De la Seine à la Volga/Chapitre I

Librairie Plon (p. 1-8).

CHAPITRE PREMIER


AU 2e RÉGIMENT D’ARTILLERIE-PONTONNIERS

Le 26 octobre 1882, par une froide et sombre matinée, la 1re batterie du 5e régiment d’artillerie, où, depuis deux ans, je servais comme lieutenant en second, quittait Besançon pour aller tenir garnison à Dôle. De nombreux officiers du régiment avaient accompagné ceux qui partaient. Je leur avais dit adieu, et, absorbé dans mes réflexions mélancoliques, je me demandais quand je reviendrais dans ma première garnison, lorsque l’un de mes camarades me rejoignit au grand trot et m’annonça ma nomination de lieutenant en premier au 2e régiment d’artillerie-pontonniers, à Angers. Mes réflexions devinrent plus tristes encore. À l’ennui que j’éprouvais de quitter la Franche-Comté pour une garnison lointaine, d’apprendre un métier tout nouveau au moment où j’allais subir les examens d’entrée à l’École de guerre, se joignait le sentiment plus pénible encore d’une déchéance que je ne croyais pas avoir méritée. Je fis des démarches pour aller à Vannes, à Castres ou à Douai, n’importe où, plutôt que de quitter « l’artillerie ». Ce fut peine perdue.

Je ne me doutais guère alors de ce qui m’arriverait par la suite. Ce métier de pontonnier, que j’entrevoyais si pénible sous le voile sombre de l’inconnu, devait me révéler les aspirations qui sommeillaient en moi, et je devais plus tard désirer vivement ce que je repoussais maintenant avec violence.

Parmi toutes les études qui s’offraient à moi dans mon nouveau régiment, la plus intéressante, à coup sûr, était celle du corps d’officiers dont je faisais désormais partie. Il comprenait trois catégories bien distinctes. Tout d’abord les Alsaciens. Ils se souvenaient toujours et ils parlaient souvent du beau temps des pontonniers de Strasbourg. Ils étaient fiers alors d’être à l’avant-garde de l’armée, heureux de vivre dans une cité où ils étaient aimés, de naviguer sur un beau fleuve dont le courant prenait, dans leurs récits, une vitesse fantastique. Ils aimaient leur métier avec d’autant plus de passion qu’ils n’en connaissaient, pour la plupart, aucun autre, et lorsque, parfois, une mutation inévitable les envoyait dans l’artillerie, ils souffraient jusqu’à ce qu’on les rendit au service en dehors duquel ils ne pouvaient vivre.

La seconde catégorie était celle des pontonniers « par force », des officiers qui étaient sortis les derniers de l’École d’application, ou qui, venus de l’artillerie, laissaient dire par leurs mères ou leurs femmes qu’on les avait envoyés au régiment pour en relever le niveau. Cette pensée, cependant, ne suffisait pas à les consoler de leur infortune, et, par tous les moyens possibles, ils cherchaient à s’y soustraire.

Enfin, quelques officiers, venus tardivement aux pontonniers sans l’avoir désiré, s’étaient habitués peu à peu à l’idée de finir leur carrière dans un service relativement facile et dans une garnison très appréciée. Au bord de la Loire, ils allaient d’un pas tranquille et lent, tantôt surveillant leurs bateliers indolents qui remontaient doucement à la gaffe, tantôt regardant les grands bateaux du commerce qui attendaient le vent de la mer pour remonter jusqu’à Angers et les voiles immenses qui paraissaient si blanches sur les arbres des îles de la Loire ou sur les riants coteaux de la Pointe et de Bouchemaine.

Le pontage alternait avec la navigation. Le capitaine faisait un commandement, un seul, et le pont se construisait par bateaux successifs ou par portières, comme il l’avait dit. Il pensait alors sans regret au temps passé, lorsqu’il commandait sa batterie au polygone, lorsque, tenant d’une main son sabre, de l’autre son cheval qui l’emmenait, perdu dans la poussière et le bruit des caissons, il cherchait, dans une tension d’esprit continue et énervante, à entendre les commandements, à deviner les mouvements et à garder les intervalles et les distances. Ces souvenirs lui faisaient apprécier plus vivement son bonheur calme d’alors. Il y pensait encore quand il revenait au pas de son cheval, bercé par les chants de ses hommes, vers la cité frivole et joyeuse que l’hiver ose à peine effleurer, où les fleurs au printemps, les fêtes en été, naissent plus nombreuses et plus belles qu’ailleurs.

Entre les éléments si divers qui composaient le corps d’officiers du 2e pontonniers, l’union ne se faisait pas sans quelque effort ; mais il était bien plus difficile encore de l’établir entre les deux régiments d’Angers et d’Avignon. Ce dernier vantait son beau fleuve au courant rapide et dangereux et se disait, non sans quelque raison, l’héritier légitime des pontonniers de Strasbourg ; il avait pour les bateliers de la Loire le dédain du marin pour celui qui navigue en eau douce. Aussi les réformes proposées par l’un des régiments étaient-elles presque toujours combattues par l’autre, et l’aréopage qui devait trancher ces questions très spéciales n’hésitait pas un moment à se déclarer incompétent. Les pontonniers continuaient donc à ramer doucement dans le sillage où tant d’autres avaient déjà passé et sans se demander s’ils étaient bien toujours dans le chenal.

