De la Politique de la France dans une crise d’Orient


DE LA POLITIQUE
DE LA FRANCE
DANS
LES AFFAIRES D’ORIENT.

Avant la révolution de 1830, le continent, gouverné par la sainte-alliance, offrait l’unité d’un grand corps mû et dirigé par une même pensée, celle de comprimer partout l’esprit de liberté et de maintenir l’état territorial de l’Europe tel que l’avaient fixé les traités de 1815. La France était en quelque sorte la révolution vivante. Les traités de 1815 avaient profondément abaissé sa puissance territoriale et grandi en proportion celle de ses ennemis. La sainte-alliance était donc un système conçu et exécuté en haine de ses principes et de sa puissance. La révolution de 1830 brisa l’unité redoutable de ce système, replaça la France dans la vérité de son rôle, lui rendit le sentiment de sa force et de son indépendance, et remit en présence les deux principes qui, depuis quarante ans, se disputent le monde. Une nouvelle guerre générale parut imminente, inévitable. La France ne pouvait demeurer dans l’isolement où l’avait placée sa révolution. Elle se fût trouvée bientôt dans l’alternative terrible de vaincre une seconde fois l’Europe entière ou de subir ses lois. Dans le premier cas, guerre de destruction au dehors et république au dedans ; dans le second, servitude et démembrement. Pour échapper à ces deux extrémités, elle contracta une grande alliance de principes. L’Angleterre était, comme elle, un état libre ; comme elle, elle avait aussi brisé une dynastie qui avait violé ses lois politiques : elle avait un intérêt immense à empêcher une nouvelle guerre générale qui eût remis tout en question. Elle n’hésita pas un moment ; elle offrit loyalement son appui au gouvernement français sorti du flot populaire, et l’Europe assista à un phénomène rare dans l’histoire, celui d’une alliance sincère entre deux grands peuples si long-temps ennemis et rivaux que le monde semblait trop petit pour les contenir tous les deux. Cette alliance avait pour but le maintien de la paix et de l’ordre de choses que la révolution de 1830 avait créé en France. C’était là sa mission, et elle l’a dignement remplie. La paix et l’indépendance de la France ont été également respectées ; contre cette grande alliance sont venues se briser toutes les passions guerroyantes du continent, quels que fussent leurs points de départ et leurs tendances, qu’elles vinssent de l’oligarchie européenne et des trônes absolus ou des rangs inférieurs de la démocratie. Sous sa puissante égide, la Belgique, la Suisse, l’Espagne, le Portugal, ont pu accomplir leurs révolutions sans devenir des causes de guerre générale. Distraits du système des monarchies absolues pour entrer dans celui des gouvernemens représentatifs, ces états ont agrandi notre sphère d’action, et sont devenus les bases de notre nouvelle puissance fédérative. C’est ainsi que l’équilibre a été rétabli entre les deux forces qui se divisent l’Europe, et que, se contenant l’une par l’autre, éclairées par les sanglantes expériences du passé, elles se sont fait en quelque sorte leur part mutuelle, se réservant l’une le Nord, l’autre l’Occident, évitant avec soin et par une sorte de convention tacite de ne point se blesser dans leur sphère réciproque d’influence et d’activité.

Une paix de huit années a été le fruit de cette politique habile et conservatrice, et, à son tour, la paix a produit de grands résultats. Elle a calmé les passions, amorti les haines, découragé plus d’une folle espérance, mûri toutes les questions, et préparé ainsi l’œuvre de l’avenir ; enfin, elle a contribué à jeter l’Europe dans cette voie de travaux matériels et d’industrie qui semble, en ce moment, absorber l’ardeur de ses forces, et dans laquelle tous, peuples et gouvernemens, quels que soient leurs principes et leurs drapeaux, se précipitent à l’envi.

Cependant, il faut se garder des illusions que pourrait faire naître un pareil état de choses. La paix dont nous jouissons est une paix fragile, parce que nous sommes dans des conditions qui, pour s’être maintenues depuis vingt-trois ans, n’en sont pas moins violentes et transitoires. Il ne faut qu’ouvrir les yeux et feuilleter le livre de l’histoire pour se convaincre que tout n’est pas à sa place, et que, sur beaucoup de points, la tyrannie du fait tient la place du droit. L’Europe nous montre des souffrances qui, pour n’appartenir qu’à l’ordre moral, n’en sont pas moins très douloureuses pour des nationalités entières, des ambitions impatientes de renverser les digues qui les contiennent, des intérêts nouveaux enfin qui tendent à se développer et à prendre la place d’intérêts anciens et surannés.

