De la Presse en Angleterre et en France
Ceux qui ont voyagé en voiturin dans certaines parties de l’Italie et qui, peu de temps après, ont parcouru les grandes voies ferrées du nord de l’Europe, ont gardé l’impression du plus vif et du plus intéressant contraste : — d’un côté, cette petite carriole mal assurée, à la marche inégale, incessamment cahotée condamnée à mille détours, tantôt par des précipices, tantôt par le voisinage de quelque bandit qui se tient à l’affût ; de l’autre, un immense convoi glissant à toute vapeur sur une ligne solide et brillante dont la loi et les mœurs écartent tout obstacle, emportant un peuple de voyageurs incessamment renouvelé, utile à tous, inviolable pour tous. C’est d’un contraste semblable que sera frappé tout esprit cultivé qui, déjà familier avec la presse de notre pays, voudra connaître celle de nos voisins.
Faut-il en conclure que le développement de la presse, comme le perfectionnement des voies de communication, est un signe assuré de la civilisation relative des peuples et peut servir à établir entre eux d’utiles comparaisons ? Il ne s’agit ici que de s’entendre. La presse n’est point le signe de la civilisation d’un peuple, si vous entendez seulement par ce mot de civilisation le développement de quelques parties élevées et délicates de la nature humaine, telles que l’art, la philosophie, la politesse, la hardiesse spirituelle de la pensée, l’élégance des mœurs. Sans être le moins du monde incompatibles avec la presse, ces perfections de la nature humaine cultivée ont brillé du plus vif éclat dans des sociétés dont la presse était absente. Aujourd’hui encore ce n’est point à côté de la presse la plus développée qu’il faut chercher les produits les plus délicats de l’art et de la pensée, et même parmi les journaux des différens peuples ce ne sont pas les plus grands ni les plus libres qui montrent le plus d’élévation ou le plus de finesse ; en cela comme dans tout le reste, la difficulté ajoute quelque chose à l’art Mais s’il s’agit exclusivement de cette partie de la civilisation qui regarde la politique et dont la liberté est la fleur (car la politique qui n’aboutit point à la liberté mérite à peine ce nom, et doit être rangée parmi les arts inférieurs, entre l’art de fumer les terres et celui d’élever les bestiaux) ; s’il s’agit, disons-nous, de civilisation politique et de liberté, il faut reconnaître que le développement de la presse est le signe le plus constant et le plus fidèle des progrès de ce genre particulier de civilisation. Cela est si vrai que la destinée de la presse reproduit exactement les variétés et les vicissitudes de la liberté politique, et la suit aussi invariablement que l’ombre suit le corps. Tout voyageur qui a parcouru l’Europe, en ouvrant les journaux des pays qu’il a traversés ou en s’assurant qu’il n’en existait point, doit être convaincu de cette corrélation générale entre le développement de la presse et celui de la liberté politique. Si une catastrophe subite anéantissait tous les monumens de la civilisation moderne et qu’il ne restât de chaque nation de l’Europe qu’un journal, nous osons dire qu’il suffirait de parcourir du regard ces lambeaux de papier, d’en comparer le format, les caractères, et d’en déchiffrer quelques lignes pour avoir une idée assez juste du degré de civilisation poli- tiqué et par conséquent de liberté auquel chacune de ces nations serait parvenue au moment où elle aurait été effacée de la terre.
S’il en est ainsi, quel Français ami de son pays et de la liberté peut ouvrir sans quelque tristesse un journal comme le Times par exemple ? Je sais qu’on ne manque point d’argumens, et des plus curieux, pour rassurer ceux qui seraient tentés de s’affliger de cette comparaison. « Voyez, nous disent d’ingénieux consolateurs qu’on ne soupçonnait point jusqu’ici d’être si spiritualistes, voyez comme ces journaux sont couverts d’annonces ! Ils commencent par des annonces, ils finissent par des annonces. Quelle vulgaire attention donnée à la bourse ! que de sollicitude perdue sur les mines, les chemins de fèr, les marchés ! C’est de l’industrie, non de la politique. » Ces philosophes traitent donc la presse anglaise comme Armande et Bélise traitaient la simple Henriette :
Mon Dieu ! Que votre esprit est d’un étage bas !
Que vous jouez au monde un petit personnage
De vous claquemurer aux choses du ménage !…
… Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,
Les bas amusemens de ces sortes d’affaires.
A de plus hauts objets élevez vos désirs,
Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs,
Et traitant de mépris les sens et la matière,
A l’esprit, comme nous, donnez-vous tout entière.
Pas plus qu’Henriette, la presse anglaise ne manquerait, si elle le voulait, de bonnes réponses. Il lui serait facile de montrer que la place qu’elle accorde à l’industrie n’empiète pas sur celle qu’elle doit à la politique, et que, d’un côté comme de l’autre, elle ne soutient que trop avantageusement la comparaison. Ces longues colonnes industrielles ne sont pas, comme on voudrait nous le persuader, des conquêtes sur la politique, qui n’y perd pas une ligne : ce sont des conquêtes sur le néant. Ce n’est pas un journal qui en envahit un autre, ce sont deux grands journaux juxtaposés qui sont loin de se nuire. Quant à cette allégation singulière que l’industrie a pris dans la presse anglaise le pas sur la politique, parce qu’elle occupe les premières pages du journal, il nous est difficile de voir un argument dans cette froide plaisanterie. Veuillez considérer que l’industrie occupe les dernières pages aussi bien que les premières du journal, qu’elle en forme seulement l’enveloppe et qu’elle en laisse le cœur à la politique. Ces pages du milieu, qui s’offrent à la vue lorsque le journal s’ouvre naturellement, qui sont imprimées en plus gros caractères et qui se séparent à volonté des autres, sont aux yeux du public anglais les plus importantes. Et si le lecteur anglais voulait rendre injustice pour injustice et plaisanterie pour plaisanterie, il pourrait soutenir à son tour, en raisonnant d’après ses habitudes, que ce sont les faits divers qui ont le plus d’importance dans le journal français, puisqu’ils en occupent le milieu, et que la politique est reléguée sur la première page. Laissons donc de côté cette accusation puérile, et examinons rapidement les caractères généraux de la presse anglaise.
