De la Traduction des Poètes

De la Traduction des Poètes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 674-687).

DE LA
TRADUCTION DES POÈTES

On me montrait dernièrement un volume édité à Calcutta, où une dame anglaise, Indienne d’origine, a rassemblé des traductions en vers de poésies françaises contemporaines[1]. Tous nos poètes modernes y figurent : jeunes et vieux, les plus illustres comme les plus modestes, depuis Victor Hugo et Lamartine jusqu’aux chansonniers de Ma Normandie et de la Grâce de Dieu. Le goût qui a présidé à la composition de cet herbier poétique n’est pas toujours irréprochable; les fleurs rares et les herbes folles y sont étalées dans un ordre assez confus; mais les plantes couchées sur les pages du livre n’ont pas trop perdu de leur fraîcheur, et la plupart ont gardé le port et la physionomie qu’elles avaient sur le sol natal. Les traductions sont en général exactes, et la traductrice a reproduit assez heureusement la forme des strophes, l’entrelacement des rimes et l’allure du rhythme qui caractérisent les pièces originales. En feuilletant ce volume, où de courtes notes biographiques et critiques accompagnent chaque nom d’auteur, je constatais une fois de plus, non sans un sentiment d’humiliation, combien les étrangers connaissent notre littérature jusque dans ses recoins les plus obscurs, et combien nous sommes ignorans de la leur. Nous lisons rarement et difficilement les poètes allemands ou anglais dans le texte; nous aurions donc, plus qu’aucun autre peuple, besoin de connaître par des traductions fidèles les chefs-d’œuvre de la poésie étrangère; cependant nous manquons d’une bonne anthologie où des morceaux choisis de Byron et de Goethe, de Shelley et de Heine, de Keats, de Lenau et d’Uhland, pour ne parler que des meilleurs, seraient mis à la portée de tous et reproduits dans une forme digne de ces maîtres de la poésie lyrique. Ce défaut de bonnes traductions en vers tient-il à un singulier dédain des littératures étrangères, que nous avons tous puisé plus ou moins dans notre éducation universitaire, trop classique et trop exclusive ? ou plutôt est-il dû surtout à l’insuffisance de notre langue poétique et de notre versification ? Beaucoup d’esprits cultivés regardent encore le vieux dicton : traduttore, traditore, comme un axiome indiscutable. Ils estiment que les traductions. Comme les photographies, ne donnent une idée de l’original qu’à ceux qui le connaissent déjà ; à ceux qui n’ont pas vécu dans l’intimité du modèle, elles ne représentent qu’une image imparfaite et trompeuse. Plusieurs vont plus loin et nient tout net la possibilité d’une bonne traduction en vers. — « Il ne faut pas s’y tromper, dit M. Ed. Scherer, la versification française, qui est particulièrement ingrate, est de plus en désaccord avec celle de toutes les autres langues. Celles-ci ont la quantité des syllabes et l’accent tonique sur les mots, et elles en font les élémens de leur rhythme poétique, tandis que nous manquons, en français, de ces conditions prosodiques : elles y sont du moins trop peu marquées, trop peu sensibles à l’oreille, pour servir de base à notre vers. La conséquence en est que nous avons été obligés de demander la cadence poétique à des élémens inférieurs, tels que le nombre des syllabes, la césure et la rime. Ainsi notre vers n’a pas les mêmes qualités mélodiques que le vers étranger, il n’en rend pas le son, il n’en traduit pas la sensation ; bref, sous ce premier et capital rapport, il ne le reproduit pas. » — L’observation est judicieuse ; mais cette difficulté matérielle est-elle un empêchement absolu à la reproduction fidèle d’une poésie étrangère à l’aide des ressources de notre vers français ? Je ne le crois pas.

Certes ce n’est pas une mince difficulté que de faire passer un poème, un poème lyrique surtout, d’une langue dans une autre. Les vins les plus délicats supportent parfois difficilement le transport, et c’est une opération hasardeuse que de transvaser cette subtile liqueur de la poésie, de lui faire quitter le flacon taillé et ciselé à son usage pour la verser dans une coupe de forme étrangère. Pendant la transfusion, il est à craindre qu’on n’altère la saveur du précieux élixir ou qu’on n’en laisse s’évaporer le parfum. Pourtant, si l’opération est faite par une main pieuse et habile, si le vase préparé pour recevoir la liqueur exotique est d’un métal digne d’elle et façonné avec amour, il y a des chances pour qu’elle conserve la meilleure part de ses qualités exquises. Tout dépend du goût et de la dextérité de main de l’opérateur.

