De la Situation de la France et la papauté en Italie
Je veux mettre en lumière les deux traits principaux de la situation de la France et de la papauté en Italie, et je demande la permission de commencer par les deux conclusions auxquelles je veux arriver.
1° Quelles que soient les apparences et quelles que soient les circonstances, Rome ne peut pas se brouiller avec la France, et la France ne peut pas non plus se brouiller avec Rome. Rome a besoin de la France en Italie, et la France à besoin aussi de Rome en Italie.
2° La cour de Rome a beau s’obstiner depuis dix ans à ne, pas faire de réformes dans son administration ; elle sera forcée d’en faire, et c’est par les réformes qu’elle recouvrera les populations qu’elle risque de perdre.
La première de ces conclusions a pour elle l’histoire de la France et de la papauté depuis onze cents ans, l’expérience très significative de l’expédition de Rome, faite par la république française de £849, et l’occupation continuée par l’empire depuis dix ans.
La seconde de ces conclusions a pour elle le témoignage de tous les états européens qui, depuis 1830, ont pressé le gouvernement du saint-siège de se réformer ; les généreux efforts de Pie IX, qui, en 1846 et 1847, a tenté une réforme que l’esprit révolutionnaire a interrompue ; les représentations que le gouvernement français a faites depuis dix ans au gouvernement pontifical. Je ne sais pas quand viendront ces réformes ; je sais seulement que, comme il est encore plus impossible à la papauté de continuer l’état de choses actuel que de se réformer, la réforme est inévitable et prochaine.
Je dois maintenant reprendre ces conclusions et les expliquer rapidement.
Toutes les fois que la France n’a pas cherché à s’établir en Italie et à y avoir des possessions, elle a eu le saint-siège pour allié sincère, et elle a été l’amie et la protectrice sincère aussi du saint-siège.
Il faut distinguer ici dans le pape le prince et le pontife. Le pontife a eu souvent des démêlés avec les rois de France comme avec les autres princes de l’Europe ; mais cela tenait au vieux débat entre le spirituel et le temporel. Le pontife, comme chef de la chrétienté, voulait soumettre les rois et les princes à la loi chrétienne ou même à la loi ecclésiastique. Les rois et les princes résistaient, tantôt ayant raison et tantôt ayant tort. Les rois et les princes, de leur côté, voulaient soumettre les évêques et les prêtres de leurs états à leurs volontés ou à des décrets plus ou moins justes. Les évêques et les prêtres s’appuyaient sur le pape pour résister. De là, de fréquentes querelles ; mais ces querelles ne venaient pas de ce que le pape était prince, l’intégrité des états du saint-siège n’était pour rien dans la question. Quand le pape Innocent III ordonnait à Philippe-Auguste de quitter Agnès de Méranie et de reprendre sa première femme Ingelburge, les papes parlaient comme pontifes, comme dépositaires du pouvoir spirituel, et non comme princes. Dans la lutte entre Philippe le Bel et Boniface VIII, il ne s’agit pas des états du saint-siège, mais du droit que Philippe le Bel veut avoir d’imposer le clergé et du droit que le pape réclame de nommer les évêques en France sans l’intervention du roi. Le spirituel empiète sur le temporel, le temporel empiète sur le spirituel ; mais la principauté pontificale n’est pas mise en question. Quand Louis XIV lutte contre le pape, quand il fait proclamer par les évêques de France les quatre fameux articles qui contiennent la doctrine de l’église gallicane, c’est le pontife qu’il prend à partie, et non le prince qui est à Rome.
Nous rappelons ces faits parce qu’il y a quelques personnes qui croient que, si le pape perdait son pouvoir temporel, s’il cessait d’être prince indépendant, les vieilles luttes entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel prendraient fin comme par enchantement. Il n’en serait rien. Il est possible qu’en Italie le pape, étant prince, soit souvent gêné dans l’exercice de son pouvoir pontifical par les nécessités de l’ordre temporel, de même que le prince, étant prêtre, est souvent gêné aussi dans l’exercice de son pouvoir politique par les obligations de l’ordre spirituel. Ce sont là des embarras assurément, mais ces embarras-là ne sont pour rien dans la querelle des investitures et dans la lutte immémoriale du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Qu’est-ce qui l’emportera dans ce monde du principe spirituel ou du principe temporel ? Qu’est-ce qui régnera et qui gouvernera, la couronne ou la tiare, le sabre ou la crosse ? Voilà quel est le débat qui a rempli l’histoire moderne. S’imaginer qu’ôter au pape sa principauté temporelle en Italie, ce serait lui ôter sa prépotence spirituelle, grande erreur. Le pape aura beau n’être plus à Rome, il sera toujours le pape, le chef du spiritualisme catholique, et à ce titre il aura toujours le droit, s’il plaît aux rois et aux empereurs de nommer des évêques comme ils nomment des préfets, de refuser à ces préfets le pouvoir de lier et de délier les consciences. Prisonnier à Fontainebleau, le pape Pie VII luttait contre l’empereur ; il n’avait pourtant plus un pouce de terre en Italie : en quoi son pouvoir spirituel se trouvait-il affaibli ? en quoi la vieille guerre entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel était-elle moins ardente ? Pie VII à Rome, encore prince, encore indépendant, aurait-il mieux soutenu la lutte que Pie VII captif et dépouillé de ses états ?
