De la Situation financière et du budget de 1851

De la Situation financière et du budget de 1851
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 490-523).

HISTOIRE FINANCIERE.




DE LA SITUATION FINANCIERE ET DU BUGET DE 1851.




Dans un discours qui a obtenu et qui méritait un grand retentissement[1], M. Donoso Cortès, tirant l’horoscope des gouvernemens constitutionnels, prédit qu’ils périront par la banqueroute. L’orateur espagnol, pendant qu’il était en train de jeter sur la situation des pouvoirs ces clartés funèbres, aurait bien pu étendre sa prédiction aux gouvernemens absolus. Je ne vois pas en effet ce qui les préserve. Les gouvernemens absolus de l’Europe éprouvent les mêmes embarras financiers, qui, mis à découvert dans les gouvernemens constitutionnels par les révélations de la presse et par les éclats de la tribune, affaiblissent ceux-ci aux yeux de l’opinion publique et font douter de leur durée. Les uns comme les autres ont coutume d’épuiser toutes les ressources de l’impôt, et ils ont un égal besoin du crédit. Y a-t-il, sur le continent européen, des finances plus embarrassées que celles de l’Autriche ? Est-il un pays où la circulation monétaire ait subi de plus anciennes et plus profondes perturbations ? Et comment parler du crédit d’un gouvernement qui ne sait ou ne peut combler le vide de ses caisses qu’au moyen de l’emprunt forcé ? L’équilibre entre les dépenses annuelles et les revenus de l’état ne règne pas assurément en Russie plus sincèrement ni plus complètement qu’en France ou qu’en Espagne. L’empereur a beau disposer de la vie et des biens de ses sujets, il a beau posséder, dans les mines d’or de l’Oural et de la Sibérie, des trésors plus abondans que ceux de la Californie elle-même, cela ne le dispense pas d’ouvrir un emprunt à Londres et de subir la loi des marchands d’argent.

L’invention de la poudre à canon a égalisé les chances de la guerre entre les peuples ; l’usage du crédit nivelle en quelque sorte les conditions des gouvernemens. Une monarchie absolue à laquelle l’impôt ne suffit pas et qui emprunte devient justiciable de la publicité, et se condamne à passer par toutes les épreuves qui semblaient réservées exclusivement aux états constitutionnels : elle s’expose aux mêmes causes de dissolution, sans avoir les mêmes ressources ; car c’est seulement dans les états libres que le feu de la discussion, qui a souvent une intensité dévorante, épure quelquefois et vivifie.

L’Angleterre est aujourd’hui la seule nation qui présente à l’observateur des finances vraiment florissantes. L’Europe septentrionale, qui a vécu pendant la guerre de ses subsides, ne vit depuis la paix que des emprunts qui vont chercher des preneurs sur cet immense et universel marché des capitaux. Cependant l’Angleterre elle-même ne paraît pas être rentrée dans une situation assurée ni normale. Elle plie sous le faix d’une dette dont l’intérêt annuel absorbe le plus clair de son revenu, et plusieurs des impôts d’où ce revenu découle, battus violemment en brèche, ont déjà été à peu près emportés d’assaut. Dans une discussion récente, devant la chambre des communes, qui est omnipotente en matière d’impôt, on n’a trouvé que trois voix de majorité pour maintenir la taxe des fenêtres. Un revenu de 50 millions a failli être enlevé comme une feuille morte par le souffle d’un scrutin inattendu.

Il faut donc en prendre son parti, les finances de tous les empires sont ébranlées. Les embarras d’argent viennent partout compliquer les difficultés politiques. C’est encore aujourd’hui comme en 1789. Nous avons à inaugurer les réformes économiques et à ramener l’ordre dans les finances de la même main qui défendra et qui raffermira les bases chancelantes du pouvoir et de la société.

Le fardeau des impôts est une quantité relative qui se mesure à la richesse des contribuables. Ainsi, l’on ne dit rien de sérieux quand on fait remarquer que les dépenses publiques vont croissant avec la somme des libertés dont jouissent les nations, car les peuples les plus libres sont aussi généralement les plus industrieux, et par conséquent les plus riches. L’Angleterre, avec vingt-huit millions d’habitans, supporte sans fléchir le poids d’un budget qui accablerait la Russie, malgré sa population deux fois plus nombreuse, et le budget de la France, en 1847, élevant à seize cents millions les dépenses de l’état, laissait bien loin derrière lui comme un infiniment petit ce budget de 1789, dans lequel un déficit qui serait aujourd’hui à peine sensible avait hâté l’heure de la révolution.

L’infériorité des gouvernemens constitutionnels et des républiques principalement consiste en ceci : que le progrès naturel de la richesse y est contrarié et tenu en échec par l’instabilité du pouvoir. Voilà ce qui rend les économies et les réformes dans l’ordre financier très difficiles, pour ne pas dire impossibles. Le temps manque pour faire le bien. Tout reste en projet, parce que l’occasion d’agir se présente rarement au jour favorable. À peine est-on rentré dans l’état normal, qu’une crise nouvelle survient. Ce que le repos a recueilli de forces, ce que le travail a produit, est bientôt dissipé par la tempête. Les révolutions viennent toujours, comme à point nommé, augmenter les dépenses et diminuer les recettes du trésor. Il y a plus, elles ébranlent l’impôt, et mettent ainsi l’état, pour l’avenir encore plus que pour le présent, dans l’impuissance de pourvoir aux nécessités qu’elles engendrent.

À ce point de vue, je le reconnais, il y a peu à espérer des finances d’un gouvernement républicain. Il faut un terrain plus solide à l’équilibre des budgets. L’ordre financier a besoin de reposer sur le roc ; on ne le fondera jamais sur le sable. Voyez les états de l’Union américaine. Bien que l’esprit de changement ne pût pas s’y trouver à l’étroit, placé devant les profondeurs et la fécondité d’un espace sans bornes à défricher, et porté par la force d’expansion d’une société naissante, n’a-t-il pas déjà fait dans leur sein des ruines dont l’Europe tout au moins a dû souffrir ? Combien d’états ont suspendu, sinon abandonné le paiement de leur dette ! et le gouvernement central lui-même peut-il, depuis plusieurs années, se soutenir par ses ressources régulières ? N’est-il pas, au contraire, condamné, par son ambition, par sa mobilité et par ses fautes, à l’expédient onéreux et dangereux des emprunts ?

Le sol de la république semble être encore plus mal assis en Europe. Dans notre vieille société, où le passé se survit par l’empreinte que les mœurs en gardent, et où, pour créer à nouveau, il faut détruire, le génie républicain, contenu et comprimé par la force des choses, ne peut se faire jour que par de violentes explosions. C’est une terre volcanique où la lave bout et gronde sourdement, quand elle ne coule pas avec le fracas du tonnerre. En vain l’on inscrit la fraternité sur les drapeaux et l’on donne aux lois l’égalité pour principe dans un pays où une partie de la nation conspire ou se révolte perpétuellement contre l’autre moitié et entretient ainsi le malaise et la misère, en attendant la catastrophe qui doit être pour elle une défaite ou un succès.

Au risque cependant de voir démolir en quelques heures l’œuvre patiente, des années, nous devons reprendre aujourd’hui ce travail ingrat de réforme dans les finances que la révolution de février a interrompu. Il ne faut pas se lasser de rétablir l’ordre, même avec le désordre en perspective. L’existence des nations n’est pas, comme celle des individus, le labeur désespéré de Sysiphe. Un jour ou l’autre, en grandissant à travers les épreuves, elles finissent par atteindre le but assigné à leurs efforts. L’ère des révolutions n’est pas, sachons-le bien, le régime définitif de l’espèce humaine.


I. – SITUATION FINANCIERE.

Quelle est aujourd’hui la situation financière de la France ? quelle sera cette situation à l’ouverture de l’exercice 1851 ? Les efforts du gouvernement et de l’assemblée en 1850 auront-ils pour résultat d’alléger, dans une forte proportion, les charges publiques ? Nous avons presque terminé la liquidation de ces deux années que j’appellerai notre passé révolutionnaire ; au point où nous sommes parvenus, peut-on entrevoir, dès à présent, un avenir qui rassure et qui calme les esprits ?

Le malaise, qui se prolonge avec des alternatives d’amélioration et d’aggravation, tient principalement à ce que nous continuons, dans un temps agité, les procédés d’une époque pacifique, sinon régulière. On délibère et l’on dispute longuement, comme si l’ennemi n’était pas à nos portes. Le gouvernement et l’assemblée s’abîment dans des préparations législatives dont il semblait qu’une expérience de soixante années dût nous dispenser. Rien n’aboutit et personne ne décide. La langueur des volontés, l’avortement des projets et le conflit des opinions tiennent toutes choses en suspens. Le budget de 1850, tardivement présenté par le ministère, s’est traîné pendant cinq mois dans les débats intérieurs d’une commission qui a cru devoir reprendre à nouveau l’examen des moindres détails, comme si les commissions antérieures n’avaient rien éclairé et lui avaient laissé tout à faire. La discussion publique n’a commencé qu’à la fin de mars ; elle empiétera sur le mois de mai. On aura consommé, en courant après des rognures de budget, cinq douzièmes entiers dans le provisoire.

Le budget présenté par M. Passy portait à 1511 millions les dépenses tant ordinaires qu’extraordinaires de l’année 1850 ; la commission du budget, d’accord avec son successeur, les a réduites à 1427 millions. L’assemblée nationale a déjà consacré la plus grande partie de ces conclusions par ses votes. Voici, au reste, les deux projets en regard :


Projet de M. Passy Projet de la commission
Dette publique et dotations 411,726,643 fr. 405,335,193 fr.
Services généraux des ministères 763,938,365 731,360,918
Frais de régie et de perception 150,999,421 150,449,921
Remboursemens et restitutions 82,111,955 81,861,955
Total 1,408,776,384 fr. 1,369,007,987 fr.[2]
Travaux extraordinaires 103,184,000 58,837,500
Total général 1,511,960,384 fr. 1,427,845,487 fr.

Ainsi la commission retranche 84 millions des propositions du gouvernement. La réduction porte pour deux cinquièmes sur l’effectif de nos armemens, et sur les travaux publics dans, la proportion de trois cinquièmes. C’est en grande partie plutôt un ajournement de dépenses qu’une économie. Les travaux en effet que l’on n’exécutera pas en 1850, étant la conséquence d’entreprises déjà commencées et qu’il faut terminer, pèseront sur les exercices subséquens. La France ne laissera ni ses chemins de fer, ni ses routes, ni ses canaux inachevés il y va tout ensemble de sa prospérité et de sa puissance. Les 50 millions que l’on retire au budget des travaux publics en 1850 seront donc inévitablement reportés sur les budgets qui suivront. La suppression de cette allocation n’a d’autre objet que de soulager provisoirement la dette flottante.

C’est surtout après une révolution qui a jeté dans les esprits un grand trouble qu’il importe d’ouvrir à leur activité inquiète le dérivatif du travail. Il faut déverser quelque part cette sève qui les agite et qui déborde. Tout peuple emporté par la fièvre révolutionnaire ne se calme que par la guerre ou par l’industrie. Le mouvement de 1789 nous a donné cette guerre de géans qui, après vingt années d’une gloire incomparable, à travers la république et l’empire, a ramené la France un peu en arrière de ses anciennes limites. Le mouvement de juillet 1830, détournant au contraire nos regards de l’Europe, a suscité les progrès de la richesse intérieure, et nous a promptement familiarisés avec les merveilles du capital, ainsi qu’avec les ressources du travail. C’est de la loi qui détermina, en 1832, l’achèvement des travaux et des monumens commencés que date cette ère nouvelle. Par son exemple et par ses trésors ; l’état, au sortir de la crise, imprima une impulsion féconde à l’industrie privée.

