stabilité. La locomotive Crampton est entrée dans le service des lignes françaises.

Les véhicules ont été agrandis en tous sens et garnis beaucoup au de la des prescriptions réglementaires. Par la substitution de la tôle au bois, on va les évaser encore de 5 centimètres. La voiture de première classe est reconnue excellente, celle de seconde beaucoup meilleure qu’autrefois. Le wagon de troisième classe est clos, couvert, vitré, propre; nous sommes bien loin des anciens tombereaux, sans banc ni toiture, qui n’ont pas disparu partout à l’étranger. Les wagons à chevaux, qui offrent encore prise à la critique, sont cependant plus rationnels qu’autrefois. Pour les voyages de luxe, il y a non-seulement les coupés, mais les voitures-salons et les compartimens à lit qu’il suffit de demander un peu à l’avance. Il y a enfin les appartemens roulans pour l’empereur : presque tous les souverains en ont demandé de semblables à nos artistes français; les ateliers du chemin de fer de l’Est seuls ont construit ceux de la Russie, de la Hollande et de l’Espagne. Mentionnons encore les beaux bureaux ambulans pour la poste, les voitures pour les malades, etc. On a réservé un compartiment pour les dames seules; les marchepieds où circulent les surveillans ont été améliorés; ces agens ont été installés dans des guérites vitrées, d’où ils peuvent voir les signaux de détresse. Une cloche ou un sifflet mis à côté du mécanicien avec une longue corde arrivant dans le premier wagon permet au chef de train d’avertir le conducteur de la machine en cas de besoin.

Dans les locomotives, on emploie sans trop d’inconvéniens, et avec une grande économie, la houille crue au lieu du coke. Les pompes dites alimentaires qui fournissaient l’eau à la chaudière ont fait place à l’injecteur-Gîffard, qui offre beaucoup plus de ressources et de sécurité. A l’aide d’appareils du genre des bascules à peser, ou règle sans tâtonnement, et dans les meilleures conditions de stabilité, la répartition de la charge sur les roues des véhicules. Des métaux nouveaux ont été introduits dans le matériel roulant et fixe, tels que l’acier et les alliages blancs, plus doux que le bronze proprement dit de cuivre et d’étain. Le fer même a été l’objet de tant d’études qu’on arrive presque à le produire à volonté avec les qualités les plus propres aux diverses applications qu’on en veut faire. Chacun a pu remarquer en voyageant combien il y a de types différens de machines. Sur la voie, on aurait à signaler non-seulement ces curieux ponts métalliques qui frappent la vue, mais une multitude de progrès importans sous des apparences modestes, tels que les éclisses, réunissant les bouts de rails en formant une voie non interrompue et les divers systèmes d’assainissement.

Les chemins de fer ont en définitive réalisé bien des progrès malgré le danger des innovations. Tous les pays y ont eu leur part. Nous avons nommé les locomotives de Crampton et d’Engerth. Décès deux ingénieurs, l’un est Anglais, l’autre Autrichien; l’aciériste Krupp est Prussien.

Le frein du curé, la boite à graisse du gendarme, sont des types classiques dont les noms seuls prouvent qu’on ne demande pas toujours aux inventions d’où elles viennent, mais ce qu’elles valent. Il y a des inventeurs éconduits sans doute ; mais que sont trop souvent les auteurs de ces projets qui séduisent le public par de si brillantes promesses? La vue d’un train qu’emporte sur les rails une locomotive est si saisissante que cette merveille surexcite beaucoup d’imaginations; mais, pour innover en industrie, il faut une vue bien large des conséquences de l’innovation et des plans où l’étude ait tout calculé : or voilà ce qui manque en général aux projets des inventeurs. Il est facile de prendre ce nom; mais il ne faudrait pas oublier que Papin, Watt, Lebon, Jacquard, Fulton, préludèrent à leurs découvertes en devenant d’abord des savans distingués, ou au moins les plus habiles praticiens de leur temps. Bien des inventions ne pèchent pas seulement par le défaut d’étude; elles rencontrent l’impossibilité créée par les lois mécaniques, le manque d’espace et la limite de charge, ou elles renouvellent des inconvéniens que l’expérience a révélés. Certains voyageurs demandent par exemple des voitures dont les compartimens communiquent comme en Suisse ou dans le Wurtemberg. Ces véhicules, aux nombreuses fenêtres latérales, sont assurément très agréables pour les voyages de jour; mais on y souffre d’intolérables courans d’air par l’ouverture des châssis dont dispose isolément la moitié des voyageurs. Ce sont de détestables voitures de nuit où l’on est à tout moment dérangé. En général, sur nos chemins de fer, on se dispute les coupés malgré la surtaxe, et les salons sont au, contraire peu demandés. Dans le principe, les voitures étaient communes, et ce n’est évidemment pas contre le gré du plus grand nombre de voyageurs qu’on les a compliquées par la multiplication de compartimens isolés.