Le plus important peut-être de ces caractères, c’est l’étendue et l’exactitude habituelle de ses informations. Qu’il s’agisse du dehors ou du dedans, de l’extrémité de l’Orient ou de la plus voisine des rues de Londres, c’est un zèle égal, ce sont d’aussi grands efforts pour apprendre la vérité et pour la dire aussitôt qu’on la sait. On connaît ces luttes extraordinaires, si ruineuses pour les vaincus, si fructueuses pour les vainqueurs, qu’a souvent suscitées entre les principaux journaux anglais cette rivalité d’informations promptes et sûres. Pour peu que l’on consulte l’intéressant et consciencieux tableau que M. Cucheval-Clarigny a tracé des développemens successifs de la presse anglaise, on reconnaîtra bien vite que les véritables combats des grands journaux, jaloux de s’arracher les uns aux autres leur clientèle, se sont livrés presque exclusivement sur ce terrain. La question n’était pas de savoir qui flatterait le mieux l’opinion, mais qui instruirait le mieux le public ; la victoire ne devait pas rester au plus éloquent, mais au mieux informé. M. Cucheval-Clarigny a très bien mis en lumière ce caractère particulier De la presse anglaise. Des correspondances entretenues à grands frais, des services particuliers plus rapides et plus exacts que les services publics, des agens répandus sur tous les points du globe, sont les instrumens coûteux et cependant productifs de ce vaste système d’information constante et universelle. Si pourtant des événemens graves s’accomplissent dans quelque coin du monde, si une révolution éclate, si une armée est en campagne, un correspondant spécial est envoyé dont la tâche est de voir tout ce qu’il peut et d’écrire tout ce qu’il voit. Aux lettres de ce correspondant viennent se joindre les lettres de tous ceux qui auraient pu voir quelque chose de plus et qui trouveraient le moyen d’ajouter au tableau quelque trait négligé. Nous n’insisterons pas sur l’abondance et sur la valeur de ces correspondances. La guerre d’Orient et les événemens de l’Inde ont récemment donné au public européen l’occasion de les apprécier.
La vigilance est égale, le résultat aussi complet s’il s’agit de l’Angleterre. Les débats du parlement défient par l’étendue et par l’exactitude les anciens comptes-rendus de notre Moniteur. Le compte-rendu des affaires civiles et criminelles est chaque jour plus étendu dans les journaux politiques que celui des journaux judiciaires de notre pays, et l’extrême rareté des réclamations en atteste la sincérité. Les réunions publiques, de quelque nature qu’elles soient, depuis les banquets de l’aristocratie jusqu’aux meetings des condamnés libérés, reçoivent la même publicité que les débats des deux chambres. Il ne se passe donc rien dans le monde que le journal ne cherche à découvrir et à répandre aussi loin que peut porter sa vue, aussi haut que peut s’élever sa voix.
Cette information universelle et exacte, qui est à nos yeux le principal caractère de la presse anglaise, ne peut subsister qu’à deux conditions essentielles, qui ne se rencontrent pas en tout pays et qui existent au plus haut point en Angleterre : la liberté de la presse et la curiosité du public. Si la presse était moins libre, elle ne prendrait pas la peine de s’instruire à grands frais de ce qu’il lui faudrait taire ; si le public était moins curieux, il rendrait ruineux par son indifférence les sacrifices considérables que la presse s’impose pour satisfaire sa curiosité. Sur le premier point, il est à peine besoin d’insister. Il est évident, par exemple, qu’un journal anglais n’entretiendrait point un correspondant dans toutes les capitales de l’Europe, si le premier ministre pouvait le prier de s’abstenir de telle ou telle publication qui déplairait à tel ou tel ambassadeur, ou qui lui serait désagréable à lui-même ; qu’il n’enverrait personne aux séances du parlement ou aux audiences des tribunaux, si le compte-rendu ou le commentaire des débats lui était interdit ; qu’il ne prendrait même aucun souci des exécutions publiques, s’il ne lui était point permis de divulguer la véritable attitude et les vrais sentimens du condamné, etc. Ces vérités sont trop vulgaires pour qu’il faille s’y arrêter plus d’un instant. Remarquons cependant avec quel soin les pouvoirs publics, interprètes du sentiment national, assurent de plus en plus aux journaux toutes les garanties nécessaires à cette publicité sans limites, qu’on regarde comme le premier des devoirs de la presse encore plus que comme le premier de ses droits. Pour les tribunaux par exemple, le huis-clos, d’un usage si fréquent chez quelques peuples du continent, n’existe pas en Angleterre, même pour les causes qui sembleraient l’excuser. On s’en rapporte entièrement à la discrétion des journaux. Quant aux discours des avocats, les journaux peuvent tout reproduire sans en être jamais responsables devant les parties intéressées. Ce sont des publications privilégiées, comme on les appelle en Angleterre, c’est-à-dire qui ne peuvent donner lieu aux poursuites privées, les seules, comme on le sait, qu’ait à redouter la presse anglaise. Les discours prononcés dans les meetings ne jouissant pas du même privilège et un journal ayant été récemment condamné par le jury pour une diffamation contenue dans un de ces discours, les premiers magistrats de l’Angleterre s’en sont émus, et une loi, soumise en ce moment à la chambre des lords, permettra désormais aux journaux d’échapper à la responsabilité de ces diffamations, qui retombera exclusivement sur l’auteur du discours incriminé. C’est un fait entre mille qui nous aide à comprendre que la liberté de la presse paraît aux Anglais non pas seulement un droit abstrait du citoyen, mais une condition nécessaire d’existence pour les journaux. La liberté n’est pour eux qu’un moyen d’accomplir avec sécurité et avec profit cette grande œuvre d’information et de publicité que leur assigne l’opinion.
