De la Sécurité dans l’exploitation des chemins de fer

De la Sécurité dans l’exploitation des chemins de fer
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 937-961).
DE LA SECURITE
DANS
L’EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER.


I.

C’est un spectacle sans doute imposant que celui du matériel d’un chemin de fer[1], de ces machines entretenues et perfectionnées avec tant de soin, de ces travaux d’art qui triomphent si hardiment des obstacles de la nature; mais qu’est-ce que ces merveilles, si elles sont une menace perpétuelle contre la vie des voyageurs? Obligés de nous abandonner aux voies ferrées, qui ont le monopole des transports, n’avons-nous pas le droit d’y exiger une sécurité relativement supérieure, et cette juste exigence n’explique-t-elle pas l’émotion générale que produisent les catastrophes encore trop fréquentes sur les chemins de fer? Il est donc à propos d’interroger les compagnies et de rechercher par quelles mesures, par quelle discipline sévère elles garantissent la vie des voyageurs et la célérité de la circulation. Il est admis que les accidens causés par les défaillances du matériel sont devenus très rares, et l’on pardonne presque la rupture d’un essieu comme un de ces événemens de force majeure qui défient la prudence humaine ; mais on recherche encore avec inquiétude comment se combinent les mouvemens complexes de ces trains qui se suivent ou se croisent en tous sens au milieu de difficultés infinies; on se demande quelle est l’âme collective, sans cesse agissante, qui anime, gouverne et maintient dans l’ordre voulu un ensemble où la confusion peut être si fatale. Tel est le problème à résoudre dans cette branche du service des chemins de fer qu’on nomme l’exploitation, problème redoutable où il faut d’abord considérer la grandeur des masses en mouvement. Un train express pèse de 80 à 120 tonnes; un convoi de marchandises, remorqué par l’une de ces grosses locomotives auxquelles l’ingénieur Engerth a donné son nom, a un poids de 600 tonnes et une longueur de 350 mètres. Des wagons ordinaires pèsent 15 tonnes en charge, c’est-à-dire trois ou quatre fois autant que les anciennes voitures des messageries. Quant aux locomotives, celles du poids de 30 tonnes ne suffisent plus; les Engerth dépassent 50 tonnes, et l’on commence à voir sur diverses lignes des machines formidables où la puissance motrice est développée par quatre cylindres à vapeur et douze roues propulsives. Est-ce là le suprême résultat du génie d’innovation? La marine, qui montrait jadis avec orgueil un navire à voiles de 1,200 tonneaux, a maintenant des steamers qui en jaugent 5,000 et davantage. Qui peut dire si les chemins de fer, eux aussi, n’auront pas un jour leur Great-Edstern ?

On sait que le défaut de ces géans de la mer est d’être ingouvernables, et quand on considère le péril qui menace la plus légère voiture emportée dans nos rues par la course furieuse d’un cheval, on peut bien s’épouvanter de l’indocilité d’un train de chemin de fer sous la main du conducteur. Nulle part plus que sur les rails il n’eût donc été rationnel de réduire les masses en mouvement; mais que les besoins publics sont loin de se prêter à l’application de cette loi théorique! A l’origine, sur les lignes de Liverpool et de Saint-Étienne, on ne remplissait trois wagons qu’aux bons jours; aujourd’hui les trains du dimanche ne peuvent compter moins de vingt-quatre voitures (nombre maximum autorisé), et chaque année l’importance des transports s’accroît en personnes et en choses.

En Angleterre, a-t-on dit, les trains sont moins redoutables par leur masse, et le continent, qui a partout adopté nos usages français, offrirait sous ce rapport moins de sécurité. Cette remarque n’est vraie que pour les longs trains à petite vitesse, qui donnent de si beaux bénéfices aux actionnaires, et que remorquent des locomotives-colosses. C’est qu’en Angleterre la célérité des transports passe avant tout autre besoin, afin de lutter contre la navigation, dont nous ne connaissons pas assez les merveilles en France. Puis les établissemens anglais ont rarement à leur portée les vastes magasins de réserve que possèdent sur place nos usines alsaciennes ou normandes. Le prix élevé des terrains limite la fabrique ou l’entrepôt à la superficie rigoureusement nécessaire. Ces établissemens ont leur réserve dans les docks célèbres de la Tamise et de la Mersey. Les chemins de fer sont le trait d’union quotidien des docks et des usines; ils apportent chaque matin la houille et le coton que dévorent les métiers aux huit cents broches fileuses, et remportent en retour les produits fabriqués, qui arrivent sur les marchés du monde trois mois au moins avant ceux qu’on a demandés à l’industrie continentale. On est frappé de cette activité fiévreuse d’expédition quand on visite en Angleterre les gares à marchandises, où les wagons et les ballots ne font littéralement que passer à l’aide d’appareils mécaniques opérant le transbordage. Ajoutons qu’en Angleterre on n’apprécie pas nos puissantes machines aux formes tourmentées : la locomotive d’outre-Manche a ses agencemens et proportions consacrés, que l’Anglais entoure de ce culte qu’il porte à toutes ses traditions. Elle peut rarement tirer plus de 350 tonnes. En raison de cette puissance modérée autant que pour les deux causes locales qu’on vient d’indiquer, il faut à la fois multiplier le nombre des trains et accélérer les expéditions, c’est-à-dire augmenter les complications d’un service où les rouages indispensables sont déjà trop nombreux, et remplacer le danger des grandes masses en mouvement par celui des vitesses.

C’est par la vitesse principalement que les chemins de fer se placent au-dessus des autres systèmes de transport. En revanche aussi, cette propriété précieuse et fondamentale engendre les embarras les plus graves de l’exploitation et les chances les plus redoutables d’accidens. Ce n’est pas que la vitesse soit par elle-même un danger : un train lancé à toute vapeur franchit ou pulvérise des obstacles contre lesquels une marche moins rapide l’exposerait à se briser; mais l’impétuosité de la course a pour effet de rendre ingouvernables, si vous ne préparez votre action de loin, ces grandes masses une fois emportées. La vitesse sur les chemins de fer est, en bonne marche courante, de 8 mètres par seconde pour les trains de marchandises les plus lents : c’est presque la vitesse maximum des meilleurs steamers. Les trains express parcourent jusqu’à 25 mètres par seconde; le cheval au galop, le cerf, le tigre, ne possèdent pas à beaucoup près cette vitesse, que les convois gardent d’ailleurs indéfiniment, tandis que l’animal est bientôt épuisé par sa course. Et nous ne parlons que de la vitesse obtenue jusqu’à présent sur les lignes à voie étroite; le Great-Western en Angleterre, les larges lignes de l’Espagne et de la Russie comportent une plus grande célérité; sur les petits railways mêmes, la science n’a pas dit son dernier mot. Cette conquête de l’homme sur l’espace est certainement digne d’admiration; mais que de luttes et de dangers représentent de pareilles victoires sur la nature!

Pour en juger, calculons l’effet mécanique d’un train en marche et la puissance développée par le remorqueur. Pourquoi craindrait-on d’aborder ces détails techniques? Nous vivons dans un contact perpétuel avec les machines : les lois qui les gouvernent n’intéressent donc plus seulement les ingénieurs; celles de la traction sur les chemins de fer sont d’ailleurs simples. Le travail des locomotives, comme celui du cheval de trait ou de l’homme qui porte un fardeau, consiste à déplacer une charge et à la conduire en un temps donné à une certaine distance. Comme toute chose, le travail s’estime par comparaison avec une unité de mesure. Pour élever à bras ou par un moteur 1 kilogr. à 1 mètre de haut en 1 seconde, on a nécessairement exercé un effort, une action mécanique, une puissance contre une résistance. C’est cet effort, — action ou puissance, — duquel résulte un travail que l’on prend pour unité de mesure de l’action des moteurs, comme le mètre est la mesure des longueurs, et le kilogramme la mesure des poids. Les ingénieurs donnent à la mesure du travail le nom significatif de kilogrammètre. La force musculaire de l’homme lui permet d’élever en 1 seconde 10 kilogrammes à 1 mètre ou, ce qui revient au même, 1 kilogr. à 10 mètres. L’homme est donc un moteur capable de fournir par seconde 10 kilogrammètres de travail. Un vigoureux cheval de trait donne 75 de ces unités, sa force est de 75 kilogrammètres. L’usage s’est établi de comparer les moteurs mécaniques aux chevaux et d’estimer leur puissance en force de cheval. Nous lisons souvent qu’une usine possède une force motrice de 20 chevaux, — que nos bâtimens transatlantiques ont des moteurs de 900 chevaux, et qu’on en a développé 12,000 dans le Great-Eastern; cela signifie que ces machines réalisent un travail égal à celui qu’exécuterait dans le même temps et les mêmes conditions un pareil nombre de chevaux attelés. Si l’on applique ce calcul aux chemins de fer, on trouve que, dans la marche d’un train express ordinaire, la locomotive déploie une puissance de 300 chevaux, et qu’une machine Engerth en tête d’un fort train de marchandises représente l’effort de 500 à 600 chevaux. Et quels chevaux! leurs propres organes ont des vitesses relatives de 2 à 4 mètres par seconde; le jeu de ces organes est pour ainsi dire une série de chocs. Ce sont des chevaux emportés sous la main de deux hommes, un conducteur et un aide.

