De la Statistique en France et des Progrès de la Richesse publique

De la Statistique en France et des Progrès de la Richesse publique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 72-90).
DE
LA STATISTIQUE EN FRANCE

Statistique de la France comparée avec les autres états de l’Europe, par M. Maurice Block.

La statistique est une étude aride, ennuyeuse et peu sûre. Malheureusement il est impossible de s’en passer ; il faut donc savoir gré aux esprits patiens qui s’y livrent et encourager leurs travaux. La statistique ne saurait pourtant, malgré ses récentes prétentions, prendre rang parmi les sciences. Elle vient en aide à toutes les sciences, elle leur apporte des faits et des chiffres qui servent en quelque sorte d’exposés des motifs aux lois que celles-ci découvrent et proclament ; elle place souvent la preuve à côté de l’hypothèse, la solution en regard du problème. Voilà quelle est son utilité, bien précieuse certainement. Cette ambition doit lui suffire. Ainsi pratiquée, avec la conscience de ses erreurs possibles et de ses nombreuses illusions, la statistique mérite nos égards et notre gratitude. Il importe à la science qu’elle se perfectionne, absolument de la même façon qu’il importe à l’industrie de voir s’améliorer son outillage.

Ces réflexions me sont inspirées par l’aspect, je n’ose dire par la lecture complète de deux gros volumes qui viennent d’être publiés sur la statistique de la France. L’auteur, M. Maurice Block, que de nombreux travaux économiques recommandent à l’estime des savans, a le bon esprit de ne pas se méprendre sur la destinée qui est réservée aux ouvrages de statistique. Ces ouvrages sont faits plutôt pour être consultés que pour être lus ; l’attrait leur manque, et même parmi les statisticiens doués d’imagination, comme il s’en rencontre, aucun n’a trouvé le secret de rendre la statistique amusante. M. Block a recueilli aux sources les plus sûres, qui s’alimentent parfois ailleurs que dans les régions officielles, les chiffres qui expriment la situation matérielle et morale de notre pays ; il a groupé méthodiquement toutes les informations qui se rapportent aux finances, à l’agriculture, au commerce, à l’industrie, aux institutions charitables ; il a comparé, quand il l’a pu, les chiffres français avec les chiffres fournis par les documens étrangers. C’est un immense travail de recherches, qui a sans doute coûté bien des veilles. Il y a là de quoi désarmer les esprits les plus prévenus à l’endroit de la statistique, et quand on a pu surmonter le premier sentiment d’effroi qu’inspire la vue de tant de chiffres entassés, on arrive à trouver quelque intérêt dans cette étude aride et à discerner la lumière, qui, voilée le plus souvent par les moyennes, apparaît quelquefois resplendissante dans les totaux. Un tel livre ne s’analyse pas, mais il fournit l’occasion de considérer de plus près les principaux faits qui s’accomplissent dans notre organisation sociale et économique, de relever les progrès ou le ralentissement de la prospérité générale, en un mot de rechercher, à travers les chiffres, l’influence heureuse ou funeste de la politique ou de la législation. On doit se défier de la statistique quand elle est faite en vue d’appuyer une thèse ou un système, car chacun sait, par expérience, combien, avec ses apparences rigoureuses, elle se montre docile, flexible et accommodante pour l’esprit de parti ; mais elle mérite plus de confiance quand elle se présente seule, dégagée de commentaires, à peu près nue, comme il convient à la vérité. C’est ainsi qu’elle se produit dans l’ouvrage qui est sous nos yeux ; elle ne porte point de voilés que nous soyons obligés de déchirer.

Il est assez difficile de s’orienter dans cette forêt de chiffres ! Écrire la statistique générale de la France, c’est recueillir dans l’amas poudreux de nos annales administratives tous les chiffres qui se rapportent à d’innombrables séries de faits, c’est extraire la quintessence de ces milliers d’in-quarto de toutes couleurs qui sont sortis depuis plusieurs années des presses officielles. On ne prodiguait pas ainsi les documens sous le premier empire. L’empereur Napoléon, qui cependant a fait à la statistique l’honneur d’une bonne et juste définition en l’appelant le budget des choses, n’en usait qu’avec une grande sobriété. Après lui, sous le gouvernement constitutionnel, lorsque les assemblées législatives voulurent qu’on leur rendît compte des affaires du pays, la mode anglaise des blue-books périodiques pénétra peu à peu dans chaque ministère. Les députés demandaient la lumière, on les éblouit par des chiffres au point de les aveugler. La statistique coula à pleins bords, et la France ne tarda pas à égaler l’Angleterre pour ce genre de littérature parlementaire, qui fournissait aux mécontens comme aux satisfaits d’inépuisables sujets d’argumentation. Quoi qu’il en soit, grâce à ce flot toujours grossi et plus ou moins limpide des publications officielles, grâce au zèle compilateur de quelques spécialistes, qui s’adonnèrent à la statistique de même que certains médecins se livre plus particulièrement à l’étude d’une maladie, on est arrivé à composer un vaste ensemble de documens, qui après tout peuvent être fort utiles. Il n’est pas donné à tout le monde d’accomplir une pareille tâche. Félicitons-nous encore une fois de trouver dans M. Block un observateur consciencieux et sagace, que l’habitude de manier les in-quarto administratifs a familiarisé avec les difficultés de la statistique, qui connaît l’art de vérifier les chiffres, et qui, en les divisant ou en les rapprochant avec méthode, nous épargne autant d’ennuis que de recherches. Grace à lui, nous pouvons en quelques pages condenser le résumé des informations que la statistique a publiées sur différens points qui ont appelé particulièrement, dans ces dernières années, l’attention des économistes.