Mais, comme nous l’avons déjà fait entendre, cette liberté serait inutile à la presse anglaise, si son intérêt ne l’engageait à s’en servir, c’est-à-dire si le public n’était pas assez curieux pour la récompenser de ses efforts. Nous touchons ici à un caractère particulier et, selon nous, très honorable du public anglais. La curiosité de ce public est à la fois très étendue et très exigeante ; il s’intéresse à tout et ne veut être trompé sur rien. Il veut savoir le plus tôt et le plus exactement qu’il est possible ce qui se passe au bout du monde et ce qui se passe chez lui, et il récompense largement ceux qui satisfont le mieux ce besoin de tous les jours. Avec un admirable bon sens, il attache moins de prix aux réflexions que les faits inspirent aux journaux qu’à ces faits mêmes. Le texte passe pour lui avant le commentaire, et avant de chercher à l’émouvoir il faut lui dire clairement de quoi il s’agit. Qu’on lui parle d’une révolution, d’une intrigue diplomatique, d’une bataille, d’un accident, aucun détail ne le lasse ni ne le rebute ; on dirait qu’il assiste à l’instruction d’une cause et il est aussi patient devant son journal que sur les bancs du jury.
C’est à force d’être curieux qu’il est impartial. Loin d’être blessé de trouver dans son journal des faits ou des discours contraires à son opinion, il serait irrité qu’on voulût lui en dérober quelque chose. Ce serait mal s’y prendre pour le flatter que de mutiler le discours de tel orateur parlementaire ou populaire, que de supprimer tel meeting ou tel procès. Certes l’habitude de l’équité est pour beaucoup dans cette exigence, et le franc jeu, le fair play, semble un droit acquis d’avance à tout parti devant l’opinion, comme à tout accusé devant la justice ; mais ce noble sentiment est aiguisé par une curiosité défiante, et la crainte d’être dupe vient en aide au désir d’être juste.
Les faits ainsi connus servent d’aliment aux articles de fond du journal, qui s’efforce d’en tirer les déductions les plus conformes à l’intérêt public ou à ses passions. Il serait difficile de marquer d’un seul trait le caractère le plus général de ces articles. Cependant on peut reconnaître que la tendance la plus constante de la presse anglaise est de ne prendre en considération qu’une chose à la fois, et que la maxime age quod agis est ordinairement la règle de sa conduite. Elle a de tout temps sous les yeux quelque question très importante à laquelle toutes les autres considérations sont inflexiblement subordonnées. Cette question peut changer de face, et aussitôt la presse change de langage, docile à suivre dans tous ses détours la politique nationale et l’intérêt évident du pays. On sait par exemple que, depuis quelques années, l’Angleterre est surtout préoccupée de la nécessité d’affaiblir ou plutôt de limiter la puissance de la Russie. On pourrait suivre presque jour par jour les divers mouvemens qu’a imprimés à la presse anglaise ce grand intérêt national. D’une polémique ardente contre le gouvernement français on est passé à des ménagemens infinis et à des avances engageantes, parce que la première condition de la tâche qu’on avait entreprise était de vivre en bonne intelligence avec ce gouvernement. Pendant la guerre, rien n’était plus curieux que le langage variable de la presse anglaise, suivant exactement les vacillations de l’Autriche, qui était tantôt menacée de la révolution, tantôt rassurée contre elle. Et comme Kossuth s’étonnait, dans un meeting, qu’on ne saisît point cette occasion de relever la Hongrie, le Times lui dit avec sa franchise accoutumée qu’il était bien naïf de croire que, si l’Angleterre avait besoin de lui et de sa Hongrie, elle le laisserait ainsi perdre son temps à discourir, et n’irait pas d’elle-même le chercher. On sait enfin comment l’union projetée des principautés a mis tout d’un coup d’accord l’Angleterre, et par conséquent la presse anglaise, avec l’Autriche, accablée quelques jours auparavant de menaces et d’insultes. Toutes ces variations n’étaient donc que la conséquence d’une volonté persévérante, celle de limiter la puissance de la Russie avec l’aide de tous ceux qui voudraient s’associer à cette tache, et malgré tous ceux qui voudraient y faire obstacle. Il n’y a d’ailleurs rien d’obscur ni d’incertain dans cette politique, mobile en apparence et invariable au fond, qui, sur toutes les questions étrangères, dicte le langage de la presse anglaise. Elle-même n’en fait nullement mystère, et c’est là ce qui rend quelquefois plaisante l’indignation qu’inspire cette conduite aux journaux du continent. Ils découvrent avec fracas ce qu’on ne se fait aucun scrupule de leur dire tout haut. Cette diplomatie de la presse anglaise, qu’ils croient éventer, est une diplomatie à ciel ouvert et qui joue cartes sur table.