Cette estimation de la puissance des locomotives se fit d’abord par le calcul au moyen de la formule algébrique de l’ingénieur anglais Harding. Cette formule ne tient pas moins d’une ligne dans les traités de mécanique, et la solution demande une page de chiffres. Nous devons au général Morin, à M. Sauvage, directeur du chemin de fer de l’Est, ainsi qu’à M. Poirée, des ponts et chaussées, un procédé si simple, qu’avec la seule règle arithmétique de la multiplication chacun peut estimer la puissance en chevaux développée dans la traction du convoi qui le transporte. Ces savans ont interposé entre la locomotive et le train remorqué un instrument à ressorts tarés d’avance appelé dynamomètre (mesureur de la force), instrument d’origine toute française. Ces ressorts, pliant sous la charge comme ceux des appareils vulgaires appelés pesons, ont fait connaître que, pour entraîner sur les rails un véhicule pesant une tonne (1,000 kilogrammes), il fallait que la locomotive exerçât un effort qui varie de 4 à 10 kilogrammes suivant la vitesse du transport : 4 kilogrammes suffisent dans la lente traction d’un train de marchandises; les trains express exigent 10 kilogrammes par tonne remorquée, malgré les soins apportés aux voitures, en raison des secousses et perturbations de tout genre qui dérivent de la vitesse. Un train express du poids de 100 tonnes demanderait donc cent fois 10 kilogrammes, soit 1,000 kilogrammes d’effort, tandis que le train à petite vitesse se contentera d’un effort moteur égal à cent fois 4 kilogrammes, soit 400 kilogrammes. En multipliant ces efforts par la vitesse du train en une seconde (8 mètres dans le cas de la petite vitesse, et 25 mètres dans le cas du train express), on a 3,200 et 25,000 kilogrammètres, qui, à raison de 75 kilomètres par cheval, ainsi qu’il vient d’être dit, donnent, après division, 43 et 333 chevaux de puissance à demander à la locomotive. On a proposé de généraliser sur les chemins de fer le système du train dit impérial, avec salons, buffet, lits, terrasse. D’après le nombre accoutumé des voyageurs, le poids total du train serait d’environ 300 tonnes. Si l’on se proposait de lui faire parcourir cent lieues à l’heure, suivant certaines promesses récentes dont la Revue a déjà parlé, chacun, refaisant le calcul précédent, trouvera que le nouveau remorqueur devrait être de la force de 4,000 chevaux, et qu’on ne dépasserait pas 130 chevaux avec la vitesse de 8 mètres par seconde, d’où il ressort déjà que la célérité sur les chemins de fer contribue à compliquer le service par un surcroît de puissance motrice à créer.

Cette production de force motrice est entourée de difficultés spéciales dont il faut aussi tenir compte. Le puissant moteur d’un chemin de fer ne doit pas excéder le poids de 12,000 kilogrammes sur chaque essieu; le nombre de ceux-ci ne peut être supérieur à quatre, et la longueur de 5 mètres est l’extrême limite qu’on peut assigner à l’écartement des essieux. La locomotive et le tender qui porte ses provisions tiennent nécessairement sur un espace de 13 mètres de long sur 3 mètres de large et à mètres de hauteur. Tel est le volume maximum d’une machine à vapeur de 600 chevaux sur un chemin de fer; c’est celui d’un appareil de 40 chevaux dans une usine ou un navire. Les ingénieurs ont donc été forcés de demander à la célérité des organes mécaniques dans leur jeu et à la tension formidable de la vapeur la puissance motrice que l’espace refusait. La tension de la vapeur des locomotives atteint aujourd’hui jusqu’à dix atmosphères, c’est-à-dire qu’elle égale dix fois la pression exercée sur toutes les surfaces par cette enveloppe d’air atmosphérique, épaisse de 52,000 mètres qui entoure notre globe et comprime la colonne de mercure du baromètre. La pression atmosphérique est de 1,033 kilog. sur un mètre carré de surface, et par conséquent chaque mètre intérieur de la chaudière est comprimé par un effort de plus de 10,000 kilog. tendant à la faire éclater, tout au moins à laisser échapper la vapeur, on sait avec quel mugissement, par les ouvertures provenant de la plus légère imperfection du travail. Tel est l’agent moteur comparable à la foudre qui emporte les trains de chemins de fer dans leur marche courante; mais ils n’arrivent à leur vitesse de course que progressivement après chaque arrêt; c’est pourquoi les trains omnibus ont un si long trajet, bien que la vitesse de course entre les stations atteigne souvent celle de 40 kilomètres à l’heure. L’arrêt aussi est progressif; s’il était instantané, il pourrait avoir des suites aussi fâcheuses que celles d’une collision, car d’après une loi fondamentale de la nature la matière est inerte, incapable de passer du repos au mouvement ou de celui-ci au repos sans un développement considérable de puissance mécanique. Or cette puissance ne croît que proportionnellement à la masse du corps lancé; mais elle augmente en raison du carré de la vitesse, et par conséquent en la doublant; l’impulsion acquise devient ainsi non double, mais quadruple : si on décuplait la vitesse originaire, cette impulsion acquise serait centuplée. On en a conclu, par un calcul élémentaire en mécanique, qu’un train bien lancé possède en lui-même par la vitesse acquise une puissance motrice réelle comparable à l’effet d’une forte machine à vapeur en travail ou à celui de plusieurs boulets de canon. De là vient l’impossibilité d’arrêter une locomotive en marche avant qu’elle ait encore parcouru au moins 200 mètres après que le robinet de vapeur de la locomotive est fermé. « Vous ne pouvez donc pas maîtriser votre locomotive? disait-on à un mécanicien qui avait dépassé la station pour avoir supprimé trop tard son courant de vapeur. — Non, monsieur, répondit-il, je ne saurais d’emblée maîtriser cinq cents chevaux courant à fond de train. » Veut-on connaître quelle est, dans cette formidable accumulation de puissance mécanique, la part apportée par le voyageur? Son poids étant de 70 kilogrammes, le calcul indique que, dans un train express vigoureusement lancé, le voyageur possède en lui-même une force équivalente à celle qui théoriquement enverrait un projectile de 10 kilogrammes à 175 mètres, ou bien un poids de 70 kilogrammes, égal au sien, à 25 mètres de distance.

L’impétueuse vitesse n’est point le seul élément d’insécurité sur les chemins de fer: le péril vient plus encore de la variation de cette vitesse. Les trains se suivent de près, avec une marche différente qui ne permet pas de maintenir entre eux une distance constante. Le train de marchandises parcourt de 20 à 25 kilomètres par heure: dans le même temps, le train express fournit le double ou le triple de ce trajet; entre les deux sont les trains omnibus et semi-directs. On n’a pas de peine à concevoir combien ces écarts de vitesse causent de difficulté dans l’exploitation. Qui ne sait que la plupart des collisions ont lieu entre les trains de marchandises et les express qui les poursuivent? Encore s’il n’y avait à craindre que les écarts réglementaires; mais il en est d’autres qui, provenant de retards accidentels, échappent aux prévisions : deux minutes perdues à huit stations donnent un total de plus d’un quart d’heure, et voilà deux convois qui se suivent à une distance d’autant rapprochée. Une production difficile de vapeur, due à un de ces incidens qui font le désespoir des mécaniciens, une rampe faiblement attaquée, le patinage des roues tournant sur elles-mêmes, lorsqu’à la traversée des bois et des tunnels elles n’adhèrent plus suffisamment aux rails devenus glissans, d’autres causes encore peuvent occasionner des retards. Les regagnera-t-on par une vitesse de foudre lorsque la machine aura recouvré sa puissance? En admettant que la prudence autorise cet élan à corps perdu, c’est en tout cas un nouvel incident qu’il faut ajouter à tous les autres dans le mouvement du service. Enfin il arrive à des trains de rester en détresse, cloués sur place pour ainsi dire; il suffit pour cela d’un tube qui crève ou d’une bielle qui casse à la locomotive. On voit donc combien d’élémens de perturbation multiplient les chances de ces collisions, où le train qui heurte souffre peu ordinairement, mais où le train heurté subit de si dures épreuves.