Les querelles que les papes ont eues avec les souverains de la France n’ont presque jamais eu pour cause la principauté temporelle des papes en Italie. C’est lorsque la France a voulu s’établir et régner en Italie, sous Charles VIII, sous Louis XII et sous François Ier, c’est alors seulement que la France a eu les papes pour ennemis. Alors le pape, comme prince italien, a combattu, même avec les armes spirituelles, pour défendre ou pour recouvrer son indépendance italienne, pour augmenter ses états. Alexandre VI se ligue avec les Vénitiens, les Espagnols et les Allemands, pour arracher l’Italie à Charles VIII, qui l’a conquise en courant ; Jules II en fait de même contre Louis XII. Ce ne sont pas les papes seuls qui, à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, s’efforcent d’affranchir l’Italie du joug de la France ; ce sont tous les princes italiens, petits et grands. Comme la France, à cette époque, revendique à la fois le duché de Milan et le royaume de Naples, c’est-à-dire l’Italie du nord et l’Italie du midi, il ne faut pas s’étonner de cette conspiration universelle des Italiens contre nous. L’Italie veut dès ce moment rejeter de son sol ce qu’elle nomme les barbares ; seulement elle s’y prend mal. Elle appelle les Espagnols et les Allemands pour repousser les Français, elle appellera plus tard les Français pour repousser les Espagnols. — L’unité de l’Italie, dira-t-on, peut seule créer son indépendance. — Je sais que chaque état de l’Italie a tour à tour essayé de fonder l’unité italienne à son profit : les Vénitiens y ont songé, les papes l’ont essayé sous Jules II, les Espagnols y ont presque réussi au XVIe et au XVIIe siècle, quand ils étaient maîtres à la fois du royaume de Naples et du duché de Milan. Ils ont perdu leur suprématie italienne au XVIIIe siècle, quand l’Autriche s’est emparée du Milanais. Aujourd’hui le Piémont tente à son tour de fonder l’unité de l’Italie à son profit. Il n’est pas plus Italien que ne l’étaient les Vénitiens du XIVe et du XVe siècle, ou les papes, qui, depuis la fin du XVe siècle, sont tous Italiens ; mais il est plus fort que Venise, parce qu’il a en Italie une base continentale plus large et plus solide ; il est plus puissant aussi que la papauté, qui n’a que des chefs électifs ordinairement vieux, et qui ne peuvent pas longtemps poursuivre leurs desseins. Le Piémont fait donc en ce moment une grande expérience, qui jusqu’à lui n’a pas réussi. Il veut fonder l’unité de l’Italie par les Italiens. Est-il besoin pour cela de réunir par annexion ou par conquête à ses états héréditaires les diverses parties de l’Italie centrale et méridionale ? Il y a là une question qu’on peut résoudre en sens différens : l’avenir verra. Je ne veux faire sur cette unité nouvelle de l’Italie qu’une seule réflexion.
Il est bien à souhaiter que cette unité réussisse et qu’elle réussisse par la justice plutôt que par la force, par la modération plutôt que par l’ambition, par la confédération plutôt que par l’annexion ; car si cette unité nouvelle ne réussit pas, Dieu sait ce que deviendra l’Italie maniée et remaniée plusieurs fois par l’esprit de révolution et par l’esprit de conquête. Elle retombera au pouvoir de l’étranger, qui lui apportera l’oppression sous le nom de repos. Ayant perdu le centre nouveau qu’elle aura voulu se donner, et n’ayant plus les centres locaux qu’elle avait jusque-là, elle serait en proie au premier occupant, qui profitera à son aise des remaniemens antérieurs et qui aura le droit de ne pas se soucier beaucoup des démarcations anciennes qu’il trouvera effacées. Nous souhaitons donc vivement le succès pacifique de l’expérience que tente en ce moment le Piémont pour fonder l’unité de l’Italie, car, encore un coup, si cette expérience ne réussit pas, elle laissera l’Italie dans un état pire qu’elle l’a prise ; elle la laissera plus faible, plus impuissante, plus livrée à l’ambition de l’étranger.
Si la France souhaite le succès de l’unité italienne, diront quelques personnes, que la France alors ne la contrarie et ne la chicane pas. Il faut s’entendre sur ce point. Y a-t-il des Italiens décidés à mettre sur le compte de la France tous les échecs que pourra rencontrer l’unité italienne ? Y a-t-il des Italiens décidés à nous rendre responsables des mésaventures possibles de l’expérience qu’ils entreprennent ? Que faudrait-il donc faire pour éviter ces soupçons ? Faudrait-il faire de nos mains et à nos risques et périls l’unité italienne ? et jusqu’où s’étendra cette unité que nous aurions à fonder ? Quels sont les nouveaux états italiens dont il faudrait procurer l’annexion ? Il n’en reste que trois : Venise, Rome et Naples.
Un mot sur chacun de ces états. Nous sommes de ceux qui ont vivement regretté que la paix de Villafranca n’ait pas été faite trois jours plus tard, c’est-à-dire quand notre brave marine aurait eu délivré Venise des Autrichiens. Encore trois jours, disent tous nos marins, et nous entrions à Venise, et la vieille reine de l’Adriatique était libre. Nous sommes grands partisans de la paix de Villafranca, nous l’avons toujours trouvée bonne et nous la trouvons encore bonne, aujourd’hui qu’elle n’a plus de valeur que dans l’histoire ; mais il y a un reproche dont nous n’avons jamais pu songer à justifier le traité de Villafranca : Venise est restée autrichienne. La possession du fameux quadrilatère est une question très italienne, mais l’affranchissement de Venise était une question européenne. Pour la France, c’était l’expiation de la vieille faute de Campo-Formio ; pour la civilisation, c’était un grand nom rendu à l’avenir. Nous devons donc en Italie être favorables à toutes les circonstances qui pourront amener la délivrance de Venise. Il y a là un arriéré à solder de la guerre de 1859.
Passons à Rome. S’il y a quelques personnes, soit en France, soit en Italie, qui souhaitent que les graves démêlés qui séparent le saint-siège du royaume de Sardaigne s’apaisent peu à peu, nous nous mettons sans hésiter de ce parti, si petit qu’il soit. Nous savons combien est grande la difficulté : l’annexion de la Romagne a tout envenimé. Le saint-siège se trouve dépouillé : comment se réconcilier avec le spoliateur ? Le roi de Sardaigne a accepté l’annexion de la Romagne : comment la rendre au pape ? Je n’ai pas la prétention de dire comment peut finir ce procès ; mais je n’hésite pas à dire qu’il est de l’intérêt de la Sardaigne de se réconcilier avec le saint-siège et de revenir à la politique de Gioberti, de Manzoni, de Balbo, c’est-à-dire à la politique qui voulait arriver à la délivrance de l’Italie par l’union de toutes les forces et de toutes les grandeurs de l’Italie, qui, parmi ces forces et ces grandeurs de l’Italie, se gardait bien d’oublier Rome et la papauté. Loin de considérer Rome et la papauté comme un obstacle à l’unité de l’Italie, cette première école des libéraux italiens la considérait comme un des moyens les plus efficaces de cette unité.