Mais on ne songe peut-être pas assez à l’intelligence pratique et au sang-froid que suppose dans le public anglais cette merveilleuse flexibilité de la presse. Pour qu’elle puisse impunément et même utilement conformer ainsi son langage aux circonstances, il faut à la fois que le public soit convaincu de l’importance supérieure de la question qui impose de tels changemens, et qu’il soit dégagé de toute passion durable à l’égard des peuples étrangers. En effet, si le public ne comprenait pas clairement l’intérêt national qui conduit la presse, il serait révolté de son inconstance ; s’il éprouvait à l’égard de quelque peuple une haine irréconciliable ou une sympathie trop vive, il ne pourrait conformer la mobilité de ses sentimens à celle des alliances de son pays, et comme il réagirait contre les impressions que la presse voudrait lui donner, celle-ci serait obligée de le suivre. D’une part cependant le public anglais, rempli d’un certain dédain pour les nations étrangères et convaincu de sa propre excellence, n’aime et ne hait profondément personne ; de l’autre, la situation si simple de son pays et la netteté de sa politique étrangère l’ont depuis longtemps accoutumé à comprendre et à suivre le mouvement de la presse. Maintenir à tout prix l’équilibre entre les grandes puissances du continent, c’est pour l’Angleterre plus qu’une politique, c’est la condition de son existence. Que nous passions le Rhin, les Alpes ou les Pyrénées, que la Russie s’avance sur l’Oder ou sur le Danube, et l’Angleterre se sent attaquée aussi directement que si l’on touchait ses rivages. Et elle a raison, car si le continent a un maître, elle est condamnée à périr ou à le renverser. Ce principe élémentaire de la politique anglaise dans ses rapports avec le continent est gravé dans l’esprit du public aussi profondément que l’instinct de la conservation chez tout être vivant. Aussi suffit-il à la presse, même sans prendre la peine d’exprimer ce principe, de l’appliquer aux événemens et d’en déduire de justes conséquences pour conduire le public où l’instinct du pays l’exige, et on le fait ainsi sortir d’un chemin et entrer dans un autre aussi sûrement qu’on fait sortir un homme de sa maison en lui prouvant qu’on y a mis le feu ou qu’elle va s’écrouler sur sa tête.
Si la politique étrangère de la presse anglaise est dominée par un principe inflexible, il en est tout autrement de sa politique intérieure. N’ayant de ce côté aucune maxime invariable à suivre, aucun intérêt permanent à défendre, elle traite chaque question en elle-même avec une entière indépendance. Dans cet heureux pays, il n’y a ni révolutionnaires, ni contre-révolutionnaires ; s’il y a encore des conservateurs et des libéraux, ils ne le sont pas quand même, et il n’est pas de question où les deux partis ne soient exposés à être subdivisés ou confondus. Le Times, qui représente le mieux cet état général de l’opinion, n’est attaché à aucun parti ni à aucun chef de parti. Il prend les questions comme elles viennent, indépendamment de leur origine et surtout de ce que nous appellerions ici leur tendance ; il les prend donc une à une et pour ce qu’elles valent, les discutant d’après les notions les plus simples et les plus communes du bon sens et de l’intérêt public. Vous ne l’entendrez jamais dire, par exemple, que telle proposition, inoffensive en elle-même, est dangereuse à cause du principe qui l’inspire, ou des conséquences qu’on espère en tirer. Il ne prétendra jamais qu’il faut rejeter telle ou telle demande de réforme, parce que c’est le premier signe d’exigences plus grandes, et qu’on doit défendre les abords les plus lointains d’une place assiégée, etc. Cette argumentation, d’un usage si vulgaire sur le continent, ne pourrait s’acclimater en Angleterre. Qu’il s’agisse d’un règlement pour les voitures de place ou de la plus importante réforme qu’on puisse opérer dans l’état, la méthode de discussion sera la même, c’est-à-dire aussi étroite et aussi sûre. Il faudra toujours prouver au public que la chose, considérée toute seule, est en elle-même praticable ou chimérique, utile ou mauvaise. Et si la presse ne sort pas des bornes de cette argumentation si sagement limitée, là encore il faut reconnaître que c’est au bon sens du public qu’on doit en faire honneur, car s’il aimait à généraliser hors de propos et à déraisonner, il saurait bientôt contraindre la presse à l’imiter.
Ce serait une grave omission, même dans cette vue générale de la presse anglaise, que de passer sous silence l’utile contrôle que cette presse exerce sur l’administration de la justice. Tout relève de la presse en pareille matière, les juges aussi bien que l’accusé. La presse s’attache à tirer avec éclat des procès importans les leçons qui peuvent en sortir pour les pouvoirs publics et pour la société. Attentive aux débats, elle en signale hautement les irrégularités ou les lacunes ; quand tout est fini, elle juge le jugement avec une liberté sévère, et il en est plus d’un qu’elle a cassé. Non-seulement les juges, comme dans la célèbre affaire du lieutenant Perry, relèvent de ses appréciations et de ses censures, mais les jurés eux-mêmes ne peuvent pas indifféremment s’acquitter bien ou mal de leur devoir envers l’accusé et envers la société qui l’accuse. Tel jury, dit quelquefois le Times, vient, dans telle affaire, de manquer gravement à son devoir envers le public. Cette vigilance vient singulièrement en aide au caractère national et à la conscience ordinaire du jury anglais pour assurer la sincérité des jugemens. Il y a plus, l’exécution même de ces jugemens est, s’il le faut, réclamée par la presse, et le droit de grâce ne s’exerce jamais qu’elle ne donne hautement son avis, au nom de l’intérêt public, sans aucun de ces scrupules qui parmi nous empêcheraient peut-être l’écrivain le plus convaincu de presser l’exécution du plus vil criminel.