Nous avons aujourd’hui la même politique à suivre. L’industrie privée, alarmée et rebutée, par nos convulsions politiques, n’ose plus aborder les travaux de long cours. On ne produit plus chaque jour que ce que demande la consommation quotidienne. Les régions du crédit semblent se fermer devant l’industrie et le commerce. La Banque de France, qui est le plus grand escompteur du papier de commerce, n’avait, le 11 avril dernier, que pour 105 millions d’effets dans son portefeuille ; le 15 mars 1848, au plus fort de la tourmente révolutionnaire, les valeurs de ce portefeuille s’élevaient encore à 303 millions. Ainsi, le mouvement des affaires va se ralentissant d’heure en heure ; il y a là comme un immense rouage à remonter.

Dans les crises politiques, qui dominent et qui déjouent les efforts des individus, l’état devient en quelque sorte l’assureur général des fortunes. Son intervention, imprudente et mauvaise en temps régulier, est alors légitime et salutaire : c’est à lui de réparer le mal qu’il a fait ou que l’on a fait en son nom. Le gouvernement, pour soulager le budget des travaux extraordinaires, autant que pour ranimer l’esprit d’association et pour rappeler les capitaux vers l’industrie, avait proposé à l’assemblée législative de concéder, moyennant la garantie d’un intérêt de 5 pour 100, sur un capital de 260 millions, le chemin de fer de Paris à Avignon à une compagnie unique. Cette combinaison vient d’échouer devant la coalition des intérêts locaux ; ce qui prouve que la république est travaillée de la même corruption qui a énervé et qui a perdu la monarchie. Il en sortira, pour premier résultat, un accroissement de 30 à 40 millions dans les dépenses de l’état pendant l’exercice 1850.

La commission du budget ne paraît pas avoir cherché à se placer à la hauteur de cette situation difficile. M. Gouin, rapporteur du budget des recettes, déclare lui-même qu’il ne faut considérer son travail que comme un premier pas vers un état meilleur. » Encore l’honorable rapporteur s’exagère-t-il la portée du projet amendé ; il n’y a rien de fait, et l’on ne marche pas vers un état meilleur, tant qu’on reste dans le provisoire. Sous ce rapport, la commission a suivi l’exemple du ministre, dans les mains duquel, j’en conviens, l’initiative des plans financiers est mieux placée.

La commission du budget évalue les recettes ordinaires de 1850 à 1251 millions ; elle y ajoute 32 millions pour le produit des trois nouveaux impôts sur le timbre, sur l’enregistrement et sur la poste, plus 84 millions de ressources extraordinaires, composées principalement de la dotation de l’amortissement que l’on enlève à son action normale ; ce qui porte les recettes de toute valeur à 1,368,419,117.fr., somme supérieure de 775,429 fr. au chiffre global des dépenses. La dépense des travaux extraordinaires, réduite de 103 millions à 58, reste en dehors de l’affectation de ces ressources : la dette flottante doit y pourvoir.

Voici maintenant le résultat probable que donnera la liquidation de cet exercice. M. le ministre des finances en a présenté, dans l’exposé qui précède le budget de 1851, un tableau un peu flatté. En énumérant les charges qui pèseront, à l’ouverture de l’année, sur la dette flottante, M. Fould porte les découverts antérieurs à 1848


à la somme désormais invariable de 227,656,361 fr.
Le découvert probable de 1848 s’élève à 3,069,965
En 1849, la différence entre les dépenses et les recettes, que l’on estimait à près de 280 millions, s’abaissera à 253,854,794
Total des exercices antérieurs à 1850 483,854,794 fr.

M. le ministre des finances suppose que les recettes de 1850 seront au moins égales à celles de 1849, qui présenteront sur les évaluations de la commission un excédant de 8,570,300 francs, et il place cet excédant hypothétique en regard des crédits supplémentaires déjà votés.

Mais, d’une part, avec l’expérience du passé, il faut admettre que les crédits supplémentaires en 1850 ne s’arrêteront pas au chiffre modeste de 8,695,607 francs, et nous pouvons, sans témérité, les évaluer à 25 ou 30 millions. D’un autre côté, rien n’est moins certain que l’accroissement du revenu public. Les deux premiers mois de l’année présentent des résultats faiblement supérieurs à ceux de 1849, et dès le mois suivant et sous l’impression universellement produite par les élections de Paris, le progrès du revenu en même temps que celui des transactions s’arrête. Peut-on légitimement espérer une reprise au milieu des inquiétudes qui assiégent les plus fermes esprits ? Ajoutez que les nouveaux impôts, pesant sur la bourse commune, nuisent ordinairement, par leur contact et par leur concurrence, au produit des anciennes taxes. Je m’abonne donc aux évaluations du budget, et je porte en ligne de compte, pour les crédits supplémentaires de 1850, une somme de 25 millions, qui élève le découvert probable à 508 millions.


Ajoutons maintenant la somme due pour la compensation accordée aux déposans des caisses d’épargne par la loi du 21 novembre 1848 33,035,000 fr.
La somme affectée aux travaux extraordinaires 58,837,000
La somme que les travaux du chemin de Lyon laisseront, en 1850, à la charge du trésor 30,000,000
Ce qui donnerait, à la fin de 1850, une dette flottante de 630,716,794 fr.

L’état a trouvé dans le portefeuille des caisses d’épargne, en actions de canaux et en rentes, un actif réalisable d’environ 60 millions. La compagnie du Nord doit encore 35 millions pour ; remboursement des travaux exécutés par les ponts-et-chaussées sur la ligne principale. En supposant ces ressources réalisées à l’ouverture de l’exercice 1851, la dette flottante se trouverait ramenée au chiffre de 336 millions. Dans l’intervalle, le ministre des finances serait contraint d’épuiser l’emprunt que la Banque de France a ouvert au trésor, pour faire face aux nécessités des dépenses publiques.

Le 1er mars dernier, la dette flottante du trésor s’élevait à 576 millions[3]. Sur cette somme, 100 millions, prêtés par la Banque de France, représentaient les ressources extraordinaires. 224 millions, empruntés aux caisses d’épargne, à la caisse des dépôts et aux porteurs de bons du trésor, figuraient la partie variable de la dette flottante La partie à peu près invariable, composée de l’encaisse du trésor, des avances fournies par les receveurs-généraux et des prêts faits par les communes, s’élève à 251 millions. Ainsi, les ressources ordinaires de la dette flottante donnent en ce moment 476 millions. La prudence conseille de la réduire à ce chiffre ; c’est bien assez d’avoir 220 à 225 millions à rembourser en totalité ou en partie, à la réquisition des prêteurs, quand on n’a devant soi qu’un avenir incertain et précaire. « La situation, dit M. le rapporteur du budget des recettes, ne nous paraît avoir, quant à présent, rien d’inquiétant. Le service de trésorerie se fait largement ; toutefois nous n’hésitons pas à dire que cette position ne serait pas bonne, si elle était permanente. »

On le voit, la dette flottante n’a pu atteindre, sans embarras pour le trésor, le chiffre de 576 millions ; elle n’atteindra le chiffre énorme de 630 millions vers la fin de l’année qu’au moyen d’un crédit de 200 millions ouvert à l’état, par la Banque de France. Dans la situation présente de la Banque, ce prêt, tout considérable qu’il est, ne constitue pour elle ni un péril ni une gêne dans son action. Cet établissement, principalement fondé en vue des intérêts commerciaux, offre en vain ses capitaux au commerce. Les billets mis en circulation représentent à peine la valeur des espèces entassées improductivement dans les caves. La Banque ne donnerait pas de dividendes à ses actionnaires, et elle ne ferait pas circuler ses capitaux, si, à défaut de l’industrie et du commerce, elle n’avait pas l’état pour client.

Mais il y a là quelque chose d’anormal et d’évidemment temporaire. Dès que la confiance renaîtra et que le crédit rendra le mouvement aux affaires, les commerçans viendront en foule présenter leur papier à l’escompte ; les écus sortant de la Banque par la même porte par laquelle ils y sont entrés, le niveau du réservoir ne tardera pas à baisser dans une proportion très forte. En même temps les fonds déposés en compte courant, et qui excèdent aujourd’hui 120 millions, trouvant ailleurs un emploi utile seront retirés par les capitalistes. Pour faire face à toutes ces exigences, il faudra que la Banque demande, en totalité ou en partie, le remboursement de l’emprunt de 200 millions, car elle ne peut pas négocier à la fois des opérations considérables avec le commerce et avec l’état.

Il faut donc que le gouvernement se prépare à rembourser cette dette presque aussitôt qu’il l’aura contractée, et à renoncer par là aux expédiens de circonstance. Un autre motif non moins grave est à prendre en considération. Le cours forcé des billets de la Banque reste en vigueur depuis plus de deux ans. Pourquoi s’est-il soutenu jusqu’à présent sans réclamations et presque sans dommage ? Comment se fait-il que des billets qui ne sont plus remboursables à présentation conservent une valeur égale à celle des espèces ? Cette bonne tenue de notre monnaie financière, qui a sauvé le commerce et l’industrie s’explique par deux causes principales. La première raison est la crise même de défiance qui paralyse le crédit commercial, et qui, faisant refluer les espèces vers le grand réservoir des métaux précieux dans le pays, procure à la Banque un encaisse tantôt égal et tantôt supérieur à sa circulation. La seconde est la prudence des pouvoirs publics, qui, en posant la limite extrême de, la circulation financière, n’ont pas devancé et ont plutôt attendu le développement des besoins. Toutefois cet état de choses doit avoir un terme. Le cours forcé des billets est un expédient révolutionnaire ; c’est la confiance par ordre, c’est l’arbitraire dans la mesure commune des valeurs, c’est le despotisme introduit dans ce qu’il y a de plus naturellement libre au monde, dans le régime des transactions. Il faut qu’une nation soit en guerre avec elle-même ou avec les autres peuples civilisés pour avoir le droit de faire cette violence aux lois essentielles du crédit et du commerce. Le cours forcé des billets de banque ne peut pas durer quelque temps sans amener l’abus des émissions ; des émissions surabondantes déprécient infailliblement la circulation financière ; on ne tarde pas à tomber dans tous les dangers et dans toutes les misères du papier-monnaie. Je crains surtout les tentations que pourrait donner à un mauvais gouvernement cette facilité de créer des ressources factices. Le cours forcé des billets de banque est un premier pas sur la pente révolutionnaire, au bas de laquelle on aperçoit la planche aux assignats.

Tous les esprits prévoyans s’accordent sur la nécessité de faire cesser au plus tôt une situation aussi peu régulière ; mais il ne dépend pas de la Banque de reprendre, par une mesure générale, obligatoire et irrévocable, ses paiemens en espèces ; cette résolution est dans les mains de l’état. La Banque n’a plus la disponibilité de son capital, du fonds destiné à faire face aux demandes de remboursement alors que la circulation est libre, car elle en a prêté ou s’est obligée à prêter deux fois la valeur à l’état. Il faut donc que ces 200 millions soient rentrés dans les caisses de l’établissement, avant qu’il s’ouvre en toute liberté à la circulation et à l’escompte. Il faut réduire de 150 à 200 millions la dette flottante, en abordant l’exercice prochain. Procédera-t-on par voie d’économie, par voie d’augmentation des recettes ou en recourant au crédit ? Voilà les questions qui se posent à l’ouverture de l’année 1851.