Ici du moins il n’y a qu’une question de convenance publique et de goût local; mais il y a d’autres plaintes qui ne s’adressent plus seulement à la bonne volonté des compagnies. Les stations sont trop courtes, dit-on. C’est vrai; mais en ne prolongeant le temps d’arrêt que d’une seule minute, comme on compte 60 stations de Paris à Strasbourg, ce sera un retard total d’une heure sur un trajet déjà trop long. — Eh bien! continueront les voyageurs, dont il ne faut pas craindre d’écouter attentivement les objections, accordez-nous plus d’espace, et, pour ces trajets monotones qui n’ont plus les distractions des anciennes diligences, donnez-nous les voitures américaines, avec galeries, dortoirs, buffets, etc. — Ce matériel américain, trop peu connu, mériterait assurément d’être étudié, bien que les conditions de service soient tout autres; mais ce qui frappe à première vue, c’est qu’un train ainsi organisé pour deux cents voyageurs pèserait à peu près le double du poids actuel. Non-seulement les prix perçus devraient être plus élevés, car enfin il faut bien que le service des voyageurs, déjà si peu lucratif, couvre ses frais; mais la puissance des locomotives ferait défaut, dès qu’à la surcharge il faudrait joindre la grande vitesse essentielle à nos lignes françaises. Or cette puissance est étroitement limitée par la voie. Dans une manufacture, un moteur peut toujours en remplacer un trop faible; dans la marine; quand un navire ne suffit plus aux transports, on en construit un colossal, s’il le faut, comme le célèbre Great-Eastern; mais les chemins de fer sont moins favorisés : après des accroissemens successifs, les véhicules ont atteint l’évasement au-delà duquel ils n’auraient plus de stabilité, et l’organisme des locomotives semble aussi parvenu à sa limite. De temps à autre, un inventeur heureux trouve à augmenter d’un degré la puissance motrice; tous les ingénieurs s’y appliquent, peu y réussissent.

Élargissez la voie, diront ceux qui ne voient que les résultats. Cela n’est plus possible que par une refonte générale du réseau qui coûterait beaucoup plus que l’établissement primitif, car il faudrait refaire tous les travaux d’art et adjoindre des terrains qui ont parfois quintuplé de valeur. À l’origine, il y eut une grande lutte relativement à la largeur type de la voie. Deux écoles se personnifièrent en deux ingénieurs anglais, Brunel et Stephenson. Le premier donna sept pieds de large à la voie du Great-Western railway, avec un évasement correspondant aux voitures et aux chaudières. Les locomotives, bien plus puissantes que partout ailleurs, y sont loin d’être arrivées à leur limite extrême, et les véhicules ont une stabilité qui a permis d’atteindre couramment des vitesses de 100 kilomètres à l’heure. Et cependant, avec Stephenson, la presque universalité des économistes à préféré la voie réduite à cinq pieds, comme plus en rapport avec les frais à prévoir et les revenus à espérer, deux élémens qui doivent toujours se balancer dans Une entreprise. Tels sont tous les chemins de fer, sauf quelques exceptions qui constituent des lacunes et des lignes isolées dans le réseau, à moins qu’elles ne s’y rattachent par des artifices dispendieux, comme le Great-Western railway, où l’on a mis un troisième rail intermédiaire qui ramène la voie à l’écartement ordinaire.