Manquons-nous donc de gens habiles et notre versification offre-t-elle réellement si peu de ressources à un maître ouvrier ? On dit avec raison que les écrivains médiocres seuls se plaignent de la pauvreté de la langue française ; ce sont souvent aussi les médiocres rimeurs ou les esprits rebelles a la poésie qui calomnient notre versification. Elle n’est pas aussi ingrate qu’on le prétend, et à toutes les époques les vrais poètes ont montré de quelle variété de rhythmes, de quelles qualités merveilleuses de malléabilité et d’élasticité elle dispose. Chez Ronsard, Régnier, Molière, La Fontaine et Racine, le vers français est souple, musical et coloré. Seul, le XVIIIe siècle, qui manquait d’inspiration, a produit une versification anémique, sans couleur et sans sonorité, où la pauvreté de la rime va de pair avec la monotonie du rhythme. C’est de cette versification du XVIIIe siècle qu’on peut dire qu’elle est ingrate et de chétive tournure. Mais, depuis lors, André Chénier a redonné du sang au vers français, Victor Hugo a remis en honneur les formes et les rhythmes créés par les poètes de la Pléiade, et à l’époque actuelle surtout, on serait mal venu à se plaindre de l’insuffisance de notre instrument poétique. Il s’est merveilleusement perfectionné dans ces vingt dernières années, et, si aujourd’hui l’invention poétique est moins puissante, si son haleine est devenue plus courte, les poètes en revanche ont acquis un indiscutable talent de virtuoses. Jamais la forme n’a eu plus de relief et de précision, jamais l’art de l’enjambement, de la césure mobile, de la rime riche et des coupes savantes n’a été poussé aussi loin. Tous les gens du métier savent qu’à l’heure présente le vers français, alerte, nerveux, flexible, débarrassé de l’empois solennel et de la fausse poétique du XVIIIe siècle, est apte à tout exprimer, depuis les choses les plus familières jusqu’aux sentimens les plus raffinés et aux nuances les plus changeantes. Le souffle peut manquer aux exécutans, mais l’instrument est admirable.

Quant à l’objection tirée de ce que notre rhythme est composé d’élémens autres que ceux des langues étrangères, j’avoue qu’elle me touche peu. Ce serait s’abuser et faire fausse route que de chercher, dans les traductions en vers, à rendre par des sons et des mesures identiques les qualités mélodiques du poème qu’on traduit. Essayer en pareille matière d’obtenir un décalque exact me paraît un tour de force enfantin et inutile. Il faut demander à une traduction, non d’avoir l’exactitude matérielle d’une photographie, mais la fidélité et les qualités d’exécution d’une bonne gravure. On doit chercher avant tout à donner au lecteur une impression analogue à celle que produirait sur son esprit le texte original, s’il pouvait le comprendre; et il faut qu’on puisse dire du traducteur ce que Montaigne disait d’Amyot : « Je n’entends rien au grec, mais je veoy un sens si bien joinct et entretenu partout en sa traduction que, ou il a certainement entendu l’imagination vraye de l’aucteur, ou ayant, par longue conversation, planté vifvement dans son âme une générale idée de celle de Plutarque, il ne lui a rien preste qui le desmente ou le dédie. »

Dans ces lignes, l’auteur des Essais me semble en effet avoir indiqué les deux maîtresses qualités qu’on doit exiger d’un bon traducteur : une vive intelligence du texte et une sorte d’intuition, de divination des sentimens qui animaient l’auteur du morceau qu’on traduit. C’est surtout lorsqu’il s’agit d’interpréter un poète que ces deux qualités sont nécessaires ; on peut même affirmer qu’alors la seconde devient la principale. Le traducteur est tenu de s’assimiler complètement son auteur, et, pour parler le langage des coulisses, d’entrer dans sa peau de façon à comprendre tout ce que le poète a dit, et à deviner tout ce qu’il a sous-entendu ! Il faut qu’il y ait, entre le poète et son interprète, une intimité profonde, une sorte de mariage de sentimens et de pensées. C’est là, et non pas dans des différences de rhythme et de sonorité, qu’est la difficulté capitale. Quand une traduction en vers est imparfaite, ce n’est pas l’instrument qui est insuffisant, c’est l’exécutant qui est inférieur.