II. – BUDGET DE 1851 – DEPENSES.

Voici la combinaison à laquelle s’est arrêté, pour le budget de 1851, M. le ministre des finances. Il prend pour point de départ les réductions opérées sur les dépenses de 1850 par la commission du budget, réductions qui s’élèvent, on l’a vu, tant pour les charges ordinaires que pour les charges extraordinaires, à la somme de 84 millions. À ces retranchemens déjà considérables, il ajoute une économie de 12 millions sur le budget particulier de la guerre, ainsi que la suppression du fonds d’amortissement, qui ne se trouve plus porté que pour Inémoire dans la nomenclature des dépenses, et qui cesse de figurer pour ordre dans la nomenclature des recettes. Par le procédé que nous venons de décrire, le budget ordinaire de 1851 descend à la somme de 1,282 ; 263,249 fr. : c’est une économie apparente de 85 millions sur celui de 1850 ; mais l’économie réelle n’est que d’environ 12 millions. Si l’on additionnait pour ordre avec les dépenses proposées pour l’année prochaine la dotation de l’amortissement, comme cela s’est pratiqué pour les dépenses de l’année courante, le chiffre global de 1851 remonterait à 1356 millions.

En regard des charges ordinaires, qu’il évalue, nous l’avons dit, à 1,282 millions, M. le ministre des finances place un ensemble de recettes dont il estime le produit à 1,292,633,639 francs. Il en résulte un excédant probable de 10,370,390 francs, lesquels forment la marge réservée aux crédits supplémentaires. Or, plus on restreint les dépenses ordinaires, et plus, avec un gouvernement constitué comme le nôtre, il paraît raisonnable de faire une large part à l’imprévu. Supposons cependant le ministère économe et l’assemblée nationale sévère sur les additions de crédit ; dans cette hypothèse encore, les crédits supplémentaires ne s’élèveront pas à moins de 25 à 30 millions. C’est la perspective d’un déficit de 15 à 20 millions, et par conséquent il faut encore ajourner l’espoir d’un équilibre sérieux entre les recettes et les dépenses ordinaires.

Quant aux travaux extraordinaires, déduction faite du chemin de Lyon, qui reste cependant encore à la charge de l’état, M. le ministre des finances les admet, en 1851, pour une somme de 54 millions. Cependant, comme la dette flottante semble déjà trop chargée, et comme il n’entre pas dans le plan du ministre de recourir à l’emprunt, il propose de vendre cinquante mille hectares de bois pris parmi ceux de l’ancienne liste civile. L’expédient n’est pas bon ; mais, quand on pourrait s’y tenir, va-t-il résoudre les difficultés et termine-t-il quelque chose ? L’allocation portée au budget de 1851 n’épuisera certes pas les engagemens que les travaux en cours d’exécution font peser sur l’état. Il restera plus de 400 millions à fournir pour achever cette grande entreprise ; où les trouvera-t-on dans le système de M. Fould ? Après avoir vendu cinquante mille hectares de bois en 1851, lesquels ne produiront pas assurément 50 millions, en vendra-t-on cinquante mille autres en 1852, et reproduira-t-on le même expédient pendant huit ou dix années de suite ? Il y aurait de quoi dépeupler nos forêts et déboiser sans ressource un sol qui n’est déjà que trop dénudé, et que ravagent périodiquement des inondations torrentielles. Ce serait déprécier, en multipliant les ventes sur un marché profondément troublé, la valeur de la propriété foncière. Ce serait prolonger et perpétuer le provisoire ; l’ordre, que nous cherchons à rétablir dans nos finances, en resterait à jamais banni.

La France est-elle cependant condamnée au provisoire ? Les esprits ne peuvent-ils envisager et les événemens comporter une autre solution ? Tous les élémens du budget sont-ils donc, après avoir passé par le crible des assemblées, parvenus à un état d’immutabilité complète ? S’il faut renoncer à réduire les dépenses, qui empêche de travailler à l’accroissement du revenu ? A défaut de l’un et de l’autre, doit-on faire un pas de plus dans la voie des emprunts, et rejeter sur l’avenir une partie du fardeau dont le poids aujourd’hui nous accable ? Voilà les difficultés qu’il est à propos de sonder avec les chiffres du budget sous les yeux.

Parlons d’abord des dépenses proposées par M. le ministre des finances pour l’année 1851, et dont voici la récapitulation générale :


Service ordinaire Dette publique 326,927,610 fr.
Dotations 9,048,000
Services généraux des ministères Justice 26,569,345 fr
Affaires étrangères 7,125,700
Instruction publique 21,872 622
Cultes 41,285,190
Intérieur 122,635,510
Agriculture et commerce 17,400,286
Travaux publics 58,804,269
Guerre 301,987,232
Marine et Colonies 103,205,965
Finances 16,598,160
Frais de régie et d’exploitation des impôts et revenus publics 149,191,680
Remboursemens, restitutions, etc 79,611,680
Total des dépenses générales ordinaires 1,282,263,249 fr.
Travaux extraordinaires Ministère des travaux publics 46,000,038 fr.
Ministère de la guerre 4,150,000
Ministère de la marine 3,918,040
Ministère des cultes 250,000
Total des dépenses générales extraordinaires 54,318,078 fr.
Total général des dépenses ordinaires et extraordinaires 1,336,581,327 fr.

Comparé avec le budget de 1850, tel que la commission du budget l’a déterminé, le projet des dépenses pour l’année 1851 présente quelques augmentations qui sont annulées par des réductions plus considérables. L’élévation du chiffre de la dette flottante entraînera, pour le service des intérêts, une dépense supplémentaire de 5 millions. L’instruction publique, en conséquence de la loi que l’assemblée vient de voter, porte à son budget 2 millions de plus ; le budget des cultes s’accroît de 700,000 fr. En revanche, l’on remarque une réduction éventuelle de 5 millions et demi dans le budget des travaux publics[4], de 12 millions dans celui de la guerre, et de 3 millions dans celui des finances, au total 20 millions d’économie.

Est-il possible de rogner davantage ? et sur quelle partie du budget s’exerceraient désormais, sans le désorganiser ou sans manquer de foi, les sévérités parlementaires ? Notons d’abord que les dépenses ordinaires de l’état ne s’élèvent pas, comme on le croirait au premier aperçu, à la somme de 1282 millions. Le chiffre total du budget comprend les dépenses que les départemens et les communes, au moyen des centimes additionnels, acquittent et qui présentent une importance de 152 millions pour ’ 850.On trouve encore, en le décomposant, des dépenses qui sont portées pour ordre et que couvrent des recettes d’une valeur égale, tels que les remboursemens, les primes à l’exportation et les approvisionnemens en tabac et en poudre ; il y a là une autre somme de 78 millions, qui élève à 230 millions la somme à retrancher, du budget, si l’on veut connaître les dépenses réelles de l’état. Ainsi, le budget réel de 1851 est d’un milliard cinquante-deux millions. Sur cet ensemble d’allocations, les dettes et rémunérations du passé absorbent 327 millions qu’il faut, pour faire honneur à nos engagemens, payer avant toute chose ; les dotations, qui représentent les frais « du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, comptent pour 9 millions ; 595 millions (et non pas 717) sont destinés en réalité aux services généraux, qui embrassent l’administration civile, l’enseignement, le culte, la justice et les forces, militaires ; 123, millions représentent les frais de perception et d’exploitation des revenus publics[5].

Il est difficile d’opérer des économies notables sur la perception des impôts. Les frais représentent à peu près 10 pour 100 du produit. Ce n’est pas d’une manière absolue qu’il faut les réduire, c’est d’une manière relative, en étendant la sphère des taxes et en rendant productives celles qui ne le sont pas, soit par le développement de la prospérité publique, soit par une combinaison plus judicieuse des tarifs.

Reste la dépense des services généraux. Sur cette somme de 595 millions, la guerre, la marine et les colonies, l’Algérie comprise (déduction faite des dépenses portées pour ordre), en absorbent 395 ; il n’y a plus que 200 millions pour défrayer les services civils. Si l’on compare ce budget avec celui de 1847, le dernier de la monarchie, il en ressortira une réduction d’environ 80 millions. Mis en regard du budget de 1848, le premier de la république, il présente, sur le seul département de la guerre, une diminution d’environ 118 millions[6].

On peut assurément modifier, pourvu que la prudence la plus attentive préside à ces combinaisons, l’organisation et l’emploi de nos forces militaires ; mais il ne paraît pas possible, dans l’état de la France et de l’Europe, d’encourager au-delà de ce qui a été fait la réduction de l’effectif. L’armée est aujourd’hui la dernière espérance et l’instrument véritable de la civilisation. M. Donoso Cortès s’étonne quelque part dans son discours de ce que l’on marche aujourd’hui à la civilisation par les armes et à la barbarie par les idées. Ce phénomène, qui contredit en apparence les données de la raison, n’est pas sans exemple dans l’histoire. Cela s’est vu à toutes les époques de décadence et d’anarchie. Les Romains n’eurent pas d’autre titre à la conquête du monde grec, ni les barbares du Nord d’autre droit à effacer sous leurs pas le Bas-Empire. N’a-t-il pas fallu que les armées françaises fissent un moment la conquête de l’Europe pour y planter, après 1789, les germes de la nouvelle société ?

Aujourd’hui les peuples qui dégénèrent n’ont plus besoin d’être conquis pour se retremper dans les eaux de la force. Quand le raisonnement tourne parmi eux au sophisme, la liberté de la presse à la licence, et la discussion à la révolte ; quand les bases mêmes de la société sont attaquées ; quand on apprend aux plus humbles comme aux plus grands à faire litière de l’autorité, de la propriété, de la famille, alors la Providence n’appelle plus l’étranger pour étouffer cette nationalité décrépite et pour retrancher par le fer les chairs corrompues. Elle suscite plutôt du sein même de ce peuple, en face de l’anarchie et de la dissolution elle-même, un homme ceint du glaive ou une armée.

Dans les convulsions qui ont suivi les journées de février, c’est l’armée prussienne qui a rétabli l’ordre en Allemagne. L’armée de Windisgraetz a repris Vienne et a sauvé la monarchie autrichienne. En France, l’ordre a disparu en février, lorsque nos régimens abandonnés, à moitié désarmés et ne sachant plus où était le devoir, ont quitté la capitale ; l’ordre a commencé à redevenir possible en avril, le jour où la garde nationale, prenant ses fusils et remplaçant l’armée absente, a vu fuir devant elle le drapeau rouge et les hordes qui opprimaient un fantôme de gouvernement ; enfin, c’est l’armée elle-même qui a porté un coup mortel aux habitudes ainsi qu’à l’ascendant de l’insurrection par la sanglante et glorieuse répression de juin 1848.

L’armée nous préserve et nous soutient ; il ne faut pas croire que ce soit uniquement par la force des armes. Non ; en attendant que l’esprit de gouvernement soit rentré dans les conseils des hommes politiques et que la loi ait repris son empire sur les mœurs de la population, l’armée reste l’image et le boulevard de l’ordre. Elle représente à peu près seule l’idée fondamentale sur laquelle la société repose, l’autorité : elle nous montre seule une société bien ordonnée au milieu de la société en désordre. M. Donoso Cortès a bien raison de parler de la mission du soldat et de la comparer à celle du prêtre, car il n’y a plus guère en ce moment d’autre religion en Europe que la religion dit drapeau.