Malgré les conséquences bien connues aujourd’hui de l’isolement, les ingénieurs viennent d’assigner une largeur inusitée aux lignes russes, espagnoles, portugaises et indiennes, tant le trafic des chemins de fer a dépassé les prévisions. L’avenir seul permettra de juger cette innovation. Quant aux lignes existantes, ce n’est plus que par degrés insensibles qu’elles peuvent s’élargir. A l’origine, les rails étaient écartés de 144 centimètres; on compte aujourd’hui 1 centimètre de plus. Il en sera sans doute de même dans quelques années, et avec le temps les ingénieurs seront un peu plus à l’aise pour donner au matériel les proportions qu’exige l’accélération des vitesses.

L’accélération des vitesses, voilà le progrès le plus ardemment désiré; nous en sommes venus à trouver les trains omnibus insupportables. Aussi l’attention est-elle acquise aux plus fabuleuses promesses des inventeurs en fait de vitesse. N’a-t-on pas vu récemment même des recueils techniques signaler à leurs lecteurs des projets de chemins de fer où les trains feraient cent lieues à l’heure! Ces propositions ont été placées sous des noms d’une telle autorité que les hommes du métier eux-mêmes se sont émus. L’un de ces projets les plus vantés dans des comptes-rendus pompeux a eu les honneurs d’un essai d’application dans le jardin public d’une ville de province : la machine est un assez curieux jouet à ressort, dont la détente lance un véhicule sur la voie avec une grande vitesse initiale. L’inventeur attend qu’on lui fasse une machine pratique. Le problème n’est pas facile à résoudre, car la force nécessaire pour mouvoir un train de quinze voitures à la vitesse de 60 kilomètres à l’heure n’est rien moins que de 250 chevaux. Pour cent lieues de vitesse, elle serait d’environ 2,000 chevaux, et c’est ce travail immense qu’on prétend demander à des ressorts en action continue!

Après le chemin de fer à ressort est venu un autre système qui doit l’égaler au moins en vitesse, et dont il a été beaucoup parlé. Avec celui-là, on irait de Paris à Marseille en deux heures et demie; nos premiers ingénieurs le patronnent, et la plus haute approbation que puisse chercher un inventeur ne lui a pas fait défaut. Voilà ce que l’on vient de lire textuellement dans l’une des premières revues anglaises. Nous n’avons pas besoin de dire que les éminens ingénieurs nommés sont aussi surpris de la merveilleuse invention qu’on leur prête qu’Herschel le fut dans son temps pour la découverte des habitans de la lune qui lui fut attribuée. Quant à nous, c’est vainement que nous avons recherché l’origine de cette mystification.

Aurait-on eu en vue le chemin de fer hydraulique de M. Girard?... M. Girard est bien loin de prétendre à ces vitesses que la foudre ne désavouerait pas; son système est une savante combinaison dont un-spécimen en grand fonctionne à Bougival, près Paris, et où la résistance de traction est très réduite. Qu’on se figure, au lieu des rails, deux longrines sur lesquelles glissent des patins mis sous les wagons à la place des roues. Entre la longrine et le patin s’infiltre une nappe d’eau refoulée, en sorte qu’au lieu du frottement accoutumé de fer sur fer, il y a ce glissement si minime d’eau sur eau dont la marche des bateaux fournit l’exemple. Voilà pour la voie. Quant au moteur, il consiste en un jet d’eau lancé mécaniquement avec force sur les aubes courbes d’une sorte de turbine attenant au wagon, et celui-ci est chassé en avant. Les injecteurs sont distribués sur la voie à des distances calculées et en nombres voulus suivant le profil; les agencemens se prêtent aux nécessités du service, et, par des combinaisons spéciales, on pare aux accidens, tels que la gelée en hiver, etc. Nous ne pouvons plus amplement décrire ici ce système : son avenir né peut pas être jugé, mais les essais sont sérieux; l’idée est plus qu’ingénieuse, elle est rationnelle. Si elle devient complètement pratique, il est possible que la diminution de résistance et l’économie de force motrice fassent baisser les frais de transport et accélérer les vitesses, deux problèmes, avons-nous dit, qu’on poursuit avec raison de toutes parts, et dont il importe de préciser la difficulté.