Au nombre des questions qui tiennent en suspens l’avenir du vieux monde et rendent la paix si précaire, il en est une immense qui touche à tous les intérêts européens, et dont la solution, vague encore et obscure, préoccupe vivement toutes les intelligences sérieuses ; c’est la question d’Orient. Elle est si vaste, elle se présente sous des aspects si divers, que son étude complète exigerait des travaux qui sortiraient des limites que nous nous sommes tracées. Nous ne prétendons l’examiner que sous un point de vue partiel. Quel rôle serait réservé aux grandes puissances de l’Occident et particulièrement à la France dans une crise d’Orient ? tel est l’objet de ce travail.

L’Europe assiste depuis un siècle à un double spectacle digne, à tous égards, d’intéresser au plus haut point sa pensée : d’une part, la décadence progressive de l’empire ottoman ; de l’autre, le développement de la Russie qui s’élève chaque jour sur ses ruines. Cette dernière puissance commence à recueillir le fruit de son opiniâtreté dans ses vues ambitieuses et de son audace, mêlée d’une extrême habileté, dans leur exécution. Avant la guerre de 1828, la Turquie ne comptait déjà plus comme une force vive, comme un des élémens du système européen. Sa condition était celle d’un terrain vacant et comme en friche, auquel tous ses voisins semblaient convenus de ne point toucher de peur d’être obligés d’en faire un champ de bataille. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Depuis la paix d’Andrinople, la situation de la Porte s’est encore détériorée ; elle est passée à cet état d’assujétissement qui semble, pour les empires, la dernière phase de leur existence. Ses deux dernières guerres, l’une avec la Russie, l’autre avec Méhémet-Ali, ont arrêté, dans son essor, la nouvelle organisation de ses armées et rendu par là comme impossible sa régénération militaire : elles l’ont ainsi presque désarmée, lorsque pour elle les périls sont partout ; elles ont détruit dans l’âme des musulmans cette foi dans le présent et l’avenir qui est pour les peuples comme pour les individus une des conditions de la vie morale ; elles ont mis à nu toutes les misères de ce gouvernement et donné au monde la mesure de son impuissance à se protéger lui-même. Depuis ces luttes désastreuses, la Porte a perdu le sentiment de son indépendance, elle a cessé de s’appartenir, elle est devenue l’instrument du plus redoutable de ses ennemis, en attendant qu’elle devienne sa proie : minée dans toutes ses bases, attaquée dans sa vieille foi politique et religieuse et dans ses institutions nouvelles, elle n’est plus qu’une ruine vivante, un fantôme d’empire. Le traité d’Unkiar-Skelessi dont il a été fait tant de bruit, n’a point été un nouvel empiétement de la Russie dans les affaires du Levant. Il n’a fait que consacrer, sous une forme sensible, le résultat de la guerre de 1828, la servitude du sultan sous les lois du czar. Ce prince affecte aujourd’hui une modération pleine de désintéressement. La Turquie lui devait encore une partie de sa contribution de guerre ; il lui en a fait remise ; il a évacué les places du Danube ainsi que la Moldavie et la Valachie que ses généraux administraient depuis sept ans avec un zèle et une habileté qui ne se déploient guère que pour des possessions que l’on doit conserver. Il fait plus encore : il offre à la Porte sa protection ; il met à son service ses flottes et ses armées contre tous ses ennemis tant intérieurs qu’extérieurs. Ses agens officiels ou secrets, répandus dans toute l’Europe, travaillent à détruire les préventions générales qu’inspire sa politique, à établir cette opinion que la Russie, satisfaite de sa grandeur actuelle, livrée tout entière aux perfectionnemens de sa civilisation intérieure, aux travaux pacifiques de l’industrie et du commerce, repousse, comme funeste aux intérêts de l’empire, toute pensée de conquêtes nouvelles en Orient. L’Europe n’est point la dupe de pareils artifices. La protection que la Russie accorde à la Porte est cette protection du lion qui couvre sa proie et la défend contre l’avidité de ses autres ennemis. Elle veut la laisser vivre jusqu’au jour où elle pourra lui porter les derniers coups sans provoquer contre elle-même de trop grands dangers. L’Occident, dans ses conditions actuelles, la maîtrise et la contient : elle craindrait, si une guerre d’Orient venait aujourd’hui à s’allumer, d’avoir à lutter contre presque toutes les forces de l’Europe. Voilà le secret de sa feinte modération. D’ailleurs, il faut le dire, sa position est admirable : elle n’a plus de forces, plus de résistances sérieuses à surmonter la Turquie : elle a la mesure exacte de la débilité de cet empire, et elle a creusé elle-même l’abîme où sa main doit tenter, tôt ou tard, de le précipiter. Par le traité d’Unkiar-SkeIessi, elle s’est donné un droit d’intervention dans ses divisions intérieures ; elle s’est fait remettre pour ainsi dire les clés des Dardanelles, puisque la Porte a pris l’engagement de fermer le détroit, à sa simple demande, aux navires étrangers. Que peut-elle exiger de plus en ce moment ? La paix est pour elle une source d’avantages incontestables. La prospérité de ses contrées méridionales se développe sur une échelle immense, et son industrie intérieure accomplit de véritables prodiges. Chaque jour de travail l’approche de ce point de perfectionnement où elle pourra, à l’aide de sa puissance politique, inonder de ses seuls produits les marchés de l’Orient. Sa population croît en nombre, en civilisation et en richesses. Une guerre trop précipitée pourrait compromettre de tels avantages, arrêter dans son essor un si grand élan. Aussi, dans notre conviction, ses vœux sont en faveur de la durée, au moins pour quelque temps, d’un état de choses dont elle a tous les profits sans courir un seul danger.