Qu’on ne touche donc à l’armée que pour la fortifier dans sa constitution, dans le nombre des soldats, s’il le faut, et dans la discipline. La république, telle que les partis extrêmes nous la font, n’est pas une société régulière ni pacifique. L’opposition au pouvoir est partout organisée sur le plan d’une conspiration. L’anarchie a son gouvernement qui pousse des affiliations jusque dans les communes les plus reculées et les moins peuplées de la France. L’anarchie a ses prétoriens dans la personne des membres des sociétés secrètes toujours prêts à un coup de main contre le pouvoir. L’anarchie a ses fonctionnaires désignés partout pour prendre la place, en cas d’émeute et d’une émeute victorieuse, des fonctionnaires régulièrement institués et acceptés par le pays. Les deux camps sont partout en présence, les armes chargées et les sentinelles au guet, séparés à peine par l’épaisseur de l’occasion qu’une mine fasse explosion ou qu’un poste soit mal gardé, et la bataille va s’engager sur toute la ligne.

Les prétendus docteurs en économie politique qui nous invitent au désarmement sont donc tout simplement des niais ou des traîtres. La convention, toujours logique jusque dans ses utopies, avait aboli la peine de mort en principe ; mais elle avait du moins ajourné l’application de son rêve à la paix. Les conventionnels de notre temps veulent que la société désarme avant les partis ; ils nous proposent de remettre la baïonnette dans le fourreau et d’enclouer les canons, lorsque nous sommes encore en pleine guerre sociale. Eh bien ! nous ne serons pas assez sots pour nous laisser persuader. La monarchie a posé les armes devant les barricades, et nous savons où ce procédé l’a conduite ; la société, qu’on se le tienne pour dit, ne posera pas les armes devant le socialisme, elle ne détruira pas de ses propres mains la digue salutaire qui arrête le massacre, le pillage et l’incendie.

Le dieu que nous invoquons est plus que jamais le dieu des batailles. De l’armée bien composée et bien commandée dépendent en ce moment la paix des rues, la sécurité des transactions et la prospérité des finances. Sa vigueur peut nous replacer parmi les nations au rang qui nous appartient ; sa faiblesse nous replongerait dans l’abîme, et cette fois sans le moindre espoir de nous relever. Il n’y a pas aujourd’hui d’économie plus mal entendue que celle que l’on ferait, au-delà d’un certain degré, sur les forces militaires de la France. Occupons-nous donc de l’armée, et qu’elle appelle toute la sollicitude des pouvoirs publics. L’armée est déjà, dans ces formidables circonstances, un sacerdoce civil ; qu’elle devienne aussi une carrière, et que le drapeau derrière lequel se réfugie la nation abrite ceux qui l’auront défendu ou porté. En améliorant la position des officiers et des soldats, organisons de véritables institutions militaires ; nous aurons beaucoup fait pour la civilisation et pour le salut du pays.

Un seul côté de ce budget paraît susceptible, au point de vue des charges qu’il impose au trésor, d’une large et prochaine réforme. Nous voulons parler des dépenses qu’entraînent l’occupation de l’Algérie et la garde de nos colonies transatlantiques. Bien que les frais de l’occupation algérienne soient réduits, tant par la diminution de l’effectif que par le développement des recettes, de 100 et quelques millions à 75, il y a là une dissipation des ressources et un emploi de forces que la grandeur des résultats ne justifie pas encore et que la nation ne supporterait pas long-temps. Nous occupons depuis vingt ans la Régence, le moment est bien venu de nous assimiler cette contrée par la colonisation. À défaut de colons civils, que l’on, y : établisse enfin, sur le plan que l’Autriche a suivi, des régimens-frontières. Il y a beaucoup à prendre dans les idées du maréchal Bugeaud, idées trop dédaignées par les divers gouvernemens, soit de la république, soit de la monarchie. L’Algérie doit, avec le temps, se suffire à elle-même. Nous en avons fait un embryon d’empire ; les Anglais en auraient déjà fait une colonie.

Quant aux Antilles, que les destructeurs de février ont désorganisées en émancipant les noirs sans préparation, elles ne peuvent plus être pour nous qu’une charge. Déjà la production y est notablement réduite : on n’y ramènera le travail et l’abondance que par l’introduction de cultivateurs d’une autre race, moins ignorante et moins invinciblement attirée vers l’oisiveté ; mais jusqu’à ce que ces faits s’accomplissent, la France, qui veut garder ces postes militaires en face d’un ordre social dans lequel on a semé comme à plaisir ; et multiplié les élémens de trouble, en trouvera l’occupation plus que : jamais onéreuse. Elle y remplira, aux dépens de son meilleur sang et de ses trésors prodigués en pure perte, les devoirs très difficiles que lui a légués le passé.

À défaut de notre état militaire, peut-on raisonnablement se proposer de nouvelles économies dans les services civils ? Examinons. Le service des relations extérieures est porté au budget pour 7,125,700 francs ; il coûtait plus de 10 millions sous le ministère de M. Guizot. La commission du budget, placée en présence du même chiffre en i850, n’a trouvé à glaner là-dessus que 171,000 francs, encore a-t-elle poussé l’économie jusqu’aux premières limites de la désorganisation. L’administration de la justice coûte 26,569,345 francs ; à ce prix, nous obtenons la justice la plus impartiale, la plus intègre et la moins lente de l’Europe. Nul ne propose de réduire le traitement déjà si modeste des magistrats : le premier président de la cour d’appel de Paris, parvenu au, sommet le plus élevé de la hiérarchie judiciaire, en dehors de la cour régulatrice, reçoit du trésor 20,000 francs par année, tandis que le chef des juges, dans la cour du banc de la reine, en Angleterre, malgré une réduction récente de son traitement annuel, touche encore 200,000 francs. La seule économie possible consisterait dans la suppression d’un certain nombre de tribunaux ; mais on rencontrerait sur ce terrain la résistance des intérêts locaux ; résistance qui, même dans un gouvernement de centralisation, est à peu près invincible.

Il ne faut pas songer à diminuer les dépenses de l’instruction publique et des cultes, qui s’élèvent ensemble à 63 millions. Elles sont en effet, depuis quelques années, à l’état d’une progression constante : cette année encore, on vient d’augmenter les honoraires des instituteurs ; chaque année, les évêques et les conseils généraux demandent l’établissement de nouvelles cures. Évidemment, plus la société s’enrichit et s’éclaire, plus elle est tentée de consacrer des sommes considérables aux besoins spirituels de la population.

Le ministère du commerce est surchargé d’allocations de luxe. L’enseignement professionnel de l’agriculture, l’entretien des haras et des manufactures nationales, l’enseignement industriel et les encouragemens à la pêche maritime, chapitres qui absorbent annuellement plus de 10 millions, sont d’une utilité plus ou moins contestable ; mais l’opinion des assemblées accueille avec faveur ces créations, pour la plupart éphémères. Le ministère du commerce lui-même, qui n’a rien à faire, puisqu’il ne s’occupe que très accidentellement de remanier les tarifs de nos douanes, est celui que la tourmente révolutionnaire a le plus respecté, et qui, au milieu de cette destruction universelle, a trouvé le moyen de s’agrandir et de s’arrondir[7].

Le ministère des travaux publics obtient un crédit de 53 millions pour les travaux ordinaires. Sur cette somme, la solde du personnel, ingénieurs et conducteurs embrigadés, exige une allocation de 8 millions. Les travaux à la charge de l’état ayant été réduits de moitié, il semble que ce nombreux personnel pourrait subir des réductions équivalentes. On n’a pas besoin, pour exécuter 100 millions par année de travaux ordinaires ou extraordinaires, du même état-major d’ingénieurs et de conducteurs qui suffisaient à l’exécution de 200 millions de travaux. En simplifiant les formules qui consument le temps des ingénieurs en vaines écritures, on les rendra plus disponibles pour la surveillance des ateliers, et l’on étendra sans difficulté le rayon de cette surveillance. J’ajoute que l’état moral du personnel, dont le socialisme infecte les rangs, concourt, avec la considération d’économie, à solliciter impérieusement, sous forme d’exclusions, de larges et pressantes réformes.

Quant aux allocations destinées aux routes, aux canaux, aux rivières, aux ports de mer, elles sont généralement insuffisantes, et ne sauraient donner lieu à aucun retranchement. Le crédit des routes, réduit de 31 millions à 29, ne renferme pas le fonds nécessaire’ pour les grosses réparations, sans lesquelles le capital de nos principales voies de communication s’use et marche à une destruction rapide. L’économie que l’on fait ainsi de 2 à 3 millions par année depuis 1849 entraînera plus tard la dépense d’un capital nouveau ; il faudra recharger d’un lit complet de matériaux et à grands frais le sol de nos routes nationales. Le moment n’est pas venu encore où les transports du roulage, détournés par les chemins de fer, cesseront de dégrader les voies ordinaires de communication par leur fréquent passage. L’économie que l’usage des chemins de fer doit amener dans les frais d’entretien des routes parallèles est un bénéfice que l’on ne recueillera qu’avec le temps.

L’entretien des canaux est porté au budget de 1851 pour 4,288,000 fr. ; c’est une réduction de 800,000 francs sur le budget de 1848. Nos canaux sont peu fréquentés ; certains manquent d’eau ; les tarifs n’ont pas généralement une valeur commerciale. En les affermant par groupes à plusieurs compagnies qui se chargeraient d’en perfectionner la navigation et de les entretenir, le trésor ferait une opération féconde en résultats pour lui-même et pour tout le monde.

Au total, le budget des travaux publics, tant extraordinaires qu’ordinaires, s’élèvera pour 1.851 à 104,804,307 francs. L’établissement des grandes lignes de chemins de fer y est compris pour environ 30 millions. Voilà, certes, une dépense considérable, et que le trésor ne pourrait pas dépasser de beaucoup sans s’exposer à un prochain et inévitable désastre. Arrêtons-nous cependant à examiner les conséquences qu’un pareil ralentissement dans la marche des travaux peut avoir pour l’industrie et pour la situation générale du pays.

Dans les années qui ont précédé la révolution de février, les travaux publics entrepris tant par l’état que par les pouvoirs locaux et par les compagnies, avaient reçu un développement extraordinaire. L’état dépensait en moyenne au-delà de 200 millions, les compagnies plus de 100 millions, les départemens et les communes au moins 50 millions, ce qui représentait environ 350 millions employés en constructions de toute nature.

En 1846, le ministère des travaux publics fit emploi dans ses deux budgets d’une somme de 202 millions. En 1847, l’ordinaire et l’extraordinaire réunis présentent, pour ce département, la somme de 210 millions, sans compter 55 millions dépensés par la marine et par la guerre. En 1848, les deux budgets des travaux publics s’élèvent, malgré l’état désastreux des finances, à 217 millions ; en 1849, à 163 millions ; en 1850, les crédits descendront à 113 millions.

Il faut remarquer que la somme des travaux exécutés chaque année par les compagnies va diminuant dans une proportion à peu près égale. Ainsi la compagnie du Nord a terminé les embranchemens et les prolongemens de cette grande ligne ; la compagnie d’Orléans à Bordeaux a suspendu ses dépenses depuis plusieurs années ; celle de Tours à Nantes ne dépensera pas 10 millions en 4850, et, en supposant que celle de Paris à Strasbourg en consacre 15 ou 20 à la ligne principale et à l’embranchement de Sarrebruk, on n’aura pas un total de 40 millions pour la dépense en travaux neufs de toutes les compagnies des chemins de fer en 1850.