Examinons d’abord le reproche fait au service français d’être moins accéléré qu’en Angleterre. Le reproche est-il fondé? Oui et non. Non, la vitesse absolue des trains express en Angleterre ne dépasse pas la moyenne réglementaire en France sur nos principales lignes. On cite bien quelques exemples de rapidité extraordinaire : ainsi on parle souvent d’un voyage du maréchal Soult, à raison de trente lieues à l’heure, sur la large voie du Great-Western; on égala presque cette vitesse sur la voie de largeur ordinaire du North-Western, à l’aide d’une locomotive exceptionnelle, pour essayer quel pouvait être le nec plus ultra de la célérité dans les conditions présentes récemment la malle d’Amérique fut apportée d’urgence à Londres avec une impétuosité formidable; mais ce sont là des tours de force dont il y a des exemples en France comme partout; nous-même nous avons soutenu, pendant quelques minutes, avec une Crampton, une vitesse qui correspondait à trente lieues à l’heure. Ce qu’il importe de comparer, ce sont les services courans et réglementaires. Or les résultats sont constatés dans des livrets publics. En Angleterre, la vitesse moyenne des trains express ne dépasse pas de 65 à 72 kilomètres à l’heure, si ce n’est sur la voie exceptionnelle du Great-Western. En France, la marche est réglée sur la même vitesse pour les lignes du Nord, de l’Est et de Lyon. Il n’est donc pas vrai que la vitesse absolue soit plus grande en Angleterre qu’en France. Le matériel anglais est d’ailleurs moins propre que le nôtre aux très grandes vitesses. Les Anglais n’emploient pas notre stable et solide Crampton. Il n’y a pas une seule Crampton en Angleterre, sans doute en vertu de la maxime, vraie partout, que nul n’est prophète en son pays.

Ce qui est vrai, c’est que, par la suppression de tout ou partie des arrêts aux stations intermédiaires et par la brièveté des arrêts conservés, les trains anglais franchissent plus vite leur distance. On va d’un trait de Douvres à Londres, et l’on s’arrête vingt minutes en cinq fois de Londres à Liverpool. En Angleterre, il n’y a pas de petite vitesse et presque pas de trains omnibus, c’est-à-dire s’arrêtant à toutes les stations. Les trains de marchandises eux-mêmes sont accélérés. Ce service expéditif, très onéreux aux compagnies, est gênant pour le public, surtout celui des petites localités. Aussi, quand les compagnies françaises ont voulu se modeler sur les railways anglais, elles ont rencontré de vives résistances.

Ajoutons que lorsqu’on veut prendre un type de chemin de fer, ce n’est peut-être pas en Angleterre qu’il faudrait l’aller chercher, quoique nulle part les ingénieurs et les directeurs n’aient plus de talent; mais les railways anglais sont trop loin maintenant des conditions normales de leur établissement : se faisant partout concurrence entre eux, ayant à lutter contre la navigation, desservant des centres d’affaires immenses et rapprochés, ils doivent subir des exigences inconnues sur le continent. Le public en profite, il est vrai ; mais les actionnaires ne retirent, on le sait, qu’un très mince retenu, qui leur ferait peut-être abandonner la partie, si ces actionnaires n’étaient en général riverains et propriétaires de vastes établissemens où ils gagnent d’une main ce que la voie ne leur rend pas dans l’autre. Peut-être cependant le public français pourrait-il être habitué en partie aux usages anglais, surtout en ce qui touche les trains omnibus, qui s’arrêtent à peu près soixante fois sur un parcours de 500 kilomètres, et font en 18 heures le trajet que les trains express fournissent en moins de 11 heures. Dans ces trains, les seuls qui peuvent prendre les voyageurs de seconde et de troisième classe, la souffrance est réelle, surtout en hiver.

Mais ce qui ne paraît pas devoir être supprimé, contrairement à la pratique anglaise, ce sont les convois de marchandises qui, surtout le réseau continental, vont à très petite vitesse en emportant des charges énormes sous la remorque de très puissantes machines, à des tarifs très réduits, quoique rémunérateurs. La petite vitesse est le principal élément de revenu de nos chemins de fer. Le service des voyageurs rapporte relativement très peu. La grande charge et la grande vitesse s’excluent respectivement. Dans les trains express, une puissance motrice énorme est employée à traîner à grands frais un poids minime. Et cependant voyons ce qui a été fait en France relativement à ces trains accélérés. Depuis quelques années, le nombre en a beaucoup augmenté ; ils ont été affectés même à la banlieue des grandes villes : des voitures de seconde classe y sont entrées ; enfin la vitesse a été élevée graduellement de 45 à 55, 60, 65, 70 et 72 kilomètres à l’heure.

