De la Renaissance littéraire chez les Grecs modernes - Les poètes Zalokostas et Orphanidis

DE LA
RENAISSANCE LITTERAIRE
EN GRECE

LES POETES ZALOKOSTAS ET ORPHANIDIS.

I

La renaissance littéraire de la Grèce n’a pas été, comme son réveil politique[1], l’objet d’une attention passionnée de la part des autres peuples. C’est chose toute simple : le grec est considéré, dans le reste de l’Europe, comme une langue morte, et l’on s’inquiète peu de savoir quelle sorte de langage a succédé à ’idiome splendide d’Homère. L’étude de ce langage offrirait cependant un très vif intérêt, car, sous les diverses transformations qu’il a subies depuis quatre siècles, il est facile de reconnaître chacune des phases dramatiques que le peuple grec a lui-même traversées. Les Vénitiens, les Génois, les Francs, les Turcs, tous les peuples qui ont successivement occupé ce malheureux pays ont laissé dans la langue même des traces de leur passage. En Épire, où l’oppression musulmane s’est montrée la plus dure, où elle subsiste encore, le grec est à peu près méconnaissable, tant il est surchargé de barbarismes albanais et turcs. En Morée, où la domination des Francs s’est maintenue le plus tard, où leur influence s’est le mieux établie, les idiomes, mélangés d’une foule de mots italiens, sont moins dénaturés et moins rudes. D’autre part, il est tel village, telle montagne du Péloponèse ou de la Roumélie, dont les habitans ont, par le fait du hasard ou d’une résistance exceptionnelle, échappé à l’introduction de presque tout élément étranger, et conservé comme de purs diamans dans leur dialecte des termes et des paroles antiques. À laisser même de côté toutes les considérations par lesquelles l’étude de la grammaire d’une nation peut se rattacher à la philosophie et à l’histoire, à n’envisager le grec moderne que comme un instrument plus ou moins parfait, une forme plus ou moins harmonieuse de la pensée, on y trouve une langue expressive et pittoresque, remarquable par l’abondance et l’éclat des images, par les contrastes saisissans que produit la réunion de tant d’élémens divers. Les molles consonnances italiennes, les sons gutturaux, vagues et prolongés des langues orientales, les termes âpres et sauvages de l’albanais s’y mêlent sans cesse aux expressions sonores, amples et mélodieuses du grec pur. Antique par le fond, barbare à la surface, correcte et magistrale dans son essence même, fantasque et déréglée dans ses détails extérieurs et dans ses accessoires, semblable en quelque sorte à ces bas-reliefs qui gisent au pied du Parthénon, dont les formes divines, ensevelies sous une couche de limon et de mousse, ne demanderaient qu’un peu de travail et de soin pour reparaître avec toute leur perfection sculpturale, cette langue est le symbole caractéristique de l’état social où le peuple qui la parle est resté plongé pendant plusieurs siècles.

Dès que cette situation a changé, dès qu’avec l’indépendance les Grecs ont vu les conditions morales et matérielles de leur existence se transformer radicalement, ils ont voulu effacer tout vestige du temps de l’esclavage, non-seulement dans leur législation et dans leurs mœurs, mais jusque dans leur vocabulaire. Les hommes qui se mirent alors à la tête de ce mouvement littéraire eurent à éviter un dangereux écueil : on pouvait craindre en effet qu’ils ne se laissassent aller à une réaction trop violente en voulant créer de prime-saut une langue si pure, si correcte, si éloignée de la langue vulgaire, que le peuple ne l’eût pas comprise, et ne se la fût jamais appropriée ; mais ils eurent soin de ménager les transitions et de se tenir sans cesse à la portée de l’intelligence commune. Aussi la renaissance des lettres en Grèce offre-t-elle jusqu’à ce jour deux périodes bien marquées. La première transformation, qui fait suite immédiate aux guerres de l’indépendance, ne diffère du style et du génie demi-barbares des improvisateurs populaires que par l’absence des solécismes grossiers et par une composition moins inculte ; l’autre, qui s’accomplit maintenant, accuse un progrès immense sur la précédente : la forme y est presque antique, et la pensée se rapproche sensiblement du génie de la poésie moderne.

Une grande fête académique célébrée par les Athéniens offre chaque année aux voyageurs qui parcourent la Grèce l’occasion de reconnaître le caractère tout national de la nouvelle poésie hellénique. Chaque année, l’académie d’Athènes ouvre un concours poétique, et elle décerne un prix, fondé par l’opulent patriote Ambroise Ralli, au poète dont l’œuvre est jugée la plus remarquable par l’invention et la plus propre à ramener la langue à sa pureté première. Le jour fixé pour la clôture solennelle de ce concours est le 25 mars, anniversaire de la proclamation de l’indépendance hellénique. Ce jour-là, Athènes tout entière est en mouvement : toutes les classes de la société montrent un empressement égal ; les cafés et les bazars sont déserts ; les places sont encombrées par la foule, qui gesticule, crie, discute avec l’emportement naturel à ce peuple. Après la lecture d’un rapport sur les diverses productions soumises au concours, le président proclame le vainqueur, le félicite au nom de la nation, récite à haute voix ses vers, et pose sur son front une couronne de laurier. Au sortir de la séance, le poète couronné est accueilli par les acclamations de la foule et reporté chez lui presqu’en triomphe. On ne peut se faire une idée des querelles et des tempêtes qui jusqu’au dernier moment agitent ce grand débat littéraire.

Les poètes athéniens de nos jours sont donc animés de la même ambition qui poussait les grands poètes du passé à rechercher avant tout les suffrages populaires. Leurs accens s’adressent, non point à une classe privilégiée de lettrés et de savans, mais à la nation tout entière, et c’est d’elle seule qu’ils attendent la récompense et le prix de leurs travaux. Le gouvernement du roi Othon, absorbé par d’autres soins, n’a point encore songé à aider les poètes de son concours : sauf la fondation Ralli, Athènes n’a point d’institution destinée à protéger les lettres ; cette indifférence du pouvoir laisse du moins aux écrivains une indépendance qui maintient en eux dans toute sa vigueur primitive l’énergie du sentiment patriotique et populaire, source féconde de leurs inspirations. Une autre condition. rapproche en Grèce les poètes du peuple ; c’est la modicité même du prix de leurs ouvrages, qui obtiennent ainsi une circulation des plus rapides. Ce n’est pas seulement pour les lire qu’on les achète, mais pour en apprendre par cœur les plus remarquables passages. Que de fois, pendant mes courses à l’intérieur de la Grèce, dans un caravansérail enfumé, n’ai-je pas entendu des artisans, des marchands, des voyageurs de la plus médiocre apparence, déclamer à tour de rôle les plus belles tirades de quelque récent poème, après avoir chanté les vieilles romances de leurs improvisateurs ! Le peuple grec aime ses poètes, et il sait à l’occasion les secourir dans leurs besoins et les soutenir dans les épreuves de la vie publique. Qu’un écrivain par exemple soit privé des ressources nécessaires à l’impression de ses œuvres, il fait appel à la nation et lance de toutes parts des listes de souscription qui sont rapidement couvertes de signatures[2]. En 1858, un poète satirique, Soutzo, ayant été condamné à la prison pour de trop directes offenses à la dignité royale, les autorités durent, le jour de la condamnation, appeler toutes les troupes sous les armes afin de contenir l’effervescence de la foule et de s’opposer à la délivrance du prisonnier[3].

Avant d’examiner en détail les plus remarquables productions qui ont succédé, dans la même langue et sur le même sol, aux chefs-d’œuvre de l’antiquité, il convient d’en esquisser la physionomie générale. Le sentiment qui domine la poésie grecque moderne tout entière, le mobile qui l’entraîne, le principe qui la féconde, c’est l’amour de la patrie et de la liberté. À l’époque où le joug de la domination musulmane était le plus pesant, la liberté avait déjà, au sein des forêts profondes, sur le sommet des montagnes abruptes, ses autels et ses défenseurs, ses poètes et ses soldats ; tandis que les klephtes versaient leur sang pour elle, les improvisateurs la chantaient. Aujourd’hui les Hellènes sont encore trop voisins de l’époque de leur affranchissement pour que leurs poètes n’y trouvent pas la source à peu près exclusive de leur inspiration. La douce mélancolie, la vague tristesse, les rêveries des imaginations occidentales sont des sentimens étrangers à la muse des Grecs modernes. Le culte du pur idéal n’a point encore pénétré dans cette race, que les besoins de la réalité pressent de toutes parts, et qui doit lutter encore contre les obstacles multipliés que rencontre sa régénération : race active, audacieuse, héroïque, mais naturellement peu portée aux contemplations abstraites ; douée néanmoins de grands instincts poétiques, sensible aux moindres impressions, trouvant dans les circonstances les plus ordinaires de la vie l’occasion de chanter et d’improviser. La nature, dont le spectacle nous emporte si facilement vers les hautes régions de l’idéal et de l’infini, exerce sur les Grecs une influence profonde : ils l’aiment avec passion, ils en jouissent avec ivresse ; mais ici les sensations dominent encore la pensée : ils s’arrêtent à l’admiration de la beauté visible, et leur esprit ne franchit pas la limite des horizons terrestres. Leurs poètes excellent dans le récit et la description ; ils savent encadrer en de magiques paysages les curieux épisodes de leur histoire, ou les légendes merveilleuses empruntées aux superstitions et aux traditions populaires ; ils affectionnent les teintes chaudes et colorées dont la splendide lumière qui éclaire le ciel de la Grèce leur a livré le secret ; ils attachent un prix souvent exagéré à la perfection matérielle du vers et à l’harmonie des périodes. Doit-on s’en étonner ? La langue d’Homère et de Platon, si riche, si sonore, si prosodique, si mélodieusement accentuée, ne semble-t-elle pas bien faite pour leur inspirer le culte de la forme et les entraîner à la recherche souvent exclusive d’Une harmonie toute musicale ? Dans une pièce fugitive, Pensées de solitude[4], un des poètes les plus aimés de la Grèce moderne, M. Rizo Rangabé, a néanmoins laissé échapper quelques accens empreints d’une religieuse émotion et d’une véritable mélancolie. Voici cette page, la seule de ce genre qui soit tombée sous nos yeux :


« A peine la lune a-t-elle doré nos pâles horizons, que je m’enfuis dans les déserts, loin des hommes et des cités bruyantes. La nature, livre sublime sorti de la main de Dieu, déroule ses pages à mes yeux, et, le cœur plein d’un trouble mystérieux, je contemple la terre solitaire et le ciel paisible.

« O Nature, lorsque, le soir, tu rejettes amoureusement le voile qui dérobe aux regards profanes tes vénérables beautés, quelle heure magique, quelle harmonie, quelle joie pour tes austères amans !

« Avec quelles extases pieuses mon âme, perdue dans le vague éther, comprend alors ce réciproque amour qui fait que les astres gravitent les uns vers les autres, et que le nuage s’endort tranquille sur le sein frémissant des mers !