En première ligne se présentent les chiffres qui concernent le mouvement de la population. Les dénombremens réguliers sont de date assez récente. On signale bien, à la fin du XVIIe siècle, une enquête effectuée par les intendans de province d’après les instructions de Vauban, qui a publié dans la Dixme royaleles résultats de ce travail ; mais l’administration ne possédait pas alors les ressources nécessaires pour obtenir des calculs exacts. Il en fut de même pendant le cours du XVIIIe siècle ; on ne produisit, à des intervalles inégaux, que des évaluations très hypothétiques. En 1791, l’assemblée nationale prescrivit un recensement général qui devait être opéré par les soins des municipalités : l’exécution de cette mesure fut entravée par les désordres révolutionnaires, et ce fut seulement en 1801 qu’eut lieu, sous la direction des préfets, le premier recensement officiel, qui constata pour la France une population de 27 millions d’habitans. À partir de 1821, le recensement a été fait régulièrement tous les cinq ans ; basé d’abord sur le domicile, ce qui laissait en dehors la population flottante, il est, depuis 1841, basé sur la résidence, et par un nouveau perfectionnement, appliqué en 1846, il s’exécute le même jour dans toutes les communes. On est ainsi arrivé à des résultats presque certains, et l’on peut avoir confiance dans les chiffres que l’administration publie. Cependant, dès que l’on veut établir des comparaisons, il faut tenir compte de la différence des précédés successivement employés sous peine de s’exposer à de graves erreurs. Par exemple, de 1801 à 1806, la population, d’après les chiffres officiels, se serait accrue de 1,785,000 habitans, soit de 351,000 par année ; c’est l’augmentation la plus forte qui ait été constatée. On, si l’on considère que cette période a été en partie remplie par la guerre, on doit se défier d’un tel résultat. Il est à supposer que le recensement de 1801, le premier qui ait été effectué, laissait de nombreuses lacunes, et que le recensement de 1806, fait avec plus de soin et d’expérience, a été plus complet. Pour être exacte, la comparaison ne doit porter que sur des périodes auxquelles les mêmes procédés d’enquêté ont été appliqués : ce serait à partir de 1841, et mieux de 1846, qu’il conviendrait de relever les chiffres de la population pour en tirer des déductions utiles.

De 1841, à 1846, la population de la France s’est accrue de 236,000 habitans par ; année ; de 1846 à 1851, l’augmentation a été de 76,000, et de 1851 à 1856 de 51,000 seulement. Le chiffre total était en 1856, date du dernier recensement officiel, de 36,039,000 Il y a donc eu, depuis 1846, un ralentissement très marqué dans le mouvement normal de la population. Nous avons eu, durant ces périodes, une révolution, plusieurs mauvaises récoltes, la guerre de Crimée, le choléra. Parmi ces causes de ralentissement, il en est qui paraissent indépendantes de l’action du gouvernement. Néanmoins les révélations statistiques enseignent combien il importe d’organiser les institutions hygiéniques et de veiller à la législation sur les céréales, en même temps qu’elles signalent, au point de vue de la prospérité générales, les tristes résultats des guerres les plus glorieuses. La publication du recensement de 1856 a produit, on s’en souvient, une impression douloureuse. Cette émotion est demeurée à peu près stérile. Nous n’avons pas eu de nouvelles révolutions : si nous avons eu une nouvelle guerre, on peut dire que la politique a recueilli ou recueillera le prix des victoires remportées dans la campagne d’Italie ; mais a-t-on organisé la médecine dans les communes rurales, où les épidémies font d’ordinaire tant de ravages ? A-t-on révisé la législation sur les grains ? Des essais ont été tentés, rien n’a encore abouti. Ce sont là les réformes que l’économie politique, s’appuyant sur les chiffres de la statistique, peut réclamer. Alors que les conséquences des épidémies et des mauvaises récoltes se manifestent si clairement, il n’est plus permis d’ajourner les mesures législatives ou réglementaires qui peuvent les atténuer. De son côté, la politique guerrière doit faire ses réflexions et placer, en regard des avantages qu’elle convoite, les pertes qu’elle risque d’infliger au pays.

Si l’on jette les regards sur les autres pays, on remarque presque partout une augmentation beaucoup plus considérable dans les chiffres de la population. Nous pouvons citer la Belgique, la Prusse, l’Autriche, l’Angleterre, l’Espagne, surtout la Russie et les États-Unis. La population de la Russie a presque double depuis le commencement de ce siècle, celle des États-Unis a sextuplé ; mais, dans ces rapprochemens, il faut nécessairement se rendre compte de la densité de la population. Ainsi la France possède près de 7,000 habitans par myriamètre carré, la Russie 1,200, les États-Unis 272 seulement. Dans les pays qui sont depuis longtemps habités et civilisés, l’accroissement de la population, considérée soit absolument, soit proportionnellement à l’étendue du territoire, devient de plus en plus faible ; les places sont prises sur le sol, et quelques-uns de ces pays voient même s’échapper un courant d’émigration qui maintient au juste niveau le nombre des habitans. Dans les pays au contraire où les espaces sont vastes et libres, comme aux États-Unis et en Russie, l’augmentation se produit avec une énergie toujours croissante. Si donc l’on s’en tenait uniquement aux chiffres, si l’on raisonnait sur les mouvemens de la population sans prendre en considération l’argument de densité et les conditions géographiques qui varient dans chaque état, on s’exposerait à tirer des faits apparens les conclusions les plus fausses. Il est impossible de ne pas se préoccuper de l’augmentation rapide que présente la population de la Russie : la politique doit avoir l’œil ouvert sur cette immense agglomération d’hommes qui se forme à l’est de l’Europe ; mais le fait s’explique, par des conditions naturelles, et d’ailleurs le nombre seul ne constitue pas la puissance. L’avantage n’est pas au pays qui est le plus peuplé, mais à celui qui est le mieux peuplé. Sous ce rapport, la Russie demeure encore bien loin en arrière des pays où la population, également répartie et suffïsamment condensée, s’accroît dans de moindres proportions. Un autre fait essentiel à signaler résulte des chiffres que produit la statistique, c’est que l’accroissement de la population est complètement indépendant de la constitution politique des états. Sous le régime despotique comme sois le régime le plus libéral, en Russie comme dans la grande république de l’Amérique du Nord, la population s’accroît avec une rapidité également prodigieuse. Dans certains pays de l’Italie, où le gouvernement et le mode d’administration provoquent de si vives critiques et même des révolutions, la population est plus dense et elle augmente plus vite que dans certains pays, par exemple en France, en Prusse, en Suisse, où l’organisation politique et administrative est plus perfectionnée. Là ce n’est point une conséquence de la géographie et de l’étendue du sol disponible ; c’est le fait du climat, des mœurs, des conditions de la vie matérielle, des principes qui régissent la famille : problèmes complexes et difficiles, que nous nous bornons à indiquer d’après les données de la statistique, et que celle-ci n’est point appelée à résoudre. On voit combien les comparaisons sont vaines, puisque les mêmes faits se manifestent dans les situations les plus opposées et que les résultats purement numériques se trouvent sans cesse en contradiction avec les spéculations de la science sociale. Un seul point nous semble établi : c’est qu’il ne faut pas, comme on le fait trop souvent, attacher une importance exclusive, à la densité et à l’accroissement proportionnel de la population pour apprécier les degrés relatifs de prospérité et de puissance des divers états. Cette comparaison entre des contrées placées dans des conditions différentes serait entachée de graves erreurs. Il convient d’examiner chaque pays isolément et de comparer les chiffres relevés par période. En conséquence, il n’y a pas à discuter sur le plus ou moins de densité et d’accroissement de la population française comparée avec telle autre population étrangère : le seul fait qui soit de nature à inspirer de sérieuses réflexions, c’est le ralentissement très marqué qui a été signalé, durant la période décennale de 1846-1856, dans l’accroissement de notre population, et, d’après les événemens qui ont marqué les cinq dernières années, il est à craindre que le prochain recensement ne révèle pas une situation meilleure.