Mais cette modération aura un terme. Les prétentions du commerce et de la marine militaire et marchande de la Russie la poussent, par une force irrésistible, sur les rives du Bosphore. Le détroit des Dardanelles est, dans toute la vérité de l’expression, la porte de la mer Noire. Cette mer appartient en définitive à la puissance qui tient dans ses mains les clés de cette porte, c’est-à-dire les châteaux qui gardent le détroit. Qu’un pouvoir opposé aux vues de la Russie soit maître de ce fameux passage, et elle se trouve emprisonnée avec ses produits méridionaux et une partie de ses escadres dans la mer Noire. Son commerce n’a plus d’issue pour arriver aux ports et aux marchés du Levant. Ces vaisseaux que chaque année voit sortir des chantiers de Sébastopol, sont condamnés à de vaines parades sur les flots tourmentés de la mer Noire ou à pourrir dans les ports de Crimée. Cessant d’être un moyen de grandeur et d’influence, ils ne sont plus qu’une création de luxe. Si, au contraire, elle devient maîtresse des Dardanelles, elle remplit tout l’Orient de sa présence ; l’Asie mineure, la Syrie, l’Égypte, l’Adriatique, subissent son action irrésistible : tout l’ancien monde reconnaît son ascendant. Au sceptre du Nord elle ajoute celui de l’Orient. La Perse, cernée sur presque tous les points, privée de la Turquie son unique point d’appui, tombe forcément sous son joug. La Russie partage avec l’Angleterre et la France la domination de la Méditerranée. À ses richesses naturelles, elle en ajoute de plus grandes encore. Sa marine militaire et marchande trouve, dans l’exploitation des magnifiques forêts de la Turquie, des ressources inépuisables. Une vie nouvelle, une vie d’ordre et de travail s’ouvre pour ces peuples, abrutis et décimés jusqu’alors par le despotisme des Turcs. La civilisation, arrachant leur pays à la barbarie, fait éclore de leur sein d’incalculables richesses, depuis si long-temps enfouies et ignorées. Ils subissent l’heureuse métamorphose qu’ont éprouvée la Moldavie et la Valachie qui, mieux gouvernées depuis un demi-siècle, sont devenues méconnaissables. Certes, l’humanité ne peut qu’appeler de ses vœux ces magnifiques conquêtes de la civilisation sur la barbarie ; mais l’Europe doit le savoir : toutes ces merveilles s’accompliront au profit d’un empire qui se meut entre les limites du pôle glacé et de la Perse, de la Chine et de la Wartha, dont la population de plus de cinquante millions d’ames présente, à peu d’exceptions près, par l’unité de son origine slave, de ses mœurs et de sa religion, comme par ses habitudes d’obéissance et ses lumières peu avancées, tous les élémens réels d’ordre et de discipline intérieure. Déjà, dans la sphère immense où elle déploie sa force, la Russie ne rencontre que des états tous plus ou moins soumis à sa suprématie ; elle réunit à tous les avantages de l’attaque tous ceux de la défense ; elle est protégée par ses déserts, par son climat, par la discipline et le nombre de ses armées ; elle n’est plus enfin séparée de Stockholm que par un bras de mer, et de Berlin que par quelques journées de marche. Qu’à tant de puissance elle ajoute encore la possession du Bosphore, et elle devient, à juste titre, un objet d’épouvante pour toute l’Europe.