« Oui, un lien ineffable unit la créature au Créateur. La forêt qui tressaille, le lac qui sommeille, le torrent qui gronde, le zéphyr qui passe, tout a sa voix dans l’hymne de l’universelle harmonie. Quant à moi, discordance plaintive, rhythme inutile et déplacé dans ce concert immense, je suis au sein de l’immortel chef-d’œuvre comme un membre retranché, triste, seul, étranger au mouvement qui entraîne tout autour de moi, semblable au miroir des eaux qui reflète les vapeurs colorées de l’air, les feuilles des forêts, les fleurs du printemps, et qui n’a par lui-même ni forme ni couleur. »

Citons encore du même poète une charmante légende intitulée la Voyageuse. C’est l’une des imitations les plus heureuses qui aient été faites de la manière originale et naïve des bardes populaires. Elle rappelle complètement le style de ces derniers, et servira d’introduction naturelle, de prologue, si l’on veut, au tableau de la première période littéraire qui a succédé au temps où les improvisateurs étaient les seuls représentans de la poésie hellénique.


« Jeune fille aux cheveux d’or, aux épaules d’albâtre, où vas-tu par ce chemin désert ? Il est minuit ; ne sais-tu pas qu’à cette heure les esprits se promènent, que les fées glissent sur la prairie, et que les néréides[5] dansent sur la montagne ?

« — Si les néréides dansent à cette heure, qu’elles dansent ! Ce n’est point elles que je cherche. Vous qui passez, n’avez-vous point vu mon bien-aimé sur les chemins que vous avez suivis ?

« — Et quand nous l’aurions vu, ton bien-aimé, sur les chemins que nous avons suivis, à quoi donc aurions-nous pu le reconnaître ?

« — Il était grand, élancé ; il était jeune, beau comme le soleil du printemps ; son sourire était doux comme une journée de mai ; il chantait sur sa lyre comme le rossignol. Il avait le miel sur sa bouche, l’amour dans ses yeux, la valeur dans son âme, et moi dans son cœur. Ensemble nous avons passé des années de joie et de bonheur, pareils aux inséparables tourterelles ! Un jour, il m’a dit : « Viens auprès de moi, laisse-moi t’embrasser ; il faut nous quitter. Vois-tu là-bas ? Les balles pleuvent comme la grêle, le choc des épées retentit. Ce bruit m’appelle. Regarde ces pallikares, ils dansent leur danse guerrière ; c’est moi qu’ils attendent pour conduire leur chœur sauvage. Écoute ces femmes, ces enfans qui gémissent ; c’est moi qu’ils attendent pour les venger.

« — Ainsi, mon fidèle, tu pars ! Tu pars et tu me laisses ! Tu rencontreras d’autres belles ; tu en aimeras une autre, et moi, tu m’oublieras !

« — Ne pleure pas, mon enfant ; penche ton front sur mes lèvres ; laisse-moi t’embrasser. Adieu, porte-toi bien. Je te serai fidèle jusqu’à ce que je meure. Lorsque les neiges seront tombées trois fois, et que trois fois elles auront fondu, tu entendras mes pas, tu entendras ma voix ; et tu seras sur mon cœur.

« Et il partit. Trois fois la neige est tombée, elle a fondu trois fois, et j’ai pleuré pendant trois années sombres et malheureuses. Je ne l’ai pas entendu, je ne l’ai pas revu. Et maintenant, je parcours les montagnes, les plaines, les jardins, les déserts. Voyageurs qui m’écoutez avec des larmes dans vos yeux, n’y a-t-il plus d’espoir ? S’il n’y en a plus, donnez-moi la mort. Voyageurs qui jouissez des délices de la route, oh ! dites-moi où vous l’avez vu ? Si vous l’avez vu à quelque fête, je cours l’y rejoindre ; si vous l’avez vu dans la tombe, je veux m’y coucher près de lui.

« — Douce jeune fille, puisque tu me le demandes, j’ai vu ton bien-aimé. Il n’était point dans la tombe, il n’était point à une fête ; seulement il passait avec mille hommes. Descends là-bas, gagne la montagne par ce chemin qui monte, peut-être à ton tour le verras-tu passer. Ses vêtemens sont noirs, ses larmes sont noires, son fusil est noir, son cœur est noir aussi.

« L’enfant descendit, et prit le chemin qui monte. Elle escalade les rochers, elle marche près des abîmes, elle va sur la montagne. Près d’elle, les bêtes des forêts passent et grondent ; seul, son bien-aimé ne passe pas. Ses yeux brûlent, son cœur se fend ; elle s’assied sur un tertre de gazon, elle chante sa tristesse, et elle pleure. Une voix se fait entendre.

« — Qui a troublé mon sommeil ? qui vient fouler le frais gazon sur ma tombe ? N’étais-je pas un digne pallikare ? J’ai tué trente Turcs, j’en ai pris quarante. Des lauriers ornaient mon sabre et ma lyre, et cependant je soupirais. « Je reviendrai après les troisièmes neiges, » avais-je dit ; mais en faisant cette promesse, je n’avais pas consulté l’inflexible Charon[6]. Avant le retour de la troisième neige, une balle m’a frappé à mon tour. Mon corps est froid, mon amour seul est toujours ardent.

« — Oh ! c’est toi, j’entends tes pas, je reconnais ta voix ! Combien de temps m’as-tu laissée seule et désespérée ! Viens, afin que, t’ayant revu, je ne te quitte plus !

« — O jeune fille, ma chambre est noire et mon lit est étroit. Où je suis, les rayons du soleil ni la rosée des nuits n’ont jamais pénétré.

« — Qu’importe si ton lit est étroit et si ta chambre est noire ? Dussé-je te suivre jusque dans la nuit sauvage de la mort, j’irai ; dussé-je me coucher au fond de l’abîme, ce sera mon paradis !

« Elle voit l’ombre de son bien-aimé souillée de poussière, de poudre et de sang, comme au jour de sa dernière bataille. Les chiens aboient, les coucous pleurent, les rafales agitent les cyprès, le vent glacé du nord déracine les platanes, emportant avec lui des sanglots, des soupirs, et l’écho funèbre du psaume des morts ; les nuages noirs courent et sèment la foudre, les éclairs luisent sur deux cadavres. »


Cette ballade a toutes les allures des petits drames fantastiques dont la poésie populaire de l’Épire et de la Thessalie surtout offre de nombreux exemples. Les improvisateurs savaient inventer à merveille de charmantes épopées et de romantiques histoires, lorsqu’ils n’avaient pas à chanter le trépas d’un klephte ou les exploits d’un capitaine. M. Rangabé est à peu près le seul des poètes lettrés de la Grèce qui les ait suivis aussi loin dans le domaine de la pure fantaisie. Il appartient donc tout à la fois à l’ère des improvisateurs par le genre de quelques-unes de ses meilleures compositions et à l’ère moderne par le tour moins abrupt qu’il sait donner à sa pensée, comme par l’époque à laquelle il a publié ses œuvres. Aussi, tout en nous reportant aux temps primitifs, où la poésie naissait entièrement de l’instinct populaire, nous ramène-t-il sans effort à l’époque où les lettres sont devenues en Grèce l’objet d’une étude approfondie et raisonnée, et de laquelle date la renaissance qu’on s’est proposé de suivre ici dans ses diverses phases et dans ses rapides progrès.


II

Le poète George Zalokostas, né à Janina quelques années avant le commencement de l’insurrection grecque, personnifie de la façon la plus accentuée l’époque de transition qui suivit immédiatement les guerres de l’indépendance. L’exceptionnelle énergie de la race belliqueuse à laquelle il appartient, la sauvage beauté des sites qui entourèrent son enfance, les mélancoliques vallons de Paramythia, les roches sanglantes de Souli, les forêts sombres de Dodone et les alpes verdoyantes du Pinde, où s’écoula tour à tour sa jeunesse, toutes ces influences expliquent la sève et l’originalité de son talent, le rhythme vigoureux de son vers, l’harmonie un peu barbare de sa poésie. Sa muse s’est éveillée au bruit du combat, à la lueur des feux nocturnes du liméri[7]. Zalokostas ne fut pas un des derniers à prendre les armes ; ses œuvres laissent voir à chaque instant le klephte à côté du poète. Il décrit avec prédilection les habitudes et les passions guerrières, les luttes corps à corps, ces combats disproportionnés où l’audace et la ruse donnaient presque toujours la victoire au plus faible. Le Khan de Gravia, par exemple, est le récit d’un de ces brillans épisodes que l’histoire n’a pas coutume de relever, mais que la poésie aime toujours à recueillir et à parer de ses commentaires.


« En face de Gravia, la montagne retentit du bruit des instrumens ; les armes d’or étincellent, les foustanelles blanches s’agitent. Par une pente oblique et rapide, un chœur de soldats descend ; la flûte aux sons aigus accompagne leur voix. C’est Odyssée aux pieds légers qui les conduit ; il se dirige vers le khan, et il couve dans son sein un projet audacieux.

« — Valeureux compagnons, dit-il, c’est ici que la patrie vous appelle ; une armée innombrable va s’abattre sur ces lieux, et ce caravansérail obscur peut devenir pour nous un champ d’immortelle gloire. Les vieux morts de Sparte s’éveilleront et feront trembler le sol sous le pied des Turcs épouvantés ; l’ombre de Diacos[8] entendra avec une grande joie le bruit retentissant du mousquet ! »


En effet, les barbares traversent bientôt le fleuve en foule ; les hommes crient, les chevaux hennissent, les adversaires sont en présence. À partir de ce moment, la fantaisie du poète s’empare des moindres détails de l’action, et en compose toute une petite épopée.


« Au-devant de tous, un derviche s’avance ; il presse de l’éperon le flanc de son coursier. — Où vas-tu ? lui crie Odyssée, fils d’Androutzos.

« — Je vais là où se trouvent les ennemis du prophète ; je veux chanter Allah sur leurs cadavres !

« — O fils du prophète, reprend Odyssée, là où tu vas, il n’y a ni minaret ni mosquée, mais un bon fusil qui parle. Écoute sa voix.

« Soudain le derviche, lâchant ses rênes et son sabre, se renverse en arrière et roule sur la terre, qu’il baigne de son sang. »


Après toute une journée de lutte sanglante, la nuit tombe enfin. « Le métal luisant des armes ne brille plus ; les monts, les bois, les abîmes sont silencieux. Les Turcs, semblables à des loups affamés, ont resserré leurs lignes autour du misérable khan. » Bientôt le sommeil, « frère de la mort, » s’empare d’eux. Le pacha lui-même, après une longue résistance, s’endort sur les épais coussins qui couvrent le sol de sa tente. À peine a-t-il fermé les yeux que l’ombre du derviche atteint au début de la journée lui apparaît et dit : « Ne crains rien, ô pacha, je suis le messager d’une bonne nouvelle ; réjouis-toi, tu seras vainqueur des Grecs ! — Et ce disant, le mort s’éloigna de son ami en lui jetant un regard plein de sarcasme. — Tu souris, ô pacha ! murmura-t-il entre ses lèvres blêmes avant de disparaître ; à ton réveil, tu verseras des larmes noires. »

Par ces derniers vers, l’auteur veut dire sans doute que quelque démon favorable aux Hellènes revêtit la forme du derviche pour inspirer au pacha une sécurité funeste, en lui prédisant une victoire qu’il ne devait pas remporter. L’apparition de ce fantôme prouve l’attrait que le merveilleux exerce sur l’imagination des Grecs, et la foi que ces derniers ajoutent aux rêves, arme puissante, disent-ils, dont les êtres surnaturels font usage pour prémunir les hommes contre les périls du lendemain ou pour les pousser à leur perte. On rencontre encore dans l’intérieur de la Grèce, en Épire surtout, des femmes qui font métier de sorcellerie et prétendent posséder la science mystérieuse de l’interprétation des songes. Les gens du peuple ont à ce sujet une foule de croyances singulières. De même qu’ils s’imaginent que l’eau de certaines sources, qu’ils appellent agiasma, et devant lesquelles ils ne s’arrêtent jamais sans y plonger la tète, a la vertu de prévenir ou de guérir les maladies, ils croient aussi que l’ombre de certains arbres fait naître des songes tristes ou sourians, qu’il est des lieux, consacrés depuis plusieurs siècles par la superstition, où il faut aller dormir pour connaître l’avenir d’une façon certaine, et lorsqu’un pressentiment les tourmente ou qu’une inquiétude vague les agite, ils vont passer la nuit dans une église, afin de procurer à leur sommeil quelque apparition rassurante.