La liberté de tout dire sur tous ces sujets, et en même temps la nécessité absolue de parler au public le seul langage qu’il entende et qui lui plaise, donnent aux articles de fond de la presse anglaise un caractère unique de simplicité, de familiarité et d’énergie. On y trouve les comparaisons les plus triviales à côté du raisonnement le plus fort et le plus clair. Les affaires les plus hautes y sont volontairement ramenées aux proportions les plus vulgaires ; la nation y est presque toujours représentée sous les traits d’un simple particulier qui, se trouvant dans une situation donnée, cherche à en tirer le meilleur parti. Les plus grandes guerres, les plus importantes négociations sont, autant qu’il est possible, assimilées aux actes ordinaires de la vie privée, et l’on fait en sorte que chaque lecteur puisse s’y démêler et y prendre parti d’après les règles du bon sens, et aussi aisément que dans ses propres affaires. C’est un genre particulier d’éloquence dont on peut trouver le plus parfait modèle dans les argumentations les plus serrées et les plus familières de Démosthène. Ajoutez à cette chaîne de raisonnemens quelques traits de cette ironie pénétrante et surtout amère que Swift a portée jusqu’au génie, et vous avez le fond le plus ordinaire d’un bon article du Times. Il n’est point étonnant que de tels articles soient peu goûtés en France, qu’ils y paraissent à la fois trop étroits, trop vulgaires et trop violens. Ils sont peu conformes à notre génie ; nous leur préférons de beaucoup le doux éclat des idées générales et des termes abstraits. De plus, quand ils ne sont pas mutilés, ils sont généralement mal traduits, ce qui est aisé à comprendre, car il ne suffit pas plus de savoir l’anglais pour les transporter dans notre langue que l’intelligence vulgaire du latin ne suffirait à un traducteur de Lucrèce ou de Tacite. Pour donner en français l’équivalent d’un bon article du Times, il faudrait presque être capable de le faire.
Ne quittons point la presse anglaise sans jeter un regard sur ce grand nombre de lettres qui expriment des opinions ou des réclamations personnelles, et qui contribuent à unir d’un lien si étroit la presse et le public. Toute opinion originale ou intéressante sur les affaires du pays, toute réclamation particulière qui peut toucher en quelque point à l’intérêt général a droit de cité dans la presse anglaise, pourvu que l’auteur s’en fasse connaître, non pas au public, mais au journal, qui veut savoir s’il est digne de foi ou d’attention. On trouve ordinairement un grand bon sens et souvent beaucoup d’esprit dans ces lettres innombrables, signées de tous les pseudonymes imaginables, depuis le Civis, qui traite des affaires publiques, ou le Vialor, qui se plaint de quelque gouvernement étranger, jusqu’aux Mangled Remains (restes mutilés), qui donnent des renseignemens ou des conseils au sujet de quelque accident de chemin de fer. Ce recours puissant et perpétuel qu’offre la presse contre les oppressions de tout genre accoutume le public à la considérer comme son défenseur naturel, et il l’aime d’autant plus qu’elle est toujours prête à l’accueillir et à le protéger. Il la sait utile, puisqu’il s’en sert ; il la veut libre, puisqu’il en a besoin. Mais n’oublions pas que cet échange fortifiant de communications et de protection entre la presse et le public serait impossible, si le lecteur anglais y prenait peu d’intérêt, et si les affaires de son voisin ne le touchaient que médiocrement. Supposez un public plus préoccupé de l’avenir du monde et des intérêts généraux de l’humanité que des abus réels et quotidiens qui peuvent frapper chacun de ses membres dans la vie publique et dans la vie privée, et l’ennui aurait bientôt fait raison de toutes ces réclamations individuelles. Or le lecteur anglais, qu’on accuse si volontiers d’individualisme, a pourtant le don précieux de s’intéresser aux épreuves les plus légères de son concitoyen lorsqu’il sent qu’elles peuvent l’atteindre à son tour. On peut voir, si l’on veut, dans ce sentiment, un raffinement de l’égoïsme ; soit, mais c’est un égoïsme prévoyant et pratique qui produit les mêmes effets que la plus touchante philanthropie, et qui unit plus intimement chaque jour la presse et la nation.
Cette union va-t-elle, comme on le prétend, jusqu’à la servitude, et le Times, par exemple, n’est-il, comme on aime à le dire, que l’esclave de l’opinion ? C’est singulièrement abuser d’un accord ordinaire et nécessaire que de lui donner le nom de servitude. Ceux-là mêmes d’ailleurs qui accusent le Times de servitude l’accusent presque en même temps de singularité. Ils disent : « C’est l’écho de la pensée populaire, c’est le miroir des impressions du public, » et aussitôt ils ajoutent : « Il cherche perpétuellement à se singulariser ; lorsqu’il voit les autres journaux d’accord, il prend le contre-pied de leur opinion, etc. » Ces reproches, qui se détruisent, nous semblent aussi peu fondés l’un que l’autre. L’accord ordinaire de la presse anglaise et de l’opinion publique est évident, et en-vérité ce serait exiger de la presse une preuve trop funeste d’indépendance que de vouloir que la presse et le public fussent en guerre ; mais, pour marquer à bon droit cet accord du nom de servitude, il faudrait établir que c’est le public qui traîne toujours la presse à sa suite, et il resterait à chercher qui met en mouvement le public. On pourrait bien découvrir quelque occasion où le public a fait violence à la presse, mais on en trouverait plus aisément beaucoup d’autres où la presse a devancé et emporté le public. Et pour accepter les comparaisons dont on abuse, nous dirons que la presse anglaise est quelquefois un écho et plus souvent une trompette qui mène au combat, qu’elle est, si l’on veut, un miroir, mais un miroir comme celui d’Archimède, qui rassemble des rayons épars, et qui les concentre pour en porter au loin la chaleur et la lumière.
Dans ce rapide examen de la presse anglaise, nous avons remarqué que ses caractères les plus importans s’accordaient avec les dispositions naturelles de son public, et qu’elle lui convenait d’autant mieux qu’elle était faite à son image. Il est aisé de reconnaître entre les caractères de la presse française et les habitudes de l’esprit français une analogie du même genre, et là encore, pour rendre raison de la presse, il ne faut pas un seul instant perdre de vue la nation.