Les chiffres statistiques ne sont point nécessaires pour démontrer que depuis vingt ans la population des campagnes diminue et se porte vers les villes. Ce fait est ordinairement la conséquence du développement industriel : ainsi le pays d’Europe où l’on rencontre le plus grand nombre de villes populeuses est sans contredit l’Angleterre avec ses centres manufacturiers, qui se sont multipliés et grossis dans des proportions énormes : tel bourg qui ne possédait au commencement de ce siècle que quelques centaines d’habitans compte aujourd’hui plus de cent mille âmes. Les progrès de l’industrie et l’extension des usines produiront en France, des résultats analogues ; mais cette cause n’est point la seule. Nos principales villes, à l’exemple de Paris, sont entrées dans la voie des agrandissemens et des embellissemens elles exécutent de nombreux travaux qui attirent les bras et les retiennent par l’élévation des salaires. N’a-t-on point sous ce, rapport dépassé la juste mesure ? S’il est nécessaire d’assainir nos grandes villes, faut-il en même temps se lancer dans ces travaux de luxe que l’on entreprend de tous côtés avec tant d’ardeur, et qui affectent non-seulement les conditions de la propriété privée, mais encore les finances municipales, le prix des denrées, le régime des salaires ? Cette précipitation vers le bien n’est pas sans péril, et l’on peut dire que, parmi les ouvriers employés au renouvellement de nos villes, il en est un, le plus sûr, le plus patient de tous, qui n’obtient pas les égards qu’il mérite c’est le temps. Quoi qu’il en soit, cette transformation, peut-être trop rapide, amène un brusque déplacement de la population ; celle-ci afflue dans les villes, l’équilibre est rompu au détriment des campagnes. Or ce mouvement artificiel et irrégulier ne saurait être envisagé de la même manière que le mouvement naturel et normal produit par les progrès de l’industrie manufacturière. Il imprime çà et là de vives secousses, qui troublent l’harmonie générale des situations et précipitent les lentes évolutions des faits économiques. On doit donc y prendre garde, car, autour des grands centres, l’agriculture, commence à souffir sérieusement du manque de bras. Dans cet état de choses, il n’existe pas d’autre remède que celui qui a été appliqué en Angleterre pour compenser, dans l’intérêt des campagnes, la prépondérance du travail industriel : c’est le perfectionnement des procédés agricoles. Les chiffres fournis par les derniers recensemens indiquent qu’il y a là un intérêt de premier ordre, auquel on ne saurait trop tôt pourvoir, et il serait d’ailleurs injuste de méconnaître les efforts tentés par le gouvernement pour encourager la découverte et l’application des machines agricoles. Il faut dorénavant cultiver le sol avec moins de bras et obtenir, avec une main-d’œuvre chaque jour plus coûteuse, des produits qui ne coûtent pas plus cher. Tel est le double problème que le mouvement désormais bien décidé de la population nous oblige à résoudre, sous peine d’une crise plus ou moins prochaine.

Il est superflu d’insister sur les services que rendrait, pour l’étude de ces graves questions, une bonne statistique agricole. Combien il serait utile de suivre la période par période, les progrès généraux de la culture, de connaître l’emploi du sol dans les différentes régions, les frais de production ainsi que le rendement, l’effectif du bétail, le nombre des bras attachés au travail de la terre, l’adoption plus ou moins rapide, plus ou moins intelligente, des machines, des irrigations, du drainage ! Le gouvernement a essayé de se procurer tous ces renseignemens, et il a publié ce qu’il a recueilli. Sur beaucoup de points malheureusement, la statistique officielle a été prise en défaut, et elle a provoqué de vives critiques[1]. Il semble en effet que le système pratiqué par l’administration pour recueillir les renseignemens ne présente que de médiocres garanties ; l’organisation des commissions cantonales est loin d’être parfaite ; les déclarations n’étant pas toujours sincères, le contrôle étant le plus souvent impossible, on signale trop justement dans les chiffres des erreurs, des contradictions choquantes qui leur enlèvent tout crédit. Ce travail est, à vrai dire, des plus difficiles, et il faut au moins savoir gré à l’administration d’avoir entrepris une statistique devant laquelle ont reculé d’autres pays. On améliorera le système en le simplifiant, on perfectionnera les procédés, on parviendra peut-être à dissiper les préjugés et les craintes des agriculteurs, de manière à obtenir des déclarations plus exactes. Tout cela sera l’œuvre du temps et de la patience des statisticiens, qu’il vaut mieux ne point décourager par une critique trop acerbe, à la condition pourtant qu’ils demeureront modestes et ne se retrancheront pas derrière le rempart de l’infaillibilité officielle. Au surplus, malgré les erreurs inévitables qui se rencontrent dans les publications les plus récentes, on peut emprunter sans trop de défiance aux documens administratifs, contrôlés par des recherches individuelles, un certain nombre de faits qui expriment assez fidèlement la situation de l’agriculture française et permettent de mesurer les progrès qui ont été accomplis.