Le lendemain donc, le pacha, comptant sur la perfide promesse de l’ombre, livra de nouveau bataille ; mais la poignée de braves renfermée dans les murailles du khan sortit triomphante de cette lutte inégale. Les vainqueurs n’eurent qu’une seule perte à déplorer, et le poète rend ce touchant hommage à l’unique victime de cette chaude affaire :


« Il est minuit ; la lune et son cortège d’étoiles éclairent le sombre firmament ; tout est silencieux ; dans le lointain seulement, quelques détonations attardées troublent encore les échos.

« Il est minuit ; les klephtes, sans rien dire, creusent les froides entrailles de la terre ; ils ensevelissent un de leurs compagnons. Nulle fleur ne servira d’oreiller à sa tête, nulle branche verdoyante n’invitera les oiseaux à venir chanter près de lui.

« Sur cette tombe, l’encens ne brûle point ; le psaume des morts ne répand pas sa triste mélodie ; je n’entends pas non plus, ô vaillant Caplani, les gémissemens de ta mère ! »


Cette dernière scène, pleine de charme et de poésie, jette une ombre de douce tristesse sur ce petit drame militaire, qu’elle termine fort naturellement, car les klephtes avaient coutume d’ensevelir leurs morts sur le champ de bataille même, et pour ne point faillir à l’accomplissement de ce devoir, ils s’exposèrent plus d’une fois à voir leur triomphe se changer en défaite, grâce au retour subit d’un ennemi plus nombreux. La privation de sépulture est aux yeux des Grecs la plus lamentable des infortunes ; la condition des corps non ensevelis, exposés aux intempéries de l’air et à l’avidité des bêtes sauvages, excite en eux plus de terreurs que la mort elle-même. Ils croient que les âmes des malheureux dont le corps n’a point eu de funérailles errent éternellement au fond des solitudes, le long des fleuves, sur les bords de la mer, implorant sans cesse des prières, impuissantes d’ailleurs à terminer leur supplice. De leur côté, les Turcs ne manquaient jamais de trancher la tête aux cadavres des Grecs restés en leur pouvoir, et d’exposer ce hideux trophée aux injures et aux profanations d’une populace fanatique. De toutes les chances de la guerre, c’était celle que les klephtes redoutaient le plus. Aussi, lorsqu’ils étaient obligés de s’éloigner précipitamment du lieu du combat, emportaient-ils sur leurs épaules leurs blessés et leurs morts ; si la nécessité d’une fuite rapide les obligeait de renoncer à ce précieux fardeau, ils n’hésitaient pas à décapiter de leurs propres mains leurs compagnons d’armes, alors même que ces malheureux n’avaient pas achevé de rendre le dernier soupir.

À voir l’inquiétude immense qui agite le peuple grec au sujet de la destinée des âmes dans l’autre monde, le soin superstitieux qu’il apporte à l’accomplissement des cérémonies funèbres dans la crainte que la moindre omission ne procure aux mânes du défunt les plus sinistres infortunes, on pourrait croire que la pensée de la mort excite en lui des terreurs et une appréhension toutes particulières. Loin de là, cette pensée est familière à ce peuple, elle l’accompagne partout, jusque dans ses réjouissances publiques, et si elle jette parfois sur son imagination une teinte de mélancolie, elle ne lui cause ni trouble ni frayeur. Voici un singulier exemple de ce que nous avançons. — Le jour de Saint-George, nous entrâmes dans un petit village qui porte le nom de ce saint, vénéré par toute la Grèce ; les habitans de ce village, situé au fond des montagnes de la Laconie, célébraient la fête de leur patron et dansaient sur la place publique, aux portes de leur chétive église, autour d’une estrade sur laquelle deux ou trois musiciens chantaient en s’accompagnant d’un instrument discord et sauvage. Écoutez les étranges paroles de ce chant dont on répétait en chœur le refrain monotone :


« Réjouissez-vous, jeunes gens et jeunes filles ; voici le soir qui vient ; Charon compte nos jours un à un.

« Dansons sur cette terre qui doit nous dévorer.

« — Charon n’a ni discrétion ni pitié ; il prend les vieillards, il prend les petits enfans sur le sein des nourrices…

« — Sous cette terre, nous descendrons tous un jour. Elle dévore sous les grands arbres les jeunes gens et les pallikares, et sous les fleurs, les belles jeunes filles…

« — Réjouissez-vous, jeunes gens et jeunes filles. Charon est résolu à ne pas laisser une âme sur la terre[9]. »


Et les montagnards de Laconie qui dansaient au refrain de cette funèbre antienne avaient le regard joyeux et le sourire aux lèvres. On voit maintenant combien les chants inspirés à Zalokostas par la pensée de la mort devaient répondre au sentiment populaire : ceux où il célébrait les joies du combat ne rencontraient pas de moins nombreux échos ; mais faut-il le suivre pas à pas sur tous les champs de bataille où il a servi, le mousquet à la main, la cause de l’indépendance ? Selon les chances capricieuses de la guerre, Zalokostas passe sans cesse de la Roumélie en Morée, de la Morée en Roumélie, un jour poursuivant les Turcs, et l’autre poursuivi par eux, errant tout à la fois en trouvère et en paladin, se battant toute la journée, et le soir charmant ses compagnons d’armes par la peinture de leurs propres exploits. Tantôt il fuit dans les montagnes, sans ressources et presque découragé ; tantôt il entre victorieusement dans une ville, chantant une ode à la liberté. Sans entrer dans tous les détails de sa vie militaire, on peut en rapporter cependant ici les épisodes les plus saillans. À la tête de quelques partisans déterminés, Zalokostas guerroyait en Étolie vers la fin de l’année 1824. Surpris un jour par une nombreuse troupe de Turcs, près du village de Machala, il n’hésita point à accepter la bataille. Presque au début de l’action, il vit tomber à ses côtés un jeune homme du nom de Nasos, auquel il avait voué une amitié toute particulière. Les périls de ce combat inégal ne l’empêchèrent pas de rendre à son ami les derniers devoirs. Il lui ferma les yeux, tourna son visage du côté de l’orient, et jeta sur son cadavre la cape de poils de chèvre que portent les Albanais. Il allait s’éloigner, lorsqu’une jeune femme, que le pauvre Nasos avait épousée quelques jours auparavant, accourut cherchant partout son mari dans la mêlée. Zalokostas se contenta de lui montrer du doigt le manteau qui couvrait le cadavre. À ce signe, la jeune femme éperdue se jette sur le corps inanimé de Nasos, couvre ses lèvres de baisers, et, saisissant le sabre que le mort tenait encore dans sa main crispée, elle veut mettre fin à ses jours. Zalokostas l’arrête, lutte un instant avec elle et parvient à la désarmer ; mais, pendant ce court espace de temps, il avait été séparé du reste de sa troupe : une nuée d’ennemis l’environne, il est fait prisonnier et conduit dans la forteresse de Vrachori[10]. La nuit suivante, ayant réussi à ébranler l’un des barreaux de la fenêtre étroite de sa prison, il fixa solidement à l’autre l’extrémité de la ceinture démesurément longue qu’il portait autour de la taille, et qui fait partie du costume des pallikares ; puis il se laissa glisser le long de la muraille. Il ne put atteindre le sol qu’en se laissant tomber d’une assez grande hauteur ; le bruit de sa chute réveilla une sentinelle qui fit feu au hasard, et qui donna ainsi l’alarme à toute la garnison. Le jour commençait à poindre ; le fugitif n’eut que le temps de se jeter dans un marécage où il resta toute la journée, plongé dans l’eau jusqu’aux aisselles et caché dans une épaisse touffe de joncs. Le soir seulement, il osa quitter ce dangereux abri, et il se rendit à Missolonghi, que les musulmans assiégèrent peu de temps après (1825). Pendant ce siège, qui coûta à la Grèce son sang le plus généreux, Zalokostas se distingua par un trait d’audace vraiment héroïque. Au bout de plusieurs mois de blocus, la ville était réduite aux dernières extrémités ; ses défenseurs, décimés par la faim, les maladies et le feu de l’ennemi, suffisaient à peine à la garde des murs. Un soir, de grands feux, allumés sur le sommet des monts qui bornent au nord la plaine de Missolonghi, annoncèrent aux assiégés qu’un renfort inespéré leur arrivait de ce côté ; mais il y avait peu d’espoir que ceux qui venaient ainsi à leur secours parvinssent à traverser les lignes ottomanes : il s’agissait donc de leur frayer un passage. À la faveur d’une nuit profondément obscure, Zalokostas, accompagné d’un seul homme et chargé de matières incendiaires, sortit de la ville, trompa les avant-postes ennemis en leur adressant la parole en albanais, et pénétra au centre même du camp. Ayant choisi l’endroit où les tentes se trouvaient le plus rapprochées les unes des autres, il entoura l’un de ces abris de résine et de poix, y mit le feu et s’éloigna. Il comptait que l’incendie gagnerait de proche en proche et pratiquerait une large trouée, à travers laquelle le renfort si ardemment désiré pourrait passer peut-être en profitant du tumulte et de la confusion que cet accident ne manquerait pas de faire naître parmi les Turcs. Son compagnon ayant été reconnu par un soldat et tué d’un coup de pistolet, Zalokostas le vengea sur l’heure, chargea sur ses épaules le cadavre de son ami, et put regagner la ville, grâce au désordre causé par l’explosion de l’incendie. Malheureusement le temps était très calme, le feu se propageait lentement, une pluie torrentielle survint, les flammes furent éteintes, et la ville ne put être secourue.

Quelques semaines plus tard, les Missolonghiotes au désespoir effectuèrent cette sortie qui est restée justement célèbre. Le soldat-poète était de la troupe héroïque qui chercha à se faire jour l’épée à la main à travers les Turcs, et qui fut aux trois quarts massacrée. Après avoir erré quelque temps dans les montagnes du canton de Zigos, il rencontra un petit nombre de Souliotes avec lesquels il réussit à traverser le golfe de Lépante sur une barque abandonnée. Ils rejoignirent ensemble à Nauplie le fameux partisan Caraïskakis, qui venait d’être investi par le gouvernement du commandement des armées de terre et chargé de déloger les Turcs de l’acropole d’Athènes. Zalokostas échappa ainsi à tous les dangers ; on le verra regretter plus tard de n’avoir pas été atteint, comme tant d’autres, par une balle ennemie.