On verra par quelles mesures préventives on a réussi à rendre ces rencontres très rares. Quant aux solutions dites radicales du problème, que divers inventeurs ont préconisées, il suffira de les examiner brièvement. On a proposé d’abord un mode d’aiguillage propre à faire détourner spontanément, d’une voie sur l’autre, en n’importe quel point du parcours, les convois qui vont s’aborder. Cette idée, fréquemment soumise aux compagnies, semble à quelques esprits un préservatif infaillible contre les rencontres; mais la plus simple réflexion et le souvenir des calculs que nous exposions tout à l’heure suffisent à la faire juger. Admettons qu’un mécanisme ingénieux puisse opérer cet aiguillage : ne faut-il pas toujours compter avec cette terrible impulsion du train, qui le lance en ligne droite par-dessus ou à travers les obstacles? On ralentira, dira-t-on, pour s’aiguiller sur le parcours comme à l’approche des embranchemens; mais c’est supposer que l’on sera maître de la vitesse : dès lors on sera maître également de retenir à une distance suffisante, pour éviter la collision, les trains qui s’avancent l’un sur l’autre.

On a proposé aussi d’affecter aux trains express des voies spéciales d’où serait exclu le service à petite vitesse. Malgré l’énormité des dépenses, il n’est pas impossible qu’on prenne un jour ce parti. Déjà le principe de la multiplicité des voies est admis dans certaines limites pour les grands centres de mouvement ; des voies de décharge y ont été créées, soit parallèlement aux premières, soit d’après un autre tracé, comme par exemple la ligne directe de Paris à Creil par Chantilly, qui a dégagé celle de Pontoise. De même, au sortir de la gare Saint-Lazare, on voit se dessiner une foule de lignes parallèles. Si ce n’est pas encore l’adoption complète de la réforme demandée, c’est du moins un acheminement vers le but qu’elle se propose.

Les chemins de fer de l’Angleterre nous offrent une autre solution du problème qui mérite d’être étudiée. Dans cette mère-patrie des railways, les vitesses entre les différens trains n’ont pas cet écart du simple au triple que nous signalions sur nos lignes. Les express accomplissent leur trajet presque sans arrêt intermédiaire, dans des conditions de célérité à peu près semblables à celles qui existent sur nos lignes du Nord ou de Lyon ; devant ces trains rapides, tous les autres se garent longtemps à l’avance, et en marche leur vitesse uniforme est comparable à celle de nos trains omnibus. Au-delà du Rhin, il n’y a guère aussi que deux vitesses, l’une pour tout le service accéléré des voyageurs et des messageries, l’autre fort lente pour les grands convois de marchandises.

Les trains autres que les express étant en Angleterre irréguliers dans leur marche comme nos trains de marchandises, on a dû mettre un plus grand nombre d’express à la disposition du public de toute classe. Celui-ci n’a garde de s’en plaindre ; mais au fond n’a-t-on pas augmenté les chances d’accidens en multipliant ces trains formidables ? Il va sans dire que la charge a dû également être augmentée, ce qui a forcé de surcharger les roues propulsives de la locomotive, lesquelles prennent leur point d’appui sur la voie. Le nom de crushing engines, c’est-à-dire machines écrasantes, donné à ces machines, est assez significatif. Pour le service des marchandises, on a été de même conduit, par l’allégement des trains, à l’accélération des vitesses et à la multiplicité des convois. En fait, sous le rapport de la sécurité comparative, l’avantage n’est pas aux railways anglais, et si nous demandons au calcul quel est celui des deux systèmes où la puissance d’impulsion rend le train moins ingouvernable, étant donné un train français de 500 tonnes à la vitesse de 7 mètres par seconde et un train anglais de 350 tonnes à la vitesse de 10 mètres, on trouve que la moindre impulsion est encore dans le train français .

Nous sommes loin d’avoir indiqué toutes les causes d’insécurité qui menacent les voyageurs sur les chemins de fer. Il faut encore, dans le service, compter avec les forces humaines. Ce n’est point ici une remarque banale. Pendant la course effrénée d’un train, il se produit des effets physiques particuliers qui ne permettent pas toujours aux agens du personnel d’être en pleine possession de leurs facultés. On admire la naïveté d’un mécanicien qui, poursuivi en justice à la suite d’un accident, fait cette simple réponse : « J’ai remarqué le signal trop tard; » mais le voyageur assis dans sa voiture ne se doute pas de ce qu’endure le mécanicien debout sur la locomotive par le froid et par le soleil. Le vent qui le repousse, la poussière qui l’aveugle, la pluie ou la neige qui fouettent son visage, lui infligent quelquefois de véritables tortures. Aux fatigues d’un voyage de quinze heures et plus s’ajoute pour les agens la nécessité de faire leur service aux stations. Qu’on juge si, dans de pareilles conditions, il est aisé de tenir ses sens en éveil sur tous les signaux et sur les mille difficultés imprévues de la route.

Une autre cause de préoccupation sérieuse, c’est le mouvement des voyageurs et des marchandises, soumis à des fluctuations qui déjouent parfois tous les calculs. Les compagnies ne peuvent qu’en des cas très rares refuser satisfaction aux exigences du public. Nous ne répéterons pas ce mot, trop souvent redit au hasard, que les multitudes ont en France une indocilité particulière au caractère national: nous avons pu nous convaincre de nos propres yeux que les foules se ressemblent en tous les pays, et que l’impatience de l’attente leur donne partout les mêmes allures indisciplinables. Ce qui est propre à la France, c’est un respect de la vie humaine qui, en matière d’accident, ne limite pas la responsabilité; c’est aussi un penchant à trop compter sur l’autorité pour nous sauver de notre propre imprudence. De là viennent tant de mesures de police qui nous gênent et qui nous irritent. En Angleterre, il y a dans les gares des tableaux indicateurs qui fournissent tous les renseignemens nécessaires au voyage; tant pis pour qui ne fit point ou ne comprend pas : l’employé de service, interrogé, ne prend pas même la peine de répondre, et il faut être Français pour lui renouveler sa question. Sans doute, dans cette manière d’être et d’agir, l’Anglais tombe parfois dans l’excès opposé au nôtre; mais si nous pouvions apprendre de lui à nous gouverner un peu plus nous-mêmes durant les trajets en chemin de fer, une foule de complications disparaîtraient du service. Or rien ne constitue de plus graves embarras que ces complications, ajoutées à tant d’autres rouages. Pour en achever le tableau, réduit seulement au cadre prévu, il suffira de considérer le service réglementaire d’un grand réseau, celui de l’Est par exemple.

L’action plus ou moins directe du chef d’exploitation s’étend d’abord sur un parcours de 1,800 kilomètres, divisé en 3 lignes principales et en 24 embranchemens; 375 gares ou stations s’y échelonnent à des distances variables. Il y a de plus 4 grands ateliers, des ateliers secondaires, des remises et des bâtimens d’administration. Tout cet ensemble de constructions formerait une grande ville. Sur le parcours circulent quotidiennement près de 600 trains, souvent en correspondance avec ceux des lignes du Nord, de Lyon, de Belgique et d’Allemagne. Le trajet réuni de ces trains donne un total de 70,000 kilomètres, longueur presque égale à deux fois la circonférence terrestre. Il atteint par année 25 millions de kilomètres. En comptant en moyenne 15 voitures par train, on aura par jour une somme de 9,000 véhicules roulans, ayant ensemble 63 kilomètres de longueur, et pouvant porter, en voyageurs ou en marchandises, une charge de 60 millions de kilogrammes, dont l’embarquement et la sortie doivent s’opérer, on sait dans quel bref délai, par les soins des employés, d’après des règlemens qui ne peuvent pas toujours être fixes. La douane, l’octroi, le contrôle, la police, le camionnage, le factage, la poste, ajoutent leurs exigences à tous ces élémens de complication.