Aujourd’hui, malheureusement, cette préoccupation toute secondaire du décalque exact et de l’imitation matérielle des procédés d’une prosodie étrangère paraît dominer certains esprits et tenter l’ambition de quelques traducteurs. L’auteur d’un recueil de traductions en vers, publié récemment[2], M. Amiel, qui a fait d’honorables efforts pour mettre sous les yeux du public français un choix des chefs-d’œuvre lyriques étrangers, me semble surtout s’être engagé dans ce faux chemin, et s’être plus complètement laissé duper par cette chimère de la reproduction littérale des originaux. Il s’en explique dans une lettre-préface adressée à M. Edmond Scherer, et dont voici quelques passages: — « Ce petit livre ne veut être autre chose que le spécimen d’une méthode de traduction un peu plus rigoureuse et plus fidèle que celles dont se contentent d’habitude le lecteur et le poète français. Pour toutes sortes de causes, notre langue et notre versification se trouvent être des plus revêches à cet office délicat de la traduction ; en d’autres termes, les traductions françaises sont celles qui respectent le moins la nature propre et le caractère individuel des œuvres traduites ; mais d’époque en époque, le goût-français se montrant plus ouvert aux génies étrangers, l’interprétation peut, ce semble, devenir plus serrée et l’approximation moins inexacte… La traduction parfaite serait celle qui rendrait non pas seulement le sens et les idées de l’original, mais sa couleur, son mouvement, sa musique, son émotion, son style distinctif, et cela dans le même rhythme, avec des vers de même forme et un même nombre de vers. » — Telle est l’ambition de l’auteur des Étrangères, et pour qu’elle soit mieux indiquée, il a pris soin d’ajouter au titre de son volume ce sous-titre : Reproduction exacte des rhythmes originaux.

Il ne faut jamais dire aux gens :
Écoutez un bon mot, oyez une merveille.
Savez-vous si les écoutans
En feront une estime à la vôtre pareille ?

C’est un sage conseil que celui de La Fontaine. Le lecteur se montre d’autant plus exigeant qu’on l’a alléché par de plus merveilleuses promesses. Il prend le volume de M. Amiel; les poètes étrangers, dont il a entendu vanter le génie ou le talent : Goethe, Leopardi, Henri Heine, Uhland, y sont presque tous représentés par quelque fragment. Le morceau qui lui tombe d’abord sous les yeux est la Fille de l’hôtesse d’Uhland, et il lit ces vers :

Trois étudians passant par le Rhin,
Chez la brave hôtesse entrent en chemin.

« Servez-nous, hôtesse, et bière et bon vin...
Où se cache donc la perle du Rhin ? »

« — Mon vin étincelle et ma bière est d’or.
Mais du grand sommeil ma Thérèse dort. »

La première impression est une déception. Il y a, il est vrai, dans la traduction comme dans l’original, six vers coupés de même façon, et de plus, le traducteur s’est efforcé de reproduire à peu près le son des rimes jumelles; mais où est la simplicité charmante, où est le sentiment mélancolique du lied d’Uhland?


« Ce sont trois étudians qui ont passé le Rhin; — chez une hôtesse ils sont entrés. — Dame hôtesse, avez-vous bonne bière et bon vin ? — Et où est donc votre fille mignonne? — Ma bière est fraîche, mon vin est clair; — ma fille mignonne est couchée dans le cercueil. »


On le voit, il n’y a dans le texte ni Thérèse, ni Perle du Rhin, ni surtout cette pompeuse expression du grand sommeil qui détonne dans la bouche de l’hôtesse. — Si nous poursuivons et si nous arrivons aux deux derniers vers, si tendres et si émus :

Dich liebt’ ich immer, dich lieb ich noch heut,
Und werde dich lieben in Ewigkeit,


nous les trouvons traduits par ceux-ci, qui sont cependant les meilleurs du morceau ;

Je t’aimai toujours, je t’aime à présent,
Et je veux t’aimer éternellement.


C’est littéralement exact, mais la poésie s’est évaporée. La version suivante, que je trouve dans une traduction inédite, me paraît, malgré l’addition d’un vocatif, reproduire plus fidèlement le sentiment et le mouvement de cette dernière strophe :

Je t’ai toujours aimée, ô ma pâle beauté,
Je t’aime encore et pour l’éternité.


Quelques pages plus loin, je rencontre la traduction d’une pièce célèbre de Leopardi. — Dans le cadre étroit d’une courte élégie, le poète italien a exprimé avec sa sobriété coutumière un sentiment bien humain et que chacun a éprouvé : le mélancolique regret qui s’exhale après une journée de fête, dont on avait beaucoup espéré et qui s’est enfuie sans tenir ses promesses. — Assis au clair de lune, à sa fenêtre, il songe aux bruits de la fête, il aperçoit de loin la maison où la bien-aimée s’endort en se rappelant les adorateurs que cette journée a mis à ses pieds, sans se douter qu’au cœur de l’un d’eux sa beauté a fait une mortelle blessure :

Dolce e chiara é la notte e senza vento,
E quêta sovra i tetti e in mezzo agli orti
Posa la luna, e di lontan rivela
Serena ogni montagna. O donna mia,
Gia tace ogni sentiero, e pei balconi
Rara traluce la notturna lampa;
Tu dormi, etc.