Après la pacification de la Grèce, il entra au service du roi Othon. Il semble que l’heureuse étoile qui l’avait constamment protégé pendant dix années d’une existence pleine d’aventures et de périls l’ait abandonné à partir du jour où sa vie cessa d’être exposée à la chance des batailles. En effet, malgré sa réputation de bravoure et sa renommée de poète, il ne sortit pas des grades subalternes de l’armée, et il fut aussi frappé alors dans ses affections les plus chères par la perte d’un enfant tendrement aimé. La douleur profonde qu’il ressentit lui inspira les stances suivantes adressées à la lune :


« O lune bien-aimée, tu ne souffres pas, et je souffre ; pourquoi donc parais-tu si triste là-haut dans le ciel ?

« Toi qui répands tes rayons d’or sur la terre et de magiques enchantemens sur les flots, pourquoi m’enveloppes-tu d’une lueur si pâle que je ressemble à un trépassé dans son tombeau ?

« O lune, parmi les anges qui habitent tes royaumes, mon ange n’est-il pas ? Et n’est-ce pas un baiser de tes lèvres que ta lumière m’apporte ?

« Écoute ma prière, prends ce soupir, et dis à mon enfant que mon âme dort avec lui sous la terre. Et s’il veut savoir quand mes maux finiront, réponds-lui qu’ils ne seront terminés que lorsque tes rayons bleus rencontreront ma tombe. »


Ce fut pour le talent de Zalokostas l’occasion d’une remarquable transformation. L’enthousiasme de la liberté, l’enivrement du combat, l’éclat des aventures guerrières, s’effacent en lui devant le sentiment de douleur qui l’absorbe. Sa muse se replie tristement sur elle-même, et en même temps rencontre des inspirations plus pénétrantes, qui se traduisent en de moins rudes accens. De cette époque datent ses meilleures poésies fugitives. Il en est une, le Poète, dans laquelle Zalokostas fait allusion à lui-même et au pressentiment de sa fin prochaine :


« L’étoile du matin tremble à l’horizon ; les coteaux, les bois, les montagnes ne sont encore que des ombres douteuses ; les prés s’abreuvent de la rosée nocturne ; le rossignol chante, et de blanches lueurs paraissent et disparaissent sur les vagues irisées de la mer.

« Les esprits invisibles tressent des couronnes d’or sur le sommet des monts, et les anges concourent à ce mystérieux travail. Tout est parfum, fleurs, feuilles et branches.

« Assis près d’une source, un jeune homme, un poète, promène un regard distrait sur les vagues objets de la terre ; il soupire et s’entretient avec la solitude.

« O triste nuit, quelle magie tu exerçais sur moi, et de quelle joie tu me pénétrais lorsque j’étais auprès de ma bien-aimée ! Aujourd’hui, tandis que les couples d’oiseaux conversent au fond des bois touffus, moi, je poursuis dans les déserts un fantôme qui m’échappe.

« On l’appelait Chryso, elle était jeune et belle : à quoi lui ont servi la beauté, la jeunesse en face de l’injuste Parque ? L’impitoyable Charon, ce froid chasseur, la vit et la prit.

« O vous qui l’avez connue, sources, forêts, oiseaux et fleurs, ne dites pas que je suis insensible, si vous me voyez encore de ce monde à travers lequel je me traîne comme un spectre. Je voudrais mourir, car la vie est un tourment, et la mort une fête.

« Charon l’entendit : les amandiers n’ont pas encore refleuri dans les champs, et déjà le jeune homme dort sous la terre près de Chryso.

« Deux arbres mystérieusement accouplés ombragent cette double tombe, et lorsque le vent passe, ils s’inclinent l’un vers l’autre comme pour un baiser. »


L’œuvre capitale de Zalokostas, celle qui lui a coûté le plus d’efforts et qui a le plus contribué à sa renommée, est un poème intitulé : Armatoles et Klephtes. L’antagonisme du klephte et de l’armatole ne fut pas une des moindres calamités que la Grèce asservie eut à subir. L’armatole était une sorte de grand feudataire, institué pour la première fois sous le règne de Soliman II et chargé d’administrer dans de certaines limites les terres soumises à sa juridiction, de veiller à la sûreté des routes, de maintenir la tranquillité du pays, de réprimer la continuelle effervescence des populations chrétiennes. Sa charge était héréditaire. Le but de cette institution avait été de donner une sorte de satisfaction au sentiment national du peuple conquis : satisfaction illusoire, car, pour conserver ses biens et sa dignité, l’armatole se voyait forcé de pactiser sans cesse avec l’oppresseur. Quand il était las de servir les Turcs, ou qu’il avait quelque injure à venger, il se faisait klephte. Ce dernier était au contraire l’homme libre par excellence, l’ennemi juré de tout ce qui tenait au conquérant de près ou de loin. Le klephte et l’armatole se trouvaient donc sans cesse aux prises ; par malheur, il arrivait souvent que l’un sous le prétexte de la tranquillité publique, et l’autre sous celui de la liberté, cachaient des querelles particulières et ne cherchaient qu’à terminer les armes à la main d’antiques haines de famille. Ils entretenaient ainsi une sorte de guerre civile presque aussi funeste au pays que la domination musulmane elle-même. Cette période de l’histoire des Grecs est fort obscure ; elle ne nous est guère connue que par la poésie populaire, qui, fidèle interprète du sentiment national, jette un romanesque intérêt sur le klephte, vaillant, généreux, indompté, fuyant l’oppression dans le désert et préférant la compagnie des aigles et des loups à celle des Turcs. Zalokostas a puisé, dans le souvenir traditionnel de ces dissensions intestines, le sujet de son meilleur et dernier poème. Il le dédie aux mânes de cet enfant qu’il devait rejoindre prématurément dans la tombe. La scène se passe en Épire, à Janina. L’âme du poète, en se reportant vers l’âpre berceau de sa première jeunesse, retrouve la sève et la vigueur de ses inspirations d’autrefois. Voici l’invocation qui lui sert de début :


« O muses, lumières divines de l’esprit, dissipez un instant les ténèbres du passé et soulevez à mes yeux le voile qui couvre le temps de notre esclavage ! Transportez-moi sur le sol sacré de l’Épire, au fond de ses montagnes saintes. O Temps, et toi, Mort, fléaux du monde, laissez-moi puiser aujourd’hui dans le trésor de votre double richesse, toi dans les pages mystérieuses de ton livre, et toi dans les froides tombes.

« Je vois le mont Tmara[11], la neige couvre les forêts du sein desquelles son fier sommet s’élance ; je vois le lac alimenté par les ondes noires du Cocyte, et l’île sur laquelle la résidence d’été et les palais efféminés d’un féroce pacha s’élèveront plus tard. Une tour apparaît seule en ces lieux, la tour triangulaire d’un armatole. »


Là vivait, puissant et heureux, l’armatole Chloros, régnant sans conteste sur les contrées environnantes. Cette paisible existence dura jusqu’au jour où il donna la main de Despo, sa fille, au brave Kentros. Parmi les hommes d’armes du vieux chef, il en était un, Photos, qui, violemment épris de Despo, avait osé la demander à son père, lui, le serviteur, le soldat aux gages de Chloros. « Eh quoi ! lui avait répondu ce dernier, si je te prends pour gendre, qui dressera ma table ? Qui aura soin de faire luire le fourreau de mon sabre et le canon de ma carabine ? » Irrité de cette réponse dédaigneuse, le jeune homme, pendant qu’on célébrait les noces de Despo, se sauva dans la montagne, s’y fit klephte, et se mit à ravager sans relâche les terres de son ancien maître. Lamprinos, fils de l’armatole, et Kentros essayèrent vainement de délivrer le pays de cet hôte dangereux. Photos, à la tête d’une audacieuse bande, les repoussa toujours ; les ayant enfin attirés dans une embuscade, il les conduisit chargés de chaînes au fond des gorges du Midjikelli[12].


« D’épaisses nuées s’amassent et noircissent le ciel ; l’ouragan court sur les abîmes, les chênes déracinés roulent en bas dans la plaine, et les oiseaux s’envolent de toutes parts à la recherche d’un asile.

« Au sein d’un étroit vallon protégé par les rochers et par un bois de sapins aux feuilles épineuses, l’invincible klephte a établi son liméri. Là, il règne et couve dans son sein le feu sacré qui doit un jour embraser et rajeunir la Grèce. Ses soldats veillent sur ses prisonniers, qu’ils accablent de tourmens et d’injures. »

À la faveur de la tempête, Rissas, protopallikare[13] de Chloros, réussit, sous le costume d’un paysan, à pénétrer dans le liméri, espérant trouver un stratagème pour sauver ses amis. Les klephtes le reconnaissent et lui font subir les plus cruels supplices. « Photos, s’écrie l’infortuné, si tu crois au Christ, si tu as encore quelque espoir de sauver ton âme, ne me laisse pas mourir avec mes péchés, fais-moi venir un confesseur. » Photos n’a point hâte de terminer les jours de ses captifs ; il veut jouir longuement de leurs douleurs. Le poète redescend alors dans la demeure désolée de l’armatole.


« Tout auprès du pyrgos, il est un petit sanctuaire. Une lampe de cuivre y brûle entre l’image pensive d’un saint et la boîte peinte où le passant dépose son humble offrande pour l’encens et la cire. Devant l’image, une jeune femme est debout, les mains croisées dans l’attitude de la prière ; elle attache un morne regard sur la face dorée du bienheureux.

« Elle ne peut prier ; son cœur est en proie à mille tortures ; son âme rêve la vengeance. La douleur a flétri l’éclat de ses vingt ans, comme le souffle du vent flétrit la fleur du narcisse ; mais, sous son teint pâle, ses traits ont conservé leur délicate beauté.

« Soudain un bruit d’armes et de pas se fait entendre. Le vieil armatole entre dans le temple ; à la sauvage expression de son visage, il est aisé de deviner qu’une tempête de passions couve dans son sein. Sa chevelure toute blanche s’échappe de son feutre pourpre et tombe en boucles épaisses sur ses larges épaules. La poignée de son sabre frappe ses genoux ; il est fort comme un jeune homme.

« — Despo, dit-il, les ténèbres de la nuit ont achevé la moitié de leur course ; il est temps de te reposer. — Mon père, la douleur ne dort pas ; la vengeance ne laisse pas l’esprit en repos. Kissas, notre fidèle Kissas, est dans le liméri des klephtes ; il n’a pas délivré mon frère, il n’a pas tué le meurtrier de Kentros. Le lendemain de mes noces, j’ai pris des habits de deuil.

« Soudain son cœur s’enflamme, la colère sillonne son front et fait trembler convulsivement ses lèvres, des éclairs jaillissent de ses yeux. — Mon père, l’âme de Kentros erre et soupire dans quelque solitude ignorée, sur une terre non purifiée par l’encens. Jusques à quand verserons-nous des pleurs inutiles ? Courons le venger ; son sang nous appelle. »


Cette douleur sans larmes, ce courroux viril, sont bien dans les traditions de la poésie populaire de la Grèce, traditions dont Zalokostas ne s’éloigne jamais, et dans lesquelles il trouve sa force et son originalité. La femme, telle que les improvisateurs l’ont chantée, est une création toute spéciale de la muse des Grecs modernes. Le patriotisme, le dévouement et une mâle pudeur sont ses premiers attributs. L’amour conjugal et l’amour maternel se confondent dans son cœur avec l’amour de la patrie ; elle n’aime son mari que parce qu’il combat pour la liberté ; elle n’élève son enfant qu’en vue des luttes où elle espère qu’il se distinguera quelque jour. Les vertus humbles et douces du foyer domestique, la grâce et le charme de la créature délicate, sensible et faible sont étrangers à ce type tout héroïque. Loin de s’abandonner à de vaines plaintes, Despo se redresse et crie aux armes. Elle préside aux préparatifs du combat, excite les guerriers et distribue les panoplies décrochées par elle de la muraille, tandis que sa vieille mère prie et pleure dans son oratoire. Enfin Ghloros donne le signal du départ.