Parlerons-nous des approvisionnemens du service? On s’en fait à peine une idée en visitant le magasin de l’économat d’où les gares tirent les objets dont elles ont besoin. Ce magasin porte parfois à l’étranger le nom d’arsenal; ce n’est point là une qualification ambitieuse; si un jour les chemins de fer français sont réunis dans une seule main et se pourvoient au même économat, celui-ci formera un plus vaste entrepôt que les docks du Havre ou de Liverpool. Voici quelle est, sur la ligne de l’Est, la quantité d’eau et de combustible que consomment les locomotives roulantes. En comptant 10 kilogrammes de houille brûlée par kilomètre parcouru, ce qui est une évaluation modérée, on atteint déjà le chiffre de 700,000 kilogrammes dévorés par jour. Cela représente la charge de 70 wagons. Avec la consommation des ateliers, du service hydraulique, des stations et bureaux, on arrive à 1,000 tonnes pour un jour, soit 365,000 tonnes pour une année, que, pour les besoins d’une seule compagnie, il faut aller extraire de mines parfois à 600 mètres de profondeur.

La dépense d’eau des locomotives peut être évaluée à 8 kilogrammes par kilogramme de combustible brûlé, ce qui donne une consommation quotidienne de 5,600 mètres cubes; mettons le double pour le lavage du matériel et les autres nécessités du service : .il en résultera en nombre rond la contenance d’un canal d’une lieue de long sur 3 mètres de section[2].

Maintenant sur quel personnel repose la mise en activité de l’exploitation? Depuis les petites stations, où sont préposés un chef et un facteur, jusqu’aux gares de premier ordre, qui occupent 100 hommes et au-delà, on peut compter dans les 375 gares du réseau de l’Est 5,000 employés, auxquels s’ajoute le personnel des trains, des dépôts de machines, des remises de carrosserie, des ateliers de réparation du matériel, celui des équipes de redressement de la voie, enfin celui du service central, en tout 14,000 employés environ, manœuvrant ensemble comme une armée sous la direction d’un chef de qui tout relève. L’action de celui-ci s’étend en outre sur de nombreux services accessoires, le camionnage, le factage, la correspondance, etc. Quant aux objets qui ressortent du service proprement dit, l’énumération en est impossible. Le trafic d’un chemin de fer touche à tout, se heurte à tout. Le contrôle, le contentieux, les relations internationales, les rapports avec les administrations publiques, tiennent autant de place dans l’exploitation que l’art technique et le commerce. Tel est le cercle immense dans lequel se meut l’activité du directeur d’un chemin de fer; voilà sur quel chaos apparent il règne, au milieu de quels élémens de trouble il doit assurer la sécurité de plusieurs milliers de voyageurs circulant par jour. Cependant, malgré tant de chances menaçantes, les accidens sont très rares sur les chemins de fer, et l’on regarde comme désastreuse une année qui en a vu deux sur la même ligne.

Tels sont les faits, les obstacles, les difficultés de toute nature ; tel est l’enchevêtrement d’hommes et de choses sur lequel on devait d’abord appeler l’attention du lecteur : il reste maintenant à lui indiquer par quels moyens et quels procédés les compagnies peuvent dominer et discipliner tout ce vaste ensemble, et comment se fondent dans une harmonieuse unité tant d’élémens en apparence si désordonnés.


II.

Les accidens de chemin de fer sont de trois sortes : les déraillemens, les collisions entre deux trains et les attentats pendant la marche.

Le déraillement n’est redoutable que si les voitures sont bouleversées, ou si le train se précipite hors de la chaussée. On a proposé, entre autres inventions, l’emploi de parapets pour retenir en place les véhicules déraillés; mais tous les systèmes imaginés ont le tort ou de manquer le but, ou de créer à la traction une résistance que ne vaincrait nulle locomotive. Occupons-nous donc simplement des mesures préventives, qui sont toujours les plus radicales, et voyons d’abord ce qui a lieu lorsque, malgré toutes les précautions, un accident s’est produit.

Le simple déraillement d’un véhicule est bientôt réparé; il n’en résulte qu’un peu de retard, et des cahots désagréables pour les voyageurs. Chaque train en effet emporte avec lui l’outillage nécessaire dans une caisse placée sur le tender. A l’aide de crics appuyés sur les rails ou sur les traverses, on soulève le véhicule déraillé après avoir fixé les roues en dessous, puis avec des pinces ou leviers on le ramène sur la voie. Il suffit de requérir pour l’opération quelques hommes de bonne volonté parmi les voyageurs. Le véhicule une fois relevé, on reprend la marche prudemment jusqu’à la prochaine gare, où le visiteur du matériel procède à l’examen de la voiture déraillée; celle-ci est remplacée dans le train, si cet examen laisse le moindre doute.

Dans le cas où pour redresser le véhicule les moyens ordinaires ne suffisent pas, on demande aide aux stations voisines conformément à des prescriptions réglementaires où les moindres détails sont prévus et précisés. Bientôt arrive le wagon de secours, un chariot de forme inusitée, contenant des agrès de relevage et des rechanges, un étau monté, une forge, une perceuse, en un mot un petit atelier mobile. Il emporte aussi la boite de pansement des blessés et le médecin du chemin de fer qui, dans chaque localité, est à toute heure prêt à partir au premier avis. A la suite du wagon de secours vient, s’il y a lieu, la pompe à incendie, escortée par les agens de la gare, constitués en corps de pompiers sous le commandement du chef de gare, qui chaque semaine les fait exercer.

Le déraillement provient tantôt des avaries du matériel, tantôt du dérangement ou de l’obstruction de la voie. Les avaries du matériel sont prévenues par un contrôle et des mesures administratives déjà exposées dans la Revue, et sur lesquelles il n’y a point à revenir. La viabilité des rails est conservée de la même manière. C’était là un grave problème à résoudre, car la voie contient par kilomètre courant 1,500 pièces constitutives, sans même compter la plate-forme qui sert d’assiette à ces pièces et les œuvres d’art qui existent au-dessus et au-dessous. A quels efforts est soumis cet ensemble? Sur un seul point, celui que pressent les roues, la charge va jusqu’à 6,000 kilogrammes, et au passage d’un train 150 roues agissent ainsi sur la voie, avec des secousses brutales, sur une longueur de 350 mètres.

Les dérangemens de la voie ou du matériel ne sont pas les seules causes de déraillement. Croirait-on que certaines obstructions de la voie sont le résultat d’actes sauvages de méchanceté, et qu’en outre de mauvais plaisans s’amusent quelquefois à lancer du haut des ponts des projectiles qui souvent ont blessé des mécaniciens? Mais ce qu’il est le plus pénible de constater, c’est la légèreté avec laquelle les plaintes portées à ce sujet sont parfois reçues des autorités ignorantes des petites communes. Sommes-nous si loin du temps où les chemins de fer n’auront plus besoin d’être protégés par des clôtures coûteuses pour les compagnies et gênantes pour la circulation?

La mesure préventive essentielle contre l’obstruction ou le dérangement de la voie consiste dans une surveillance continue. Elle est exercée par des agens dits cantonniers, distribués de distance en distance sur le parcours de la ligne. Ces agens communiquent entre eux par des moyens convenus, ils sont surtout multipliés aux lieux fréquentés et dans les courbes, où l’œil n’embrasse qu’un espace restreint. Il ne faut pas croire que le cantonnier soit un simple manœuvre : choisi parmi les poseurs de la voie, il en connaît le mécanisme; il sait lire les ordres de service affichés dans sa guérite; assez robuste pour supporter la fatigue de ses longues factions et pour se faire respecter en cas de malveillance, il offre en outre par son sang-froid et son discernement toutes les garanties qu’on doit exiger d’un homme sur lequel repose une part de la sécurité publique. Il est commissionné, salarié à l’année, armé et assermenté, avec droit de dresser procès-verbal comme le garde champêtre. Outre son traitement annuel, qui peut s’élever à 1,500 francs, on lui donne dans certaines compagnies une gratification au bout de l’année passée sans punition. Tel est l’agent dont le rôle est si important dans la viabilité du chemin de fer. Après chaque passage de train, il parcourt à pied sa section; d’une main il tient le drapeau ou le fanal qui, en cas d’entrave accidentelle, commandera au train de s’arrêter; de l’autre il porte l’instrument propre à consolider l’assise des rails lorsqu’ils commencent à s’ébranler. Il a dans sa guérite une caisse d’outils pour faire sans retard les réparations qu’un seul homme peut exécuter. Quant aux pièces de rechange, elles sont placées en réserve vers le milieu de sa section : ce sont six rails neufs avec leurs pièces accessoires cadenassés entre deux montans; plus d’un voyageur les a sans doute aperçus au bord de la chaussée durant le trajet. Si le cantonnier, aidé de son voisin, ne peut réparer la voie, il demande à la gare, par des signaux répétés de poste en poste, l’équipe d’ouvriers toujours prête. Pendant la réparation et tant que la voie remaniée n’a pas subi l’épreuve du passage des trains, on maintient un signal qui oblige le mécanicien à redoubler d’attention. Ce n’est pas assez des cantonniers circulant à pied; après eux viennent les inspecteurs et les chefs de section, montés sur les locomotives pour constater si la voie garde son assise sous la charge et si les cantonniers sont à leur poste. Les agens du train font en outre à leur arrivée un rapport à leur chef respectif; ils signalent les incidens de la route et les points où la voie ébranlée imprime aux véhicules d’inquiétantes secousses.