Il est vrai qu’il y a, si je puis ainsi parler, deux sortes d’unités de l’Italie, il y a l’unité matérielle et l’unité morale. L’unité matérielle ressemble à notre centralisation française ; elle fait peu de cas des indépendances locales ; elle les regarde comme des gênes et des embarras. Elle vise en tout à l’uniformité. Ne parlez pas aux partisans de ce genre d’unité de respecter les souverainetés locales. Une grande armée, un grand bureau, une grande caisse centrale, voilà à leurs yeux l’idéal de l’état parfait, et tant que l’Italie n’aura pas, du nord au sud et de l’ouest à l’est, les mêmes règlemens administratifs, financiers et militaires, l’unité de l’Italie ne sera pas accomplie. L’unité morale est moins dure et moins systématique. Quand un pays a la même origine, la même langue, la même religion, mais qu’il est partagé en états différens par des causes historiques et par une disposition particulière de l’esprit national, les partisans de l’unité morale essaient d’augmenter les ressemblances entre ces états différens sans viser pourtant à l’uniformité. L’unité morale, pour faire de grandes choses, n’a pas besoin d’aboutir à l’unité matérielle. Il y a un glorieux exemple de cette vérité dans l’histoire de l’Allemagne en 1813 et 1814. C’est par son unité morale qu’elle s’est affranchie. En 1848, l’Allemagne a voulu pousser cette unité morale jusqu’à l’unité politique. Elle a échoué par des causes intérieures et sans qu’aucune intervention étrangère l’ait contrariée dans les efforts qu’elle faisait pour fonder son unité politique. Ces deux grandes expériences de 1813 et de 1848 ont enseigné à l’Allemagne quelle était la puissance de son unité morale et quelles en étaient aussi les limites. Je ne dis pas que l’Italie ne soit pas plus propre à l’unité que l’Allemagne : elle l’est peut-être, quoiqu’elle ne l’ait pas montré jusqu’à ces derniers temps ; mais quel est le genre d’unité dont elle est le plus capable ? Est-ce l’unité morale, est-ce l’unité matérielle ? L’école de Gioberti visait surtout à l’unité morale, et l’intime et sincère union de la papauté avec la Sardaigne était le moyen le plus sûr de créer cette unité morale.
Faut-il aujourd’hui abandonner l’unité morale de l’Italie et ne plus songer qu’à son unité matérielle ? C’est la doctrine qui semble prévaloir en Italie ; mais la France n’est pas tenue de rien faire pour le succès de cette doctrine. Faudrait-il pour la servir laisser Rome s’annexer et se subordonner à Turin ? Qu’y gagneraient la France, l’Europe, l’Italie ? Si le pape restait à Rome, la France aurait un sujet du roi de Piémont pour chef spirituel de son église. Cette fameuse épée de saint Pierre, dont la pointe, disait-on, est partout et la poignée à Rome, où en serait la poignée ? A Turin. Ce serait le cas de restaurer bien vite toutes les vieilles libertés de l’église gallicane et de les relever pour ainsi dire jusqu’au schisme. L’Europe catholique recevrait des encycliques contre-signées par les ministres du roi de Sardaigne. Quant à l’Italie, si le pape quittait Rome, que deviendrait Rome ? et que gagnerait l’Italie, perdant à Rome, qui ne serait plus qu’un musée, son plus ancien centre et sa plus vieille grandeur ? L’unité morale respecte toutes les grandeurs italiennes ; l’unité matérielle les sacrifie toutes à une grandeur unique et nouvelle qui devient la seule ressource de l’Italie et son seul avenir. Elle met tout sur une seule carte.
Je dirai de Naples ce que je viens de dire de Rome. Dans l’incertitude de l’expérience que tente en ce moment l’Italie, il n’est pas de l’intérêt de la France de s’employer à détruire l’indépendance du royaume des Deux-Siciles. Si les populations de l’Italie méridionale veulent s’unir avec les populations de l’Italie septentrionale et ne plus former qu’un seul état, la France ne doit ni empêcher ce mouvement ni y aider ; mais elle n’a aucun intérêt à défaire de ses propres mains ce qui reste d’indépendances locales en Italie. Pourquoi déferait-elle elle-même ou la principauté temporelle du pape, ou l’indépendance du royaume des Deux-Siciles ? Si l’Italie préfère son unité politique à tout, elle est bien assez forte pour l’accomplir. Nous estimons fort l’unité des états, nous ne croyons pas cependant que l’unité soit le seul bien des peuples ; nous n’adoptons pas la vieille et triste devise de la république française : unité, fraternité, indivisibilité ou la mort. Nous souhaitons à l’Italie, nous souhaitons aussi à l’Allemagne d’arriver à toute l’unité qu’elles peuvent comporter. Nous ne pensons pas pourtant qu’en Allemagne la civilisation, les lettres, les sciences et les arts aient à se plaindre que Munich, Dresde, Stuttgart ou Weimar ne soient point depuis longtemps des chefs-lieux de préfecture prussiens ou autrichiens.
J’ai dû m’expliquer sur l’unité de l’Italie, qui est la grande question du moment. Je reviens à la situation de la papauté en Italie et à son union nécessaire avec la France, aussitôt que la France cesse de vouloir tenir des possessions en Italie.