Tout a été dit sur la constitution de la propriété foncière. Contrairement aux faits observés en Angleterre et dans les pays où subsistent les vestiges de l’organisation féodale, la grande propriété est réduite en France à une faible proportion : elle représente à peine le huitième de l’étendue occupée par la culture. C’est la propriété moyenne et petite qui domine, et le morcellement du sol poursuit son cours. On peut en juger par l’augmentation, très exactement constatée, du nombre des cotes foncières. En 1815, on comptait dix millions de cotes, en 1850 douze millions ; le chiffre actuel approche de treize millions. De bons esprits se sont alarmés de cette progression toujours croissante, qui exercerait, suivant eux, la plus fâcheuse influence sur la culture et enlèverait à la production française les avantages attachés au système des grandes exploitations. On en est même venu à hasarder quelques critiques, timides d’abord, puis plus accentuées, contre la loi des successions, dont l’effet certain est de multiplier les morcellemens. Amenée sur ce terrain, la discussion risque d’être éternelle. Le régime des successions, tel qu’il a été établi par le code civil, repose sur des principes qui ne se laisseraient pas facilement ébranler, et qui seraient défendus au besoin par les forces les plus vives de la démocratie, de la société française. Toutes les objections, si savamment opposées, dans l’intérêt spécial de l’agriculture, à l’égal partage des biens, se briseront contre l’invincible résistance de nos sentimens et de nos mœurs. Si le morcellement excessif est un mal, ce n’est pas dans une réforme de législation équivalente à une révolution sociale qu’il faut chercher l’unique remède. Du reste, la petite propriété ne manquerait pas d’argumens pour répondre aux reproches d’impuissance qui lui sont adressés. Elle pourrait alléguer que, sous l’empire de la loi qui nous régit, la valeur vénale du sol s’est accrue de plus du double de 1821 à 1851, comme cela résulte des recensemens effectués par l’administration, à ces deux époques, et que le revenu net cadastral a présenté, entre les mêmes périodes, une augmentation des deux tiers. Après avoir cité ces chiffres, le rapport sur le projet de code rural récemment élaboré par le sénat ajoute : « Il a été reconnu que la valeur de la grande propriété s’est à peine accrue d’un tiers ou d’un quart dans cet intervalle de trente ans, tandis que les terrains d’une qualité inférieure, morcelés et acquis presque exclusivement par les cultivateurs, ont quadruplé et même quintuplé de prix. » La question, même au point de vue particulier de l’agriculture, n’est donc point décidée contre la petite propriété, comme l’affirment les partisans de l’opinion contraire en invoquant l’exemple du système anglais. M. Block, après avoir recueilli avec soin tous les documens qui peuvent éclairer ce difficile problème, s’est sagement abstenu de prendre parti pour l’une ou l’autre thèse. En présence des faits qu’il a constatés, non-seulement en France, mais encore dans les principaux pays d’Europe, il s’est cru autorisé à conclure contre toute opinion absolue en pareille matière. La moyenne et la petite propriété ont, comme la grande propriété, leur raison d’être et leurs avantages. Ce qui importe, c’est de trouver et de maintenir le juste équilibre entre ces trois sortes de biens ruraux ; c’est de propager les bons procédés de culture, d’améliorer les instrumens de travail et de faciliter la circulation des capitaux dans les couches démocratiques de la petite propriété. Les discussions de doctrines ne seraient ici d’aucun secours, et le temps que l’on emploierait encore à faire le procès au code civil ne serait que du temps perdu. Ne sait-on pas que le progrès agricole d’un pays ne doit pas se mesurer au nombre d’hectares mis en culture, ni à la dimension des propriétés ? Tout dépend du parti que l’on tire de la même étendue de sol, du rendement de l’hectare en récoltes et en bétail. À cet égard, les chiffres que nous avons sous les yeux renferment de précieux élémens d’appréciation. Arrêtons-nous seulement aux statistiques qui concernent la production du froment et les bestiaux : ces deux exemples suffiront pour attester qu’après tout le présent et l’avenir de l’agriculture française sont moins sombres que ne le prétendent les adversaires systématiques de la loi sur les successions.

En 1815, on comptait 4. millions 1/2 d’hectares ensemencés en froment, et la production était de 39 millions d’hectolitres. Par une progression très régulière, le nombre des hectares avait atteint en 1858 plus de 6 millions 1/2 ; la production était de 110 millions d’hectolitres. Deux conséquences très-essentielles ressortent de ces chiffres : en premier lieu, le rendement moyen par hectare a presque doublé de 1815 à 1858 ; il n’était que de 8 hectolitres 1/2 en 1815, il s’est élevé pour 1858 à 16 hectolitres 1/2. Certes nous sommes encore loin d’atteindre, quant à la moyenne, le rendement anglais ; mais le progrès n’en est pas moins certain, considérable, surtout si l’on tient compte des crises politiques que le pays a traversées et de l’influence d’une législation économique dont les bonnes intentions n’ont pas été moins préjudiciables pour l’agriculture que pour l’industrie. En second lieu, le chiffre total de la production en froment s’est accru dans une proportion plus forte que le chiffre de la population ; la consommation individuelle a donc augmenté, c’est-à-dire que la nourriture saine et substantielle que procure le pain de froment remplace de plus en plus l’alimentation grossière à laquelle était condamné le peuple des campagnes. Les résultats de la statistique se trouvent ici d’accord avec les observations générales que chacun peut faire dans les différentes régions du territoire. Lors même que l’on éprouverait quelque défiance à l’endroit de ces chiffres, qui évidemment ne sauraient prétendre à une exactitude absolue, on serait forcé de reconnaître que la physionomie agricole de la France est bien différente de celle qu’a décrite Arthur Young à la fin du dernier siècle, et il n’est pas besoin de remonter au-delà d’une vingtaine d’années pour remarquer le contraste favorable que présente, sous le rapport du bien-être, la population de nos campagnes, si on la compare avec la génération qui l’a précédée.

Quant au prix de revient de l’hectolitre de froment, c’est la pierre philosophale de la statistique agricole. En analysant les témoignages qui ont été entendus lors de l’enquête ouverte en 1859 sur la législation des céréales, M. Block arrive à déterminer un prix moyen de 17 fr. 50 cent. ; mais, il se hâte de le déclarer lui-même, cette évaluation ne repose point sur des calculs suffisamment rigoureux, et ce n’est point ici le cas d’employer le procédé des moyennes, si cher aux statisticiens. L’agriculteur qui ne peut abaisser au-dessous de 20 fr. son prix de revient sera médiocrement consolé d’apprendre que dans une région plus favorisée ses confrères sont en mesure de produire le blé à des conditions moins coûteuses, et il ne concevrait pas que l’on adoptât comme base de discussion dans l’étude d’un impôt le prix moyen qui pour lui serait tout à fait ruineux. La statistique est moins trompeuse lorsqu’elle relève les prix de vente qui sont officiellement constatés en vue de l’application des droits de douane. Si l’on retranche des calculs la période décennale 1810-19, qui a été presque entièrement remplie par de mauvaises récoltes et pendant laquelle le prix de vente a atteint en moyenne près de 25 fr. par hectolitre, on observe que depuis le commencement de ce siècle la valeur vénale du froment s’est accrue peu à peu par une progression constante, de telle sorte que, de 20 fr. 34 cent, pour la période 1800-1809, le prix s’est élevé à 22 fr. 27 cent, pour la période 1850-1858. La hausse incontestable du prix de vente n’est que l’expression d’une hausse à peu près égale du prix de revient. Le même fait s’est révélé pour les différentes branches de la production ; le renchérissement a été général. Le prix de la terre s’est élevé ainsi que le taux de la main-d’œuvre, et c’est ici que l’étude de la statistique agricole se rattache par un lien étroit à la statistique de la population. Le développement de l’industrie manufacturière, la hausse du salaire dans les villes, l’émigration des habitans des campagnes, tous ces faits ont réagi sur la main-d’œuvre agricole en rendant celle-ci plus rare et plus coûteuse. Nous avons dit comment on peut essayer de combattre ou plutôt d’enrayer ce mouvement de hausse en améliorant les procédés de production ; quoi que l’on fasse, on se retrouvera toujours en présence d’un prix de revient et par conséquent d’un prix de vente de plus en plus élevés, ainsi que le démontrent pour le passé et l’annoncent pour l’avenir les enseignemens de la statistique. Tant que cette hausse demeurera en rapport avec la dépréciation que subit d’autre part la valeur monétaire, elle sera naturelle, légitime, et on n’aura point à s’en préoccuper.