C’est un difficile problème, avons-nous dit, que l’accélération des vitesses dans les transports ; il ne suffit pas de mettre aux locomotives de plus grandes roues, de même qu’il ne suffit pas à un homme d’avoir de longues jambes pour courir en traînant un fardeau. Dans la quantité de travail mécanique à obtenir d’un moteur, il y a deux élémens : le chemin parcouru et l’effort développé. La théorie enseigne que le travail mécanique est proportionnel au produit de ces deux quantités multipliées l’une par l’autre. Dans l’application, cette loi se complique, et la résistance croît avec la vitesse ; le vent augmente d’intensité ; les inégalités de la voie réagissent en vives secousses sur le train ; tous nous savons que les wagons, très stables à la petite vitesse, prennent parfois un balancement insupportable quand cette vitesse se précipite, pour peu que les roues aient perdu leur rondeur, les attelages leur élasticité, et la voie son dressage à la suite des gelées ou des sécheresses. La résistance d’un train, qui est de 6 kilos pour en traîner 1,000 en plaine à la marche de 30 kilomètres à l’heure, s’élève à 10 kilos pour une vitesse de 70 kilomètres. Appelée à plus de travail, la locomotive doit avoir plus de puissance constitutive, une plus grande chaudière, de plus robustes organes. Or on a vu que les chemins de fer sont renfermés dans d’étroites limites.

L’accélération des vitesses a aussi pour conséquence d’exiger plus de solidité dans la voie et plus de stabilité dans les véhicules par suite des violentes secousses. Ce fut une grosse affaire quand notre compagnie du Nord accueillit l’ingénieur Crampton et sa locomotive : non-seulement on construisit celle-ci dans des conditions nouvelles d’assemblage et d’assise, mais on dut augmenter la base des voitures, leur mettre de plus grandes roues et de plus forts essieux, ajouter une traverse sous chaque longueur de rail, remplacer peu à peu les rails eux-mêmes par d’autres plus forts et de qualité plus résistante. Dans l’organisation du service, il y eut tout un bouleversement, et encore aujourd’hui, malgré les ressources du télégraphe électrique, la rencontre qui a lieu trop souvent entre les trains express et les trains de marchandises preuve combien il est difficile de combiner ensemble ces vitesses extrêmes. Une autre conséquence des grandes vitesses en dépit de toutes les combinaisons est d’être pour la voie et le matériel un principe de destruction rapide; c’est en partie ce qui rend les trains express si onéreux aux compagnies. Aussi en Angleterre le prix des places y est plus élevé d’un tiers. La concurrence a fait supprimer cette surtaxe sur plusieurs lignes; mais elle subsiste partout où on a pu la maintenir.

Par elle-même, la vitesse n’est pas une cause de danger, et il est remarquable que dans les collisions les trains express sont généralement ceux qui souffrent le moins, soit parce qu’ils franchissent les obstacles par leur vitesse acquise, soit parce qu’ils les pulvérisent devant eux. Les chemins de fer en ont constaté de mémorables exemples : des trains express ont affronté presque impunément des obstacles où l’on se fût brisé avec une moindre vitesse. Cependant plus un train est rapide, plus il possède une grande quantité de cet effet mécanique nommé force vive par les physiciens, et qu’il faut dépenser toujours pour passer du mouvement au repos, et vice versa. Cette force vive croît proportionnellement au poids du train qui chemine et proportionnellement au carré de la vitesse, d’où l’on peut calculer qu’un lourd train bien lancé possède en lui une quantité de l’effet mécanique en question égale à celle que pourrait développer une puissante machine à vapeur en travail. On comprend donc qu’avec l’accélération des vitesses l’on rende plus difficile le prompt arrêt d’un train, soit aux stations, soit à la vue d’un obstacle souvent atteint en même temps qu’aperçu.