À peine l’armatole et ses soldats ont-ils traversé le lac qu’ils rencontrent inopinément ceux qu’ils allaient secourir, et qu’un klephte du nom de Dimaras, touché de leurs souffrances, avait délivrés pendant la nuit. Ils reprennent tous ensemble le chemin de la montagne dans l’intention de livrer à leur ennemi une de ces homériques batailles dont l’Epire a été si souvent le théâtre.


« Déjà les forêts se dépouillent de l’ombre de la nuit, et le soleil éclaire de ses premiers rayons les gorges du Midjikelli. Pas un souffle n’agite le bois silencieux ; le torrent seul gronde au bas de la montagne. Sur la cime de chaque rocher, à l’entrée de chaque défilé, d’invisibles sentinelles veillent, tandis que leurs compagnons reposent encore sur leur couche de feuilles sèches. Photos est le neuvième ; il dort au milieu d’eux. Sa main gauche est crispée sur la poignée de son sabre, sa droite serre la crosse dorée d’un pistolet. Le sommeil l’a surpris dans un accès d’étrange joie, et le sourire amer de son âme est gravé sur sa figure.

« Ils dorment sans crainte, et cependant les armatoles, habitués aux abîmes, sont déjà près d’eux. Dimaras, le sauveur de Kentros, les a guidés à travers d’infranchissables ravins, par des sentiers secrets… Le voici donc, ce lieu terrible où nul rayon ne pénètre, où les klephtes dorment, où les louves gardent leurs couvées ! Le feu commence, le sang coule, les cris des combattans font tressaillir la montagne. O toi ! lecteur qui aimes ta patrie, tu as horreur de cette inimitié qui pousse des frères à s’entre-tuer. Détourne ton regard de cette scène de carnage.


Le poème finit par ce gracieux tableau du retour des armatoles vainqueurs :


« Le soleil au déclin de sa course argenté les flots paisibles du lac, au milieu duquel l’île verdoyante sourit. Le pyrgos s’élève sur le rivage sablonneux ; il apparaît de loin comme une forme magique. Debout sur le rempart, Despo, prodige de beauté, blanche, pâle, immobile comme un marbre, a les yeux fixés sur le bord opposé, du côté des forêts.

« Soudain une barque quitte le rivage et ride la surface des eaux ; la proue divise les flots, et la poupe laisse après elle un sillon d’écume. Le cliquetis des armes retentit, l’or étincelle aux rayons du soleil couchant ; mais dans la barque règne un silence profond. Hélas ! pourquoi nul chant de victoire ne se fait-il entendre ?

« Despo compte le nombre de ceux qui reviennent, elle en compte douze, elle compte encore : un seul manque, elle tremble ; mais bientôt elle reconnaît Kentros, Lamprinos et Chloros. Déjà l’esquif, ralentissant la rapidité de sa course, approche de la terre, et Despo, tirant de son sein des fleurs récemment cueillies, les répand, précieuse récompense, sur le groupe des vainqueurs.

« Puis elle jette sur un cadavre trois odorantes tubéreuses. Généreux Dimaras ! quel est le cœur que ta mort laisse solitaire ? quel est le flambeau nuptial que ton trépas éteint ? Que n’ai-je pu, moi aussi, parcourant le champ de bataille d’un pas rapide, mais combattant pour une meilleure cause, mourir et recevoir pour prix de ma valeur des fleurs tombées des mains de ma bien-aimée ! »


La dernière œuvre de Zalokostas fut couronnée par l’académie d’Athènes ; cette couronne ne s’adressait plus qu’à une tombe : le poète était mort depuis quelques mois, sans avoir joui du triomphe qui consacrait la célébrité et la popularité de son nom[14].


III

L’idiome vulgaire qu’a employé Zalokostas n’est plus celui des poètes athéniens de nos jours. Depuis trente ans, cet idiome s’est peu à peu modifié ; il s’est débarrassé des locutions étrangères et des empreintes barbares qui le défiguraient ; il s’est transformé progressivement en une langue pure, grammaticale, mélodieuse, qui se perfectionne et s’enrichit chaque jour en puisant aux trésors du dialecte antique. L’école dont fait partie Zalokostas, et que les Athéniens appellent vulgariste, cède la place à un nouveau cycle qui compte parmi ses poètes les plus corrects et les plus élégans M. Orphanidis. Ce dernier est de Smyrne ; par la forme, la couleur et l’image, il diffère du poète de Janina autant que le ciel voluptueux et doux de sa patrie diffère du ciel austère de l’Épire. Au fond, la source de son inspiration est la même ; mais le théâtre et la mise en scène changent et se revêtent d’une parure plus harmonieuse et plus étudiée. Du sauvage séjour habité par les klephtes, nous entrons dans l’une des contrées les plus séduisantes de la Hellade, contrée que M. Orphanidis[15] a parcourue tout à la fois en poète et en naturaliste, cueillant le jour des fleurs près des fontaines que d’antiques traditions ont rendues sacrées en Phocide et en Béotie, et le soir écoutant les superstitieuses légendes racontées par les gens du pays. Au retour de ce voyage et sous l’impression qu’il en avait gardée, il écrivit le poème d’Anna et Phloros ou ta Tour de Pétra[16]. L’action se passe au pied du vert Hélicon, non loin de la ville de Livadie, que les Grecs appellent l’humide à cause des sources nombreuses qu’elle renferme, du torrent qui baigne ses murs et des neiges du Parnasse, qui la couronnent dans le lointain. Nous avons nous-même visité le paysage dans lequel l’auteur a encadré son récit, et, par un singulier hasard, nous avons aussi entendu raconter la légende que M. Orphanidis a prise pour canevas de son poème.

On sait que l’Hélicon est une montagne de la Béotie dont les anciens avaient fait l’un des séjours préférés des muses. Au dire de l’historien Pausanias, nulle plante vénéneuse n’en souillait le sol, et les vipères elles-mêmes, endormies sur ces tièdes coteaux, ne se nourrissaient que d’herbes inoffensives et parfumées qui ôtaient tout danger à leurs morsures. Apollon, Mercure, Bacchus, Orphée, Hésiode avaient leurs statues sous les arbres d’un bois sacré où s’élevait un temple que les plus grands artistes s’étaient plu à embellir de leurs chefs-d’œuvre. De ces splendeurs, il ne reste aujourd’hui qu’un poétique souvenir ; mais la nature n’a pas changé, les vallons y sont toujours pleins de fraîcheur, de parfums et d’ombrages : un bois touffu, sur la lisière duquel on rencontre les ruines mélancoliques d’un petit monastère, couvre le penchant du mont ; plus haut, une assise de rochers chaudement colorée par le soleil se dresse, comme pour garantir la vallée du souffle des orages et empêcher que, la nuit, quelque rafale n’emporte au loin les célestes fantômes des neuf sœurs. La végétation luxuriante de l’Hélicon forme un contraste frappant avec la désolante aridité de presque toutes les montagnes de la Grèce, qui semble avoir perdu ses fleuves et ses forêts en même temps que ses dieux. À une demi-journée de marche, au pied du Parnasse, la ville de Livadie, se détachant avec élégance sur un fond de rochers sombres, serpente en amphithéâtre autour d’un tertre élevé et montre au loin ses coupoles byzantines et ses minarets élancés. Sur la route de Thèbes à Livadie, à quelque distance du mont Hélicon, l’on aperçoit une ruine qui date du moyen âge et dont les murs semblent avoir été noircis par le feu. Je passais en cet endroit un soir d’automne (1854), accompagné d’un Thébain, mon hôte de la veille, qui se rendait à Livadie comme moi. J’invitai mon compagnon de route à monter sur cette ruine, afin de mieux contempler le soleil qui se couchait derrière les cimes lointaines de l’Eubée. Le Thébain refusa obstinément et me dit que ces lieux étaient hantés par les esprits, que personne n’osait s’y arrêter, à l’exception toutefois des pâtres, qui passent en Grèce pour entretenir avec les êtres surnaturels un commerce assidu. Il me raconta même que, l’année précédente, un voyageur, parvenu au sommet de ces vieilles murailles, fut pris d’un inexplicable vertige, et se précipita dans l’abîme la tête la première. Il s’engagea ensuite dans un long récit d’histoires fantastiques ; mais comme ces histoires composent précisément le fonds du poème qui a commencé la réputation de M. Orphanidis, c’est à ce dernier qu’il faut emprunter le récit de la romanesque aventure dont ces lieux furent le théâtre, suivant la foi populaire.


« Une tour de forme barbare s’élève sur le chemin de Thèbes ; elle domine la plaine du Copaïs, où l’azur du ciel se reflète ça et là dans les eaux. Les chouettes chantent assises sur les corniches du toit ; les hibous, qui parlent dans le désert, ont leurs nids sous les balcons. Lorsque la lune, pâle, à demi noyée dans un océan de vapeurs, éclaire faiblement la campagne, on aperçoit un fantôme errant sur le pyrgos solitaire. Ce fantôme est celui d’une jeune fille vêtue d’une robe blanche qui tombe jusqu’à ses pieds : ses cheveux sont épars ; ses traits, d’une beauté divine, expriment l’épouvante. Elle parcourt du sommet à la base, avec l’adresse et la légèreté des ombres, ce vieux donjon que le moindre vent fait trembler comme un cyprès et vibrer comme une lyre ; elle agite les bras avec désespoir, comme pour demander du secours contre un pressant danger, apparaissant et disparaissant entre les créneaux, les balcons ciselés et les brèches béantes de la tour. Puis, se montrant à une fenêtre tournée vers l’orient, elle se penche au dehors et s’élance dans le vide en poussant un cri terrible que les échos des vallées répètent mille fois. »


Souvent aussi c’est un bruit d’armes, un éclat de rire confus ; puis le tumulte cesse, et, par la muraille éventrée, une longue file de chevaux, de forme étrange, s’échappent emportant des cavaliers penchés sur leurs noires encolures ; leurs sabots font jaillir des éclairs, leur galop retentit comme la foudre. Ils vont se précipiter dans les ravins du côté de Thèbes. Ce donjon était, il y a quelques siècles, la demeure d’un sinistre personnage, reflet un peu pâle des sombres héros de Byron, quoi qu’en dise M. Orphanidis, qui se défend quelque part d’avoir cherché à imiter le poète anglais. Cet homme, aussi beau que pervers, aussi riche que cruel, avait abordé les rivages de la Grèce seul, sur une barque légère, au milieu d’une affreuse tempête. On ne savait de lui que deux choses : qu’il était de Venise et qu’il s’appelait Antonelli. Il n’avait pas tardé à se faire l’ami des Turcs, à imiter leur conduite, à remplir la contrée du bruit de ses orgies et de ses crimes. Aussi était-il l’effroi des citoyens paisibles, des femmes honnêtes et des vierges pudiques. Parmi ces dernières, il en était une pour laquelle Antonelli avait conçu une passion violente. Fille du vieux Lampros, riche habitant de Livadie, elle se nommait Anna, et elle était fiancée à un pallikare qu’elle aimait, Phloros. La veille du jour fixé pour le mariage, Antonelli entra dans Livadie, suivi d’une troupe nombreuse de cavaliers ; il se rendit chez le toparque, homme toujours prêt à seconder une criminelle entreprise.