Ce qui est fatal pour l’agriculture de même que pour le consommateur, c’est l’extrême mobilité des prix de vente. Si ces variations ne devaient être attribuées qu’à l’inconstance des récoltes, il n’y aurait rien à dire, et nous en serions réduits à nous courber avec résignation sous les décrets de la Providence ; mais indépendamment de cette cause supérieure, contre laquelle se débattrait en vain le travail de l’homme, n’y a-t-il point des causes secondaires qui dépendent de nous-mêmes, qui sont du domaine de la législation et des règlemens, et dont il nous serait dès lors possible de conjurer les fâcheux effets ? Est-il bien sûr par exemple que le régime de l’échelle mobile, qui a été précisément institué pour combattre alternativement la baisse et la hausse du prix des grains, c’est-à-dire pour régulariser autant que possible le taux des subsistances, est-il bien sûr que ce régime ait atténué au moindre degré les crises d’avilissement et de cherté contre lesquelles il a été établi ? Les statistiques de l’importation et de l’exportation des grains sont là pour attester l’inanité de ce prétendu remède. Dans les années de récolte surabondante et avec les prix les plus bas, l’exportation s’est souvent réduite aux chiffres les plus modestes : dans les périodes de disette, l’importation des céréales de l’étranger s’est rarement élevée aux chiffres qui représentent aujourd’hui, en temps normal, l’introduction des blés en Angleterre, où l’échelle mobile a été remplacée par un régime de liberté presque complète. Il est même permis de dire que notre loi de douane en matière de céréales a pour effet de précipiter, suivant les cas, la hausse ou la baisse des prix, soit parce qu’elle saisit le marché à l’improviste, soit parce qu’elle crée la panique et tire en quelque sorte le canon d’alarme. Que l’on décrète la suspension de l’échelle mobile : le décret équivaut à une proclamation de disette, et les prix que l’on veut contenir s’élèvent immédiatement et bien au-delà des limites naturelles ; si au contraire on lève à la sortie toutes les barrières, aussitôt l’agriculteur s’imagine que la mesure de l’approvisionnement est dépassée dans d’énormes proportions, et les prix que l’on veut soutenir tombent au plus bas. Du reste, le procès de l’échelle mobile a été récemment et solennellement instruit au conseil d’état ; tout porte à croire que cette institution aurait été déjà condamnée, si les habiles défenseurs de l’échelle mobile n’avaient, en désespoir de cause, plaidé les circonstances politiques et sollicité l’ajournement de l’arrêt, en s’attendrissant sur l’ignorance des campagnes, ou l’on vote si bien, et sur les préjugés des agriculteurs, qui ne pourraient, dit-on, s’habituer à un autre régime. Le gouvernement, qui, par le traité conclu avec l’Angleterre, vient de procéder avec tant de hardiesse à la réforme des tarifs applicables à l’industrie, ne tardera sans doute pas à reprendre la question du tarif des céréales ; il aura plus de confiance dans le bon sens des agriculteurs, et ceux-ci comprendront que, s’il est impossible de leur garantir de bonnes récoltes et des prix réguliers, l’expédient le plus simple et le plus efficace pour prévenir ou atténuer les crises consiste précisément dans la liberté du commerce, qui agrandit le marché, diminue, en les partageant, les périls de la hausse et de la baisse, et amortit les secousses par la solidarité qu’elle crée entre les approvisionnemens de tous les pays. L’expérience aura bientôt confirmé les indications que contiennent sur ce point les relevés statistiques.

Nous arrivons à la question du bétail, et pour ne pas compliquer outre mesure ce rapide examen, je ne m’occuperai que de la race bovine. On conviendra qu’il est assez difficile de savoir combien il existe en France de têtes de bétail. De quelle manière s’effectue le recensement, et quelle confiance peut-il inspirer ? Le paysan se livrera, lui, sa femme et ses enfans, au carnet du recenseur ; mais bien souvent il s’abstiendra d’associer son étable à cette formalité administrative. On a rencontré cet instinct de répugnance partout où l’on a voulu se rendre compte de l’existence du bétail. Le gouvernement anglais, qui depuis quelques années essaie d’organiser une statistique agricole et qui a déjà expérimenté divers systèmes, s’est convaincu de la dissimulation profonde qui règne dans les campagnes, lorsqu’il s’agit de dénombrer le bétail. Le cultivateur ne voit dans cette enquête qu’une arrière-pensée d’impôt. L’administration française a-t-elle été plus heureuse ? Il faudrait le croire, puisqu’elle donne des chiffres, reproduits dans l’ouvrage de M. Block, pour les années 1812, 1829, 1839 et 1852. Lors du recensement opéré en 1852, elle a trouvé 12,159,807 animaux de race bovine, nombre presque double de celui qui avait été constaté par le recensement de 1812. Ce total est merveilleux de précision ; les statisticiens exacts ne se contentent pas des sommes rondes et ne nous font point grâce des unités. L’avouerai-je cependant ? une telle précision m’effraie, sans qu’il me prenne envie de contester formellement les chiffres, car il me faudrait administrer la preuve qu’ils sont ou trop faibles ou exagérés, et mon embarras serait grand. Heureusement il n’est pas nécessaire de consulter les chiffres du dénombrement officiel pour établir les progrès réalisés dans la production du gros bétail. Il existe d’autres moyens d’appréciation. Ainsi, comme le fait remarquer M. Block, il est notoire que depuis vingt ans les prairies naturelles et artificielles ont pris un grand développement. En outre le poids moyen des bestiaux présentés sur les marchés a évidemment augmenté, grâce au perfectionnement des méthodes d’élevage. Enfin la consommation de la viande de boucherie, dans les campagnes comme dans les villes, s’est sensiblement accrue. La consommation des campagnes ne peut être évaluée d’une manière rigoureuse, mais il suffit de jeter les regards autour de soi pour observer le fait, que constatent d’ailleurs toutes les statistiques locales. Quant à la consommation dans les villes, elle peut être indiquée assez exactement, car ici les chiffres de la statistique reposent sur la perception des droits d’octroi. Or, dans les villes de 10,000 âmes et au-dessus, la quantité de viande consommée s’est accrue, depuis vingt ans, de 5 kilogrammes environ par individu. À Paris, l’augmentation a été beaucoup plus forte ; elle représente, pour la viande de boucherie, 14 kilogrammes, tandis qu’elle a été peu importante pour la viande de porc. En résumé, de 61 kilogrammes et demi par tête pour la période 1831 à 1840, la consommation dans la capitale s’est élevée à 76 kilogrammes en 1858. Il est donc incontestable que la production du bétail s’est développée, qu’elle s’est améliorée, que sous le double rapport de la quantité et de la qualité l’agriculture française a réalisé des progrès sérieux, provoqués par les demandes toujours croissantes de la consommation.