Quoique la plupart de nos journaux n’échappent pas plus que le reste de la société aux influences industrielles, l’industrie n’occupe dans leurs colonnes qu’une place fort secondaire à côté de la politique. Et il faut qu’il en soit ainsi pour que la presse conserve quelque autorité sur un public qui aime les profits de l’industrie, mais qui n’en souffre pas volontiers l’influence, qui est à la fois très disposé à chercher sa fortune dans les spéculations industrielles ou financières et très malveillant envers ceux auxquels ces spéculations ont donné une grande fortune. De tout temps, le génie national a fait parmi nous une situation fort difficile aux grands financiers, aux manieurs d’argent, comme on les appelle. Tout le monde est leur complice quand ils commencent ; tout le monde est leur ennemi quand ils ont réussi. Ils ont eux-mêmes peine à comprendre un changement si subit, conséquence de leur subite prospérité. Ils se demandent comment, au milieu d’une société possédée de la fureur des affaires, ceux qui les font avec succès deviennent si aisément des objets d’aversion ou de mépris ? Rien de plus simple cependant, si l’on tient compte de deux sentimens très différens, mais également puissans dans notre pays : la passion de l’égalité et l’instinct chevaleresque. L’amour exagéré de l’égalité, qui touche de si près à l’envie, fait paraître intolérables et presque insolentes ces fortunes soudaines qui se sont élevées tout à coup au-dessus du niveau commun. Venues en peu de temps, elles semblent n’avoir rien coûté et braver avec trop d’éclat la médiocrité laborieuse. De plus, l’influence à laquelle elles ne peuvent s’empêcher de prétendre est la seule peut-être que notre instinct chevaleresque ait de tout temps repoussée. L’ascendant du génie ou du talent nous trouve tout prêts à nous laisser séduire ; celui que donne le pouvoir nous fait fléchir sans beaucoup de peine : nous nous retrouvons rebelles et railleurs en face des prétentions de la richesse, et, sans la dédaigner au point de négliger les moyens de l’acquérir, nous sommes enclins à mépriser ceux qui paraissent lui accorder plus d’importance qu’aux choses de l’esprit. La presse française ne peut donc s’empêcher d’entrer sur ce point dans les sentimens du public et d’éviter toutes les apparences qui pourraient l’amoindrir elle-même à ses yeux.
La politique l’occupe ainsi presque exclusivement, et la politique étrangère au moins autant que la politique intérieure ; mais ce qui paraît étrange au premier abord, c’est qu’une préoccupation si constante des choses du dehors se concilie parfaitement avec le défaut presque absolu d’information exacte et intelligente. Nous n’apprendrons rien à nos lecteurs en leur rappelant qu’il existe à Paris une agence commune qui chaque jour traduit, tant bien que mal et avec plus ou moins de discernement, quelques passages d’un certain nombre de journaux étrangers, et que ces extraits, lithographies et distribués à tous les journaux, leur tiennent lieu (sauf quelques rares exceptions) de ces correspondances spéciales et constantes, de ces services réguliers ou extraordinaires qu’entretient à grands frais la presse anglaise. La presse française est en général mal informée, et c’est le plus souvent sur les données les plus vagues et les plus insuffisantes que reposent ses plus hautes spéculations sur la politique étrangère.
La situation politique de la presse française suffirait seule au besoin à expliquer cet état de choses. Il est évident que, si elle avait un service régulier de correspondances, elle éprouverait plus d’une fois l’embarras des richesses, et que les détails les plus intéressans pourraient être précisément ceux qu’il lui serait implicitement ou explicitement interdit de publier. Elle courrait donc souvent le risque de perdre sa peine et son argent. Ce n’est pourtant là qu’une raison secondaire et passagère de cette inévitable négligence ; le goût du public en est la raison ancienne, permanente et péremptoire. Étranger à cette idée de l’équilibre européen et à ces notions de droit international qui sont heureusement vulgaires chez nos voisins, le public français envisage les affaires étrangères avec une fatale simplicité. La situation géographique de notre pays, les longues guerres que nous avons soutenues contre l’Europe, les conséquences également inouïes de nos victoires et de nos défaites nous ont habitués à considérer l’étranger comme notre sujet ou comme notre maître plutôt que comme notre égal. Comme s’il n’y avait pour nous d’autre alternative que de dominer l’Europe ou que d’en être accablé, nous ne voyons guère dans la politique étrangère qu’une occasion de nous enorgueillir ou de nous désespérer. Quand nos journaux veulent nous tenir en belle humeur à l’égard de nos gouvernemens, ils nous font entendre que l’étranger nous obéit ; quand ils veulent nous humilier et nous irriter, ils n’ont rien de mieux à faire que d’insinuer que c’est l’étranger qui nous mène. S’ils sortent de l’un ou de l’autre thème, on se défie d’eux ou on ne les comprend plus.
L’amour et la haine de la révolution, qui se partagent si profondément la France, sont aussi pour beaucoup dans le parti pris avec lequel nous envisageons les affaires étrangères. Pour ceux qui voudraient voir la révolution morte et enterrée comme pour ceux qui lui souhaitent longue vie et prospérité, les nouvelles étrangères ne sont guère que le bulletin quotidien de sa santé, et ils vont tout droit aux journaux qui rédigent ce bulletin selon leurs vœux et selon leurs espérances. Partisans de la paix à tout prix, partisans de la soumission définitive de la terre, de la lune et des étoiles à la France, amis et ennemis de la révolution, tout ce monde enfin, altéré de nouvelles et surtout de prophéties contradictoires, s’en va demander aux journaux sa pâture, et chacun y trouve régulièrement la seule qu’il puisse supporter. Ce ne sont donc point les nouvelles les plus sûres qu’il faut à ce public, mais les plus agréables, non pas les plus fraîches ni les mieux prouvées, mais les plus propres à l’endoctriner et à l’émouvoir comme il veut être ému et endoctriné ; C’est même l’irriter que d’annoncer ou de prévoir autre chose que ce qu’il désire, et ceux qui voient clair doivent feindre au moins d’avoir la vue troublée, sous peine d’être odieux à ceux que la passion aveugle. Si d’ailleurs l’événement prouve que l’on a fait fausse route, peu importe, pourvu que lecteurs et journaux y aient marché ensemble et du même pus. L’événement, ce juge redouté de la presse anglaise, n’a pour la nôtre aucune conséquence fâcheuse. Le public souffre volontiers les erreurs qu’il a souhaitées et partagées ; rien n’égale même sa reconnaissance envers ceux qui l’ont agréablement trompé, si ce n’est son désir de l’être encore.