Ainsi, la moyenne des travaux exécutés annuellement par le ministère des travaux publics et par les compagnies de chemins de fer, qui était d’environ 300 millions avant la révolution de février, et qui n’avait que faiblement diminué pendant la crise révolutionnaire, descend aujourd’hui à 150 millions. Cette lacune dans l’activité industrielle du pays est tellement profonde et s’étend tellement loin, qu’elle ressemble à un abîme.

Certes, le développement des travaux publics avant 4848 avait quelque chose d’excessif. Tout mouvement soudain et désordonné ébranle les forces qui l’environnent. L’exécution simultanée des routes, des canaux et des chemins de fer avait enlevé trop de bras à l’agriculture ; les salaires et les matériaux de construction avaient subi un renchérissement monstrueux ; les usines à fer, ne pouvant pas suffire aux commandes, avaient enflé démesurément leurs prix. Enfin, la spéculation, enlevant le travail sur ses ailes extravagantes, l’avait entraîné dans son discrédit. En revanche, la réaction de défiance, de découragement et d’inaction est aujourd’hui beaucoup trop forte. 150 millions de moins représentent plus de cent cinquante mille ouvriers sans emploi. Aussi les forges et les ateliers de construction sont-ils à l’état de chômage ; une langueur mortelle paralyse l’esprit d’entreprise et le mouvement de l’industrie.

L’état réduisant à 113 ou à 115 millions par année ses dépenses en matière de travaux publics, il faudrait que les grandes compagnies vinssent suppléer à son défaut, et consacrer au moins 100 millions aux lignes de chemins de fer qu’il nous reste à construire. Sous peine d’une crise qui peut devenir une catastrophe, nous avons à ranimer de ses cendres l’esprit d’association. Si nous voulons que l’état ne se charge pas de tout, encourageons enfin et accueillons les compagnies qui se présentent pour entreprendre quelque chose. N’allons pas nous préoccuper de la crainte, aujourd’hui bien puérile, de leur abandonner de trop beaux profits. L’intérêt public demande qu’elles gagnent et non qu’elles perdent, car leurs pertes n’enrichissent pas le trésor. La compagnie qui aura prospéré en fera naître de nouvelles. L’état ne sera plus une force condamnée à un majestueux, mais stérile isolement ; il verra surgir autour de lui, quoique bien au-dessous de lui, d’autres forces qui pourront être, selon les circonstances, un secours ou un appui, et il régnera enfin sur une société qui sera autre chose qu’une collection d’atomes sans lien se débattant dans la poussière.

L’administration intérieure, en y comprenant les services départementaux qui restent à la charge des fonds généraux du budget, coûtera 27 millions en 1851. Cette somme pourvoit aux frais de police, au service des télégraphes, à l’entretien des monumens historiques, aux encouragemens que réclament les théâtres et les beaux-arts, aux secours et subventions que reçoivent les établissemens de bienfaisance, les étrangers réfugiés et les Français indigens qui veulent rentrer en France, aux traitemens des préfets et des sous-préfets, ainsi qu’à l’administration départementale, à la détention des condamnés et à l’entretien des prisons. La clientelle des autres ministres dans l’enceinte territoriale de la France n’est qu’un démembrement et qu’une annexe de celle du ministre de l’intérieur. C’est lui qui tient les rênes du gouvernement, qui fait rayonner l’autorité et respecter la loi jusque dans le plus petit village ; c’est le ministre qui a tout à la fois, quoi que l’on ait dit, le personnel le moins nombreux et les attributions les plus étendues. À l’exception des préfets, des sous-préfets, des commissaires de police, des directeurs et inspecteurs des prisons, du personnel des lignes télégraphiques et des musées, des fonctionnaires de l’administration centrale, dont la nomination appartient à ce département, je ne vois pas ce qui rentre dans son domaine[8]. Le ministre de la guerre, le ministre des finances et même le ministre des travaux publics sont des pachas auprès du ministre de l’intérieur. C’est le ministre sur lequel pèse la plus grande responsabilité et qui distribue le moins de places.

On a taillé et rogné les divers chapitres du ministère de l’intérieur. On a réduit à 700,000 francs les dépenses de l’administration centrale, pendant que l’on alloue 5,029,000 francs au ministère des finances, 1,658,000 francs à la guerre et 740,000 francs à la marine. Les monomanes de la décentralisation se sont rués sur ce budget, et ne l’ont lâché qu’après avoir rendu l’administration à peu près impossible. Il serait ridicule de se proposer des économies nouvelles en conservant l’organisation. Mais peut-on modifier utilement notre organisation administrative ? C’est la question sur laquelle il faudra se prononcer plus tôt que plus tard, mais en connaissance de cause, sans égard aux préjugés de la veille ni à ceux du lendemain.

La loi municipale a détruit l’autorité en rendant le maire électif dans chaque commune. Depuis cette fatale innovation, à laquelle les légitimistes de l’assemblée constituante se prêtèrent, en haine de la révolution et de Paris, et les montagnards par l’invincible penchant qui les condamne aux solutions anarchiques, les liens qui forment la hiérarchie des pouvoirs sont détendus ou brisés. Les maires, la plupart du temps, se jettent dans une indépendance sauvage : ils refusent, tantôt ouvertement et tantôt par une résistance passive, d’exécuter les instructions des préfets et d’obéir à la loi.

Convient-il de faire un pas de plus dans le chaos ? On a décentralisé l’autorité ; faut-il retirer aux intérêts administratifs des localités la tutelle et le concours de l’administration centrale ? Nous avons ramené, par le travail des siècles et par la puissance des révolutions, les provinces de l’ancienne monarchie, ces débris et ces témoignages du régime féodal, à la grande unité d’une nation désormais homogène. Est-ce pour reconstituer, après soixante ans d’une existence commune, sous le nom et dans les limites de chaque département, autant de provinces diminuées, s’administrant et se gouvernant elles-mêmes, votant leurs impôts, nommant leurs magistrats, ne rendant compte à personne, et parquant dans la famille communale ou cantonnale l’expansion naturelle de l’esprit public ? Évidemment cette folie répugne au bon sens comme aux traditions du pays, et, si on la commettait, elle ne serait pas durable.

La seule réforme désirable et possible consiste à reporter du ministre aux préfets la décision de ces affaires communales sans importance qui encombrent inutilement de leurs détails les bureaux des administrations centrales, et qui s’égarent dans des lenteurs ainsi que dans des formalités sans fin. Pourquoi s’adresserait-on à Paris pour être autorisé à réparer un presbytère, à badigeonner un clocher, ou à vendre les fruits d’une propriété communale ? Cette simplification paraît surtout profitable en matière de travaux publics ; mais il ne faut pas en attendre une économie sérieuse dans les dépenses. L’étude des petites affaires s’arrêtera dans les bureaux de la préfecture : elle soulagera deux ou trois ministres d’une minutieuse correspondance ; elle leur épargnera quelques employés. Quant à l’économie d’argent, elle ne vaudra pas que l’on en parle.

Au point de vue des finances locales, une émancipation plus complète des communes et des départemens les conduirait promptement à leur ruine. Le désordre financier y est déjà grand malgré le frein que le gouvernement et les assemblées leur opposent. Les départemens et les communes ont abusé des centimes additionnels, à ce point que la propriété foncière se trouve quelquefois grevée par l’impôt local d’un poids aussi lourd et plus lourd que celui de l’impôt levé au profit de l’état. La moyenne des centimes additionnels, tant ordinaires qu’extraordinaires, s’élève aujourd’hui à ! 48. De 1832 à 1849, en seize années, les centimes prélevés pour les dépenses départementales se sont élevés de 57 millions à 87, et les centimes prélevés pour les dépenses communales de 22 millions à 51 : accroissement de 52 et demi pour 100 dans le premier cas et de 130 pour 100 dans le second. Les emprunts ont monté plus vite encore que les impositions extraordinaires. Au 31 décembre 1846, les communes ayant 100,000 fr. de revenu avaient emprunté 130 millions. Nous ne faisons pas mention des ventes d’immeubles, des coupes extraordinaires de bois, des dons, des legs ou du produit des surimpositions en matières d’octroi qui ont été dévorés dans le même intervalle ; mais en voilà bien assez pour reconnaître que les prodigalités des pouvoirs locaux ont dépassé celles de l’état, et que l’on ne prendrait pas les moyens de diminuer les charges des contribuables en rendant ces pouvoirs à une indépendance absolue.

En résumé, l’on peut réduire les dépenses des départemens et des communes et procurer ainsi aux contribuables un dégrèvement d’impôt ; mais il semble très difficile, tant que nous aurons besoin d’une armée nombreuse, de diminuer au-delà de ce qui a été déjà fait les dépenses de l’état. Pour rétablir un équilibre réel entre les dépenses et les recettes, c’est donc à l’accroissement du revenu public que l’on doit songer aujourd’hui.


III – Recettes

La commission du budget évalue à 1368 millions le revenu de l’année 1850, y compris 85 millions environ de ressources extraordinaires, dans lesquelles figure pour 72 millions un revenu purement fictif, la dotation de l’amortissement portée en recette. M. le ministre des finances évalue à 1292 millions le revenu de l’année 1851, en supprimant l’amortissement et en n’y comptant, à titre de ressource extraordinaire, que 4 millions à rembourser par la compagnie du Nord. L’estimation des recettes ordinaires est donc supérieure d’à peu près 5 millions pour le prochain exercice. En voici la comparaison chapitre par chapitre :


1850 Budget de la commission 1851 Projet du ministre
Contributions directes 429,356,560 fr. 403,003,560 fr.
Domaines, forêts et pêches 49,865,550 44,698,059
Impôts et revenus indirects 698,836,700 714,682,8’78
Revenus directs 45,308,532 43,506,003
Produits divers 28,156,625 22,441,319
Nouveaux impôts 32,000,000 48,000,000
Impôts et accroissement d’impôts » » 12,302,310
Total 1,283,523,967 fr. 1,288,634,129 fr.

Cet excédant de 5 millions est le résultat d’une opération complexe, qui représente 44 millions d’accroissement contre 39 millions de réduction dans les revenus ordinaires.

M. Gouin fait remarquer avec raison, dans son rapport, que les recettes qui figurent au budget ne sont pas toutes le produit d’impôts levés sur les contribuables au profit de l’état. En appliquant cette méthode de décomposition au budget de 1851, l’on trouve d’abord 137 millions puisés dans les centimes additionnels aux quatre contributions directes dans l’intérêt des départemens et des communes, auxquels il faut ajouter 17 millions et demi de produits éventuels affectés au service départemental, total : 154 millions. Joignez-y les droits perçus par l’administration des douanes et restitués sous la forme de primes, etc., les recettes locales des colonies et les sommes portées pour ordre aux produits divers, 37,778,000 francs, vous aurez un ensemble de 192 millions à distraire. Le revenu des domaines ainsi que des forêts et quelques articles portés aux produits divers représentent 53 à 54 millions. Les services rendus par les monopoles de la poste, des tabacs et des poudres à feu procurent une recette de 171 millions et demi. Voilà donc une recette de 418 millions qui ne provient pas, à proprement parler, des taxes levées pour le compte de l’état. Le produit des impôts publics de toute nature est réduit au chiffre de 870 millions, savoir : 265 millions pour les contributions directes et 545 millions pour les contributions indirectes, telles que les douanes, les sels, les boissons et l’enregistrement.