Lorsqu’au VIIIe siècle de notre ère les papes se virent abandonnés par l’empire d’Orient, trop faible pour défendre Rome, et qu’ils se sentirent menacés par les Lombards, qui, maîtres de l’Italie septentrionale, visaient à s’emparer de toute l’Italie, ils s’adressèrent aux Francs, à Pépin le Bref, à Charlemagne. Le pape Étienne II supplia Pépin le Bref de venir à son secours, et pour mieux toucher le cœur du roi de France, il fit parler saint Pierre lui-même. C’est saint Pierre qui demande à ses fils adoptifs de défendre Rome contre les attaques de ses ennemis, Rome, c’est-à-dire le lieu où il repose selon la chair et qu’il faut arracher à la profanation des gentils. « Venez donc, dit saint Pierre, avec toutes vos forces au secours de mon peuple romain, afin que je vous secoure moi-même dans cette vie et au jour du jugement dernier[1]. »
Le soin que la papauté avait alors de rester en bonne intelligence avec les Carlovingiens éclate encore mieux dans une lettre que le pape Etienne III adresse à Charlemagne et à son frère Carloman au commencement de leur règne. D’ennemis des Francs, les Lombards semblaient près de devenir leurs amis. On parlait de mariages entre Charlemagne et la fille de Didier, roi des Lombards, entre le fils de Didier et Giselle, sœur de Charlemagne. Etienne III supplie Charlemagne de renoncer à cette union. La diplomatie de cette époque n’est guère polie ; Etienne dit que ce projet de mariage n’est qu’une inspiration diabolique : « En effet, mes très chers et très illustres fils, grands rois, quelle est cette erreur qu’on peut à peine exprimer ? La grande nation des Francs, qui l’emporte sur toutes les autres nations, votre royale famille, si magnifique et si noble, se souiller par l’alliance de la race perfide et impure des Lombards, qui n’est pas mise au nombre des nations, et dont il est certain que sont sortis les lépreux ! » Malgré les prières et les menaces du pape, Charlemagne épousa la fille de Didier ; mais il la répudia au bout d’un an et détruisit le royaume des Lombards[2].
L’accroissement du pouvoir spirituel et temporel des papes date de leur alliance avec les Carlovingiens et de la destruction du royaume des Lombards. Dès ce moment fut fondée en Italie une puissance essentiellement italienne ; plus tard naquirent les républiques italiennes, et on peut dire sans hésiter que pendant tout le moyen âge, malgré les fréquentes invasions des césars d’Allemagne, l’activité de l’Italie a été tout italienne. C’est le temps de la poésie, qui fleurit avec Pétrarque et avec Dante ; c’est le temps des beaux-arts renaissans ; c’est le temps aussi, il est vrai, de je ne sais combien de guerres civiles et de dissensions. Alors luttent les guelfes contre les gibelins : les gibelins défendant les empereurs d’Allemagne à la condition que ceux-ci deviendront des césars d’Italie, et avec Frédéric II, le dernier des princes de la maison de Souabe, la métamorphose est presque faite ; les guelfes au contraire défendant l’indépendance de l’Italie, et les papes sont presque toujours à la tête du parti guelfe, qu’ils font triompher.
À l’ère agitée des républiques succède l’ère des principautés italiennes, qui trop souvent appellent les étrangers au secours de leurs ambitions et de leurs rivalités. C’est ainsi que nous arrivons au XVe et au XVIe siècle, où les étrangers prennent en Italie une prépondérance décisive. Après la défaite de François Ier à Pavie et la prise de Rome par le connétable de Bourbon au nom de Charles-Quint, qui défend de se réjouir d’une victoire remportée sur le pape, mais qui se hâte d’en profiter et même d’en abuser, la prépotence des Espagnols en Italie est assurée. Ils ont le Milanais et le royaume de Naples ; ils influent d’une manière impérieuse partout où ils ne commandent pas. Venise n’est plus rien et s’achemine doucement vers une décadence cachée sous les plaisirs. Alors les papes, se soumettant avec répugnance à cet ascendant de l’Espagne, essaient de se tourner vers la France ; mais la France, à la fin du XVIe siècle, se débat elle-même avec peine contre la puissance de l’Espagne : ce n’est qu’avec Henri IV qu’elle recouvre son indépendance et sa force. Dès ce moment, les papes savent qu’ils peuvent trouver en France un appui contre l’Espagne, et ils s’en servent comme font les autres princes italiens[3]. Ils ne souhaitent pas que les Français rentrent en Italie, mais ils souhaitent trouver en eux des protecteurs contre la tyrannie de l’Espagne. Gregorio Leti, écrivain bavard du XVIIe siècle, mais bavard parfois pénétrant et sagace, traite dans ses Dialoghi politici des causes et des raisons qui poussent les princes et les républiques d’Italie à pencher tantôt vers la France et tantôt vers l’Espagne. « Ne serait-ce pas un bon coup, dit un des interlocuteurs de son sixième dialogue, de pouvoir chasser les Espagnols, et que l’Italie n’ait plus que des princes italiens ? » Voilà la vieille pensée de l’indépendance italienne. « Oui, répond l’autre interlocuteur, mais cela ne pourrait pas se faire sans un secours extraordinaire de la France, et la France ne voudra pas dépenser son sang et son argent pour chasser les Espagnols sans se mettre à leur place… Il vaut donc mieux peut-être garder les Espagnols, que nous connaissons, que les Français, avec lesquels il faudrait faire connaissance… — Eh bien ! conservons les Espagnols en Italie comme ennemis, et les Français hors de l’Italie comme amis, s’ils veulent se contenter de ce rôle[4]. » Ce dialogue exprime fidèlement les sentimens de l’Italie au XVIIe siècle et de tout temps. Avant tout l’indépendance de l’Italie ; mais cette indépendance n’est pas possible par les efforts de l’Italie seulement, qui ne peut chasser les Espagnols qu’avec l’aide des Français. Ceux-ci seront des maîtres à leur tour. Les Français ne peuvent être aimés de l’Italie que s’ils restent hors de l’Italie, s’ils la secourent sans la posséder. Le secret de notre influence en Italie est là.