Voici les premiers vers de la traduction de M. Amiel :

Sans brise, claire et tiède est la nuit. Sur la plaine,
Sur les toits, les jardins, les coteaux et les monts,
De l’azur blonde souveraine,
La lune épanche ses rayons.
Déjà tout sentier fait silence
Et la lampe nocturne aux fenêtres s’éteint.
Toi que j’aime, tu vas dormir jusqu’au matin...


Cette version suit pas à pas l’original, mais elle n’en donne ni le charme ni l’émotion. On y cherche en vain cet accent douloureux et familier, qui est si caractéristique dans le poème de Leopardi. On n’y retrouve plus l’impression de cette nuit silencieuse succédant aux bruits de la fête, ni la féerie de ce clair de lune caressant de sa lumière sereine les toits, les vergers et les montagnes dont il révèle les contours lointains. Et plus loin, lorsque la chanson solitaire d’un ouvrier attardé tourne la pensée du poète vers la fuite du temps, le néant du passé, le silence des peuples disparus, et lui rappelle les sensations des soirs de son enfance, quand mouraient dans la campagne les derniers chants de la fête, les vers du traducteur ne donnent qu’une idée bien indécise et bien affaiblie de ces quatre vers, où tout est en relief, où chaque mot fait image :

Ed alla tarda notte
Un canto che s’udia per li sentieri
Lontanando morire poco a poco,
Gia similmente mi stringeva il core<ref> M. Amiel les traduit ainsi :
<poem>Et déjà la simple chansonnette
Qui d’échos en échos se jouant semble fuir,
En jetant à mon lit sa note de fauvette.
Alors comme aujourd’hui m’attristait à mourir.

</ref>. </poem>

Voyons comment un écrivain qui était un fin connaisseur et un poète s’est lire de cette même traduction. Dans une étude sur Leopardi, publiée ici même[3], Sainte-Beuve, voulant meure sous les yeux des lecteurs un fragment de l’œuvre poétique qu’il venait d’analyser, a choisi cette pièce du Soir d’un jour de fête, dont le sujet et l’allure avaient peut-être quelque secrète affinité avec sa propre manière et son humeur du moment. Il ne s’est point piqué, je crois, de reproduire exactement le rhythme original, et cependant, comme dès les premiers vers de sa traduction on sent qu’on a affaire à un vrai poète !

Douce et claire est la nuit, sans souffle et sans murmure.
À la cime des toits, aux masses de verdure,
La lune glisse en paix et se pose au gazon.
Et les coteaux blanchis éclairent l’horizon.
Déjà meurent les bruits des passans sur les routes ;
Les lampes aux balcons s’éteignent presque toutes,
Ma dame, et vous dormez, car le sommeil est prompt
À qui n’a point d’ennui qui lui charge le front,
Et votre cœur ignore en sa calme retraite
Ma blessure profonde, et que vous avez faite…

Sainte-Beuve ne s’est point préoccupé de la question du décalque matériel ; en sa qualité de maître critique et d’artiste, il savait bien que là n’est pas le point capital. Il a cherché, tout en serrant de près le texte, à rendre le sentiment, le mouvement et la couleur de l’élégie italienne par des valeurs équivalentes que lui fournissait notre langue poétique dont il connaissait à fond toutes les ressources. Il y a réussi, et quand on arrive aux derniers vers de sa traduction :

Si quelque chant au loin, gai refrain de jeunesse,
M’arrivait prolongeant sa note d’allégresse.
Et d’échos en échos dans les airs expirait.
Alors comme aujourd’hui tout mon cœur se serrait ; —


on a vécu avec Leopardi et on le comprend.

Après ces vers mélancoliques du poète de l’amour malheureux et souffrant, j’aimerais à citer ici quelque traduction d’un autre poète de l’amour, mais de l’amour joyeux et payé de retour : je veux parler du poète écossais Robert Burns. Celui-là, bien qu’il ait eu également à souffrir des duretés de l’existence et qu’il soit mort aussi prématurément que Leopardi, était d’un tout autre tempérament et se comportait dans la bataille de la vie avec une bonne humeur, un entrain et une énergie bien autrement sympathiques. Il était de ceux qui, selon le mot de Joubert, u remercient le ciel de ce que les épines portent des roses. » Quelque tour que lui jouassent ses mésaventures amoureuses, il n’en proclamait pas moins l’amour, « la première des joies humaines, et notre plus précieuse bénédiction ici-bas. » Semblable à l’alouette qu’il a si souvent célébrée, il passait à travers les pluies d’orage en chantant, et se contentait de secouer au soleil son aile mouillée, sans suspendre sa chanson. Il est regrettable que nos poètes n’aient pas songé à le faire mieux connaître au public français. Nous possédons, il est vrai, la traduction de L. de Wailly, mais pour ce chanteur la prose ne suffit pas, il y manque l’essor, le coup d’aile et le coup de soleil.