Les signaux des cantonniers sont positifs; cela veut dire qu’on ne se borne pas à indiquer la liberté de la voie par l’absence des signaux de détresse, mais qu’on certifie le fait par un acte convenu au-devant de chaque train. Le cantonnier est averti de l’approche d’un train par un son de trompe venu du poste précédent; il y répond et il le transmet au suivant, qui lui répond de même que tout est en état; alors il se place en faction avec son drapeau ou son fanal, prêt à donner le signal d’arrêt, s’il en est besoin. Dans certains cas même, si le cantonnier est absent ou le fanal éteint, l’arrêt aura lieu de plein droit, et le chef du train, avant de reprendre sa marche, devra constater que rien ne s’y oppose. Enfin les mécaniciens, quand ils se croisent, s’appellent par un coup de leur sifflet strident, puis ils se font de la main un signe qui veut dire que tout est en ordre derrière eux.

A l’origine, les chemins de fer avaient plusieurs défectuosités constitutives que l’expérience a corrigées; mais il reste encore les courbes et les aiguilles, qui donnent toujours un peu d’inquiétude au voyageur. Dans les courbes, il existe une force dite centrifuge qui sollicite les corps en mouvement circulaire à fuir du centre de la courbe et à s’échapper par la tangente. Pour neutraliser cette action qui pousse la voiture hors de la voie, on a relevé le rail extérieur de la courbe; les véhicules y prennent cette inclinaison du cavalier galopant dans un cirque. Des voyageurs croient alors que la voie est dénivelée et s’inquiètent : on équilibre au contraire ainsi la force centrifuge d’une façon aussi simple qu’ingénieuse.

Les aiguilles à changer de voie sont un mécanisme bien connu des chemins de fer, qui, malgré divers perfectionnemens, reste encore défectueux. Jusqu’à l’invention encore à venir d’un mode meilleur, voici à l’aide de quelles précautions on conjure les périls : d’abord, sur la voie courante, on a supprimé en principe les aiguilles, les ponts tournans et autres engins brisant la ligne des rails; les aiguilles dont le maintien reste indispensable s’ouvrent automatiquement au passage du train, de telle sorte qu’un oubli de l’agent entraîne rarement une conséquence funeste. En outre le convoi ne peut entrer dans l’aiguille qu’en reculant à petite vitesse, après un arrêt complet, et ainsi les trains lancés ne sauraient prendre une fausse direction.

Cette règle fondamentale admet deux exceptions : dans les gares et aux embranchemens. Dans les gares, la nécessité de faire communiquer toutes les voies dans un étroit espace pour composer et décomposer les trains force à prendre souvent les aiguilles en pointe; mais comme ces manœuvres se font à petite vitesse avec des wagons généralement vides et par les soins des meilleurs agens du service, les accidens sont rares et peu graves. Aux embranchemens de lignes qui ne partent point exactement d’une gare, la voie montante est pareillement prise en pointe, puis vient une intersection assez dangereuse au croisement des rails. Tous les jours on cherche à résoudre la difficulté que présente ici la pratique. En attendant la solution, les trains ne passent d’une ligne à l’autre qu’avec l’allure d’un homme au pas, et, pour forcer le mécanicien d’obéir à cette prescription, il lui est enjoint d’arrêter entièrement son train à 100 mètres de l’aiguille, et d’attendre pour s’y engager qu’il ait reçu le signal positif indiqué plus haut. Ce signal est donné en double par le préposé, avec son drapeau ou son fanal, et par un appareil, visible de loin, qui se place spontanément suivant la position des aiguilles. Enfin, pour qu’il y ait accord entre l’aiguilleur et le mécanicien, celui-ci indique de loin au premier, par un nombre donné de coups de sifflet, la direction qu’il doit prendre et la voie qui est à ouvrir. A Noisy par exemple, un coup prolongé demandera l’ouverture sur Strasbourg, et le sifflement sera triple pour la direction de Mulhouse. Tel est l’ensemble des précautions opposées aux chances de déraillement. Voyons à présent quelles sont les mesures complémentaires au moyen desquelles on pare au danger des collisions.

Les collisions, appelées en terme de métier coups de tampons, n’aboutissent que trop souvent à des catastrophes. L’exposé des complications inhérentes au service des chemins de fer a fait assez comprendre au lecteur en combien de cas ce grave accident est à redouter. Si l’on calcule cependant que le réseau français donne annuellement passage à un million de trains parcourant ensemble au moins 300 millions de kilomètres, on reconnaîtra qu’en dépit de quelques collisions, trop fréquentes encore, les chemins de fer offrent une bien plus grande sécurité que les anciens modes de locomotion.

Les collisions sont de deux sortes : les trains s’abordent de front, ou ils se rattrapent en se suivant sur la même voie. Les collisions de front, où les deux vitesses s’ajoutent en sens contraire, épouvantent à bon droit l’imagination. Grâce à Dieu, il ne s’en produit presque plus sur les chemins de fer. Lorsque les lignes ont deux voies, ce qui est le cas général du réseau français, l’une est exclusivement affectée aux trains montans, c’est-à-dire s’éloignant de Paris, et l’autre aux trains descendans, ou revenant vers Paris. Ce sont les expressions consacrées, justes ou non, par lesquelles on désigne dans tout un service les deux directions contraires. On monte vers Strasbourg et Lille, on descend vers Paris. En France, les trains montent par la voie qu’on a sur sa gauche en tournant le dos à Paris, et ils descendent par la voie de droite; le mécanicien se tient sur la droite de sa machine. En Angleterre, où nous trouvons presque en toutes choses le contre-pied de nos coutumes, la voie montante est à droite et la voie descendante à gauche. Jamais les trains ne s’empruntent respectivement leur voie; cette règle, absolue dans tout le trajet, n’a d’exceptions qu’aux gares pour les manœuvres indispensables.

Mais, dira-t-on, il y a les lignes à une seule voie, et celles-ci compteront sans doute en majorité dans les réseaux projetés de troisième et de quatrième ordre. Ne sera-ce pas là une perpétuelle menace contre la sécurité publique? Non, car les lignes à une voie ont leur exploitation particulière ; on les divise en sections, et sur chacune d’elles il ne circule jamais qu’un seul train. Aux deux extrémités de la section est une gare où la voie se bifurque en deux branches et où s’attendent les trains venant en sens contraire. Sur ce point, les règlemens du service sont formels, et la disposition même de la voie ne permettrait guère à un agent de les violer par imprévoyance. Reste-t-il un doute possible dans l’interprétation des ordres, existe-t-il une chance de trouble dans le mouvement compliqué de trains circulant sur une voie unique, voici, à titre d’exemple, une des mesures qui sont adoptées : un agent, un seul pour toute la section où le danger peut exister, accompagne successivement tous les trains, monté sur la locomotive, et portant un signal visible à tous. Cet unique agent, ce passeur ce pilote, sans lequel nul train ne circule, détruit donc radicalement toute possibilité de rencontre.

Avant l’emploi du télégraphe électrique, il arrivait aux trains de s’attendre indéfiniment aux bifurcations, et en cas de malentendu il ne restait d’autre ressource que de dépêcher un courrier d’un bout à l’autre de la section. C’était pour les voyageurs une pénible attente. Les fils électriques, sans diminuer la sécurité, ont rendu au service sa régularité en permettant d’intervertir au besoin l’ordre du passage sur une voie unique. Grâce à l’électricité, deux agens correspondent à distance et prennent même, s’il y a lieu, les ordres de la direction centrale.