Les états de l’Occident ne peuvent l’ignorer, l’asservissement actuel de la Turquie est un échec fort grave qu’ont reçu leurs forces relatives. L’équilibre européen, tel qu’il était sorti du congrès de Vienne, avec ses bases fragiles, est tout-à-fait rompu, et il l’est au profit de la puissance qui déjà était d’un volume trop considérable dans l’ensemble du système. Le mal actuellement produit n’est que le prélude de dommages plus grands encore. Il est évident que la Russie ne s’arrêtera point dans sa marche vers le Bosphore, et, le voulût-elle, elle ne le pourrait plus. Elle ne sera tranquille et satisfaite que lorsqu’elle aura pris possession du détroit. « Il faut bien que j’aie dans ma poche les clés de ma maison, » disait Alexandre en 1808, lorsque, dans la prévision d’un partage prochain de l’empire ottoman avec son allié Napoléon, il insistait pour avoir Constantinople. Toute la pensée du cabinet russe est dans ce mot célèbre. Cette cour n’ignore point d’ailleurs que l’esclavage est un poids bien lourd, même pour les cœurs les plus vils. Comment ne pèserait-il pas à l’énergique sultan, dont tout le règne est une lutte opiniâtre et impuissante contre le destin qui semble avoir pris à tâche de le vaincre et de le briser. Le czar doit craindre sans cesse qu’il ne fasse effort pour s’arracher à son écrasante protection et se placer sous l’égide des puissances véritablement intéressées à sa conservation. Aussi, bien que la politique de la Russie soit en ce moment toute à la paix et à la modération, si une fois les évènemens jettent dans ses mains la proie qu’elle convoite depuis si long-temps, elle s’en saisira avec la volonté de la conserver, à moins qu’un pouvoir plus fort que le sien ne vienne la lui arracher. Du reste, tous les élémens d’une crise plus ou moins prochaine existent, tous les intérêts sont en présence et dans l’attitude de l’attente. Aujourd’hui le bruit se répand que Méhémet-Ali veut rompre le lien de vassalité qui le retient encore dans la dépendance de la Porte. Demain Mahmoud, à son tour, voudra peut-être réparer la honte du traité de Koniah et recouvrer la Syrie. Le pacha d’Égypte, usé par l’âge et les travaux, peut avoir une fin prochaine. Son fils Ibrahim est lui-même atteint, dit-on, d’un mal incurable. Après la mort de ces deux chefs, quel sera le sort de l’Égypte et de la Syrie ? Enfin la rébellion d’un pacha, une insurrection parmi les troupes du sultan, une révolution de sérail produite par le soulèvement de tous les intérêts, de toutes les croyances, de tous les préjugés qu’ont froissés les réformes de Mahmoud, toutes ces hypothèses, qui entrent dans les éventualités d’un avenir peu éloigné, peuvent devenir autant de causes d’une crise décisive en Orient.