Dans un petit volume de vers publié dernièrement par M. Francis Pittié[4], je trouve cependant un essai de traduction de l’une des chansons de Burns, Nannie :

Voici venir le mois d’avril.
Dans l’air léger, dans l’air subtil,
Monte comme une hymne infinie.
Tout est beauté, douceur, amour...
Charme des nuits, splendeur du jour,
Hélas! qu’êtes-vous sans Nannie?

Honneur des gazons diaprés,
Primevère et pavots pourprés
Ornent la plaine rajeunie...
La tristesse remplit mon cœur :
La primevère était la fleur,
La fleur que préférait Nannie...

Assurément ces vers ont de la fraîcheur et sont joliment tournés, mais ils ne rendent pas suffisamment l’impression de l’original. Dans Robert Burus, il y a, à côté du poète amoureux, le poète rustique et paysagiste, et M. Pittié ne nous l’a pas fait assez voir. Burns peint le paysage avec une merveilleuse exactitude. Dans ses petits tableaux, il n’y a pas une touche qui ne soit juste et n’ait sa valeur. S’il nomme un oiseau ou une fleur, il ne les choisit pas indifféremment, mais il les nomme parce que cet oiseau chantait, parce que cette fleur s’épanouissait précisément au lieu et à l’heure où il a été ému. Ces détails-là sont caractéristiques, et voyez comme, — même en prose, — la pièce gagne à ce qu’ils ne soient pas omis :


« Maintenant la nature joyeuse a mis son verdoyant manteau, — et elle prête l’oreille aux bêlemens des troupeaux, là-bas, sur les pentes, — tandis que les oiseaux gazouillent dans les halliers verts, en signe de bienvenue; — mais pour moi tout cela est sans charme; — ma Nannie est bien loin.

« La galantine et la primevère parent nos bois, — et les violettes se baignent dans l’humidité du matin. — Cela me peine le cœur de les voir fleurir si doucement; — elles me rappellent Nannie, — et Nannie est bien loin.

« Alouette, toi qui t’élances du milieu des herbes trempées de rosée, — afin d’avertir le pâtre des premières grises lueurs de l’aube, — et toi, mélodieuse petite grive, qui salues de ton chant la tombée de la nuit, taisez-vous par pitié... — Ma Nannie est bien loin... »


Dans ce genre de la chanson populaire, Goethe a excellé. L’une des petites pièces qui a le plus exercé la dextérité des traducteurs et la patience du public est sans contredit sa Chanson du Roi de Thulé. Le poète allemand a su y mettre la naïveté, l’émotion et la sobriété du lied. Le Roi de Thulé, c’est la chanson populaire avec ses vers courts où chaque mot porte, son mouvement rapide, dramatique, et ses brusques transitions; mais c’est la chanson populaire interprétée et agrandie par un maître artiste. J’ai sous les yeux six traductions en vers de ce petit poème : M. Amiel l’a fait figurer dans ses Étrangères, Alfred Tonnelle en a donné une version dans ses études sur la littérature allemande, et le Roi de Thulé a naturellement trouvé place dans les traductions de Faust que nous devons à Gérard de Nerval, au prince de Polignac, à MM. Henri Blaze et Marc Monnier. Il est curieux de comparer ces essais de six écrivains d’aptitudes et de valeurs diverses. La traduction d’Alfred Tonnelle est alerte et a bien le ton de la ballade populaire, mais ce n’est qu’une paraphrase; elle manque de la sobriété de l’original. Fidèle à sa méthode, M. Amiel s’efforce de copier la coupe et le rhythme des strophes allemandes, mais il reste obscur et parfois prosaïque. J’ai peine, je l’avoue, à retrouver Goethe dans ces quatre vers, où le vieux roi, après avoir jeté sa coupe à la mer.

Penché, la voit plongeant, des deux
Dans la vague farouche,
Puis retombe et ferme les yeux;
Plus ne rouvrit la bouche.

Les traductions du prince de Polignac, de M. Marc Monnier, celle surtout de M. Blaze de Bury, sont plus fidèles et plus poétiques; mais on y sent trop encore la gêne du traducteur et point assez la libre allure du poète. La palme est ici à Gérard de Nerval. Tout pénétré du charme de nos vieilles chansons, qu’il étudiait avec amour, il s’est merveilleusement assimilé le sentiment du poète qu’il interprétait :

Sous le balcon grondait la mer.
Le vieux roi se lève en silence;
Il boit, — frissonne, et sa main lance
La coupe d’or au flot amer.