« La demeure de Lampros est toute en mouvement ; la foule des amis et des proches remplit les vastes salles, et de nombreux serviteurs gardent les portes du vestibule. Les jeunes filles de Livadie, compagnes familières d’Anna, se sont assemblées et lui apportent la robe nuptiale, en chantant les couplets d’usage. Déjà le prêtre appelé dans la maison du père pour cette cérémonie a revêtu sa chape d’or, et les cierges de cire blanche brillent pour l’hyménée ; déjà Phloros tient dans sa main la main tremblante d’Anna, lorsqu’un bruit effrayant se fait entendre autour de la maison ; un cliquetis d’armes, des cris de soldats, jettent la terreur dans l’âme des conviés ; la parole expire sur les lèvres du prêtre prêt à bénir les nouveaux époux. »


Au même instant, les satellites du toparque, à l’instigation d’Antonelli, font irruption dans la salle, se jettent sur le vieux Lampros, qu’ils entraînent, chargé de chaînes, sous une accusation mensongère. La jeune fille reste plongée dans le deuil, le sommeil la fuit : si parfois ses paupières appesanties se ferment, des songes affreux éloignent d’elle le repos et la forcent à déserter sa couche. Son père lui apparaît mort et baigné de sang. La pauvre enfant veut crier, mais un baiser de glace rend sa bouche muette. Alors le mort redevient vivant, et le vieillard doux et vénérable bénit sa fille avec un geste d’inexprimable tendresse.

Après plusieurs jours de désespoir et d’angoisse, Anna reçut un billet écrit d’une main inconnue. Ce billet lui assignait pour la nuit suivante un rendez-vous à l’antre de Trophonius ; on lui promettait, si elle consentait à s’y rendre seule, de lui indiquer un moyen de sauver son père, encore vivant au fond des prisons du toparque. Anna, dont l’âme droite et pure ne soupçonnait nulle part la perfidie, n’hésita point à accepter cette mystérieuse entrevue. Elle courut s’agenouiller aux pieds de la madone, qui a son autel dans l’intérieur de toutes les familles grecques. Au moment où les premières paroles de sa prière sortirent de ses lèvres, la lampe qui brûlait devant l’image sainte s’éteignit brusquement. — Faites, s’écria la jeune fille, effrayée de ce présage et troublée tout à coup par de funestes pressentimens, faites, ô Panagia, que mon espoir ne s’évanouisse pas comme cette faible lumière ! — Et, reprenant courage, elle attendit le soir avec une fiévreuse impatience.


« La nuit vint enfin ; Anna prit le chemin de l’antre prophétique. Un vent d’orage poussait rapidement de pesantes nuées qui voilaient toutes les lumières du ciel ; le tonnerre mêlait sa voix à celle du torrent d’Hercyne, qui coule sur le rocher. Ce soir-là, le démon des tempêtes s’était assis sur la cime du Parnasse. Dans la ville, le silence, un silence d’esclaves, régnait ; les chiens sauvages hurlaient dans la plaine. La jeune fille se hâte ; chaque ombre la fait trembler, elle frissonne au moindre bruit. Son imagination troublée prête la vie aux choses inanimées. Les rochers se meuvent derrière elle et la suivent comme de gigantesques fantômes, les arbres étendent leurs bras décharnés, comme pour lui montrer la route que le destin lui ordonne de suivre ; mais le souvenir de son père exalte son courage : elle arrive à l’entrée de la caverne redoutée où le dieu rendait jadis ses oracles. »


Cette sombre description laisse pressentir un malheur. En effet, c’est Antonelli lui-même qui a indiqué ce rendez-vous à la jeune fille, et quelques heures plus tard elle se trouve dans le pyrgos de Pétra, à la merci de son ravisseur. Cependant Phloros se met en campagne pour délivrer sa bien-aimée. Le poète aborde la description du camp de Phloros, devenu capitaine. Ce tableau est plein de vérité, et les figures des klephtes se détachent d’une manière frappante sur les contours harmonieux et doux du paysage au milieu duquel ils ont établi leur pittoresque bivouac.


« Des sources cristallines rafraîchissent les vertes forêts de l’Hélicon ; là, les oiseaux chantent, et le printemps règne éternellement… C’est la troisième aurore depuis le jour où la fille de Lampros a disparu de Livadie. Près d’une fontaine, des hommes armés sont assis. À leur fière attitude, à leur longue chevelure, à leur poitrine velue, à leur terrible regard, on voit bien qu’ils sont tous de ces hôtes vaillans des montagnes, hommes libres, effroi des Turcs. Les uns fourbissent leurs armes étincelantes, les autres attisent le feu devant lequel rôtissent des agneaux entiers. Le plus grand nombre prête une oreille attentive aux récits guerriers d’un vieillard ; d’autres groupes chantent, en regardant le ciel, la mort d’un frère ou d’un ami.

« Un seul, jeune, blond, de haute taille, se tient à l’écart, adossé au tronc d’un sapin touffu. Son visage pâle, sa tête tristement penchée sur sa poitrine, expriment éloquemment une douleur secrète. C’est Phloros. De temps à autre, son regard interroge le soleil, et mesure avec une sorte de colère la distance qui le sépare encore de l’horizon lointain du soir. Il semble reprocher à l’astre lumineux de mettre une lenteur inaccoutumée à parcourir sa carrière… Enfin le disque rougissant s’inclina vers le couchant, et ses derniers rayons envoyèrent des reflets pourprés sur les nuages roses et sur la neige des montagnes. Lorsque la nuit, mère du silence sacré, eut étendu son voile sur la nature, les klephtes sortirent des bois et s’avancèrent sans bruit contre la tour de Pétra. »


Le Vénitien, toujours sur ses gardes, fait à ses ennemis une énergique résistance. Bientôt la porte extérieure est enfoncée ; mais une seconde, plus pesante et plus massive que la première, s’oppose aux assaillans. Le sabre et l’arquebuse étant inutiles, ceux-ci prennent des armes de cyclopes, et, doués comme tous les héros populaires d’une force surnaturelle, ils lancent des quartiers de roches et des troncs d’arbres contre la muraille de fer. Phloros est le plus acharné, car, à travers le bruit du combat, la voix d’Anna se fait entendre. La seconde porte cède à son tour, et les assiégeans poussent un cri de victoire ; mais un spectacle terrible les arrête. L’intérieur de la tour est en feu, les flammes la parcourent du sommet à la base, les poutres s’écroulent, et les défenseurs de ces murs ont disparu comme par enchantement. Saisis d’un superstitieux effroi, les klephtes croient au sortilège ; persuadés qu’ils ont eu affaire à des démons subitement rentrés, dans leurs domaines souterrains, ils reculent, lorsque Phloros distingue un bruit de chevaux galopant à travers la plaine ; il regarde et aperçoit aux lueurs de l’incendie une légion de rouges fantômes qui fuient du côté de Thèbes. Il s’élance à leur poursuite et reconnaît au dernier rang, sur un même coursier, sa pâle fiancée et son redoutable ennemi. Il s’arrête, arme sa carabine en invoquant la Vierge, met un genou en terre pour mieux viser et tire. Le cheval est touché, il roule dans la poussière ; mais le cavalier se relève en brandissant un cimeterre. Phloros reprend sa course. Il arrive ; hélas ! il ne retrouve plus que le cadavre sanglant de sa bien-aimée, et près d’elle l’arme de son meurtrier. — Depuis ce jour, on ne revit plus dans le pays aucun des acteurs de ce drame ; il n’en reste comme souvenir, avec la tour incendiée, démantelée, fréquentée par de lamentables apparitions, que la tombe de la jeune fille, creusée par des mains inconnues, et sur laquelle s’épanouit un grand rosier qui ne cessa jamais de porter des fleurs.

Là se termine la légende telle que les habitans de l’ancienne Béotie la racontent, et l’on aime ce dénoûment vague où les personnages s’évanouissent comme les ombres d’un rêve ; mais M. Orphanidis a voulu continuer l’aventure : il fait partir Phloros pour l’Italie. Phloros, arrivé à Venise, apprend qu’Antonelli est condamné à mort pour de nouveaux crimes ; il demande à remplir l’office de bourreau, et tranche de sa propre main la tête du coupable en prononçant le nom d’Anna. Puis il revient en Grèce et s’en va dans le monastère de Saint-Lucas demander aux austérités de la vie religieuse l’oubli du passé ; mais il ne tarde pas à reconnaître le vieux Lampros lui-même dans l’hégomène du couvent. Ne pouvant supporter cette vue, qui rouvre à chaque instant les blessures de son cœur, l’infortuné novice se sauve au sein des solitudes les plus inaccessibles du Parnasse, où il meurt bientôt de douleur, de froid et de faim.

Le talent de M. Orphanidis se montre plus sûr et plus élevé dans un autre poème en cinq chants, Chios esclave[17]. Le premier il a célébré l’héroïsme et les infortunes des îles, qui jusque-là tenaient fort peu de place dans la poésie grecque, et n’avaient guère inspiré qu’un petit nombre d’improvisations en l’honneur de Canaris et de Miaoulis. De toutes les îles de la Grèce, Chios est assurément la plus belle ; elle n’a jamais cessé d’être aussi la plus malheureuse. Rien n’égale la douceur de son climat, la fertilité de son sol, la richesse et la variété de ses produits, la grandeur et la grâce de ses paysages ; mais que de calamités et de désastres ont de tout temps accablé cette contrée enchanteresse, que les Grecs appellent encore un paradis terrestre, malgré les maux qu’ils y ont soufferts ! Voyant la silhouette de Chios se dresser du sein de la mer par un matin d’été près du golfe de Smyrne, nous regrettions de passer si vite devant cette côte séduisante. — N’y allez jamais, nous dit un Smyrniote assis près de nous ; mieux vaut la voir de loin ; à l’intérieur, vous ne rencontreriez que des Turcs et des ruines. — Cette pensée semble avoir dicté l’invocation suivante par laquelle M. Orphanidis ouvre son poème :


« Près des côtes de l’Asie-Mineure, non loin de Smyrne l’heureuse, le nautonier rencontre une île transparente que baigne une atmosphère embaumée. Lorsque la mer et les monts font silence, de mystérieuses paroles et de vagues rumeurs vous viennent de son rivage ; cependant les dangereuses sirènes n’y ont point fixé leur séjour.

« Salut, Chios ! Si tu n’es pas le berceau d’Homère, c’est chez toi du moins qu’il a placé l’Olympe. Saisi d’un saint respect, j’ai baisé la pierre où s’est reposé le génie de l’antique Grèce[18], et, dans le calme de la nuit, mon oreille attentive a cru distinguer, à travers les bruits harmonieux et confus de la nature, le vieil écho des paroles du divin aveugle.