Si le personnel du 2e pontonniers appartenait à différentes époques, le matériel, au contraire, avait pour lui le mérite de remonter à une seule et même antiquité, respectable d’ailleurs, à l’année 1853, et peut-être bien même au passage de la Bérésina. Le bateau et la nacelle n’avaient profité d’aucun des progrès accomplis depuis trente ans dans la construction des navires ou réalisés dans les équipages étrangers. On avait abandonné, sans raisons bien sérieuses, le bateau divisible, le seul utilisable alors pour les équipages légers d’avant-garde, et on tolérait à peine, pour la navigation, un bateau long et léger appelé « wendling » et emprunté jadis aux bateliers du Rhin. Le matériel roulant était à hauteur du matériel flottant. L’artillerie avait généreusement abandonné aux pontonniers

pontonniers au bord de la loire.

un vieux chariot de parc dont elle ne voulait plus, et une bonne partie de la science des officiers et des sous-officiers consistait à y placer, dans un ordre invariable et dans un équilibre instable, les madriers et les menus objets de l’équipage.

Maintes fois, pendant l’hiver, j’étais allé avec trois autres lieutenants apprendre la manœuvre de la rame et de la godille sous la direction d’un adjudant. Cette manœuvre nous amenait toujours à un café de la ville ou à une auberge des bords de la Maine, et, pendant que mes compagnons s’ennuyaient comme s’ils eussent ramé sur les galères de l’État, je songeais que ces promenades seraient bien plus intéressantes sur un bateau léger, en dehors des quais de la ville. Mais il ne fallait chercher alors au régiment ni bateau léger pour me porter, ni camarade pour me guider dans cette voie. On y professait quelque dédain pour le canotage, et on ne se doutait pas que cet exercice aurait intéressé les officiers à la navigation, partie essentielle de leur métier, et les aurait préparés aux reconnaissances de fleuves et de rivières, dont on ne se souciait guère, il est vrai, à cette époque. En le pratiquant, plusieurs d’entre eux auraient sans doute appris à nager, et on ne les aurait peut-être pas vus, aux manœuvres de pontage, hésiter à passer d’un bateau à l’autre sur une étroite poutrelle, au-dessus de l’eau rapide où ils ont failli plus d’une fois laisser leur vie.

Un beau jour, j’allai au port de Reculée, en amont de la ville, trouver un constructeur de canots, habile et bien connu. Il me confia une périssoire des plus sommaires, une pagaie, un pantalon de treillis et un gilet de flanelle, et je partis pour faire mes premiers essais, sans chapeau ni chaussures. Très étonné de ne pas chavirer dès le début, je m’enhardis, je fis le tour de l’île Saint-Aubin, qu’embrassent la Sarthe et la Mayenne avant de se réunir, et je rentrai au port, après avoir fait quinze kilomètres, tête nue sous le soleil ardent, les pieds dans l’eau, tout mouillé, mais content.

Quelques jours plus tard, je faisais construire une périssoire très légère. Dès que j’avais un moment de liberté, je courais à la Maine à toute heure, par tous les temps. Un jour je partis par une violente tempête, et je luttai jusqu’à ce que ma périssoire se remplît d’eau et se dérobât sous moi. J’éprouvai alors une sensation étrange, toute différente de l’impression fugitive que laisse une vulgaire culbute.

Angers est le centre d’excursions nautiques le plus agréable qu’il soit possible d’imaginer. Les grandes prairies de la Sarthe, les collines gracieuses du Loir, les coteaux escarpés de la Mayenne n’ont pas moins de charme que les rochers schisteux de la Maine, rivière courte et large, sombre et profonde, souvent agitée par le vent de la mer, souvent refoulée par le flot de la Loire. Pendant tout l’hiver, elle se transforme en un lac où se reflètent les tours noires et massives du vieux château d’Angers. Combien de fois je l’ai suivie pour aller chercher l’eau vive et claire, le sable fin de la Loire ! Je remontais alors celle-ci jusqu’à ce que la fatigue me fît tomber au pied de ses grands saules. Je poussais toujours plus loin mes reconnaissances, mais ma périssoire, bonne pour un débutant, ne me suffisait plus. Comme elle n’était pas pontée, elle recueillait toutes les vagues que le vent jetait par-dessus son bordage ; en outre, sa grande longueur rendait difficile son transport en chemin de fer. Une périssoire pontée et divisible m’était nécessaire pour la descente du Rhône, à laquelle je pensais depuis longtemps.

Les vieux pontonniers de Strasbourg, de Lyon et d’Avignon m’avaient parlé de mes promenades sur la Loire comme d’un jeu d’enfant. Au pont Saint-Esprit, au pont d’Avignon, je trouverais, me disaient-ils, plus de danger, d’émotion et de plaisir qu’aux ponts de Cé.

Ma nouvelle périssoire, Vagabonde, deuxième du nom, fut bientôt construite ; elle se démontait en trois parties. Une toile vernie qui recouvrait les bordages bas d’avant et d’arrière, un caoutchouc blanc qui se fixait au bord de l’hilloire et à ma ceinture, devaient me préserver des vagues.