Voilà pour l’Italie en général. Voyons pour la papauté. « Si les papes, continue l’interlocuteur principal des dialogues de Leti, faisaient plus d’attention aux intérêts du saint-siège qu’à leurs intérêts particuliers ou à ceux de leurs neveux[5], ils pencheraient plutôt vers la France que vers l’Espagne, car, à dire vrai, l’église à toujours reçu plus de secours et plus de protection de la France que de l’Espagne. Quel roi d’Espagne est jamais venu secourir le pape menacé dans Rome ?… Quelle province l’Espagne a-t-elle jamais donnée à l’église romaine ? Sixte-Quint disait un jour à un Espagnol qui attaquait les Français comme étant des hérétiques : L’église a pourtant reçu plus de faveurs de la France, que vous nommez hérétique, que de l’Espagne, qu’on croit si catholique… Depuis Paul IV (1555) jusqu’à Urbain VIII (1623), les Espagnols ont été dans Rome plutôt des maîtres que des amis. Cette sujétion déplaisait à quelques papes ; mais ils n’osaient pas lutter contre les Espagnols et risquer par là la fortune de leur maison, instruits par l’exemple du cardinal Aldobrandini, neveu de Clément VIII (1592). Comme ce pape n’avait pas été favorable à l’Espagne, son neveu fut persécuté par les Espagnols… De plus, les Espagnols ont de grosses abbayes à donner dans leurs états, et les neveux des papes tirent plus de profit du roi catholique que du roi très chrétien, ce qui les rend Espagnols d’intérêt, sinon de cœur. — J’entends, répond l’interlocuteur, la France est plus utile au saint-siège qu’aux particuliers, et l’Espagne aux particuliers qu’au saint-siège[6]. »
Appliquons au temps présent ce que nous venons de lire : d’abord les papes n’ont plus de neveux, ou du moins le népotisme ne prévaut plus à Rome. Les papes n’ont donc plus ces intérêts particuliers qui les poussaient à ménager les Espagnols ; ils n’ont plus qu’à s’occuper des intérêts du saint-siège, première cause d’union avec la France.
Il n’y a plus d’Espagnols non plus en Italie, mais il y a encore deux ans l’Autriche dominait en Italie, comme autrefois l’Espagne. La papauté semblait aussi partagée entre deux influences qu’elle opposait l’une à l’autre, celle de l’Autriche et celle de la France. De ces deux influences, quelle était celle que devait préférer la papauté ? Amour-propre national à part, nous n’hésitons pas à croire que c’était l’influence de la France, d’une part à cause du service rendu par la France à la papauté en 1849, et d’autre part à cause de notre désintéressement territorial en Italie. L’Autriche avait la Lombardie et la Vénétie, l’Autriche avait garnison à Ferrare ; nous n’avions pas un pouce de terre en Italie : grande raison au XIXe siècle, comme au XVIIe siècle, pour être bons amis avec les Italiens. Nous occupions Rome, il est vrai, pour y défendre le pape contre l’esprit révolutionnaire ; mais l’Autriche occupait les Légations, et les occupait par contiguïté avec ses possessions italiennes, tandis que entre Rome et Marseille il y a la mer. Nous étions donc des amis pas trop voisins, des protecteurs qui ne pouvaient pas et ne voulaient pas devenir des maîtres.
La guerre de 1859 ne nous a pas ôté ce caractère de désintéressement territorial qui est si important pour nous en Italie. Nous avons vaincu, nous n’avons rien conquis en Italie. L’annexion de la Savoie a fait quelques Français de plus, elle ne fait pas de nous une puissance italienne. Nous devons garder soigneusement cette situation, qui fait de la France l’alliée naturelle de l’Italie et la protectrice la moins gênante de la papauté à Rome.
Nous sommes persuadés que cette vérité sera de jour en jour mieux comprise et mieux sentie à Rome et à Paris. Il y a des circonstances momentanées qui peuvent la contrarier en apparence ; il n’y en a pas qui puissent la détruire, sauf une seule : un établissement de la France en Italie. Grâce à Dieu, nous n’en sommes pas là : nous ne voulons être ni les héritiers de Charles VIII à Naples, ni ceux de Louis XII à Milan, ni ceux du brave et malheureux Murat dans l’Italie méridionale, ni ceux de l’enfant qui fut roi de Rome, ni ceux du prince Eugène dans le royaume d’Italie. Avec cette résolution, nous sommes, en dépit des querelles et des émotions passagères, les amis et les alliés nécessaires du saint-siège en Italie. On a beau dire que par notre système de laisser faire et de laisser passer nous avons pris part à l’annexion de la Romagne, et qu’à ce titre la bulle d’excommunication nous atteint d’une façon plus ou moins directe. Je ne cherche pas à savoir si nous répudions l’annexion des Romagnes plus que nous n’y consentons, ou si nous y consentons plus que nous ne la répudions ; il y a là un mystère ou une incertitude que je ne veux pas essayer d’expliquer. Ce que je sais et ce que j’ose affirmer, c’est que la question des Romagnes, quelque importante qu’elle puisse être, ne l’est pas assez pour détruire les causes fondamentales d’union entre le saint-siège et la France, tant que la France n’a pas de possessions en Italie.
Je vois bien qu’à Paris on parle avec humeur des sages conseils qui ont été donnés au pape et qui n’ont pas été suivis ; je vois bien qu’à Rome on parle avec tristesse des promesses qui ont été faites et qui n’ont pas, dit-on, été tenues. À Paris, on adopte presque tout entière la doctrine de la souveraineté nationale des peuples, et on est tout près d’approuver l’annexion des Romagnes à la Sardaigne. À Rome, on adopte sans hésiter la doctrine des traités de 1815 et de l’immutabilité des principautés fondées sur le vieux droit européen. Le dissentiment est profond. Il faut savoir cependant jusqu’où il va. Supposons que Rome soit menacée par la Sardaigne, que le patrimoine de saint Pierre soit près d’être englouti dans le royaume des Lombards : à qui, dans l’état actuel de l’Europe, le saint-siège demandera-t-il protection ? Je défie que ce ne soit pas à la France malgré les dépits qu’il a pu avoir contre la France. La France, à son tour mécontente et aigrie, refusera-t-elle son appui au saint-siège ? Je l’en défie. De telle sorte que, malgré, les aigreurs, les difficultés, les reproches mutuels, le saint-siège sera secouru par la France ; de telle sorte que, quoique la France soit, dit-on, très révolutionnaire, elle ne permettra pas à la révolution de mettre la main sur Rome, pas plus en 1860 qu’en 1849 ; de telle sorte enfin que le saint-siège, quoique invoquant sans cesse le droit européen de 1815, appellera très volontairement à son secours la puissance qui a le plus contesté et enfreint ce droit européen de 1815. Les répugnances créées par la différence des doctrines céderont à la force des choses.
Ce ne sera certes pas la première fois dans le monde, et à Rome ou à Paris. Quelles différences de doctrines, de sentimens et d’idées entre la révolution de 1848 et la papauté ! C’est cependant la république sortie de la révolution de 1848 qui a fait l’expédition de Rome en 1849. Je reconnais que ces différences de doctrines se sont fait sentir dans les délibérations qui ont amené l’expédition de Rome et jusque dans les événemens mêmes de la guerre ; mais la nécessité de l’union entre Rome et la France, cette force des choses qui fait de la France l’alliée et la protectrice naturelle de la papauté, a tout décidé et tout dominé.