Jamais, il faut le dire, les grandes puissances de l’Occident n’ont déployé, dans leur politique vis-à-vis de la Turquie, l’union et l’énergie que réclamaient l’indépendance et la conservation de cet empire. Leur mollesse, leur imprévoyance et surtout leur peu de soin pour accorder, sur cette grande question, leurs intérêts sous quelques rapports divergens, ont contribué, tout autant que l’habileté audacieuse de la Russie et les fautes de la Porte, à conduire cette dernière sur le penchant de l’abîme où nous la voyons aujourd’hui. Avant la guerre de 1828, elles pouvaient conserver encore un reste d’illusions sur la force de résistance de cet empire : les Balkans n’avaient jamais été franchis. Mais le prestige attaché à ce fameux boulevart est détruit maintenant. Diebitsch a montré à tous les Russes le chemin qui conduit à l’antique Bysance, et les choses sont arrivées à ce point que la Turquie ne pourrait plus supporter un nouveau choc de son terrible ennemi : elle tomberait bientôt et s’abîmerait dans ses ruines.

La politique des puissances de l’Occident est donc entrée dans une phase nouvelle à l’égard des affaires d’Orient. Le temps des simples prévisions, des craintes vagues, est passé pour elles. Il faut qu’elles se tiennent prêtes à agir. La Turquie ne peut plus se protéger elle-même ; c’est là un fait évident, même pour les esprits les moins clairvoyans. L’intérêt de l’Europe occidentale, la sécurité de son avenir et de son indépendance exigent-ils que cet empire continue d’exister ? Alors elle n’a pas à hésiter : il faut qu’elle intervienne elle-même sur le théâtre des affaires d’Orient ; il faut qu’elle y apparaisse dans tout l’éclat de sa force, que son pouvoir se manifeste par sa diplomatie, par ses conseils, par ses menaces d’abord, et bientôt après, par ses flottes et par ses armées. Mais l’Europe occidentale ne forme pas un seul tout, mû et dirigé par une même pensée, par les mêmes intérêts. Elle est composée de forces diverses et à quelques égards hostiles les unes aux autres. Ce qui blesse et irrite violemment l’une d’elles peut n’affecter l’autre que d’une manière secondaire ou générale. De là, entre les états de l’Occident une grande diversité dans la manière d’envisager la question d’Orient.

Il est des puissances dont évidemment la dissolution de l’empire ottoman et l’établissement de la Russie sur le Bosphore compromettraient au plus haut point les plus chers intérêts : ce sont l’Autriche et l’Angleterre. Constatons d’abord la situation de ces puissances.


Lorsqu’on embrasse l’ensemble de la monarchie autrichienne et qu’on la considère dans sa force intrinsèque en l’isolant, par la pensée, des états qui l’entourent, on est réellement émerveillé de ses vastes ressources. Sa population nombreuse et guerrière se presse sur le sol le plus fertile : les plus beaux fleuves du monde traversent en tous sens son territoire, ses montagnes renferment des richesses minérales de toute nature. Sa constitution géographique est admirable : placée au cœur de la monarchie, sa capitale est couverte au nord et à l’est par la Gallicie, la chaîne des Carpathes et la Bohême ; à l’occident et au sud, par la ligne de l’Inn et du Danube, par le Tyrol et les Alpes-Juliennes. Trieste, Fiume et Venise font, de l’Adriatique, comme une mer autrichienne, et mettent cet empire en contact avec tout le commerce du Levant. L’Autriche semble donc, au premier coup d’œil, un des états de l’Europe les plus vigoureusement constitués. Mais si, de l’étude isolée de ses forces, on passe à celle de sa puissance relative, et qu’on l’envisage principalement sous son point de vue européen, l’admiration qu’elle a d’abord inspirée s’évanouit, et l’on se trouve comme saisi d’une sorte de pitié pour l’avenir d’une monarchie qui ne peut se mouvoir sans rencontrer un ennemi et un péril, et qui semble menacée d’une décadence prochaine.