Supposons que le chef de la gare de Blesme attende, pour expédier un train-poste vers Chaumont, l’arrivée d’un train de marchandises en retard qui doit venir de ce point par la voie unique : il appelle d’abord le stationnaire de Chaumont à l’aide d’une sonnerie électrique dont le bruit avertit l’appelé, fût-il à l’extrémité de sa gare. Parfois il arrive que les appareils, dérangés par un orage ou une autre cause, ne transmettent pas les signes ou les transmettent incertains ; les voyageurs entendent alors les agens dire : « Le télégraphe répond mal, restons en gare. » Enfin les deux stationnaires ont réglé l’un son manipulateur, l’autre son récepteur ; ils se comprennent, et la conversation s’établit entre eux en cette forme :

Le stationnaire de Blesme. — Votre train de marchandises n’arrive pas. A-t-il quitté votre gare, ou bien la voie est-elle libre pour que je vous expédie mon train-poste qui attend ici?

Le stationnaire de Chaumont. — Mon train n’est pas encore annoncé, la voie est libre, expédiez-moi votre train-poste; je garerai mon train de marchandises à son arrivée.

Le stationnaire de Blesme. — J’ai compris; garez votre train, je vous expédie le mien.

Le stationnaire de Chaumont. — J’ai compris; je garerai mon train, expédiez-moi le vôtre.

Avis est donné de ces dépêches aux mécaniciens et aux chefs des trains intéressés, aux agens du contrôle et de la surveillance administrative; on espère même qu’un jour l’électricité les communiquera directement aux trains en marche.

De telles mesures expliquent comment le danger des collisions de front a pu disparaître sur la voie courante. Restent les gares, où, pour composer et décomposer les trains, la manœuvre exige un emprunt respectif des voies. Déjà, nous l’avons vu, tous ces mouvemens s’y opèrent à des vitesses réduites, ce qui rend les rencontres moins formidables. Quant aux moyens préventifs, ils sont toujours les mêmes : ils consistent dans l’habileté des agens qui président aux manœuvres, dans des signaux fermant la voie obstruée et couvrant le train qui l’occupe. En dehors du concours actif de l’aiguilleur et du cantonnier, il existe à 1 kilomètre en tête de la gare une machine appelée disque, que l’agent manœuvre sans quitter son poste à l’aide d’un levier et d’un fil de transmission. La voie est-elle encombrée, il renverse ce levier, une tringle portant le disque tourne sur son axe et présente la face rouge au train qui vient; celui-ci s’arrête à 500 mètres de distance, soit en tout à 1,500 mètres du point dangereux. C’est ce qu’on appelle fermer la voie. Cette mesure s’étend aux stations comme à tous les points de la ligne où l’utilité en est reconnue. Ce n’est pas tout : quand l’obstruction en un endroit est plus habituelle que le libre passage (c’est le cas des grandes gares), le disque demeure tourné au rouge; en d’autres termes, la gare reste habituellement fermée, et elle n’est ouverte qu’au moment de recevoir le train, quand toutes les dispositions ont été prises. C’est là encore un de ces signaux dits positifs dont le cantonnier en faction nous a déjà fourni l’exemple.

Il était à craindre que ce disque ne se trouvât effacé à l’insu du chef de gare; l’agent pouvait oublier de le tourner au rouge, ou un dérangement pouvait se produire dans le système. Presque tous les accidens arrivés en gare doivent être attribués à la confiance trompeuse que l’on fondait sur le jeu du disque. Récemment on a imaginé de munir le disque d’un répétiteur électrique, petit appareil que les voyageurs ont pu voir dans les stations, et dont le carillon ne cesse de retentir tant que la voie est fermée. Si par quelque incident le disque vient à s’effacer, c’est-à-dire s’il cache sa plate-forme rouge, la sonnerie s’arrête, et les agens, avertis, prennent leurs mesures.

L’abordage de front, nous l’avons vu, est très rare; mais on ne saurait malheureusement en dire autant des collisions par derrière entre les trains qui se poursuivent. On s’efforce de les éviter par l’habile combinaison du mouvement des trains. Comme il serait impossible, sans des calculs infinis, de déterminer leurs distances respectives, le chef de mouvement y supplée par un curieux tracé graphique : c’est une sorte de tableau synoptique de la marche des trains représentés par des lignes d’inclinaison correspondant à la vitesse; on suit sur ce tracé, minute par minute, kilomètre par kilomètre, tout l’ensemble du service. Les initiés seuls ont l’art de se reconnaître dans cet enchevêtrement de lignes; c’est d’après ce travail que le chef de mouvement rédige le livret de la marche des trains et les affiches où sont traduits en langage ordinaire les particularités utiles du service, le temps du parcours et la vitesse suivant le tracé, les heures de départ et d’arrivée, les points de rencontre, l’évitement et le croisement, etc. Tant de détails se graveraient difficilement dans la mémoire des agens; mais ils sont groupés par série, et un simple signe suffit pour les déterminer en indiquant les règlemens qui s’y rapportent.

Les divers trains par exemple sont désignés par un numéro d’ordre, avec un caractère particulier pour chaque série; c’est ordinairement un simple chiffre dans le service rapide, et dans celui de petite vitesse un chiffre précédé d’un O ou d’une couleur distincte. Les trains montans ont les numéros pairs; les trains descendans, qui se dirigent vers Paris, portent les numéros impairs. Un convoi est-il menacé en route, les agens auxquels on annonce l’approche du n° 6 ou du n° O 5 comprennent sans hésitation quel est le train dont ils ont à se défendre, et comment il convient d’opérer.

Ainsi se trouve constitué le service réglementaire; c’est comme le plan de bataille du général d’armée. Voyons la mise à exécution de ce plan sur le terrain. Un minimum de temps ou d’espace est prescrit entre chaque passage de train; s’il n’est pas observé, le mécanicien du convoi près d’atteindre celui qui le précède reçoit par un signal l’ordre de ralentir ou de faire halte, sauf à prendre la tête devant le premier train à la prochaine gare, afin de conserver la régularité de son service. En d’autres termes, il suffit de couvrir le train en danger, comme nous l’avons dit tout à l’heure, à l’aide de signaux qui commandent aux trains approchans de se tenir à distance. Les disques, les drapeaux ou les fanaux de cantonniers présenteront alors leur redoutable couleur rouge. On maintiendra les mêmes signaux d’arrêt ou de ralentissement au train qui en poursuit un autre sans observer la distance voulue. Les convois eux-mêmes portent en tête et en queue des fanaux d’une couleur et d’une disposition données, afin d’indiquer le sens de la marche dans l’obscurité de la nuit ou des tunnels. Dans les tunnels, on redouble de précautions : jamais deux trains ne s’y suivent. À chaque extrémité de la voûte, il y a un poste télégraphique ; le stationnaire d’entrée appelle celui de la sortie, qui lui répond : voie libre ou voie occupée, suivant que le train a quitté le tunnel ou non. Dans le second cas, le stationnaire d’entrée retient en gare le nouveau train qui arrive. Pareille mesure est prise au besoin dans les courbes en tranchées.

Un des cas les plus importans à prévoir était celui des trains dits en détresse, c’est-à-dire arrêtés par un accident sur le parcours, loin des disques et des cantonniers. Le règlement charge alors un des employés du train d’aller à pied le couvrir à 1,000 mètres avec un drapeau ou fanal d’alarme en lui prescrivant de demeurer à son poste comme un cantonnier, dût-il y être abandonné par son train lorsque celui-ci reprend sa route. Quant au lieu de l’arrêt sur place il n’y a qu’un simple ralentissement, l’agent se borne à poser derrière le train, à des distances fixées, des pétards qui détonnent au passage du convoi suivant et lui donnent avis du danger. Enfin, pour débarrasser au plus tôt la voie courante de ces trains entravés dans leur marche, on leur envoie la locomotive de secours, toujours prête aux stations principales.

Le plus grand danger de rencontre est dû aux trains dits extraordinaires, qu’on n’a pas l’habitude d’attendre, comme les estafettes, les trains de plaisir, etc. Un signal particulier les annonce sur la voie. Ces trains ne circulent d’ailleurs que sur l’ordre direct du chef de mouvement, qui a fait leur part dans l’organisation primitive du service.