Ce qui se passe à l’intérieur du pays n’est pas moins imparfaitement constaté par la presse française que ce qui se passe au-delà de nos frontières. Cette négligence s’explique aisément par la peur, quand la presse n’est pas libre ; mais quand elle est libre, l’esprit de parti produit les mêmes effets que la peur. C’était jadis entre les journaux un échange de récriminations trop fondées sur la partialité du compte-rendu des chambres. À plus forte raison pouvaient-ils s’accuser de partialité dans tous les autres genres d’information. Les affaires judiciaires, qui occupent une si grande place dans la presse anglaise, ne reçoivent chez nous qu’une publicité restreinte et incomplète. La lumière n’a pénétré qu’à demi, et comme à regret, dans nos tribunaux, et les lois récentes qui interdisent le compte-rendu des débats dans un certain nombre d’affaires, et qui permettent aux tribunaux d’interdire ce compte-rendu pour toutes les autres, n’ont rien d’antipathique à nos mœurs. Toujours préoccupés de nos vues générales et des grands intérêts de nos différens partis, nous n’éprouvons point dans le détail cette faim et cette soif de publicité qui rendent le secret et le mystère intolérables à nos voisins, principalement en ce qui concerne l’administration de la justice. Il y a plus, les procès importans dont les détails sont abandonnés à la publicité échappent à la discussion publique, et il est admis que la presse n’a point le droit d’en tirer un utile enseignement. Rien n’est plus curieux que l’attitude des journaux français en face de quelque procès important et digne d’occuper l’attention du pays. Avant que les débats soient ouverts, on dit : La justice est saisie, il faut attendre qu’elle prononce. Pendant les débats, on se garde, suivant la maxime reçue, d’aggraver par des considérations intempestives la situation des parties ou des accusés. Lorsqu’enfin le jugement est rendu, on retrouve jusqu’à un certain point la parole, si on veut le louer, ce qui n’est point d’une grande utilité ; mais si on le désapprouve, il est admis qu’on doit se taire par respect pour la justice, si bien qu’on arrive ainsi au bout des affaires les plus importantes sans que la presse ait pu contribuer en rien à former sur ces affaires le jugement du public. Encore moins la presse française est-elle en état d’exercer, comme en Angleterre, quelque action sur le cours des débats, et d’y reprendre publiquement, sous sa responsabilité envers ceux qu’elle accuse, les illégalités, les abus de pouvoir, les fausses démarches des témoins ou des juges. Et cependant les tribunaux anglais, où le jury décide de tout, où l’accusé ne peut être interrogé, où les témoins sont interrogés par les avocats des parties, pourraient se passer, plus aisément que les tribunaux d’aucun peuple, de ce libre contrôle.
Incomplètement informée des affaires du dehors et de celles du dedans, peu au courant des affaires judiciaires et impuissante à les contrôler, la presse française ne souffre pas davantage la comparaison avec la presse anglaise en ce qui touche la protection des intérêts particuliers et l’expression des opinions individuelles. Vous ne trouverez point dans nos journaux ces plaintes, ces récits, ces réflexions, ces appels au public qui rendent la presse anglaise si justement populaire, comme le refuge commun des opprimés. Là encore, c’est moins l’imperfection de nos lois, la négligence ou la timidité des journaux qu’il faut mettre en cause que le goût du lecteur français, qui prend peu d’intérêt aux griefs d’autrui. Il est ordinairement plein d’amour pour l’humanité et rêve le plus bel avenir pour le monde ; mais les injustices vulgaires que souffre son voisin le touchent peu, et il le trouve légèrement présomptueux de prétendre en occuper le public. La presse lui paraîtrait mesquine et insipide, si elle s’abaissait à la défense des individus, elle qui est exclusivement chargée d’affranchir le monde et de rendre justice d’un seul coup à l’humanité tout entière ! Ce sentiment est si naturel à l’esprit français, que ceux-là mêmes qui importunent les journaux du récit de leurs griefs n’y liraient point sans une dédaigneuse impatience l’exposé des griefs d’autrui.
C’est donc uniquement dans ce qu’elle tire de son propre fonds, c’est-à-dire dans ses idées politiques et dans le développement continuel de ces idées, que la presse française puise sa force et son autorité. Chaque journal ou chaque groupe de journaux représente dans notre pays divisé un système particulier de gouvernement. Ce ne sont point des nuances qui séparent ces systèmes, ce sont des abîmes tels qu’il s’en trouve entre l’absolutisme et la liberté, entre la liberté et l’anarchie. Chaque système a ses sectateurs plus ou moins nombreux qui veulent trouver dans le journal l’écho de leurs idées et de leurs vœux, des motifs quotidiens de persévérer dans leurs opinions et dans leurs espérances, et que la discussion des affaires intéresse beaucoup moins que le combat des doctrines. De là la suite rigoureuse des idées d’un journal français, de là- cette persévérante monotonie de ses théories et de sa polémique. La goutte d’eau qui creuse le rocher n’est pas plus patiente ni plus efficace que sa prédication incessante. Il tire des événemens les argumens qui lui conviennent et dédaigne les leçons qu’ils lui imposent. Le plus souvent il les laisse passer avec indifférence et n’en est pas plus touché que n’est occupé des vents du ciel et du mouvement des nuées le mineur qui suit son filon sous la terre.