Ce qui fait sa faiblesse, c’est la diversité des races qui la composent et l’absence complète d’unité dans son organisation sociale. Elle n’est, en effet, que le produit fortuit d’une agrégation de peuples. Elle s’est formée sans esprit d’assimilation, graduellement, par voie de conquêtes, d’investiture et d’héritage ; la maison de Hapsbourg a conquis autour d’elle tout ce qui était à sa portée, attachant ensemble les populations les plus disparates, tant sous le rapport des races, du langage, des mœurs et de la religion, que sous celui des institutions civiles et politiques. Trois siècles d’une même domination et les efforts constans du pouvoir central n’ont pu réussir à ramener à l’unité tous ces différens peuples. L’Autriche a échappé à cette loi générale de concentration qu’a subie l’Europe, et qui a agi sur certaines nations, particulièrement sur la France, avec une telle puissance de cohésion qu’à les voir aujourd’hui dans leur ensemble on les dirait formées d’un seul jet, tandis qu’il y a moins d’un siècle, les nuances les plus tranchées distinguaient leurs diverses parties. L’Autriche est une monarchie fédérale, et elle a toute la faiblesse qui tient à cette nature d’organisation politique. L’unité d’intérêts, de pensées et d’action qui existe entre tous les membres de son oligarchie, est le seul lien qui maintienne en faisceau les divers élémens qui la composent. Autrefois sa puissance ne souffrait point de sa constitution intérieure. Partout entourée d’états plus faibles qu’elle, elle se mouvait dans une sphère large et indépendante. Sa politique n’était nullement compliquée : s’efforcer de dominer l’Italie et l’Allemagne ; lutter, lutter sans cesse, soit par les armes de la diplomatie, soit par celles de la guerre, contre l’ascendant de la France, seule force rivale qu’elle connût en Europe ; enfin, servir de boulevart à la chrétienté contre les invasions de l’islamisme, c’était là toute sa politique. C’était aussi le temps de sa splendeur ; car elle régnait à Vienne, à Milan, à Naples, à Bruxelles, à Madrid, et sur la moitié du Nouveau-Monde. Aujourd’hui tout est changé. Elle est pressée, cernée de tous côtés par des états rivaux que l’ambition, la cupidité, leurs développemens naturels, doivent tôt ou tard armer contre sa puissance. Ces états renferment tous en eux-mêmes un principe d’affinité avec les diverses races qui composent le fond des populations de l’empire autrichien. Ainsi, dans les peuples de la Hongrie, de la Transylvanie et de la Gallicie, presque tous rameaux détachés de la grande souche des Slaves, et qui comptent beaucoup de disciples de la religion grecque, on reconnaît des tendances distinctes qui les placent, à leur propre insu, sous l’action de la Russie.

La France et l’Italie à leur tour sont entraînées l’une vers l’autre par des sympathies morales d’une grande puissance.

La Prusse, enfin, par l’activité de ses intrigues, par son prosélytisme commercial et protestant, par son administration éclairée et progressive, et par son despotisme intellectuel et presque libéral, semble aspirer à devenir le centre d’une nouvelle unité allemande et à déposséder graduellement l’Autriche de son rôle de chef de la nationalité germanique.