On peut conclure de cet aperçu que, si les dépenses réelles de l’état, en 1851, s’élèvent à 4,052 millions, ces dépenses, défrayées en partie par les produits des monopoles et des domaines, ne puisent pas au-delà de 870 millions dans les produits de l’impôt, tant direct qu’indirect, et, quand on voudrait considérer les, monopoles comme des taxes indirectes, le fardeau des contributions de toute espèce établies au profit de l’état n’excéderait pas, en 1851, 1,041 millions. Il y a loin de là au budget de l’Angleterre, dont les recettes, sans y comprendre les taxes locales, approchent de 1500 millions.

Est-il probable maintenant que les produits effectifs de l’année 4851 atteindront au niveau des évaluations que M. le ministre des finances porte dans son budget ? Et ce revenu, en le supposant réalisé, suffira-t-il pour couvrir les dépenses ? Voilà au fond les seules questions qu’il importe d’examiner.

Si le budget des recettes pour l’année 1851 se composait des mêmes élémens que celui de 1850, il faudrait porter en ligne de compte dans les revenus de l’état un produit supplémentaire d’environ 27 millions. L’innovation capitale du plan présenté par M. le ministre des finances est, en effet, l’abandon fait par l’état des 17 centimes additionnels à la contribution foncière qui étaient perçus par le trésor, mais qui n’avaient point d’affectation spéciale. C’est un dégrèvement de 26 millions 569,345 francs. Désormais l’état ne percevra plus que 160 millions sur la contribution foncière.

À n’envisager que la situation du trésor, une diminution aussi considérable dans les produits de l’impôt le plus productif et le plus certain peut ne paraître ni opportune ni prudente. Jusqu’à présent, pour dégrever la propriété foncière, l’on avait attendu les époques prospères qui ramènent l’abondance et le progrès dans les ressources de l’impôt indirect. Ce n’est pas généralement en présence d’une dette flottante considérable et d’un budget ordinaire en déficit que l’on songe à réduire les taxes. Sir Robert Peel en a donné le premier et l’unique exemple ; mais, de la même main qui retranchait les taxes les plus gênantes pour le commerce et l’industrie, il relevait l’édifice de l’income-tax, impôt qui serait impopulaire et impossible chez nous.

Il n’y a pas de raison financière pour supprimer le revenu que le trésor retirait des 17 centimes additionnels ; mais je comprends que l’on se couvre de la raison d’état, et que l’on prétende obtenir ainsi un résultat politique. Il se peut qu’après avoir bravé, pour rétablir l’impôt des boissons, une impopularité passagère, l’on juge utile au gouvernement nouveau la popularité qui s’attache toujours à un dégrèvement direct et permanent. Le parti socialiste est par- venu à désaffectionner les campagnes, en exagérant le poids des contributions aux yeux des contribuables, et en imputant les charges et les désastres de la révolution au gouvernement qui les répare. La démonstration sert de peu pour faire luire la vérité à des regards prévenus. Peut-être faut-il, pour que les intelligences les moins ouvertes apprécient les efforts réparateurs du pouvoir, que la cote signifiée à chacun par le percepteur se présente dans des proportions plus modestes et plus humaines. Admettons donc le dégrèvement de 17 centimes, s’il doit soulager l’agriculture et ramener partout l’empire du bon sens.

Nous ne sommes pas libres, au surplus, d’agir d’une autre manière. Il y a des déclarations que le pouvoir ne doit pas faire, sans y avoir mûrement réfléchi ; mais ces concessions, une fois annoncées et applaudies, comme celle-ci l’a été, par les assemblées délibérantes, le gouvernement n’est plus maître de les retirer, et c’est en vain qu’on les conteste : un impôt que le ministre des finances abandonne est un impôt dont on peut enregistrer la suppression. Au surplus, l’on n’entend partout que ce cri : « L’agriculture a porté le poids des 45 centimes ; elle a souffert des bouleversemens politiques et de l’abondance même des denrées ; il faut faire quelque chose pour l’agriculture. » Ce quelque chose, le gouvernement l’a proposé l’opinion publique l’accepte avec enthousiasme : tenons donc le dégrèvement pour irrésistible, et arrangeons-nous pour combler les vides qu’il opère dans les revenus de l’état. Voilà ce que l’on peut reprocher à M. le ministre des finances. En supprimant une recette, il n’en crée pas une autre pour la remplacer. Un dégrèvement de 27 millions dans la contribution foncière entraînait, comme conséquence nécessaire, le rétablissement d’un décime sur la taxe du sel. Il n’est permis de démolir qu’à ceux qui savent reconstruire. M. le ministre des finances va plus loin ; il réduit de moitié les droits perçus, à l’occasion des emprunts, sur les obligations et sur les quittances : c’est un second dégrèvement de 6 millions. Que nous propose-t-on, cependant, pour tenir lieu de ces ressources ? Des expédiens qui ne ressemblent pas mal, quoique sur une plus petite échelle, à ce budget de bric-à-brac dans lequel le premier ministre des finances qui ait paru devant l’assemblée constituante étalait et mettait en vente les guenilles du domaine public : une taxe fort contestée et fort contestable sur les sels destinés à la fabrication de la soude, une taxe sur le timbre des journaux, dont l’adoption est encore problématique, et des lambeaux de taxe sur les poudres à feu, sur le plomb de chasse ainsi que sur les cartes à jouer. On abandonne 33 millions clairs et liquides pour courir après 12 millions dont la rentrée est plus qu’incertaine ! Il y a là un laisser-aller, un optimisme dont la témérité nous confond.

Rien n’est plus délicat et ne demande plus de précision que l’évaluation des produits à recouvrer sur les contributions indirectes. On sait que les revenus indirects donnent en quelque sorte le niveau de la richesse publique, s’élevant rapidement avec le mouvement des affaires et baissant tout aussi vite à la première crise qui trouble ou suspend cette activité. Il y a là des reviremens soudains qui défient et déjouent la prévoyance des hommes d’état. On a donc généralement adopté pour règle, quand on estime les revenus de l’année qui va suivre, de les mesurer à ceux de l’année dont on a déjà les résultats sous les yeux. Aucun financier prudent n’escompterait par avance l’accroissement que peut amener une période de deux années. Aussi, quand M. le ministre des finances, après avoir rappelé que les revenus indirects de 1849 se sont élevés à 707 millions, évalue ceux de 1851 à 720 millions[9], il nous paraît mettre un peu trop librement de son côté les faveurs de la Providence.

Les impôts et revenus indirects ont rendu à l’état en 1849, dans une année peu prospère, la somme de 824,712,400 francs ; la réduction de l’impôt du sel, la réforme de la taxe des lettres et la suppression du timbre sur les journaux firent perdre depuis au trésor environ 60 millions. C’est donc à 764 millions que devrait, toutes choses égales, s’élever aujourd’hui le produit des contributions indirectes pour atteindre aux proportions de 1847 ; mais comment l’espérer, quand on voit que de 1848 à 1849 l’accroissement n’a été que de 16 millions, et quand on songe qu’il faut, pour développer le revenu public, les mêmes conditions qui sont nécessaires au développement du travail, à savoir, la sécurité que nous avons vue fuir depuis février, et la confiance, qui est loin de renaître ? Ajoutons que les nouveaux impôts entrent dans le budget des recettes pour un produit de 60 millions, et que toute source nouvelle que l’on ouvre dans le revenu a pour effet d’abaisser quelque peu le niveau des anciennes.

Point de milieu : ou la sécurité sera complètement rétablie en 1851, et, dans ce cas, le revenu indirect, au lieu de s’arrêter à 720 millions, montera d’un bond à 750 ou 760 ; ou nous continuerons à vivre dans cet état de malaise, d’inquiétude et d’obscurité de l’avenir qui nous mine sourdement, et alors c’est une folie de compter sur un revenu supérieur ou même égal à celui de 1849, année qui avait donné un moment l’essor à quelques espérances.

En abordant les détails, on jugera mieux ce que les assertions du ministre peuvent avoir d’exagéré. Commençons par la taxe des lettres. Les recouvremens ne se sont élevés en 1849 qu’à 36,565,300 francs ; cependant M. le ministre des finances admet un produit de 43 millions 500,000 francs pour l’année 1851. Ce serait un accroissement de 7 millions ou de 19 pour cent. Notez bien qu’en même temps le ministre suppose un accroissement de 8 millions représentant l’élévation de la taxe de 20 centimes par lettre simple à 25 centimes, soit un revenu total de 51 millions et demi. Évidemment, il y aura un mécompte de 5 à 6 millions sur ce chapitre. Le ministre, raisonnant par analogie, rappelle que, la première année qui suivit la réduction de la taxe sur les envois d’argent, le trésor essuya une perte de 30 pour 100, laquelle, par l’accroissement des envois, se trouvait, dès la seconde année, ramenée à 12 pour 100. Cette comparaison pèche par la base. Le droit établi sur les articles d’argent était à peu près prohibitif et ne permettait pas le développement des recettes. La barrière une fois abaissée, le trésor est devenu le banquier des petites bourses ; on a inauguré un service absolument nouveau.

La taxe des lettres, au contraire, dans le système des zones, plus modéré en France qu’ailleurs, avait déjà développé les correspondances. Il circulait, ne l’oublions pas, 95 millions de lettres de bureau à bureau avant la réforme. L’accroissement que la taxe unique devait amener avait été calculé, pour la première année, à 64 millions de lettres ; il n’a été que de 36 millions. Pour que le produit s’élevât, en 1851, à 43 millions et demi, un second accroissement de 35 millions de lettres serait nécessaire, et l’on sait que le mouvement produit dans la consommation par l’abaissement des taxes se ralentit à mesure que l’on s’éloigne du moment de l’impulsion.

L’évaluation qui a été adoptée pour le produit des taxes établies sur les boissons donne lieu à des observations encore plus graves. Ce revenu se trouve porté pour 1851 à 100 millions ; il n’a été que de 94,522,000 francs en 1850. On doit prévoir cependant, comme une conséquence infaillible de l’enquête qui suit son cours, un changement dans l’assiette de ces taxes qui en diminuera les produits. Au lieu d’un accroissement de 5 millions et demi, il faudra probablement mettre en ligne de compte une réduction de 8 à 10 millions. En tout cas, ce n’est pas le moment de prévoir un progrès dans le revenu, lorsque l’impôt est attaqué et qu’on ne peut le raffermir qu’au prix de quelques sacrifices.

Il paraît téméraire d’élever de 5 millions le produit des douanes, et de 4 millions celui des droits sur les sucres, après ce qui vient de se passer à Paris. M. le ministre des finances nous dit, dans les notes du budget, que « le mouvement commercial tend à se développer, qu’il y a lieu d’espérer un accroissement dans la consommation du café et une reprise notable dans l’importation des fontes étrangères, par suite de l’impulsion que la construction et l’achèvement des lignes de chemins de fer imprimeront sans doute aux travaux de l’industrie métallurgique. » L’événement a déjà démenti ces prévisions trop flatteuses. En effet, le vote de l’assemblée sur la loi relative au chemin de fer de Lyon arrête court la construction des grandes lignes de chemins de fer, et replonge les usines dans cet état de langueur qui laisse chômer depuis deux ans les moteurs, les machines et les ouvriers. Quant au mouvement commercial, il a reçu des élections du 10 mars et du 28 avril un échec dont plusieurs mois de tranquillité le relèveront à peine, et comment faire fonds sur un peu de sécurité dans un temps où les élections viennent comme en permanence agiter les esprits et mettre le gouvernement en question ?