Tel est donc l’ensemble des mesures préventives adoptées : l’expérience complète celle-ci chaque jour et les modifie au besoin, en même temps qu’elle rend les signaux plus certains. Signaux et mesures se contrôlent réciproquement. Il ne peut donc survenir une catastrophe que par une succession de fautes ou par un désespérant concours de circonstances qui a trompé toutes les prévisions. Le progrès doit tendre au perfectionnement et au contrôle de ces signaux. On leur a déjà fait traverser bien des phases; mais telle est l’infirmité de l’homme que lorsqu’il change de système, il ne réussit trop souvent qu’à déplacer les inconvéniens. Il y a quelques années, on crut augmenter la sécurité en substituant aux agens, qui peuvent faillir, des appareils automoteurs appliqués aux signaux et aux aiguilles, etc. On dut bientôt reconnaître que, si les employés se trompent, les machines peuvent se dérégler à l’insu de tous, et qu’elles inspirent dès lors une fausse confiance. Cependant le temps améliore toutes choses, le réseau ferré se développe, et si l’on consulte la statistique, on verra que les collisions comme les déraillemens, loin de s’accroître, diminuent tous les jours en nombre et entraînent des suites moins désastreuses.

Le public est aujourd’hui assez rassuré à l’endroit des accidens causés par les perturbations de service ; mais il est un autre danger singulièrement redouté depuis une catastrophe récente; ce sont les attentats en voiture pendant la marche. Ces faits sont heureusement très rares. Parmi ceux qu’on a signalés, beaucoup ont perdu tout caractère de gravité devant les enquêtes judiciaires. S’il est vrai que le voyageur seul en wagon avec des malfaiteurs ne soit pas plus à portée des secours que le passant attaqué sur une route déserte, on va voir combien ici encore on a largement appliqué le système des mesures préventives. La police des gares est si bien réglée qu’un malfaiteur a plus de mal qu’on ne pense à s’y introduire et à prendre place dans un train. Dans le parcours, les précautions abondent : les femmes voyageant seules ont un wagon réservé; la même faveur s’accorde ordinairement à ceux qui portent avec eux des valeurs; dans l’obscurité de la nuit et des tunnels, toutes les voitures sont éclairées. Ce contrôle éternel qu’exercent à notre grand ennui pendant le trajet les agens du train est bien propre aussi à troubler les malfaiteurs, toujours sous le coup d’une surprise. Malheureusement cette promenade des agens sur les marchepieds extérieurs est très dangereuse pour eux; espérons qu’avec le temps, les voitures se perfectionnant, ce péril disparaîtra. En outre, au sommet des fourgons placés en tête et en queue du train, il existe une vigie vitrée d’où les employés peuvent apercevoir la plupart des signaux de détresse, et depuis quelques années on a établi entre les principaux agens préposés à la conduite des trains des moyens de communication imparfaits encore, mais non sans efficacité. Enfin les cantonniers en faction sur la voie contribuent aussi pour leur part à la commune sécurité, car ils sont placés de manière à voir les signaux de détresse et à les transmettre, comme tout symptôme alarmant. De là il faut conclure qu’il n’y a réellement à craindre en wagon l’absence totale de secours que dans ces attaques imprévues qui ne permettent pas d’appeler à l’aide même le voisin.

On a proposé de pourvoir chaque compartiment de wagon d’un appareil spécial d’alarme ; mais outre la difficulté d’adapter cet appareil, l’utilité de ce moyen d’appel n’est-elle pas problématique? Le malfaiteur le connaîtra sans doute aussi bien que la victime; son premier soin sera de le paralyser, et comme les agens du train compteront sur ce signal, ils resteront dans une trompeuse sécurité. D’un autre côté, c’est un fait grave que l’arrêt d’un train dans le parcours; nous avons exposé quel trouble et quels dangers il en résulte dans le mouvement général. Dans quelles limites sera-t-il permis aux voyageurs de solliciter au nom de leur intérêt privé cette perturbation d’un service public? On a, sur ce point, multiplié les essais de règlement, tous ont échoué devant les obstacles de l’application. Cependant si le problème n’a pas été résolu encore, il ne faut pas le déclarer insoluble. De la multiplicité des enquêtes et des inventions faites à ce sujet il sortira certainement quelque lumière. En ce moment même, plusieurs compagnies françaises viennent d’envoyer leurs chefs de service en Allemagne et en Angleterre pour rechercher à ce point de vue spécial s’il existe sur leurs railways des précautions qui nous soient inconnues. Nos sociétés de chemins de fer ne s’endorment pas, on le voit, dans une coupable insouciance.

Ce n’est pas non plus l’autorité administrative qu’on peut accuser d’oublier ses devoirs. Or son rôle dans l’exploitation des chemins de fer est considérable. En premier lieu, chaque ligne est l’objet d’un contrôle quotidien exercé au nom de l’état à la fois par un inspecteur de l’exploitation, un ingénieur des mines pour les questions de matériel, un ingénieur du corps des ponts et chaussées pour tout ce qui concerne la voie. Chaque ingénieur ordinaire a sous sa direction les conducteurs ou gardes-mines pour les détails de métier. Un ingénieur en chef centralise le travail des ingénieurs ordinaires. Au-dessus sont les inspecteurs-généraux. Enfin au corps des mines et des ponts fonctionnent les commissions spéciales d’étude pour toutes les questions relatives aux chemins de fer. Une division considérable, dont un ingénieur est le chef, leur est consacrée au ministère des travaux publics. Les subdivisions embrassent les études, les travaux, l’exploitation et la statistique. Il existe en outre une commission permanente de sept membres, présidée par le ministre, et un comité consultatif de trente membres également sous la présidence du ministre. Au conseil d’état, les chemins de fer ont encore leur section et jusqu’à leurs auditeurs spéciaux. Voilà pour le service courant. Ajoutons-y les commissions extraordinaires, dont l’utilité s’est assez révélée par l’importance de leurs travaux sur la statistique décennale et la sécurité. Ces comités et conseils renferment des savans illustres et les notabilités du commerce et de l’administration. C’est après avoir pris leur avis que le ministre approuve ou fixe les tracés, les tarifs, les signaux, les règlemens de police, le mouvement des trains, le nombre et le rôle des employés.

En dehors de l’administration spéciale, les préfets et la justice exercent leur action. Dès qu’un accident a eu lieu, le chef de gare en donne avis au préfet, au parquet du tribunal, aux ingénieurs du contrôle en même temps qu’à l’administration de la compagnie. Douter de la sincérité des rapports sur les accidens, c’est donc mettre en suspicion les représentans nombreux d’autorités diverses, toutes contraires aux compagnies par l’objet de leurs fonctions, et dont les enquêtes officielles se font séparément. On sait que d’après la loi de 1846 la simple imprudence dans un accident est punie d’une amende de 50 à 3,000 fr. et d’un emprisonnement de huit jours à cinq ans; en cas de récidive dans l’année, la peine est doublée. Les accidens volontaires sont punis au moins par la réclusion et quelquefois par la mort du coupable. Aux châtimens se joignent les dommages et intérêts. Nous sommes à cet égard plus sévères que les Anglais. Chez nos voisins, le voyageur peut assurer sa personne contre les risques du chemin de fer, comme on assure sa ferme contre le feu ou la grêle. Il lui suffit de prendre son ticket d’assurance au bureau des places; moyennant une modeste prime ainsi payée, on a son indemnité réglée d’avance; il est alloué à la victime ou à ses représentans telle somme pour un bras, pour une jambe, telle autre pour la vie : le tarif est affiché dans la gare. En France, où cette réglementation n’a pu s’établir, les accidens coûtent bien plus cher aux compagnies, et l’on comprend plus sévèrement leur responsabilité ; on demande à la direction d’un chemin de fer non-seulement la vigilance, mais ce vaste génie qui ne laisse rien à l’imprévu, qui précise d’emblée dans l’esprit toutes les conséquences futures d’un système. En Angleterre, le directeur d’un chemin de fer est soumis à moins d’exigences. Qu’un accident vienne jeter dans le public une émotion égale à celle que produisent en France les mêmes catastrophes, on recherche si les règlemens ont été suivis, si on a fait usage des signaux indicateurs, et, dans le cas où il faut conclure à l’affirmative, le coroner, assisté du jury compétent, rend un verdict de « désastre douloureux » qui porte enseignement pour l’avenir, mais n’entraîne aucune punition pour le passé. Dans les gares, tandis qu’à l’encontre de nos coutumes les halles à marchandises ont à toutes leurs portes l’écriteau : no intrance for busines (n’entrez là que si vous y avez affaire), les halles à voyageurs sont librement ouvertes au public. La surveillance y est presque nulle, va qui veut sur la voie à ses risques et périls, car les railways sont assez populaires pour que chacun en connaisse le danger et la défense écrite de s’y exposer. Nulle part la célèbre maxime anglaise du self-government n’est plus appliquée que sur les chemins de fer; mais aussi rien n’est plus difficile que les enquêtes lorsque l’appréciation d’un accident est livrée à l’autorité; les témoignages ont besoin de se contrôler et de se multiplier en nombre infini. Pour les provoquer, en l’absence de tout agent préposé à la surveillance, on a recours souvent à un moyen qui répugne à nos mœurs, la délation publique intéressée. On pose une affiche promettant une récompense à celui qui donnera des indications propres à guider l’autorité dans ses recherches. Qui n’a vu sur les murs de Londres de curieux placards en ce genre? Un jour, nous remarquâmes trois affiches côte à côte dans une gare de chemin de fer : l’une promettait 20 guinées pour la découverte d’un maniaque qui, en allant à Richemond, avait mis en pièces la garniture de son wagon; l’autre placard annonçait le don d’une même somme à qui aiderait à la recherche d’un enfant enlevé à la porte de son père; le troisième offrait 5 guinées pour faire retrouver le destructeur d’une pompe publique. Les Anglais ont encore une singulière indulgence relativement aux irrégularités du service. Ce service est généralement très bien fait; mais les trains sont si nombreux, surtout les jours de fête, que les express eux-mêmes sont forcés de stationner souvent sur place devant des signaux d’arrêt. Le voyageur sait du reste d’avance à quoi s’en tenir, puisqu’il peut lire au revers de son ticket sur certaines lignes, que la compagnie ne répond pas plus de l’arrivée exacte du train aux heures indiquées par l’affiche qu’elle ne répond des bagages. En combien d’autres circonstances les railways anglais ne se déchargent-ils pas de la responsabilité qui pèse sur nos compagnies! En Angleterre comme chez nous, on accorde à certaines personnes la faveur d’un voyage gratuit ou à prix réduit; mais plusieurs compagnies font d’abord signer à celui qui l’obtient un acte par lequel il s’engage à n’élever aucune réclamation en cas d’accidens, de retard, de perte ou avarie de colis. Le public montre la même indulgence pour certaines manœuvres de gare qui lui impriment des secousses contre lesquelles on se révolterait sur nos lignes.