« Salut, Chios ! patrie des fleurs, fille charmante de la mer ! un sang innocent a trop souvent arrosé ton sein fécond et béni ; entre les fentes de tes pierres, on trouve des ossemens de martyrs. O toi, voyageur qui cingles vers ce beau rivage, contente-toi d’en aspirer de loin les parfums ; n’y descends pas, car tout ce que tu verrais déchirerait ton cœur. »


Le sujet du poème est un épisode de la domination génoise, qui dura de 1346 à 1566, époque à laquelle les Turcs y mirent fin. Pendant ces deux siècles, les Génois se montrèrent presque aussi cruels que le furent ensuite leurs barbares successeurs. La famille des Giustiniani se distingua surtout par la dureté du joug qu’elle imposa aux Chiotes. Ces derniers tentèrent plus d’une fois de secouer cette domination. Une année, ils formèrent le projet de massacrer tous les étrangers le jour de Pâques[19], au moment où, suivant un usage qui n’a pas cessé d’exister, le peuple va baiser la main de ses archontes et leur souhaiter une longue et prospère existence, en répétant Xριστός άνέστη, le Christ est ressuscité, paroles sacramentelles que les Grecs ne manquent jamais ce jour-là de prononcer en s’abordant. L’un des conjurés livra le secret du complot, et les Génois se vengèrent par les plus terribles supplices. Les vieilles chroniques et les traditions populaires de l’île retentissent de ce sanglant épisode ; elles prétendent que les conspirateurs furent trahis, non par l’un d’entre eux, mais par une jeune fille amoureuse d’un Giustiniani. Cette donnée ouvrait à la poésie un champ fertile en péripéties dramatiques. M. Orphanidis s’en est emparé avec succès. Chios esclave est une épopée courte, sobre, nerveuse, remplie d’un intérêt savamment ménagé, de situations tragiques et de physionomies bien dessinées. Les personnages qui se meuvent à travers les cinq chants dont elle se compose sortent enfin du moule exclusivement klephtique dans lequel les héros de la poésie grecque sont à peu près tous uniformément coulés, Isidore s’est condamné de bonne heure à l’exil pour fuir le spectacle des maux soufferts par sa patrie ; suivant l’usage grec, il s’était fiancé, avant de partir, avec une enfant, la fille du vieux Mynas, l’un des habitans les plus riches et les plus influens de l’île. Au bout de neuf ans, il revient secrètement pour délivrer son pays et épouser ensuite celle dont il se croit toujours aimé, mais le temps de son absence a effacé son souvenir du cœur de l’oublieuse enfant : il la retrouve assise auprès de Jean Giustiniani, le neveu même du tyran, du gouverneur Pierre. Désormais Isidore aspire non-seulement à chasser l’oppresseur, mais à venger sa propre injure ; il veut frapper du même coup et le tyran et le séducteur. Marie, la fille du vieux Mynas, n’est plus la femme purement héroïque que nous avons vue jusqu’ici ; elle est douée de tous les charmes de son sexe, elle en partage aussi toutes les faiblesses. Éprise de celui qu’on appelait le bon Jean, parce qu’il s’efforçait parfois d’adoucir les rigoureuses sentences de son oncle, elle apprend avec désespoir de la bouche même de son père la vaste conjuration ourdie par ses compatriotes. Sachant que les jours de Jean sont menacés, elle tremble ; elle hésite entre l’amour et le devoir. Enfin, à force de tristesse et de mystérieuses paroles, elle révèle à Jean le danger qu’il court. Tels sont en peu de mots les élément principaux du poème.

Le premier chant est une sorte de sombre ouverture ; l’inexorable gouverneur de Chios ordonne les supplices, distribue les condamnations, tandis que son neveu hasarde de timides remontrances, et tente vainement de lui faire écouter la voix du peuple qui gémit et murmure. Au second chant, l’action s’engage et se poursuit sans digression. Par une nuit obscure, deux hommes se rencontrent sur l’une des plages les plus désertes de l’île : Isidore et l’évêque grec Procopios, l’un des chefs les plus ardens du complot. Procopios représente ici l’antagonisme des églises grecque et latine, qu’un abîme sépare, et qui ont de tout temps rempli l’Orient du bruit de leurs rivalités. Ce qu’il veut, c’est l’expulsion du clergé latin, qui a suivi les Génois et qui partage leur pouvoir. Isidore apprend au pontife que quatre vaisseaux et trois cents guerriers, envoyés par l’impératrice de Byzance, sont dans la rade ; au premier signal, ils prêteront main-forte aux insurgés. « En attendant, ajoute-t-il, je suis mendiant et fou ; je vais parcourir la ville et répéter au peuple ses chansons favorites. L’âge, l’exil, mes haillons, ma folie, me rendront méconnaissable. » Le lendemain, Procopios s’en allait prêcher par les bourgades et les villages, tandis que dans la ville un insensé, assis en face de la forteresse, chantait et rassemblait les passans. En l’écoutant, les uns riaient, les autres pleuraient. En même temps voici ce qui se passait chez Mynas :


« Marie est seule dans le jardin ; son bras, pur et blanc comme un marbre antique, soutient sa tête pensive. Elle regarde les fleurs, fleur charmante elle-même, mais nulle d’entre elles n’a d’attraits pour ses yeux. Elle écoute, mais ce n’est point le chant du rossignol qui captive son oreille.

« Soudain un bruit se fait entendre ; elle s’élance, rapide et légère, parmi les citronniers ; les branches en fleurs s’entr’ouvrent devant elle. C’est Jean, calme et joyeux comme de coutume. Ils se sourient l’un à l’autre. Marie fut la première à rompre le silence. « Je craignais que tu ne vinsses pas, dit-elle. — Lorsque l’aimant aura cessé d’attirer le fer, lorsque le corps sera sans ombre et la mer sans poissons, alors, ma bien-aimée, je pourrai vivre loin de toi ; alors seulement, si tu m’appelles, je serai sourd à ta voix. — Je t’ai fait venir, reprit la jeune fille, car une douleur violente brise mon cœur. Que ne suis-je insensible comme le rocher ! Mon âme ne serait point agitée par le doute ; je n’aurais point à choisir entre le sentiment et le devoir. — Je ne te comprends pas, fit le jeune homme ; Marie, tu caches un mystère au fond de ton âme. Que de fois, depuis deux semaines, j’ai vu tes lèvres prêtes à parler, ton front innocent couvert d’une sueur froide ! mais ta bouche restait muette : tu dévorais ton secret, et moi mes pleurs. »

« Marie allait répondre ; mais elle pousse un cri de terreur. À quelques pas de la fenêtre, un homme couvert de haillons, les cheveux en désordre, est immobile et debout. Il fixe sur la jeune fille un regard courroucé ; un sourire d’amer désespoir erre sur ses lèvres, un souffle précipité soulève sa poitrine.

« — Rassure-toi, dit Jean, c’est un mendiant débarqué récemment à Chios ; il est privé de raison. Le pauvre diable s’imagine avoir été doge de Venise ; c’est pourquoi il hait les Génois. Il croit que sa femme l’a trompé. Quelquefois il est plaisant et chante une foule de chansons… Mais par où a-t-il pu entrer ? La porte est close et la muraille est haute. — À ces mots, Isidore pousse un éclat de rire et s’écrie :

« — Archonte, je suis entré par où entrent d’ordinaire la foudre et la vengeance du ciel ! — Allons, reprit Jean, tu te crois encore à Venise. Chante-nous plutôt une de tes romances, afin que ma maîtresse t’entende, et si tu chantes bien, peut-être ta bien-aimée voudra encore de toi.

« Le fou se mit à chanter… »


Chacune des strophes de la ballade que le poète met dans la bouche du mendiant renferme une allusion aux événemens terribles qui se préparent. Un mystérieux pressentiment révèle à la jeune fille le sens des paroles obscures du chanteur :


« Dans son âme, où pénètre tout à coup un prophétique instinct, l’image attristée du passé, le remords du présent, l’effroi de l’avenir se pressaient en foule. Et puis la voix de l’indigent avait un timbre enchanteur et magique ; il semblait à la pauvre enfant que son cœur avait autrefois, bien des années auparavant, tressailli aux accens d’une voix pareille. Cependant elle n’a point reconnu Isidore. « Que dis-tu de cette romance ? fit le neveu de Giustiniani. — Elle n’est pas d’un fou, » repartit Marie avec une profonde tristesse. Et le jeune homme jeta un ducat aux pieds du mendiant.

« — Reprends ton or ! s’écria ce dernier avec fureur, il est taché de sang. » Et le ducat vint frapper Jean en pleine poitrine. « Malheureux, fit celui-ci, tu vas pleurer ton insolence ! » Mais Marie retint le bras de son amant : « Ne lui fais pas de mal, dit-elle, il est fou ; cela te porterait malheur ; laisse-moi le payer. » Et elle jeta deux ducats au chanteur. « Ta main est blanche, ô ma maîtresse, dit ce dernier en les ramassant ; mais elle tremble. » Et il s’éloigna en répétant un refrain menaçant.

« Marie, saisissant avec force la main du noble Génois, reprit d’un ton suppliant : « Aujourd’hui c’est votre jeudi saint,… après-demain votre pâque commence… Promets-moi,… jure-moi que, le jour de Pâques, tu ne paraîtras pas un instant dans la ville,… que tu n’iras pas avec les autres à la maison du gouverneur ! »

« À ces mots, le chevalier fronça le sourcil ; il comprit la gravité de cette prière, et le trouble de Marie le gagna. « Ne me demande rien de plus, continua l’enfant d’une voix brisée par l’émotion ; mais si tu tiens à mon amour, si tu veux sauver tout ce que j’adore au monde, si ton âme a quelque pitié pour moi, fais ce que je te dis ! — J’essaierai, » répondit le noble Génois. En cet instant, la voix de Mynas se fit entendre. « Fuis, fuis ! s’écria Marie, car je mourrais s’il me fallait aujourd’hui me trouver entre mon père et mon amant ; mais… ce soir,… reviens ! »


À la fin du jour suivant, les conjurés s’assemblent dans le palais de l’archevêque. Inconnus les uns aux autres, ils se lient par un serment ; ennemis peut-être, ils jurent de mourir en frères. Cinq lampes répandent une lueur faible et tremblante qui fait paraître plus pâles encore les pâles figures des conjurés.