CONCLUSION.

En résumé, l’exercice 1851 va s’ouvrir avec un découvert de 535 millions. Les dépenses ordinaires de l’année sont évaluées à 1,282 millions. En supposant que les réformes administratives qui sont projetées dans l’occupation de l’Algérie, dans l’armée et dans la marine réduisent la dépense de 22 millions, et que les crédits supplémentaires, mesurés avec une grande sévérité, ne l’augmentent que de 20 millions dans le cours de l’exercice, le budget réel s’élève encore à 1,282 millions. À cette somme en quelque sorte normale, et qui représentera les efforts péniblement faits par trois ou quatre commissions, en vue de l’économie et de l’équilibre financier, il faut ajouter la charge des travaux extraordinaires. Le gouvernement demande 54 millions, sur lesquels 29 millions seulement doivent être consacrés aux chemins de fer. Or, comme il restait, à partir de 1850, 234 millions de dépenses pour l’achèvement des lignes commencées, sans y comprendre celle de Paris à Avignon, huit années dans cette proportion seraient encore nécessaires : on n’irait pas, avant huit ans, de Paris à Metz et à Strasbourg, ni de Paris à Bordeaux et à Nantes. Nous verrions ainsi nos communications interrompues avec les frontières les plus exposées et avec nos villes les plus importantes, lorsque les chemins de fer de l’Allemagne peuvent nous amener en quarante-huit heures une armée russe sur le Rhin. Il faudra donc porter à 35 millions, au minimum, pour les exécuter en six années, l’allocation annuelle des chemins de fer, et par conséquent à 60 millions les travaux extraordinaires. Cela donne un total de 1,340 millions pour les dépenses de toute nature en 1851

Les recettes sont évaluées à 1,292 millions : retranchons-en 12 millions, pour éviter l’exagération et pour n’embrasser que des résultats probables ; nous retombons à un chiffre de 1280 millions, chiffre égal à celui des dépenses ordinaires. Ce n’est pas là l’équilibre que nous cherchons. Il est temps de supprimer enfin cette distinction entre l’ordinaire et l’extraordinaire. Les travaux à exécuter sont la conséquence d’engagemens pris ; des dépenses également obligatoires ne peuvent pas s’effectuer à des titres différens. Les charges réelles, les charges complexes de 1851 s’élèveront à 1,340 millions ; il faut donc trouver encore 60 millions par un procédé ou par un autre.

M. le ministre des finances propose d’y pourvoir par une vente, de domaines pour 6 millions, de francs, et jusqu’à concurrence de 50 autres millions par une vente de forêts. J’accepte le produit de ces domaines sans rapport comme une ressource accidentelle ; mais je repousse, comme un gaspillage improductif, l’aliénation des bois de l’état. Il n’échappera d’ailleurs à personne que prétendre retirer à la fois 36 millions des coupes et 50 millions de la vente d’une partie considérable du sol forestier, c’est se poser un problème aujourd’hui et pour long-temps insoluble. À défaut de cet expédient, on ne peut pas laisser, en 1851, 54 millions de plus à la charge de la dette flottante, qui serait reportée ainsi à 580 millions ; car nous retomberions alors dans les embarras mêlés de périls dont le trésor est aujourd’hui assiégé, et dont il doit sortir à tout prix.

Il n’y a que deux solutions possibles, l’emprunt ou l’impôt. Je me rallierais à l’emprunt comme à un pis aller, et dans le cas seulement où il resterait démontré que l’impôt n’offre plus de ressources, car ce ne serait pas vider la difficulté : l’emprunt n’est qu’un expédient de circonstance ; l’impôt, au contraire, est une ressource permanente et un moyen définitif.

Si l’on a recours au crédit, il faudra nécessairement emprunter 200 millions, car l’emprunt, tant qu’il sera en cours d’émission et que les rentes émises ne seront pas classées, exclut la concession du chemin de Lyon à une compagnie. Et comment, avec moins de 200 millions, pourvoir tout ensemble aux travaux de cette ligne en 1851 et rembourser la Banque de France ? Dans les circonstances actuelles, on ne contracterait que bien difficilement à un taux supérieur à 80 francs. Or, un emprunt de 200 millions, adjugé à 80 francs, grèverait le trésor, pour l’intérêt et pour l’amortissement de cette dette, d’une charge annuelle de 15 millions. Devons-nous cependant, sans une nécessité bien démontrée, allonger encore la liste déjà si longue des créanciers de l’état et augmenter de 15 millions nos dépenses ? On remarquera qu’il devient fort difficile d’emprunter avant d’avoir rendu à sa destination l’amortissement de la dette déjà inscrite. L’état n’aura pas de crédit tant qu’il n’aura pas prouvé qu’il se trouve en mesure, tout au moins pour l’avenir, de faire face à ses dépenses au moyen de ses recettes.

Revenons donc à l’impôt, et voyons de quelles quantités peut s’accroître, sans trop charger les imposés, notre budget des recettes. Il faut renoncer désormais aux illusions qui avaient déterminé la réduction de la taxe du sel à 1 décime. La consommation s’est à peine accrue de 90 millions de kilogrammes, et le produit de l’impôt n’est évalué pour 1851 qu’à 29 millions de francs : ce serait une perte sèche de 41 millions. Les populations de nos campagnes n’ont pas obtenu, par ce dégrèvement imprudent, un soulagement proportionné aux sacrifices du trésor. Elles comprendront que l’on rehausse l’impôt d’un décime ; j’évalue cette recette supplémentaire 21 millions.

J’ai parlé ailleurs[10] de la nécessité d’établir diverses taxes qui me paraissent plus que jamais opportunes. De la taxe sur les domestiques et sur les voitures, d’une taxe additionnelle à la contribution mobilière qui ne frapperait que les loyers élevés, et d’une taxe sur les offices, plus sérieuse que les patentes insignifiantes proposées dans le budget de 1850, le trésor retirerait au moins 20 millions. Cette combinaison, outre l’accroissement qu’elle apporterait au revenu public, aurait le mérite inappréciable à mes yeux de faire cesser l’exemption relative d’impôt dont jouit la richesse mobilière.

Le gouvernement et la commission du budget, reculant devant les remèdes héroïques, ont refusé d’aggraver d’un décime additionnel, en 1850, les quatre contributions directes et des droits d’enregistrement. Es n’acceptent pas même la retenue à faire d’un dixième sur les traitemens payés par l’état. Dans un moment où la richesse mobilière reste dépréciée et où le bas prix des denrées ne permet pas la rentrée des fermages, il pouvait être d’un bon exemple cependant que les fonctionnaires publics prissent leur part des privations qui atteignent tout le monde depuis deux ans. Cette combinaison étant malheureusement écartée, je ne reproduirai pas, pour le budget de 1851, la proposition d’une dîme républicaine.

Mais, si l’on ne veut pas s’adresser directement aux contribuables, il faudra bien rechercher les moyens de rendre productif l’impôt indirect. Parmi les taxes de consommation, je n’en connais pas, toute proportion gardée, qui rende moins aujourd’hui et qui soit susceptible d’un produit plus important que les droits de douanes. Aux États-Unis, les recettes de la douane forment à peu près le seul revenu du gouvernement fédéral. En Angleterre, les douanes rapportent plus de 500 millions par année. Défalquez-en les droits sur les tabacs, le produit reste encore de 400 millions. En comptant les sucres, tant indigènes que coloniaux et étrangers, et sans compter les sels, la France ne retire des siennes aujourd’hui que 156 millions. Là-dessus, les sucres, qui paient à l’échiquier anglais un tribut de 120 millions acquitté par une population de vingt-huit millions d’ames, ne rendent, chez nous, que 64 millions pour une population qui excède trente-six millions d’habitans. Au moyen d’un abaissement de la surtaxe qui repousse encore plus qu’elle ne grève les sucres étrangers, on obtiendrait sans peine un accroissement de recettes de 5 à 6 millions. Admettre les sucres étrangers pour une plus large part dans notre consommation, ce serait encore ouvrir à notre commerce d’échange des débouchés précieux sur un autre continent et arrêter la décadence de notre marine.

Les articles d’importation, autres que les denrées coloniales et les matières premières, ne figurent pas dans les recettes de la douane française pour plus de 30 millions. Il y aurait là un résultat misérable, si nous devions y voir l’expression naturelle de nos relations commerciales avec les peuples civilisés ; mais cette situation est purement artificielle. Les rapports qui pourraient s’établir, pour l’avantage mutuel entre la France et les nations voisines ou alliées de la France sont repoussés par nos tarifs. La douane française prohibe encore aujourd’hui, comme on aurait pu le faire au XVIe et au XVIIe siècle, dans le bon temps des monopoles commerciaux, les produits des fabriques étrangères ; contre ceux de l’agriculture étrangère, elle a des droits qui équivalent à la prohibition.

Je ne viens pas entamer une campagne en faveur de la liberté commerciale, ni même ouvrir la tranchée devant la forteresse du système protecteur. C’est bien assez de la guerre sociale qui nous agite ; à Dieu ne plaise que j’ajoute des querelles de système à ces élémens déjà trop puissans de discorde et de désordre ! Laissons dormir la controverse économique, ne mettons pas les ports de mer aux prises avec les centres manufacturiers ; mais, au nom du ciel, et dût-il en coûter quelque chose aux intérêts ou aux systèmes, venons au secours de l’état. Je m’adresse aux maîtres de forges, aux filateurs de coton ou de lin, aux fabricans de tissus, aux constructeurs de machines, aux maîtres de l’art céramique, et je leur dis : « Soyez vous-mêmes les arbitres de cette réforme, et mesurez-la uniquement à l’intérêt du trésor. Fixez, de concert avec le gouvernement, le taux des droits de douane qui doivent remplacer les prohibitions et les taxes prohibitives. Adoptez une échelle de 25 et même de 30 pour 100 de la valeur des marchandises importées. Nous accepterons le changement, quel qu’il soit, pourvu qu’il nous donne des douanes vraiment fiscales. » Si le gouvernement faisait un appel de cette nature au patriotisme et à la haute raison des chefs d’industrie que l’on considère comme les colonnes du système protecteur, ou je me trompe fort, ou sa voix serait entendue ; en tout cas, elle trouverait de l’écho dans le pays. Une réforme très modérée dans les tarifs élèverait aisément de 25 à 30 millions le produit annuel des douanes.

Les ressources additionnelles que nous venons d’énumérer présentent un total estimé au plus bas de 66 millions, qui porterait les revenus permanens de l’état, pour l’année 1851, à 1,346 millions. Par cette combinaison, il est pourvu aux dépenses tant ordinaires qu’extraordinaires, en imprimant une plus grande activité aux travaux de chemins de fer et sans ajouter un centime aux charges de la dette flottante. Si des circonstances plus prospères, rendant l’essor aux revenus indirects venaient à augmenter l’excédant des recettes sur les dépenses, cet excédant servirait à diminuer, en 1851, la dette flottante d’une somme égale ; dans les années suivantes, il permettrait de reconstituer la dotation de l’amortissement. Les finances de la république entreraient alors dans cet état normal tant souhaité que la monarchie avait entrevu, en expirant, comme une autre terre promise.