La presse française est donc avant tout une presse de partis ; qui ne voit que c’est la source de sa grandeur et de ses misères ? Il y a en effet de la grandeur à rester indocile aux mouvemens variables de l’opinion et à rester debout contre la fortune. Il y a de la grandeur a lutter pour une idée, tantôt avec la foule et tantôt dans la solitude, avec le cours des événemens et malgré leur cours ; il y a de la grandeur à espérer contre l’espérance et à irriter tous les jours plus fort que soi. Cette indépendance du temps et de la fortune donne à la presse française un caractère particulier d’élévation et de dignité morale qui est étranger et qui serait inutile à la presse de nos voisins. Malheureusement c’est aussi pour la presse française une cause irrémédiable de faiblesse. Elle est déjà faible de sa nature, puisqu’elle est inutile aux individus, sans force pour les protéger et chère seulement à ceux qui s’élèvent jusqu’à l’idée de l’intérêt national ; mais elle est faible surtout parce qu’elle est enchaînée au sort des partis et qu’elle partage leurs revers aussi bien que leurs victoires. Or dans notre pays, qui n’a jamais été la terre promise des minorités, la défaite d’un parti, c’est trop souvent pour les journaux qui le défendent la mort ou la servitude. Si l’on faisait cette supposition impossible qu’il existât en France un journal indépendant de tout parti comme le Times, étroitement lié avec le public par une défense vigilante des intérêts généraux et individuels, ayant jeté dans le pays de profondes racines, il faudrait cependant reconnaître qu’un tel journal ne pourrait soutenir sa liberté, ni même être assuré de son existence devant les puissans moyens dont l’administration dispose. Quel peut donc être le sort de ces journaux attachés à leurs partis et destinés, comme des vaincus, à se courber ou à disparaître sous le droit de l’épée ? Dans un pays où le pouvoir central est arrivé par degrés à une force si prodigieuse et n’a devant lui que des grains de sable, il faut moins s’étonner de voir la presse si faible aujourd’hui que de l’avoir vue si forte autrefois et pendant un si long temps. À l’époque même où elle semblait le plus libre, nos lois étaient faites de telle sorte qu’abandonnée un seul instant par l’opinion, elle devait tomber à"la merci du pouvoir. Or l’on peut dire que depuis la chute de la monarchie constitutionnelle, attribuée en grande partie, mis à tort selon nous, à l’action de la presse, le public a commencé à la voir avec défiance, à devenir indifférent à son sort. Dès ce jour-là, elle était en péril de mort, et tout observateur clairvoyant pouvait reconnaître que nos pieds étaient déjà mouillés par le flot qui menace aujourd’hui de recouvrir notre tête.
Cet affaiblissement de la presse que les changemens politiques survenus en France ont consommé était donc préparé par les événemens antérieurs. La loi des signatures en fut le premier symptôme. L’inévitable effet de cette loi était de faire aisément dégénérer en discussions personnelles les débats les plus élevés et les plus dignes de l’intérêt public. En même temps qu’elle perdait ainsi de son importance, la presse perdait quelque chose de sa dignité par l’éclat que donnait la loi des signatures aux apostasies inévitables en temps de révolution. À la vérité, quelques-unes des personnes qui changeaient d’avis, trop promptement ou trop avantageusement pour que leur considération n’eût pas à en souffrir, ont eu la sagesse de modifier leur signature en même temps que leurs convictions ; mais des écrivains moins timides ont donné au public un fâcheux spectacle que la presse tout entière a lieu de regretter. Il est en effet tels articles qui blesseraient moins la conscience publique s’ils n’étaient pas signés. Enfin la loi des signatures a eu cet autre inconvénient pour la presse, de mettre des individus isolés en présence du public français, à qui le moi est haïssable et qui est toujours disposé à se demander en vertu de quel droit ou de quel mandat on prétend l’instruire. Ce public, éminemment organisateur et discipliné, commence à s’interroger et à dire : Pourquoi les journalistes ne formeraient-ils pas un corps, pourquoi ne passeraient-ils pas d’examens et n’obtiendraient-ils pas de diplômes ; pourquoi enfin (et ce serait le dernier mot du génie français en matière de presse) les journalistes ne seraient-ils pas élus par le suffrage universel ?
Des lois qui ont suivi la loi des signatures, des changemens introduits dans le régime de la presse et de sa situation actuelle, on comprend que nous n’ayons rien à dire. Tout a été dit d’ailleurs par le gouvernement lui-même et par ses principaux organes. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, tout le monde s’accorde à reconnaître que la presse française est aujourd’hui entre les mains de l’autorité centrale à peu près comme Gulliver était entre les mains du géant qui l’avait ramassé dans les blés. « Il me prit par le milieu du corps, entre l’index et le pouce, et me souleva à une toise et demie de ses yeux pour m’observer de plus près. Je devinai son intention et je résolus de ne faire aucune résistance tandis qu’il me tenait en l’air à plus de soixante pieds de terre, et quoiqu’il me serrât horriblement les côtes par la crainte qu’il avait que je ne glissasse entre ses doigts. Tout ce que j’osai faire fut de lever les yeux vers le ciel, de joindre les mains dans la posture d’un suppliant et de dire quelques mots d’un accent humble et triste, conforme à l’état où je me trouvais, car je craignais à chaque instant qu’il ne voulût m’écraser comme nous écrasons d’ordinaire les petits animaux qui nous déplaisent. »
Que fera le pouvoir gigantesque qui tient ainsi la presse française suspendue entre ciel et terre ? Serrera-t-il de plus en plus les doigts jusqu’à ce que soit étouffée l’ingénieuse petite créature qui a nourri tant de grandes pensées et qui a répandu de si belles paroles jusqu’aux extrémités du monde ? Nous ne croyons pas qu’il méconnaisse à ce point son intérêt véritable. Si cependant le contraire arrivait, rien de plus conforme au cours des choses humaines. Il y a longtemps que Pascal a mis le roseau pensant à sa place, en le déclarant sujet des forces de la nature, et jeté seulement en ce monde pour en être accablé.
PREVOST-PARADOL.