En revenant du palais épiscopal, le père de Marie trouve sa fille tout en pleurs ; il s’émeut de cette grande tristesse, et, cherchant à la consoler, il lui dit : « Je devine le motif de tes larmes ; elles sont légitimes. N’es-tu pas à l’âge où la tigresse elle-même renonce à vivre seule dans le désert ? »" Et il se met à lui parler d’Isidore et de leurs jeux d’autrefois, alors qu’ils se plaisaient, elle tout enfant encore et lui déjà jeune homme, à effeuiller les fleurs ensemble, à courir vers la mer, à compter follement les grains de sable du rivage. Puis, comme Marie semble douter du retour de son fiancé, absent depuis neuf ans, Mynas lui révèle que le mendiant à qui elle a jeté deux ducats n’est autre qu’Isidore. Il s’efforce ensuite de faire briller aux yeux de son enfant la gloire dont ce dernier va se couvrir en devenant le libérateur de sa patrie, et, cédant peu à peu à l’exaltation que fait naître en lui la seule pensée des grandes choses qui vont s’accomplir le lendemain, il lui dévoile le secret et les projets des conjurés. À ce moment, on eût pu voir, par la fenêtre du jardin, un auditeur mystérieux de cet entretien s’enfuir rapidement… Quelques instans après, Jean Giustiniani entrait à la tête d’une troupe de soldats pour s’emparer du vieux Mynas. En apprenant la funeste vérité, celui-ci prononce sur la tête de son enfant cet anathème : « Malheureuse, tu trahis quelque chose de plus sacré que ton père, ta patrie ; tu assassines tes frères, tu ériges sur leurs cadavres le trône des tyrans. Comme père, je te pardonne ; comme homme, je te plains ; comme citoyen, je te maudis, ainsi que la victime maudit le bourreau ! Que ton souffle soit comme le souffle brûlant des damnés ! Que la sauvage colère de ta conscience rende tes sommeils effrayans ! Que les fantômes de ceux qui vont mourir par toi te poursuivent à ton chevet jusqu’à ta dernière heure, et qu’en face du juge tout-puissant leurs gémissantes voix demandent ta condamnation ! »

Le complot découvert, les Génois n’eurent pas de peine à s’emparer des conjurés. Un seul leur échappa, Isidore, le plus redoutable. Dès le lendemain, les exécutions commencèrent ; la place publique fut environnée de potences. Marie put être témoin du supplice de son père sans qu’une larme s’échappât de ses yeux, sans qu’un soupir soulevât sa poitrine. Elle était folle. La tombe de Mynas fut creusée près du torrent, entre les débris d’un vieux temple. Chaque nuit, un bouquet de fleurs sauvages fut déposé sur cette tombe par des mains inconnues, et les passans apercevaient le matin avec surprise ce mystérieux témoignage d’un souvenir tendre et persévérant. C’était Isidore, qui, bravant les périls amassés sur sa tête, venait toutes les nuits orner de ce présent mélancolique le tombeau du martyr. Quant à Marie, une force invincible la ramenait toujours au lieu où son père avait expiré ; elle restait là des journées entières, accroupie, la chevelure en désordre, le regard fixe, blanche, froide, immobile comme une Niobé de marbre. D’autres fois, poussée par le délire et par de sombres terreurs, elle sortait de la ville et parcourait les montagnes en jetant des cris de détresse ; puis elle revenait, exténuée et tout en pleurs, s’asseoir à sa place accoutumée.

Cependant Isidore faisait parler de lui. Il avait soulevé les paysans, taillait en pièces les troupes lancées à sa poursuite, et massacrait sans pitié les étrangers. À quelque temps de là, le gouverneur Pierre convia à un grand repas tous ceux de sa famille et de sa cour. Un seul manquait, son neveu Jean, qui était allé chasser la perdrix.


« Le festin était joyeux et splendide ; le vin de Chypre coulait à flots. Déjà les têtes s’échauffaient, lorsqu’un serviteur entra, portant entre ses mains une urne pesante, d’or massif, magnifiquement ciselée. Il la remit à Pierre, en même temps qu’un billet ainsi conçu : « Pierre, tu m’as causé bien des maux ; n’ayant pu tirer de toi la vengeance que je méditais, je courbe la tête, et je t’envoie cette urne précieuse. Je la crois digne de toi, et je te l’offre. Dieu veuille que ce présent apaise ton cœur mauvais et cruel ! C’est Isidore qui t’écrit des montagnes. » A ces mots, un silence d’étonnement se fait dans l’assemblée ; tous les yeux s’attachent avec curiosité sur l’urne magnifique. Pierre l’ouvre,… il pousse un cri terrible et tombe inanimé… Au fond, il y avait une tête pale et sanglante, la tête du bon Jean. »


Tels sont les épisodes les plus saillans de ce poème[20], dont la traduction est impuissante à rendre le principal mérite, qui réside dans l’extrême correction et l’expressive beauté du style. Ce qui distingue surtout M. Orphanidis, c’est l’art avec lequel il use des inépuisables ressources de l’idiome grec ; la forme pure, élégante, mélodieuse, dont il revêt sa pensée est éminemment faite pour charmer l’oreille athénienne, dont l’extrême délicatesse est restée proverbiale : en lisant ses vers, on serait parfois tenté de les croire écrits depuis deux mille ans, et c’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire. En effet, la renaissance des Hellènes à ses débuts est, comme la renaissance des peuples latins, un retour vers le passé, et s’il faut en juger par ce qui s’est produit à l’occident de l’Europe à l’aurore des temps modernes, cette étude des anciens, souvent exclusive, est un point de départ nécessaire aux peuples destinés à une sérieuse régénération.

Il y a dans les poètes dont nous venons d’examiner les œuvres deux tendances opposées, deux courans contraires qui dominent le mouvement de renaissance littéraire commencé depuis quelques années en Grèce. Zalokostas subit encore dans sa forme et dans son style demi-barbares l’influence des siècles de décadence et de servitude que les Hellènes ont traversés. En revanche, sa pensée est tout empreinte du génie antique ; l’idée qui le domine est celle qui poursuivait les anciens poètes de la Hellade. Les héros qu’il chante, klephtes et soldats de l’indépendance, portent tous les signes d’une étroite parenté avec les héros de l’Iliade et de l’Odyssée, auxquels ils tiennent de si près par leur physionomie générale, leurs coutumes, leur manière de combattre et de célébrer leurs victoires, qu’il ne leur manque peut-être qu’un Homère pour les entourer du même prestige. C’est en restant fidèle au sentiment patriotique qui a présidé de tout temps aux destinées des Hellènes, et qui, par la façon merveilleuse dont il s’est perpétué parmi eux, a préparé de nos jours leur affranchissement, que Zalokostas a trouvé la force, l’originalité, la popularité. M. Orphanidis au contraire, sous une forme empreinte d’une pureté antique, tend, par un singulier contraste, à s’éloigner des vieilles traditions ; il s’efforce de donner un tour plus moderne à sa pensée ; il introduit quelques passions nouvelles dans l’action de son drame, et ses personnages ont quelque chose de moins exclusivement héroïque. Cette tendance à l’imitation des modernes que laissent entrevoir les poèmes de M. Orphanidis peut-elle exercer une heureuse influence sur le progrès des lettres grecques ? Un fait certain du moins ressort de cette étude : c’est à la vitalité et à la persistance du génie antique au sein de leur race que les Grecs doivent leur résurrection politique ; c’est à ce noble génie, dont Homère est l’éternelle et splendide personnification, qu’il leur faut demander avant tout leur renaissance intellectuelle.


E. YEMENIZ, consul de Grèce.

  1. Voyez, sur les héros des guerres de l’indépendance en Grèce, la Revue du 15 avril, 15 juin et 1er octobre 1859.
  2. Les livres ne sont pas le seul mode de publicité que les écrivains grecs aient à leur disposition. Les journaux qui, au nombre de cinquante environ, paraissent chaque jour à Athènes ou dans les villes principales, et qui, grâce a la liberté dont la presse jouit en Grèce, discutent à leur gré et souvent avec plus d’emportement que de sagesse les actes du gouvernement, réservent à peu près tous une place à des vers ou a des romans. Il existe surtout un certain nombre de recueils littéraires dont le but est d’entretenir dans les classes élevées le culte des lettres, de diriger le goût public, d’épurer le langage et d’enseigner aux écrivains modernes à suivre les traditions saines et pures de l’antiquité. On peut citer l’Euterpe et la Pandore, ce dernier recueil, fondé il y a une dizaine d’années par MM. Dragoumis, Rangabé, Papparigopoulo, est le plus important.
  3. Le roi Othon a depuis fait grâce au poète et lui a rendu la liberté.
  4. Poésies diverses, par A. Rizo Rangabé, Athènes, 1859, chez André Coromylas, tome Ier, p. 245.
  5. Les Grecs modernes appellent néréides ou neraïdes non-seulement les esprits des eaux, mais encore ceux qui fréquentent les lieux élevés. Les paysans du Magne et de la Laconie par exemple croient que les cimes du Taygète sont le séjour de trois femmes surnaturelles qui apparaissent parfois au moment des orages, et qu’ils appellent néréides.
  6. Charon était, comme on le sait, la personnification de la mort chez les anciens. Cette tradition s’est perpétuée, et les Grecs modernes ne désignent jamais la mort sous un autre nom. L’imagination du peuple et de ses poètes représente ce personnage redoutable sous mille formes diverses. Le plus souvent c’est un vieillard à la barbe blanche, au regard sinistre, au bras armé d’une faux, ou bien c’est un cavalier monté sur un coursier fantastique comme celui de la ballade de Lénore ; il pousse devant lui les jeunes gens, il traîne les vieillards, il porte les femmes en croupe, et les petits enfans sont rangés en file sur le pommeau de sa selle ; c’est encore une hirondelle noire qui plane sur le monde, et qui abat à chaque instant son vol pour décocher une flèche contre sa proie.
  7. Camp ou bivouac dans les montagnes.
  8. L’un des chefs grecs dont le nom revient le plus souvent dans les romances populaires.
  9. Nous ne possédions que quelques fragmens de cette chanson, que nous avons retrouvée tout entière dans un opuscule sur la poésie grecque populaire, récemment publié à Athènes par M. Sp. Zampélio.
  10. Ville principale de l’Étolie.
  11. Haute montagne en face de Janina.
  12. Autre montagne à quelques lieues de Janina.
  13. Sorte d’aide-de-camp.
  14. Zalokostas avait de son vivant publié dans la Pandore un certain nombre de pièces détachées. Après sa mort, ses œuvres ont été recueillies en 1859 par les soins de quelques amis et de sa veuve. Celle-ci a inscrit en tête du volume les lignes suivantes : « En publiant les œuvres complètes de mon bien-aimé Zalokostas, je regarde comme mon premier devoir de remercier la patrie du concours si délicat et si généreux qu’elle a prêté à cette publication. L’enthousiaste coopération de mes compatriotes, l’empressement de tous à subvenir aux frais de cet ouvrage, sont la plus douce récompense que puisse envier l’ombre de mon Zalokostas, le plus grand honneur fait à sa mémoire, la fierté de mes tristes et derniers jours. Cette œuvre est donc la propriété de la nation ; c’est un enfant orphelin qu’elle adopte, et que je lui confie tout baigné de mes larmes. »
  15. Il occupe à l’académie d’Athènes une chaire de botanique.
  16. Publié pour la première fois à Athènes, chez Vilara, 1855.
  17. Athènes, 1858.
  18. A une heure environ de la capitale de Chios, on montre près de la mer un rocher qui porte le nom de pierre ou école d’Homère. Les Chiotes prétendent que le chantre des dieux enseignait et lisait ses poèmes au peuple du haut de ce rocher.
  19. La fête de Pâques est en Grèce la plus solennelle de l’année. Suivant la foi superstitieuse des Grecs, la nuit qui la précède est d’un heureux augure ; elle ramène avec elle toutes les joies du printemps, et elle dissipe les influences pernicieuses des nuits sombres et néfastes de l’hiver. Le peuple la passe en prières, assemblé dans les églises. Aussitôt que le prêtre a annoncé la résurrection du Christ, les rues se remplissent d’une foule qui manifeste bruyamment sa joie, et décharge en l’air toute sorte d’armes à feu, tellement qu’on se croirait au milieu d’une émeute plutôt que d’une fête populaire. À ces réjouissances publiques se joignent celles de la famille ; les discordes cessent, et les ennemis réconciliés viennent autour d’une même table manger l’agneau pascal : réconciliations quelquefois durables, souvent éphémères, car la vengeance est une passion fortement enracinée dans le cœur des Grecs. Autrefois les Turcs relâchaient pour ce jour-là leurs prisonniers, et leur permettaient d’aller célébrer la pâque au sein de leur famille.
  20. Ce poème, ainsi que l’auteur nous on avertit dans une courte préface, n’est que la première partie d’une œuvre plus considérable. À ce tableau de la domination génoise doit succéder un tableau non moins sanglant, celui de la domination turque.