Cette production n’est pas au niveau des besoins ; depuis le commencement du siècle, le prix de la viande a éprouvé une hausse considérable, qui excède la proportion du renchérissement général résultant de l’élévation du prix de revient et de la dépréciation monétaire. On peut en juger par la statistique du prix moyen annuel de la viande sur pied aux marchés de Sceaux et de Poissy : en 1810, le kilogramme de bœuf valait 97 centimes ; en 1855, il a valu 1 fr. 31 cent. Cependant il y a eu, d’une période à l’autre, une véritable révolution dans les moyens de transport, et l’approvisionnement de la capitale par les routes, puis par les chemins de fer, est devenu de plus en plus facile. Certes ce mouvement continu de hausse, qui s’est manifesté à peu près également sur tous les points du territoire, est préjudiciable pour le consommateur ; mais si l’on ne considère que l’intérêt du producteur, il promet à l’agriculture une source abondante de bénéfices, puisque la demande est et sera longtemps encore supérieure à l’offre, et que par conséquent le prix de vente du bétail sera largement rémunérateur. Combien donc étaient puériles les craintes exprimées en 1853, lorsque, par un décret provisoire rendu en pleine disette, le gouvernement eut l’idée de porter la main sur le tarif des bestiaux étrangers et de substituer le droit de 3 francs par tête à la taxe de 50 francs, qui datait de 1822 ! Ne disait-on pas que l’agriculture allait périr sous le coup de cette innocente réforme ! Le bétail étranger devait envahir le sol national, nos prairies et nos étables deviendraient désertes ; c’en était fait de cette grande et belle industrie de l’agriculture, à laquelle une fatale application du libre-échange préparait une concurrence mortelle ! Qu’y avait-il de vrai dans toutes ces déclamations des Cassandres agricoles ? La statistique nous l’apprend. Pendant la période 1827-1836, l’importation annuelle des bêtes à cornes avait été en moyenne de 43,000 têtes, et l’exportation de 10,000 : en 1858, l’importation a atteint 100,000 têtes, et l’exportation 35,000. Si l’importation a plus que doublé, l’exportation a plus que triplé au profit de l’agriculture, qui a trouvé sur les marchés voisins le placement plus facile de ses produits. L’invasion si redoutée des bœufs de l’Allemagne n’a point modéré la hausse des prix, tant les besoins de la consommation étaient impérieux, et la conséquence la plus certaine du décret de 1853, décret qui bientôt sans doute sera remplacé par une loi consacrant la franchise complète, a été de déterminer dans les contrées limitrophes le renchérissement du bétail. Il en sera toujours ainsi pour tous les produits, lorsque l’on ouvrira à l’étranger le vaste marché de la France. L’accroissement du nombre des consommateurs, c’est-à-dire l’augmentation de la demande, provoquera la hausse : c’est un fait que l’économie politique enseigne, que la statistique démontre de la façon la plus évidente, et qui doit calmer les appréhensions que provoquent encore les réformes de douane. La baisse des prix ne suit pas immédiatement une réduction de tarif ; l’industrie nationale a devant elle le temps nécessaire pour s’organiser, pour s’armer contre la concurrence étrangère, et les réformes douanières ne produisent leur plein effet à l’avantage du consommateur qu’au moment où la baisse est sans péril pour l’agriculteur et pour le fabricant.

Tout se tient et s’enchaîne dans l’examen des problèmes économiques. On voit la population s’agglomérer de plus en plus et se presser dans les villes, les produits augmenter de prix malgré leur plus grande abondance, parce que la consommation urbaine, favorisée par le taux élevé des salaires, est plus exigeante que ne l’est la consommation rurale, enfin la valeur des choses et des services atteindre des cours qui semblent en contradiction avec le perfectionnement des moyens et instrumens de travail. Si nous portons nos regards au-delà de nos frontières, nous observons, les mêmes faits se reproduisant avec plus ou moins d’intensité, de telle sorte qu’il doit exister une cause générale pour ces résultats, dont le caractère universel a éveillé l’attention des gouvernemens et de la science. Cette cause, nous croyons qu’on la trouverait surtout dans le développement extraordinaire de la grande industrie. C’est l’industrie qui peuple les villes, c’est elle qui règle le taux des salaires, et qui, tout en multipliant les machines, donne tant de prix au travail de l’homme. Nous assistons à une véritable révolution économique, qui marque d’un signe particulier l’histoire du XIXe siècle, et dont notre génération a pu observer les phases, déjà si rapides et si merveilleuses, aux expositions de 1851 et 1855. Comment dénombrer, compter, classer ces quantités infinies de produits de toute nature que l’industrie fabriqué aujourd’hui avec une incroyable activité ? Comment leur appliquer les procédés de la statistique et les soumettre à la rigoureuse loi des chiffres ? La tâche est plus que difficile, et cependant on l’a bravement tentée : la statistique industrielle n’a rien à envier à la statistique agricole ; elle a été l’objet de nombreuses études dont il serait injuste de ne pas reconnaître le mérite. Nous citerons en première ligne la statistique des mines et celle des chemins de fer, qui contiennent des informations très détaillées et généralement exactes sur la situation de deux industries dont les destinées intéressent par tant de points la prospérité publique. On trouve encore de précieux renseignemens dans les enquêtes qui, à diverses époques, ont été ouvertes par le gouvernement sur plusieurs branches d’industrie, ainsi que dans les rapports publiés à la suite des expositions. Il faut également tenir grand compte des statistiques entreprises sous la direction des municipalités et des chambres de commerce, et ne pas oublier les travaux consciencieux, mais trop ignorés, auxquels se livrent quelques bénédictins de province en l’honneur de leur ville natale. Toutefois ces recherches, s’appliquant à une branche particulière d’industrie ou ne comprenant que d’étroits espaces, sont tout à fait insuffisantes pour donner une idée, même approximative, du chiffre qui représente sur toute la surface du territoire l’ensemble du mouvement industriel. L’administration, avec les ressources dont elle dispose, réussira un jour à compléter, en l’améliorant, ce grand travail qu’elle a essayé à plusieurs reprises, sans trop de succès jusqu’ici. Les chiffres de la statistique officielle de l’industrie, publiée en 1852 par le ministère du commerce, ont été souvent, et avec raison, contestés, sans que ces critiques, parfois trop vives, doivent décourager de nouveaux efforts. La tâche est si malaisée que les statisticiens officiels doivent prévoir bien des contradictions lorsqu’ils endossent la responsabilité des renseignemens qui leur arrivent, imparfaitement contrôlés, de tous les points de la France.