Il la vit tourner dans l’eau noire,
La vague en s’ouvrant fit un pli,
Le roi pencha son front pâli...
Jamais on ne le vit plus boire.

Après Goethe, le poète allemand qui a le plus tenté les traducteurs est Henri Heine. Ce tempérament poétique, où se mélangent à doses égales l’ironie française et le lyrisme germanique, cet homme de génie doublé d’un enfant terrible, est attirant comme les ondines et les nixes dont ses poèmes sont peuplés. Ses lieder courts, passionnés, colorés, d’une forme si précise, d’une composition si claire et si simple, semblent faciles à traduire, et c’est là justement qu’est l’écueil. Henri Heine est pour les traducteurs ce qu’était pour les bateliers du Rhin la Loreley qu’il a chantée :


« Elle peigne ses cheveux blonds avec un peigne d’or, — et chante en même temps — une chanson d’une merveilleuse et puissante mélodie.

« Le batelier, dans sa petite barque, — est pris d’un sauvage désir; — il ne voit plus les pointes du rocher, — il regarde seulement la fée tout là-haut. »


De même, le plus souvent, le traducteur avec sa traduction va donner de la tête contre le récif, et disparaît.

Dans le petit recueil que j’ai déjà mentionné, M. Francis Pittié a, lui aussi, prêté l’oreille aux chants de la sirène. Il a mêlé à d’aimables poésies de son cru des traductions de quelques-uns des poèmes de l’Intermezzo. Je crains bien qu’il n’ait pas toujours évité l’écueil. Ses traductions, ou plutôt ses imitations, manquent de ce relief qui est une des grandes qualités de Heine; elles ne donnent pas, malgré leur mérite, une idée de la passion rêveuse ni de la magie des couleurs du poète. Cette strophe, par exemple :

Là, sous un ciel formé d’un azur sans mélange.
Le lotus symbolique et le lis virginal
Aux effluves du soir mêlent leur philtre étrange,


est un écho déjà bien lointain des vers de Heine, Je trouve dans une mince plaquette publiée par deux poètes de la jeune école parnassienne, MM. Albert Mérat et Léon Valade[5], une version plus satisfaisante de cette même pièce.

Je te transporterai sur l’aile de mes vers.
Je te transporterai parmi les arbres verts,
Dans un lieu que je sais, sur les rives du Gange.

Là, se trouve un jardin merveilleux de douceur,
Où fleurissent, pensifs sous la lune qui change,
Les lotus attendant leur délicate sœur.

L’hyacinthe rieuse aux lèvres embaumées
Caquette, et vers Vénus clignote du regard ;
La rose dit au lis des choses parfumées...

Ces exemples viennent encore à l’appui des principes exposés précédemment : pour donner en vers l’impression d’une poésie étrangère, il ne suffit pas d’être un traducteur exact, il faut encore avoir le don poétique et s’imprégner du poète qu’on traduit. M. Édouard Schuré, dans le livre très complet et très intéressant qu’il a écrit sur le lied et la chanson populaire en Allemagne, a formulé également une théorie de la traduction, qui est judicieuse et qu’il est bon de citer ici.

« Rendre l’original, dit M. Schuré, en donner la sensation vive autant qu’il m’a été possible, tel était mon but unique. Me trouvais-je en face d’une poésie correcte et rigoureuse dans la forme, je me suis efforcé de la rendre sous une forme analogue. Rencontrais-je au contraire une chansonnette rustique et court-vêtue, je n’ai point hésité à lui conserver sa toilette négligée… En somme, j’ai plus insisté sur le rhythme que sur la rime[6]. » — Cette méthode a particulièrement réussi à M. Schuré pour la traduction des chansons d’origine populaire. Il l’a également appliquée à l’interprétation de certains lieder de Goethe et de Heine, et non sans succès, comme le montre ce fragment d’un poème de l’Intermezzo :

La belle étoile tombe
De son brillant séjour ;
Elle a trouvé sa tombe,
L’étoile de l’amour.

Le doux pommier frissonne ;
Tombez, feuilles et fleurs,
Dépouilles de l’automne,
Jouets des vents moqueurs.