Qu’ai-je besoin, après tout, de citer 1840 ou de faire des hypothèses ? Le président du conseil d’état, l’orateur du gouvernement, n’a-t-il pas déclaré tout récemment que « les troupes françaises ne seraient retirées de Rome que lorsque le saint-père, suffisamment confiant dans ses propres troupes, se jugerait assez fort pour se passer de l’appui de nos soldats ? » Remarquez que le discours dans lequel M. le président du conseil d’état faisait cette déclaration solennelle était un discours plutôt sévère qu’indulgent pour le gouvernement pontifical. L’orateur du cabinet français reprochait au saint-siège de n’avoir pas fait les réformes convenables, de n’avoir pas écouté les conseils de sagesse qui lui étaient donnés. Il y avait de l’humeur enfin contre la papauté, et encore plus contre ses défenseurs, humeur respectueuse, mais visible, et cependant M. Baroche déclarait en même temps que le gouvernement français se garderait bien d’évacuer Rome, d’abandonner le saint-siège à ses propres forces, de le laisser aux prises avec la révolution, de faire enfin « l’expérience du lendemain, » c’est-à-dire de mettre le pape dans l’embarras, afin de lui prouver qu’il était dans son tort. — Singulière contradiction, dira-t-on : soutenir un pouvoir qui vous a presque excommunié ! Pourquoi ne pas le punir en lui retirant l’appui qui seul l’empêche de tomber ? — Pourquoi ! parce qu’il faudrait le relever, à peine tombé, parce qu’il n’est ni de l’intérêt ni de l’honneur de la France de laisser Rome aux mains de la révolution. Nos soldats protègent à Rome la sécurité et l’indépendance de la papauté ; ils n’abandonneront Rome que lorsque la papauté se croira assez forte pour défendre elle-même sa sécurité et son indépendance. Assurément, et à ne consulter que la logique, il y a une contradiction de la part du gouvernement français à parler contre le pape et à agir en sa faveur, de même qu’il y a contradiction aussi de la part du pape à se plaindre de la France et à recevoir ses services ; mais la force des choses domine et maîtrise toutes ces contradictions apparentes. Les inconséquences de la raison valent mieux que les conséquences de la logique, parce qu’elles sont au profit du bon sens.
Ici je dois parler d’une tentative que fait en ce moment la papauté pour échapper à cette contradiction apparente. Le pape vient d’appeler au commandement de ses troupes un de nos anciens et de nos plus illustres généraux d’Afrique, le général Lamoricière. Il m’est impossible de concevoir pourquoi quelques orateurs du sénat et du corps législatif ont vu avec humeur le général Lamoricière accepter le commandement qui lui a été confié. Le gouvernement français a autorisé le brave général à servir à l’étranger, puisque les circonstances l’empêchaient de servir en France. Tout est donc régulier. J’ajoute que tout est conforme à la bonne politique française. Si le pape peut à Rome se passer de nos soldats, il est bon que ce soit à l’aide de l’activité et des talens d’un de nos généraux français, et s’il ne peut pas s’en passer, il est bon encore que ce soit un général français qui, à la tête des troupes pontificales, se prête à la combinaison des deux forces qui représentent l’indépendance de la papauté. J’entends dire par des amis sincères et dévoués du saint-siège qu’à Rome ce n’est pas seulement un général français qu’il faudrait ; il y faudrait aussi quelques administrateurs français. Je ne sais pas jusqu’à quel point l’esprit italien et l’esprit romain accepteraient de bon cœur ces moniteurs d’administration et de comptabilité française. Ce que je sais, c’est que, si le saint-siège entrait dans cette voie de réformation volontaire, la France aurait bien tort de s’en plaindre. Si la papauté peut se passer de nous à l’aide de nous, où est le mal ? Si l’administration romaine se francise, et par conséquent se sécularise de bonne grâce, où est le mal ? N’est-ce pas là ce que nous demandons depuis 1831 ? Il est possible que cela se fasse un peu par pique contre la France : qu’importe ? le bien n’en sera pas moins fait, et par des mains françaises.
De deux choses l’une : ou la tentative du général Lamoricière réussira, ou elle échouera. Supposons qu’elle échoue, et c’est là, l’espoir malveillant de quelques personnes : cet échec ne sera pas assurément un motif pour nous retirer de Rome. Quand il sera bien prouvé qu’à cause de la difficulté des temps le pape est en ce moment impuissant à se protéger lui-même, ce ne sera pas une raison de plus pour abandonner Rome et la papauté aux chances de cette faiblesse. La république française de 1849 ne l’a point fait ; aucun gouvernement français ne le fera. Il y a pour cela une raison fort simple : c’est que les embarras où se trouve le pape n’étant jamais les embarras d’un prince isolé, mais des embarras européens, il est impossible que, bon gré, mal gré, la France n’y prenne pas part comme à toutes les grandes complications européennes. Le jour où elle voudrait s’en abstenir, elle renoncerait à être quelque chose dans le monde.
Supposons au contraire que la tentative du général Lamoricière réussisse ; supposons même que l’Europe catholique parvienne à son but, qui me paraît noble et élevé, quoique difficile à atteindre, supposons qu’elle puisse créer et conserver au pape une armée indépendante et forte : en quoi cette indépendance militaire peut-elle blesser la France ? Ce n’est pas assurément contre elle qu’elle est dirigée ; elle en serait plus naturellement l’auxiliaire que l’adversaire, car l’indépendance du saint-siège est un des intérêts de la France en Italie. À considérer les intérêts ecclésiastiques, la France ne peut pas souhaiter que le pape soit le sujet du roi de Sardaigne ou qu’il soit l’hôte du roi de Naples, si le roi de Naples a encore une hospitalité à lui offrir. Si l’Autriche redevenait puissante en Italie, la France, à consulter l’intérêt de l’équilibre européen, ne peut pas permettre que cette prépondérance s’étende jusque sur Rome. L’expédition d’Ancône en 1832, celle de Rome en 1849, ont été faites toutes les deux pour préserver la papauté de la prépondérance de l’Autriche. On peut même dire sans paradoxe que tant qu’il y a des Autrichiens en Italie, il faut qu’il y ait aussi des Français quelque part ; il faut que nous soyons au jeu, cela importe à l’honneur de la France et à l’intérêt de l’équilibre européen. Voilà pourquoi par exemple en 1839, M. Guizot, M. le duc de Broglie, M. Thiers, M. Duchâtel, blâmaient si vivement l’évacuation d’Ancône faite par M. Molé.