Est-il vrai maintenant qu’en travaillant à porter la lumière et l’ordre dans notre système financier, on fasse une chose vaine ? Ne peut-on mettre les réformes économiques au rang qui leur appartient dans le gouvernement des peuples, sans donner un aliment aux doctrines socialistes et sans les rendre prépondérantes dans les assemblées représentatives ainsi que dans les rues ? Pour parler le langage de M. Donoso Cortès, le socialisme est-il une secte de l’économie politique ? Est-il « fils de l’économie politique comme le vipereau est fils de la vipère, lequel, à peine né, dévore celle qui vient de lui donner la vie ? »

Je réponds que, si le socialisme est une secte économique, c’est au même titre et au même rang que se placent les hérésies comme sectes religieuses. A-t-on jamais songé à condamner la religion, à repousser ses bienfaits, à nier sa lumière, par cela seul que les aberrations de l’intelligence ou de l’orgueil humain peuvent emprunter mensongèrement les formes de la parole révélée ? L’erreur existe partout dans le monde à côté de la vérité. C’est à l’homme de choisir ; mais, quand il se laisse aller à un mauvais choix, il n’a pas le droit d’accuser la Providence, qui lui avait donné la liberté et la raison pour en faire un meilleur usage.

Ce sont les mauvaises passions qui ont engendré le socialisme à toutes les époques de l’histoire : le socialisme est fils de l’envie. Les hommes qui n’ont pas su trouver leur place dans l’ordre social ou qui l’ont perdue par leur faute se dressent comme des Titans contre la société et contre le ciel. Ils osent dire que ce que Dieu a fait est mal fait, et proposent de le refaire. Ils vont chercher tous ceux qui sont mécontens de leur sort, et, leur offrant le bien d’autrui en pâture, les mènent à l’assaut des pouvoirs établis. Mais pour qu’ils réussissent, ne fût-ce qu’un moment, pour qu’ils ne prêchent pas dans le désert, deux conditions sont nécessaires : l’inhabileté ou la méchanceté de ceux qui gouvernent, et l’ignorance de ceux qui sont gouvernés. Ces conditions se rencontraient au plus haut degré dans la société européenne au moyen-âge ; de là l’importance que prirent, dès leur origine, l’insurrection des hussites en Allemagne et en France la jacquerie.

Dans l’explosion de cette traînée de poudre qui s’étendit en un clin d’œil, au mois de février 1848, de Paris à Vienne et de Naples à Berlin, quelle est aujourd’hui la contrée la plus tranquille ? Quel est le royaume en Europe où la peste noire du socialisme ne semble pas avoir pénétré ? Tout le monde a nommé la Grande-Bretagne. À quoi tient cette salubrité morale, ce privilège de conjurer une tourmente à laquelle rien ailleurs n’a résisté ? Certes, si la prédilection pour les réformes économiques, si le rang même qu’occupe la richesse dans un pays doit y amener, comme le prétend M. Donoso Cortès, le socialisme dans le parlement et dans les rues, l’Angleterre aurait dû être la première et la plus rudement atteinte. Voilà au contraire ce qui l’a préservée. Malgré l’extrême disproportion qui existe entre l’aristocratie et les classes inférieures de cette contrée et qui semblait inviter le socialisme, l’Angleterre, enveloppée de sa civilisation comme d’une armure impénétrable, échappe au mal naturellement et sans effort. Le socialisme n’a pas de prise sur la nation anglaise, premièrement parce qu’elle est riche, secondement parce qu’elle est bien gouvernée, troisièmement enfin parce que les connaissances économiques y sont trop répandues pour que le plus humble ouvrier comme le plus puissant capitaliste pense avoir quelque chose à gagner et ne croie pas au contraire avoir tout à perdre au renversement de la société.

Dans la Grande-Bretagne, l’ouvrier a le pain à bon marché, et il continue à recevoir un salaire exceptionnel, qui peut lui faire prendre le pouvoir et la fortune de l’aristocratie en patience. Le bien-être d’en bas devient le contre-poids de la richesse et de la grandeur d’en haut. L’abondance règne dans les finances publiques, l’ordre dans l’état, l’harmonie et la prospérité dans les régions diverses de la société ; par quelle porte pourraient s’y introduire les passions anarchiques ?

C’est dans les pays les moins libres et parmi les populations les moins éclairées que le socialisme devait faire et qu’il a fait le plus de ravages. Les paysans de la Gallicie n’avaient pas attendu la révolution de février pour massacrer les nobles, pour incendier les châteaux et pour piller les propriétés. Il est vrai que les Allemands ne se jettent pas dans la guerre intestine des barricades avec la même furie ni avec la même résolution que les Français. Qui doute cependant que le socialisme soit plus monstrueux dans ses théories, plus répandu et plus profondément enraciné en Allemagne qu’en France ? Avant l’année 1848, l’Autriche se voyait condamnée par son gouvernement à une existence purement animale. La douane interceptait au passage les livres, les journaux et les idées. La discussion était interdite, les réformes économiques, pas plus que les réformes politiques, ne trouvaient grace devant le système d’immobilité adopté par M. de Metternich. L’Autriche demeurait la terre classique du statu quo. Aucune agitation, depuis la paix, n’en avait ridé la surface. Et pourtant, lorsque l’heure des révolutions a sonné, il s’est trouvé que les idées anarchiques avaient fait leur chemin inaperçues, et que le vieux levain du socialisme remuait les cœurs comme au temps de la guerre de trente ans.

Non, l’ignorance n’est pas un préservatif ni une défense contre l’anarchie. C’est en éclairant les hommes sur leurs véritables intérêts, c’est en recherchant, en enseignant comment les sociétés prospèrent et par quels chemins elles vont à leur perte, que l’on peut assurer leur marche et fortifier leurs institutions. Jean de Leyde prêchait le socialisme les armes à la main, bien avant que Turgot et Adam Smith eussent déterminé les principes de la science économique. C’est l’ignorance de l’économie politique qui fait aujourd’hui, comme alors, les frais de la propagande socialiste ; le troupeau des simples suit aveuglément la direction que lui donnent quelques fanatiques et un plus granit nombre de coquins.

Je sais bien que l’on ne convertira les socialistes ni par des argumens ni par des réformes. Il s’agit maintenant bien moins d’éclairer que de vaincre. L’ardeur des ambitions et les engagemens de parti ont fermé ou faussé les intelligences. Réprimons avant tout : le moment d’enseigner viendra plus tard ; mais, même au milieu de cette lutte acharnée que la civilisation soutient contre la barbarie, rien n’empêche de travailler aux améliorations que réclame l’opinion publique. Il faut enlever tout prétexte à la révolte ; les gouvernemens, en recherchant activement la mesure du progrès possible, justifient leur existence et suivent la loi de leur destinée.

Dieu n’a pas fait de la vie cénobitique l’état naturel des sociétés. Le détachement de soi et la renonciation aux biens de la terre sont des élans généreux qui peuvent honorer un individu, mais qui n’appartiennent ni aux familles ni aux nations. M. de Bonald a défini l’homme : « Une intelligence servie par des organes. » De là sa destinée qui comprend l’ordre matériel et l’ordre moral. La Providence a assigné des lois à l’un comme à l’autre. La science du bien-être est donc aussi légitime que la science du bien. On enseigne l’économie politique au même titre que l’on enseigne la morale ; car, si l’homme ne doit pas vivre dans le vice, il ne doit pas non plus souffrir de la faim ni croupir dans la boue. Laissons donc chaque chose à sa place, et n’excluons, dans le gouvernement des sociétés, aucune des connaissances auxquelles il a plu à Dieu de nous élever.

Les causes des révolutions ne sont jamais simples ; si l’on cherchait bien, même au fond des querelles purement dogmatiques en apparence qui ont agité le monde, on y trouverait constamment quelque intérêt matériel froissé qui a irrité de son venin l’effervescence du sentiment religieux. Le christianisme, tout divin qu’il est, aurait-il obtenu ce rapide et universel développement, s’il n’avait pris naissance dans une société partagée en maîtres et en esclaves ?

La société européenne, je l’accorde à M. Donoso, Cortes, est surtout malade parce que le principe de l’autorité s’y trouve abaissé. Relever l’autorité, la rendre respectable et la faire obéir, voilà désormais notre principale tâche. Les gouvernemens modernes y réussiront, ou ils périront. Mais, en nous attachant à cette grande et sainte croisade, nous est-il défendu de pourvoir aux soins ordinaires de la vie ? Pour rendre les hommes meilleurs, est-ce donc une chose indifférente que de les rendre un peu plus heureux ? Rétablir l’ordre dans les finances, amener une distribution plus équitable des impôts, améliorer les conditions du travail, faciliter l’emploi et le bon marché des capitaux, ranimer l’activité par la confiance : voilà un programme qui s’impose aujourd’hui à tout homme d’état digne de ce nom. Ce n’est pas assez de rassurer les bons et de faire trembler les méchans ; l’autorité, pour recouvrer son prestige et sa force au milieu de nous, doit encore se montrer prévoyante et humaine.


LÉON FAUCHER.

  1. Prononcé le 30 janvier, devant la chambre des députés, à Madrid.
  2. M. Gouin fait remarquer ; dans son rapport sur le budget des recettes, que le chiffre des dépenses ordinaires ne s’élève en réalité qu’à 1,367,643,688 francs.
  3. Voici, d’après le rapport de M. Gouin, quelle était au 1er mars 1850, la composition de la dette flottante :
    110,814,529 fr. prêtés par les communes et par les établissemens publics
    prêtés, sous forme d’avances, par les receveurs-généraux 66,560,685 fr
    3,855,531 fr. prêtés par la caisse des invalides de la marine
    70,000,000 encaisse habituel du trésor provenant de l’anticipation des recettes sur les dépenses
    251,230,745 251,230,715 fr. Ces 251 millions forment le fonds, en quelque sorte invariable, de la dette flottante. Viennent ensuite
    37,523,640 fr. prêtés en compte courant par la caisse des dépôts et consignations
    49,415,546 fr prêtés par les caisses d’épargne
    33,613,512 fr. prêtés par leur compte de compensation
    104,000,000 prêtés par divers particuliers, contre des bons du trésor de trois mois à un an
    224,552,698 221,552,698 fr. Ces 224 millions représentent la partie variable de la dette flottante, celle qui expose le trésor à des remboursemens imprévus
    50,000,000 prêtés par la Banque de France contre des bons du trésor à trois mois portant un intérêt de 4 pour 100
    50,000,000 prêtés par la Banque, à valoir sur le traité de 150 millions
    100,000,000 100,000,000 fr. Ces 100 millions représentent les ressources extraordinaires de la dette flottante
    575,783,443 fr. Total général
  4. Cette réduction provient de la suppression hypothétique des frais qu’entraîne l’exploitation du chemin de fer de Lyon.
  5. Voir l’analyse du budget de 1850 dans le rapport de M. Gouin.
  6. Le crédit porté aux services généraux des ministères, en y comprenant les dépenses départementales, était, en 1847, de 814 millions ; en 1848, de 877 millions ; en 1849, de 764 millions ; en 1850, de 731 millions ; en 1851, il est de 717 millions.
  7. Le budget du commerce et de l’agriculture était en 1848 de 14,879,500 fr. ; il est en 1851 de 17,400,286 fr. Accroissement, 2,520,786 fr.
  8. Sur les 344,000 agens que l’on a fait figurer parmi les subordonnés du ministre de l’intérieur, plus de 300,000 sont nommés par le pouvoir municipal, et près de 40,000 par les préfets.
  9. 720 millions qui, par le dégrèvement de 6 millions sur le produit des quittances, descendront à 714 millions.
  10. Voir le n° de la Revue du 1er novembre 1849.