Dans le chapitre qu’il a consacré à la statistique de l’industrie, M. Block cite un grand nombre de chiffres extraits des documens administratifs ou empruntés aux écrits individuels qui méritent quelque confiance ; mais il ne se pas fait illusion sur l’exactitude des évaluations qu’il place sous nos yeux, et il exprime plus d’une fois des doutes et des critiques qui nous tiennent utilement en garde contre les erreurs. Après beaucoup de recherches, il est arrivé à nous donner un chiffre, celui de onze milliards, comme représentant la valeur des produits industriels, et d’après lui ces onze milliards se partageraient à peu près par moitié entre la grande et la petite industrie. Le chiffre fourni par Chaptal en 1812 n’atteignait pas deux milliards ; mais il est évident que ce calcul était incomplet, et on y a relevé de nombreuses omissions. La plus récente statistique officielle, rédigée d’après des renseignemens qui furent recueillis en 1847, indique cinq milliards et demi. Depuis 1847, l’industrie a marché à pas de géant, et l’on peut affirmer hardiment que l’importance de ses produits a presque doublé. Quoi qu’il en soit, pour cette portion de la statistique, nous sommes encore dans les brouillards ; l’esprit se trouble devant ces milliards que les statisticiens savent si habilement grouper et faire manœuvrer en colonnes, et il vaut mieux, en vérité, ne point nous attaquer à ces totaux formidables qui nous écraseraient de leur poids. Essayons seulement, comme pour l’agriculture, de dégager et de mettre en relief quelques faits simples, faciles à constater, qui peuvent nous servir d’indices et de points de repère pour apprécier le progrès de l’industrie. Par exemple, le nombre des patentes a augmenté de plus de 25 pour 100 depuis 1847, ce qui atteste l’accroissement très notable de la population industrielle. Depuis la même époque, le nombre des brevets d’invention sollicités annuellement a plus que doublé. Le nombre et la force des machines à vapeur ont triplé ; la consommation de la houille, qui n’était que de 11 millions d’hectolitres en 1815, de 76 millions en 1847, a atteint 120 millions d’hectolitres en 1858. En un mot, tous les faits qui peuvent être établis strictement par des chiffres que garantit l’action vigilante et impitoyable du fisc démontrent qu’il y a eu, depuis quinze ans, dans les mille branches du travail national, un accroissement dont les proportions varient généralement du double au triple. Il est également indubitable que la plus forte part de cet accroissement est due au développement de la grande industrie, qui tend de plus en plus à se substituer aux petits ateliers. Enfin l’on observe dans les produits manufacturés le phénomène que nous avons signalé pour les produits agricoles relativement aux prix de revient et aux prix de vente. Ces prix n’ont pas baissé autant qu’il aurait été permis de le supposer d’après les perfectionnemens de la fabrication, secondée par l’emploi des machines ; il y a même eu hausse sur certains produits, car ici encore les besoins de la consommation sont en avant des ressources de la production.

Ainsi le bon marché nous échappe, sourd à nos vœux et à nos hommages ! Vainement l’économiste lui adresse-t-il, au nom de la science, les plus ardentes invocations ; en vain les gouvernemens essaient-ils de sacrifier successivement sur ses autels les taxes fiscales, les tarifs de douane, les prohibitions, les restrictions, tout ce qui peut l’effrayer et lui faire obstacle. Il est toujours bien loin devant nous, ne s’arrêtant parfois que pour reprendre haleine, et se remettant en course à mesure que nous nous précipitons pour le saisir. Le libre-échange lui-même ne l’atteindra pas. Qu’ils se rassurent donc, ces industriels si prompts à s’effrayer des réformes douanières, des traités de commerce, de toutes les mesures qui sembleraient devoir, par la concurrence, amener l’avilissement des prix ! La statistique leur démontre que la réduction d’un tarif n’est point nécessairement accompagnée d’une baisse dans la valeur des produits qui s’échangent sur un marché agrandi. Elle leur prouve en même temps que dans tous les pays, et en France peut-être plus qu’ailleurs, les mesures libérales qui ont accueilli la concurrence étrangère ont le plus souvent été suivies d’une recrudescence de travail, qui a trouvé dans l’accroissement de la consommation générale une rémunération lucrative et facile. La science elle-même peut s’éclairer aux lumières que prodigue la statistique sur ces capricieuses évolutions des prix ; elle y apprendra surtout à définir mieux qu’elle ne l’a fait jusqu’ici ce que, dans le langage vulgaire trop aisément adopté par elle, on désigne par le nom de bon marché. Le bon marché n’est pas ce qu’un vain peuple pense, une simple diminution du prix de vente évalué en monnaie : ainsi entendu, il ne procure à une société ni l’aisance ni la richesse ; il n’est point démocratique, bien qu’il soit si populaire. Non, le bon marché réside surtout dans l’abondance du travail, qui amène naturellement l’abondance et l’élévation du salaire. Qu’importe que le prix d’une denrée augmente, si le prix du salaire avec lequel cette denrée se paie augmente dans une égale proportion ? Et si la valeur des services, si le salaire s’élève dans une proportion plus forte, alors se manifeste effectivement le phénomène du bon marché, car la même somme de travail correspond à une plus grande faculté de consommation. Il ne faut donc pas que les gouvernemens s’obstinent à promettre le bon marché tel que le comprennent les préjugés populaires : ils ne tarderaient pas à perdre tout crédit. Qu’ils s’en tiennent à développer le travail intérieur, à faciliter les échanges internationaux, à ouvrir largement les sources de la production et les portes par où les produits s’écoulent. La baisse des prix ne viendra pas ; mais la prospérité générale sera plus grande, et les peuples se consoleront aisément de la payer plus cher.