Si cette indépendance du saint-siège, que nous avons soutenue en 1832 par l’occupation d’Ancône faite malgré le pape, en 1849 par l’expédition et, depuis 1849, par l’occupation de Rome, si cette indépendance, qui est pour la France une maxime d’état, est désormais assurée par une armée pontificale indépendante, de quoi la France peut-elle se plaindre ? ses vœux ne sont-ils pas accomplis ? Qu’il y ait une crise nouvelle en Italie, que le système des annexions continue à s’étendre, cette armée préservera Rome ; si elle n’y suffit pas, notre armée lui viendra en aide, et elle s’entendra aisément avec le brave et habile général français qui commande l’armée pontificale. Notre armée à Rome est l’en-cas suprême de l’indépendance pontificale ; il faut que cet en-cas soit toujours prêt.
Nous avons essayé de justifier la première de nos conclusions : en Italie, la papauté a besoin de la France, à la condition que la France n’y soit pas possessionnée ; en Italie, la France a besoin de la papauté indépendante, comme garantie de l’indépendance de l’église catholique. Voyons maintenant notre seconde conclusion : la réforme de l’administration pontificale est inévitable ; elle se fera en dépit de toutes les répugnances.
Il m’est impossible de ne pas remarquer qu’elle est déjà commencée. Le commandement de l’armée pontificale remis au général Lamoricière, le ministère des armes confié à M. de Mérode, ce sont là des principes de réforme. Je sais que les moqueurs superficiels n’ont pas manqué en France de railler un général français transformé en soldat du pape. À Rome, au contraire, les réactionnaires du retour de Gaëte disent que, si les choses continuent à marcher comme elles font, ce ne sera plus M. Lamoricière qui sera le soldat du pape, ce sera Pie IX qui deviendra le pape du soldat. Laissons de côté ces murmures naturels de l’esprit révolutionnaire et de l’esprit réactionnaire. Il se fait en ce moment à Rome une expérience grande et décisive. En face de l’Italie nouvelle, laisser l’administration pontificale telle qu’elle était, sans lui donner une vie nouvelle, serait la plus grande des erreurs et la plus promptement punie. Mais cette vie nouvelle, où la prendre ? Sera-ce dans l’imitation docile de toutes les pratiques du droit administratif moderne, dans la centralisation ? Beaucoup de personnes ignorent que l’administration romaine n’a qu’un seul tort, c’est de ressembler déjà beaucoup trop à l’administration française. Elle en a tous les défauts sans en avoir les qualités. On croit que la centralisation est un instrument de gouvernement si merveilleux que quiconque s’en sert gouverne bien. On se trompe. Là comme ailleurs, l’outil dépend de l’ouvrier. Ce qui fait le mérite de l’administration française, ce sont les qualités de l’esprit et du caractère français. Au fond, la centralisation n’est que l’unité organisée du commandement ; mais ce commandement a besoin d’avoir beaucoup d’activité, de justice, de probité. Quand, en 1814, l’administration française quitta Rome, la centralisation y resta comme un système commode et facile ; mais elle y resta moins les qualités françaises qui la justifient, plus les défauts italiens qui la rendirent insupportable. Il y avait un vieux gouvernement pontifical créé par Sixte-Quint ; c’était une administration collective et qui avait quelque chose de la polysynodie du bon abbé de Saint-Pierre. Les pouvoirs émanaient tous du pape, mais ils étaient divisés et tempérés dans ses délégués. En 1814, toutes ces administrations collectives ne furent plus que des bureaux, et l’autorité se trouva centralisée entre les mains du cardinal secrétaire d’état.
La réforme à faire à Rome doit donc autant s’appliquer aux abus de la centralisation moderne qu’aux abus de la vieille administration romaine. Il ne s’agit pas, pour tout améliorer, de substituer l’esprit de notre siècle à l’esprit des siècles passés ; cette substitution a déjà été faite et n’a pas réussi : il s’agit de reprendre dans le passé beaucoup de libertés locales, qui faisaient la vie des municipalités italiennes et que la centralisation a détruites. Il y a des personnes de très bonne foi qui s’imaginent que le remède à tous les maux de l’administration romaine est de mettre des laïques partout où il y a des prêtres. Sécularisez l’administration, et tout ira bien. On a déjà répondu que les laïques pullulent dans l’administration romaine. D’ailleurs il ne suffit pas d’être laïque pour avoir la capacité administrative : il n’est pas non plus établi par l’expérience de l’histoire que les prêtres sont incapables de gouverner. Il y a des ecclésiastiques qui ont l’esprit très séculier, je le dis en bonne part, et des laïques qui ont l’esprit très clérical. Ce n’est donc pas le laïcisme partout triomphant qui régénérera Rome, c’est le libéralisme intelligent, tel qu’il convient à l’église catholique, ce libéralisme qui sait reprendre dans le passé les vieilles traditions de la liberté et les appliquer à la société nouvelle, qui ne croit pas que tout ce qui est ancien soit mauvais, et qui ne croit pas non plus que tout ce qui est moderne soit impie. Les laïques et les prêtres ne valent point par leur habit, mais par leur esprit : c’est à l’esprit et non à la robe qu’il faut s’attacher.
Que ceux qui veulent la destruction pure et simple du grand pontificat catholique répètent à tout propos qu’il faut séculariser l’administration romaine, que c’est là le seul remède à tous les abus, je comprends parfaitement ce système ; mais que ceux qui veulent maintenir la souveraineté pontificale se laissent aller à croire que le pape peut être le seul prêtre de son administration, c’est là ce que je conçois moins bien. Le jour où à Rome, de sécularisations en sécularisations, il n’y aura plus que le pape qui ne soit pas un séculier, la sécularisation de la papauté est faite. L’évêque devient prince et fonde une principauté héréditaire, s’il en a la force, ou bien Rome tombe en des mains étrangères, et le pape n’est plus qu’un curé de paroisse.