Cygne de l’eau dormante.
Ton chant me fait frémir ;
Doucement tourne et chante.
Les flots vont t’engloutir…


Ce n’est pas encore l’idéal, mais le mouvement y est, et aussi le charme mélodique. On désirerait seulement que le traducteur se fût moins facilement contenté du mot convenu, de l’épithète banale, qui rendent à peu près l’idée, mais ne donnent au vers ni précision ni couleur. Dans sa traduction en prose, Gérard de Nerval a rendu avec un goût plus délicat et une fidélité plus intime les détails de cette petite pièce :


« Le cygne chante dans l’étang, — il s’approche et s’éloigne du rivage, — et toujours chantant plus bas, — il plonge dans sa tombe liquide. — Tout, à l’entour, est calme et sombre, — feuilles et fleurs sont emportées ; — l’étoile a tristement disparu dans sa chute, — et le chant du cygne a cessé[7]. »


Si la traduction en vers de la poésie de Heine, — lumineuse, limpide et d’une sobriété grecque, — est semée de périls, combien est plus rebelle encore à l’interprétation la poésie compliquée et touffue de Nicolas Lenau! Lenau, poète viennois, ne en Hongrie, occupe parmi les lyriques de l’Allemagne le premier rang après Goethe et Heine. Mort fou à quarante-huit ans, après une existence inquiète et vagabonde, il a une inspiration très personnelle et vraiment originale. Dans ses poésies, tantôt sceptiques et désespérées, tantôt attendries et profondément religieuses, toujours fougueuses et passionnées, on retrouve la marque de cette personnalité tourmentée, dont son biographe, Anastasius Grun, a dit : « Il semble que Lenau avait reçu déjà dans le sein maternel la première empreinte de cette profonde mélancolie dont il porta le sceau imprimé durant toute sa vie sur son front. » — Ses vers lyriques ont quelque chose de la riche couleur et du bouquet capiteux de ce noble vin de Tokay dont Lenau a souvent chanté la sève généreuse. Dans quelques-uns de ses poèmes, comme Mischka par exemple, sa poésie rappelle cette musique des tsiganes, ses compatriotes, où une mélodie d’une tristesse aiguë et déchirante est brusquement interrompue par des accords emportés, joyeux et sauvages. difficile à traduire, même en prose, Lenau est presque inconnu en France, et il y a lieu de le regretter, car ses poèmes sont les produits les plus caractéristiques de toute une région étrange et intéressante de la poésie de l’Allemagne du Sud, qui nous reste fermée. Voici cependant un sonnet de lui, qui a été fidèlement traduit par M. Paul Vrignault :

Je porte en ma poitrine une large blessure;
Je l’ai voulu guérir, oublier, mais en vain !
Elle ronge mon cœur, et je laisse à mesure
Des lambeaux de ma vie aux buissons du chemin.

Ma mère comprendrait mon horrible chagrin.
Elle qui m’a porté neuf mois sous sa ceinture.
Et m’a donné son lait et son âme en pâture!..
Connaissez-vous sa tombe où fleurit un jasmin?

O mère, prends pitié du mal qui me dévore!
Si dans l’éternité ton amour dure encore.
Et si l’on te permet encore un souvenir.

Ah ! viens me délivrer de cette affreuse vie
Et terminer enfin cette lente agonie!
Ma fatigue est bien grande, et je voudrais dormir[8].

Cela, c’est le Lenau désespéré, fatigué et farouche. Pour faire connaître le Lenau attendri, amoureux et paysagiste, je me permets d’intercaler ici un essai de traduction qui m’est communiqué par un ami ayant longtemps et familièrement vécu en esprit avec le poète viennois.


MARINE.

Souvent je rêve, ô chère enfant,

Que nous voguons, seuls, loin du monde, </poem>

Au gré de la vague et da veut,
Sur la mer houleuse et profonde.

La vaste mer aux flots plombés,
Gronde, sombre et mystérieuse,
Et nous sommes seuls, absorbés
Dans notre extase insoucieuse.

La vague saute avec fureur.
Je te tiens dans mes bras serrée,
Et furieux aussi, mon cœur
Bat dans ma poitrine enfiévrée.

Mon amour fier et triomphant
Grandit au bruit de la tourmenté.
Et toi, sur mon sein, chère enfant.
Tu te rejettes, frissonnante.

Tu lèves d’un air anxieux
Vers moi ta prunelle azurée;
Tu lis le bonheur dans mes jeux
Et tu me souris, rassurée.

Comme des coursiers épuises
Les îlôts retombent blancs d’écume,
Peu à peu les vents apaisés
S’endorment sur la mer qui fume,

Profonde paix des flots calmés !..
Sur mon épaule tu reposes
Ta tête aux cheveux embaumés...
O paix, calme profond des choses!

Nos cœurs s’écoutent palpiter,
Et tu me par les à l’oreille.
Tout bas, pour ne pas irriter
La mer songeuse, qui sommeille.