Prenez mon pare-à-choc ou mon frein instantané! s’écrieront bien des inventeurs. Ces appareils résolvent-ils la question? Nullement. En effet, quelle est-elle? La nature a mis en jeu une force mécanique immense qu’il faut absorber sur un parcours ou dans un temps donné, qu’aucun mécanisme ne peut diminuer, sous peine de causer un choc terrible. Nous la connaissons tous : c’est celle qui nous empêche de suspendre tout à coup notre course; c’est celle qui projette mortellement le malheureux lancé hors d’une voiture emportée, et qui est le principe du coup de tous mobiles qui s’abordent. Admettons, par la puissance du frein, le train cloué surplace en présence d’un obstacle. La conservation du matériel est sans doute assurée; mais les voyageurs n’ont pas dépensé l’effet mécanique dit force vive résidant en eux, et dans leur voiture intacte ils seront projetés contre les parois, ouïes uns contre les autres, avec la violence du boulet lancé par un canon. Les attacherait-on contre les parois avec des lisières, comme les enfans, pour empêcher leur projection, que des désordres plus effroyables encore se produiraient dans le cerveau et la poitrine. C’est là justement ce qui se passe dans un brusque arrêt, qu’il vienne d’un frein instantané ou de toute autre cause. Vous cherchez un frein instantané, intrépides inventeurs I En est-il un comparable à deux locomotives qui s’abordent et se dressent l’une devant l’autre? À cette pensée, l’imagination s’épouvante. Pourquoi? C’est que ni l’un ni l’autre des deux trains n’a pu fournir ce parcours pendant lequel s’absorbe la force vive. Aussi les plus graves accidens, ceux qui peuvent le plus sérieusement altérer la constitution des voyageurs, ont lieu peut-être lorsque, les voitures restant sans dérailler sur la voie, chacun est projeté dans sa case et secoué avec une violence formidable. Quand les voitures s’accumulent, elles fournissent, en montant l’une sur l’autre, ce parcours absorbant la force vive, et si par bonheur on n’est pas blessé par les éclats de la voiture brisée, on sort impunément de la catastrophe. Si au contraire la commotion a été ressentie avec toute l’intensité de la force vive qu’on possède, il est rare que ces voyageurs réputés sans blessure ne soient pas victimes d’un long ébranlement qui pourra causer plus tard de graves affections. Ces principes sont élémentaires. Si l’on y a insisté, c’est qu’il fallait expliquer la difficulté des progrès dans l’accélération de vitesse. Aux trois ordres de faits qu’on vient de passer en revue correspondent trois conclusions qu’il suffira de formuler brièvement.

D’abord le matériel des chemins de fer, comme celui des grandes entreprises bien conduites, se renouvelle par une action continue qui rentre dans les charges quotidiennes et ne grève pas exceptionnellement l’avenir. Ainsi s’accomplit sous nos yeux mêmes, et dans la mesure du possible, cette transformation des chemins de fer qui n’a point, on le voit, la portée radicale que le public serait tenté de lui prêter, s’il acceptait le problème dans les termes où le posent quelques esprits aventureux.

Un second point bien établi, c’est qu’un système de mesures administratives qui devrait être adopté partout assure la viabilité permanente des chemins de fer en France, et conjure les dangers inhérens au vieux matériel mieux que ces organes additionnels souvent proposés.

Enfin, par l’énumération, même incomplète, des progrès récemment accomplis, on a vu que les compagnies ne craignent pas toujours d’entrer dans la voie des innovations; mais c’est une carrière dangereuse, où il faut beaucoup de prudence et de réserve, car le trouble d’un seul rouage dans un si vaste ensemble peut devenir un désordre général où la sécurité est tout d’abord compromise. Appelons le progrès, mais sachons faire la part des difficultés pratiques avec la patience qui convient à un siècle où rien ne sembla plus impossible dans la lutte engagée entre l’homme et la nature.


JULES GAUDRY.

  1. La cémentation est une opération par laquelle on incorpore au fer forgé, ou relativement pur, une proportion donnée de carbone qui en change la structure, en augmente la dureté, le rend élastique et sujet à la trempe. En un mot, l’acier est un fer carburé où le carbone est chimiquement uni au fer molécule à molécule. Voilà du moins ce qu’enseignait la science jusqu’aux récentes études de M. Frémy, qui a renversé toutes les idées reçues sur l’acier. Aujourd’hui il paraîtrait que le rôle du carbone est douteux, et qu’on peut faire ne l’acier à l’aide de nouveaux élémens donnant à plusieurs de nos fers français les propriétés voulues.