La réforme de l’administration romaine doit se faire entre ces deux écueils à éviter : un cléricanisme étroit et se tenant avec une préméditation opiniâtre hors des conditions de la société moderne ; une sécularisation excessive et rompant brusquement avec le principe même de la souveraineté pontificale. La route est difficile à suivre, et difficile surtout, si l’on veut faire d’avance un système complet de réforme. Il ne s’agit pour le moment que de considérer la marche des événemens et de pourvoir aux nécessités de chaque jour. L’appel du général de Lamoricière à Rome et la réorganisation de l’armée pontificale étaient une de ces nécessités. Il fallait avoir une force disponible contre un coup de main ; cette force créée, il faut savoir s’en servir habilement, c’est-à-dire ne point provoquer mal à propos l’ennemi extérieur, et ne point non plus employer cette force nouvelle à continuer la réaction cléricale. Cette réaction a été essayée depuis dix ans comme moyen de gouvernement ; elle n’a pas réussi. Qu’en peut-on attendre encore ?
Rester fermement l’arme au bras en face de l’ennemi extérieur, libéraliser l’administration qui date de 1814 par les traditions de Sixte-Quint, favoriser dans les États-Romains le retour de l’esprit municipal, afin de se défendre contre l’esprit unitaire, voilà quelques-unes des pensées de prudence qui prévaudront chaque jour davantage à Rome, et qui amèneront la réforme que nous souhaitons avec d’autant plus de confiance que nous la regardons comme inévitable. La crise qui vient d’avoir lieu a été violente. La papauté temporelle n’est pourtant pas tombée du coup. C’est là le point capital. Deux choses l’ont soutenue : à Rome et sur les lieux, la présence de notre armée ; en Europe, l’émotion catholique qui s’est manifestée. Cette émotion a été sincère ; elle est devenue une force pour la papauté. Qu’on ne croie pas cependant à Rome que cette force extra-italienne, étant toute pontificale, soit décidée à soutenir purement et simplement la réaction cléricale des dix dernières années : elle sait bien que Rome ne peut être sauvée que par des mesures libérales, par un esprit différent de celui qui l’a perdue. C’est donc à l’esprit de 1847, à l’esprit des premiers jours de Pie IX, qu’il faudra tôt ou tard recourir. Quoiqu’on parle beaucoup de l’ingratitude et de l’oubli des peuples, et qu’il y ait lieu, je l’avoue, d’en beaucoup parler, l’Italie cependant n’a point perdu, j’en suis sûr, le souvenir des premiers jours de Pie IX, et elle n’attend pour s’en souvenir que de voir le pape en reprendre lui-même la mémoire.
SAINT-MARC GIRARDIN.
- ↑ « Ego Petrus apostolus,… qui vos adoptivos habeo filios, ad defendendum de manibus adversariorum hanc romanam civitatem et populum mihi à Deo commissum, sed et domum, ubi secundum carnem requiesco, de contaminatione gentium eruendam, vestram omnium provocans dilectionem, adhortor… Præstate ergo populo meo romano, mihi a Deo commisso, præsidia totis vestris viribus, ut ego Petrus vocatus Dei apostolus, in hac vita et in die futuri examinis vobis alterna impendant patrocinia… » Lehrbuch der Kirchengeschichte, von Gieseler, t. II, p. 30.
- ↑ « Quod certe si ita est, hoc proprie diabolica est immissio, et non tam matrimonii conjunctio… Quæ est enim, præcellentissimi filii, magoi reges, talis desipientia, ut penitus vel dici liceat, quod vestra præclara Francorum gens, quæ super omnes gentes enitet, et tam splendiflua ac nobilissima regalis vestræ potentiæ proles, perfidâ, quod absit, ac fœtentissima gente Longobardorum polluatur, quæ in numero gentium nequaquam computatur, de cujus natione et leprosorum genus oriri certum est. » Lehrbuch der Kirchengeschichte, von Gieseler, t. II, p. 31.
- ↑ Je trouve dans un recueil de lettres inédites d’Henri IV, que vient de publier M. le prince Galitzin, un passage curieux sur la politique d’Henri IV avec le saint-siège. « L’alliance de l’église, dont je suis le fils aîné, disait-il à un ambassadeur de la république de Venise, m’est plus précieuse et plus étroite que toutes les autres. Personne ne voudra quitter Rome pour Venise, ni Saint-Pierre pour Saint-Marc, et moi moins que tous, de qui les prédécesseurs ont passé les Alpes tant de fois pour secourir les papes. Ne doutez point qu’en vous raidissant contre les censures, vous ne perdiez partie de vos peuples. Les princes voisins, et surtout le roi d’Espagne, profiteront volontiers de votre débris, car en moindre occasion Florence, Sienne et Pise ont perdu leur première liberté. C’est une invention de Satan, qui tâche d’affaiblir les chrétiens par leurs divisions, lorsque leur commun ennemi tend aux abois le Turc. Toujours faudra-t-il venir à quelque composition ou demeurer à jamais schismatique. Enfin je ne trouve point dans la révocation de vos décrets tant d’inconvéniens que dans le divorce d’avec la chaire apostolique. » Mathieu, Henri le Grand, liv. III, p. 746. Et comme l’ambassadeur, après s’être longtemps étendu sur le danger que faisaient courir à l’autorité civile les prétentions des papes, demandait à Henri IV ce qu’on pourrait attendre de lui, si on en venait aux armes, il lui dit nettement en la galerie du Louvre, le 25 janvier 1607, « qu’il serait toujours pour le pape, mais qu’il ferait tout ce qu’il pourrait pour ne réduire les affaires en ces extrémités ; que si les Vénitiens refusaient les conditions que l’on jugeait raisonnables, on les verrait dans peu de temps la proie de leurs voisins. »
- ↑ Dialogo sesto.
- ↑ Leti s’était converti au calvinisme. Il est très malveillant pour la cour de Rome, qu’il attaque partout dans ses ouvrages.
- ↑ Leti, dialogue sixième.