La Inné, à l’Orient plus pur,
Lentement soulève ses voiles ;
Dieu, sur l’infini de l’azur,
Fait pleuvoir des milliers d’étoiles.

Et moi, comme un dieu bienheureux.
Sur tes yeux je sème en silence
De tièdes baisers, plus nombreux
Que les astres du ciel immense.

Ces citations, empruntées à des traducteurs de tempéramens et de talens divers, confirment, ce semble, la règle indiquée au début de cette étude. Une bonne traduction en vers doit rendre le mouvement et la couleur de l’original, plutôt que d’en reproduire servilement les formes et les rhythmes. Il ne faut pas demander à une langue et à une prosodie ce que leur génie refuse de donner, de même qu’il ne faut pas s’ingénier à introduire dans un art les procédés d’un art différent. Certains compositeurs ont cherché dans leur musique à exprimer, à l’aide de combinaisons harmoniques, les bruits de la nature : chants d’oiseaux, frissons de feuilles, gazouillemens de sources; ils n’ont réussi qu’à obtenir une imparfaite et misérable imitation. C’est par d’autres combinaisons et par des effets moins matériels que la musique produit ses illusions et ressuscite pour notre imagination les émotions que nous avions directement éprouvées en face de la nature. Pour exprimer ce qu’il a à dire, un art n’a pas besoin d’emprunter des procédés d’interprétation à un art voisin. Il doit vivre de ses propres ressources, et c’est aussi en nous servant de procédés conformes au génie de notre langue et de notre versification que nous obtiendrons de bonnes traductions en vers. Si le traducteur, indépendamment de la claire intelligence du texte et de la science du mécanisme de notre prosodie, possède naturellement le don d’intuition et d’assimilation qui ne s’acquiert pas, il pourra interpréter dignement le poète étranger vers lequel l’auront attiré de secrètes sympathies.

En résumé, les bons poètes seuls font de bons traducteurs, et il est à regretter que nos poètes contemporains aient trop dédaigné de mettre leur talent d’exécution au service de l’interprétation des poètes étrangers. Les deux frères Deschamps, Gérard de Nerval, M. Henri Blaze, s’y sont essayés, et non sans gloire. Il eût été intéressant de voir Théophile Gautier interpréter Keats ou Rückert, Beaudelaire traduire la Chanson de la chemise de Thomas Hood et le Corbeau d’Edgar Poë. M. Leconte de Lisle, qui a donné sa mesure de traducteur en reproduisant en beaux vers deux ou trois fragmens de Théocrite, saurait, s’il le voulait, nous rendre magistralement des morceaux choisis de Shakespeare et de Goethe; M. Théodore de Banville pourrait de même user de ses brillantes qualités de virtuose et de sa spirituelle dextérité de versificateur pour nous faire connaître des fragmens de Chaucer et de Spenser. M. André Lefèvre, qui vient de publier une remarquable traduction de Lucrèce, interpréterait sans doute avec le même bonheur les plus beaux morceaux des poèmes philosophiques de Shelley. Enfin, pour ne parler que des nouveaux venus, il serait curieux de voir M. Sully Prudhomme appliquer ses facultés d’analyste subtil et de psychologue ému à la traduction de Leopardi ou de Lenau, M. François Coppée reproduire avec son pinceau minutieux et délicat certaines pages intimes et familières de Wordsworth ou de Cowper, et M. André Lemoyne employer son talent net et précis à nous faire goûter Elaine ou Enoch Arden de Tennyson. Leur exemple serait sans doute suivi par d’autres poètes qui se distribueraient les modèles à copier, d’après leurs aptitudes et leurs affinités. Ce serait une étude salutaire à notre nouvelle école poétique, et profitable au public. Nous aurions de la sorte, dans des conditions excellentes, cette anthologie étrangère qui nous a manqué jusqu’à présent, et je m’étonne même que cette idée n’ait pas déjà tenté quelque éditeur jeune et entreprenant.


ANDRE THEURIET.

  1. A Sheaf gleaned in French fields, by Toru Dutt, Calcutta 1876.
  2. Les Étrangères, par H. Ferd. Amiel ; Sandoz et Fischbacher, Paris 1876.
  3. Voyez la Revue du 15 septembre 1844.
  4. Le Roman de la vingtième année, par M. Francis Pittié; Paris, Sandoz et Fischbacher.
  5. L’Intermezzoj traduit de Henri Heine; Paris, Lemerre.
  6. Histoire du Lied, par M. Ed. Schuré ; Paris, Sandoz et Fischbacher.
  7. Henri Heine, Poèmes et légendes: Paris, Michel Lévy.
  8. Voyez la Revue du 1er janvier 1858.