La statistique du commerce de la France n’est pas moins incertaine que la statistique industrielle, si l’on s’attache à rechercher des chiffres exacts. M. Block attribue au commerce intérieur une valeur de 30 à 40 milliards. Il calcule que les marchandises passent en moyenne par trois intermédiaires, c’est-à-dire donnent lieu à trois opérations de commerce avant d’arriver au consommateur ; la production industrielle étant, suivant lui, de 11 milliards, le chiffre de 30 à 40 milliards pour le commerce serait assez plausible. Ce n’est là qu’une appréciation générale ; mais les recherches de M. Block ont obtenu sur différens points des résultats plus précis. Les publications administratives rendent compte des quantités de marchandises qui circulent par les voies fluviales ou qui sont transportées par cabotage entre les ports français ; on possède également des informations approximatives sur le commerce des villes au moyen des registres de l’octroi. Quant à la statistique des chemins de fer, qui jouent aujourd’hui un si grand rôle dans les opérations du commerce, elle fournit le chiffre des marchandises transportées à grande et à petite vitesse ; mais les compagnies n’ont pas adopté les mêmes classifications : elles ne donnent pas toutes le détail des marchandises, et il serait très désirable qu’elles fussent amenées à organiser sous ce rapport un système uniforme de comptabilité. Sans nous engager dans la sombre région des chiffres, nous nous bornerons à mentionner deux grands totaux qui expriment l’activité respective des transports effectués par les voies fluviales et par les voies ferrées. Les premières ont transporté en 1857 52 millions de tonnes, et les secondes 12 millions. On voit que les canaux conservent encore une grande supériorité sur les chemins de fer quant au chiffre des transports. Le cabotage est plus sérieusement menacé : depuis vingt ans, il demeure à peu près stationnaire ; le chiffre annuel de ses transports se balance entre 3 et 4 millions de tonnes. Le grand cabotage, qui s’effectue d’une mer à l’autre, résiste difficilement à la concurrence des voies ferrées, et il ne pourra se maintenir que s’il appelle la vapeur à son aide en transformant ses navires.

Grâce aux renseignemens très complets que publie l’administration des douanes, on peut suivre chaque année le mouvement du commerce extérieur de la France, et cette étude, que n’a point négligée M. Block, offre en ce moment même un intérêt particulier. Le traité conclu avec l’Angleterre a récemment appelé l’attention sur l’état de notre commerce extérieur, sur la concurrence que l’industrie nationale est appelée à soutenir, sur les avantages ou les périls qui doivent résulter d’une large réforme de nos tarifs. La statistique cette fois répond de la manière la plus précise à toutes les questions qu’on lui adresse, et elle répond de manière à dissiper bien des alarmes. Si on ne lui demande que des chiffres d’ensemble, elle montre le commerce de la France s’élevant progressivement de moins de 2 milliards en 1850 à plus de 3 milliards en 1858, et l’exportation des produits fabriqués figurant pour une forte part dans cet accroissement. Si on l’interroge sur les détails, elle prouve que les modérations de tarif essayées depuis vingt ans ont été tout à fait inoffensives pour les branches d’industrie qui se croyaient frappées, le travail national ayant au contraire doublé ses forces et augmenté sa production. Enfin, si on la consulte sur les relations de la France avec l’Angleterre, elle révèle un développement vraiment extraordinaire de nos envois d’articles manufacturés à destination de ce pays même, qui, au dire des alarmistes, doit nous battre infailliblement sur notre propre marché. Certes, s’il y a ici quelque coupable, c’est la statistique, très claire et très concluante, qu’a publiée la douane, et dans laquelle les négociateurs du traité, comme les rédacteurs du nouveau tarif, n’ont pas manqué de puiser leurs meilleurs argumens. Il était notoire pour tout le monde que l’industrie française, si brillante et si fière d’elle-même aux expositions de Londres et de Paris, avait fait de grands progrès : on était las et humilié de cette législation douanière, bardée de prohibitions et de taxes excessives, empreinte encore d’idées de guerre ou de préjugés de caste : par instinct, par conviction, par respect pour de grands principes trop longtemps sacrifiés à de vaines frayeurs, par respect pour le principe même de la protection commerciale, qui veut être appliqué avec discernement et mesure, ou désirait modifier enfin ce vieux régime, apporter quelques tempéramens à l’inutile rigueur du tarif et introduire en quelque sorte dans l’atmosphère alourdie quelques courans d’air libre. Pourtant la réforme eût sans doute été moins profonde et l’on eût marché d’un pas moins rapide vers la liberté des échanges, qui est le but même et la récompense de la protection, si la statistique douanière n’avait pas été là, avec ses chiffres impartiaux et impassibles, avec ses irréfutables démonstrations : c’est elle qui a dénoncé l’abus et fait la lumière, c’est elle encore qui, traduisant dans son bref langage les destinées de notre commerce, justifiera bientôt le nouveau tarif.

Tels sont les services que peut et doit rendre la statistique quand elle est bien faite : elle éclaire les questions, elle prépare et motive les plus graves mesures, elle vient en aide aux principes faussés ou méconnus, et, sous la forme de chiffres, elle fournit aux hommes d’état de vigoureuses armes. Il ne faut donc point la traiter avec dédain, et si trop souvent elle est le point de mire de la critique, c’est qu’elle ne nous sert qu’à la condition d’être toujours exacte, consciencieuse, méthodique, car ses erreurs seraient aussi fatales que ses vérités sont salutaires. La statistique se mêle à tout, elle touche à tout ; il n’est point, dans la vie sociale ou individuelle, un seul fait, un seul incident qu’elle ne prétende enregistrer dans ses archives. Nous sommes donc très intéressés à ce qu’elle corrige ses défauts et comble ses lacunes. Il importe que ce budget des choses soit avant tout une vérité.


C. LAVOLLEE.

  1. Voyez les Statistiques agricoles de la France, par M. L. Villermé, Revue du 15 mars 1860.