Quant à la tolérance anglaise relativement à la bonne tenue des railways, elle est souvent loin de s’accorder avec l’idée que nous nous faisons du comfortable britannique. Si nous avons emprunté ce mot à nos voisins, ceux-ci en revanche, de même qu’ils commencent à édifier des gares monumentales, nous empruntent beaucoup des habitudes en vigueur sur nos chemins de fer. L’ingénieur français qui a étudié, il y a dix ans, les railways d’outre-Manche les trouve bien changés aujourd’hui. Il y a moins de contraste encore entre les chemins de fer français et ceux du reste du continent : là où, comme en Suisse et sur les bords du Rhin, les railways ont conservé une certaine originalité, on constate un luxe décoratif du matériel et des gares, ainsi que des soins d’entretien qui manquent peut-être un peu trop chez nous ; mais les mesures prises en vue de la sécurité ne diffèrent des nôtres que par des variantes de peu d’importance. En Russie, en Autriche, en Espagne, dans l’Italie centrale, l’industrie des chemins de fer a été installée par des ingénieurs français. Naturellement on y trouve nos procédés, conciliés avec quelques habitudes locales. Cette tendance à la fusion des usages existe d’ailleurs partout. Trop longtemps chaque nation eut ses types et ses coutumes exclusifs. Il se fait de nos jours entre les peuples de l’Europe un échange de bons systèmes et de bonnes idées dont l’intérêt public profite, si le pittoresque local en souffre. Réjouissons-nous de cet heureux libre-échange, car les chemins de fer ne sont pas seulement un objet d’industrie et de spéculation; leur influence s’étend sur nos mœurs et sur nos besoins sociaux. Ceux de la France, appelés, dit-on, en raison de notre situation géographique, à être un jour des lignes de transit universel, offrent surtout un immense intérêt dont le contre-coup frappe au-delà de nos frontières. C’est pour cette raison-là sans doute qu’ils sont l’objet spécial des exigences publiques et qu’on leur demande des garanties, des améliorations de toute sorte, qu’on n’attend aujourd’hui encore d’aucune autre industrie.

En somme, du simple exposé de toutes les mesures préventives appliquées dans l’exploitation des chemins de fer, il ressort une conclusion évidemment rassurante pour tout esprit non prévenu. Si les chemins de fer sont de leur nature un mode redoutable de transport, les moyens de préservation introduits dans la pratique et sanctionnés par l’expérience tendent à détruire insensiblement tous les élémens d’insécurité qu’ils renferment. Nul ne nie que les catastrophes y deviennent de plus en plus rares, et que le nombre des victimes, comparé à celui des voyageurs, soit à peu près insignifiant. On est heureusement frappé de ces résultats quand on étudie la statistique d’accidens que fournissent la voirie des villes et la marine. La disproportion est énorme. D’après cette statistique, au temps des diligences, et dans une période de quarante ans, la moyenne annuelle fut de 306 victimes, dont 86 tués, sur 846,000 voyageurs. On en concluait dernièrement que les chemins de fer, transportant 20 millions de voyageurs par an, devraient compter 70,000 victimes annuellement pour rester dans la même proportion. En réalité, cette proportion est d’une victime sur 7 millions de voyageurs. Un autre calcul, récemment fait en Angleterre, échelonne les divers pays suivant le degré d’insécurité qu’y offrent ces voies de communication : nous n’avons pas trop à nous plaindre, puisque le relevé comparatif des sinistres ne classe la France qu’au septième rang.

Est-ce à dire que l’on soit au terme du progrès et à bout d’améliorations? N’y a-t-il qu’à considérer d’un œil tranquille et résigné les funestes rébellions de nos machines? Non; plus tard, il faut l’espérer, les mécaniciens plieront davantage les locomotives à leur volonté. Des hommes actifs et intelligens étudient chaque jour les problèmes de l’exploitation, multiplient les efforts et les expériences. Lorsqu’on mesure le chemin parcouru depuis le temps où le génie de l’homme, encore timide et hésitant, s’essayait au gouvernement du monde matériel, on n’a pas le droit de perdre courage et de reculer devant les crises et les défaillances qui entravent tous les grands travaux d’enfantement et d’innovation.


JULES GAUDRY.

  1. Voyez, sur le Matériel des chemins de fer, la Revue du 15 juillet 1863.
  2. Jusque dans les menus objets, on reste stupéfait des quantités accumulées. Nous avons sous les yeux l’état annuel d’un économat de chemin de fer. L’approvisionnement est immense : 30,000 mètres de drap pour la garniture des voitures et l’habillement des employés, 30,000 de toile pour le même usage, 50,000 kilogrammes de vernis, autant d’essence, et 40,000 d’huile de lin pour les peintres, 433,000 kilogrammes d’huile à brûler, 96,000 balais, 111,000 verres de lampe, etc. Dans le compte des ateliers figurent 23,000 limes, 77,000 manches d’outils, 14,000 kilogrammes de petits clous de fer, 474,500 goupilles et 194,000 rondelles. Le compte de papeterie s’élève à près de 700,000 francs; on y trouve environ 4,000 types d’imprimés de service. Ces petites cartes que le bureau de places délivre aux voyageurs sont encore un exemple saisissant des complications qui existent dans les moindres détails de l’exploitation. Il y en a 200 modèles; on fabrique la matière première en collant 16 feuilles de papier les unes sur les autres; puis viennent le laminage, le parage, la couleur et le découpage. La fabrication proprement dite de billets occupe, au siège même de la compagnie, un atelier de 7 machines. Pour les transmettre aux gares, les y conserver en sûreté, les timbrer au fur et à mesure qu’on les délivre, les contrôler en route, les recevoir à l’arrivée, les vérifier après coup et les détruire, on entretient un personnel nombreux, un mobilier et un outillage considérables. Les machines à imprimer fixent d’un seul coup, à raison de 3,000 cartes par heure, les indications de route, le numéro d’ordre et les signes mystérieux qui servent à prévenir la fraude. Que dire après cela des approvisionnemens en bois, fers, pierres et autres matériaux encombrans? On devine à quelles mesures administratives il faut recourir pour diriger tout ce monde, hommes et choses, et empêcher un coulage désastreux.