La situation présente de l’Autriche est donc autant compliquée de difficultés qu’autrefois elle était simple et facile ; pour elle, les périls sont partout, le présent est incertain, l’avenir sombre et menaçant. Voilà le secret de cette ardeur avec laquelle, depuis vingt-trois ans, la cour de Vienne se dévoue à la conservation de la paix générale ; elle ne peut plus faire aujourd’hui que des guerres défensives. Immobiliser en Europe les institutions, les évènemens, la pensée humaine et en quelque sorte le temps, tel est le miracle que voudrait pouvoir opérer la politique autrichienne. Ne l’en accusons point ; c’est la loi de sa situation. Mais l’habile ministre qui dirige ses destinées sait bien qu’il y a dans le cours naturel des choses une impulsion irrésistible que l’énergie des volontés humaines peut ralentir, mais arrêter, jamais. Un état qui ne pourrait vivre qu’à la condition d’être en paix perpétuelle avec tous ses voisins, aurait bientôt touché le terme de son existence. M. de Metternich a la timidité du caractère et celle que donnent l’âge et la crainte de compromettre le système qui a fait sa fortune politique : mais la nature lui a donné, au degré du génie, la sagacité et la pénétration. Une crise d’Orient doit lui apparaître inévitable et prochaine. Cette crise ne saurait être ni locale, ni partielle ; elle sera générale et européenne, et l’Autriche sera naturellement appelée, par les nécessités de sa position, à y remplir un rôle de premier ordre. Sa véritable mission, mission active, périlleuse et digne de sa grande puissance, c’est de maintenir dans leur intégrité et leur indépendance les forces centrales du continent, de les protéger contre les ambitions de la France et surtout de la Russie, de contenir l’un par l’autre ces deux grands corps, et de maintenir l’équilibre entre eux. Dans la question d’Orient, c’est la Russie qui est l’ennemie redoutable, menaçante : si elle s’empare une fois du cours du Danube, de la chaîne des Balkans et de Constantinople, elle enveloppera l’Autriche sur toute l’étendue de ses frontières orientales, et maîtrisera tout son commerce de la mer Noire et de l’Adriatique. Trop ambitieuse pour ne pas nourrir la pensée secrète de lui enlever un jour ses co-religionnaires grecs, et trop peu scrupuleuse pour ne pas avoir ourdi, dans ce dessein, de sourdes intrigues, elle se trouvera alors en mesure d’accomplir ses projets, et l’Autriche courra d’immenses périls. Sa force relative en éprouvera un tel affaiblissement, qu’elle perdra toute liberté dans ses mouvemens. Il ne lui restera plus contre les exigences du Nord qu’une force d’inertie comme celle de la Prusse. Elle se trouvera ainsi déchue de sa haute mission ; son rôle sera complètement changé : au lieu d’être pour l’Occident une barrière contre la Russie, elle deviendra, dans les mains de la Russie, un moyen d’asservir l’Occident, toutes les forces centrales qui le couvrent aujourd’hui seront renversées, et l’indépendance générale se trouvera compromise. La possession de la Bosnie, de la Servie, de la Macédoine et de l’Albanie, ne saurait être pour la cour de Vienne une compensation suffisante aux agrandissemens de la Russie ; car cette dernière, d’abord par son action directe, ensuite par celle de la Grèce qui tomberait infailliblement sous son influence, exercerait un tel ascendant sur ces provinces, qu’elles seraient, pour leurs nouveaux maîtres, plutôt une cause de faiblesse et de dépendance qu’un accroissement de forces.

Il semblerait donc que la politique de la cour de Vienne, dans la question d’Orient, lui est tracée d’avance ; qu’ennemie de position de la Russie, poste avancé de l’Occident contre son ambition, protectrice naturelle de la Turquie et de tous les intérêts compromis avec elle en Orient, elle devrait donner son dernier homme et son dernier florin, plutôt que de permettre au czar d’étendre sa domination au-delà du Danube. Mais la Russie n’est pas la seule ennemie qu’elle redoute : à l’Occident, la France l’épouvante bien davantage encore. La France serait en effet pour elle une ennemie bien formidable, si elle l’attaquait corps à corps avec toutes ses armes : par ses principes, elle mettrait en péril son organisation sociale, et, par ses armées, sa domination en Italie. Quel trouble ne jetterait-elle pas au sein de cet empire qui réunit, sous la même autorité, des Italiens, des Hongrois, des Polonais et des Allemands, qui compte autant de constitutions que d’états, réduit à la cruelle nécessité d’employer les forces de la moitié de l’empire à contenir l’autre moitié, gouverné enfin par les principes surannés d’une oligarchie féodale ? Aussi, la révolution de 1830, qui menaçait d’embraser l’Europe, a-t-elle inspiré à la cour de Vienne un effroi qui n’est point encore calmé, qui l’a précipitée plus avant que jamais dans le système russe, et qui est l’unique cause de toutes les concessions qu’elle a faites depuis huit ans aux exigences du czar dans les affaires d’Orient. Mais cette attitude passive à laquelle elle s’est résignée jusqu’aujourd’hui, la conserverait-elle dans une crise décisive ? C’est là une question extrêmement grave, et qu’il appartient à la France seule de résoudre. La situation de l’Autriche est telle qu’elle ne peut avoir la franchise entière de ses mouvemens contre la Russie, si elle n’est point assurée de l’appui moral et matériel de la France. L’alliance de l’Angleterre ne suffirait pas pour donner à son langage et à ses actes toute l’énergie nécessaire. On doit être convaincu que jamais elle ne marcherait contre la Russie si elle ne pouvait compter, non pas seulement sur notre appui moral, mais sur notre concours matériel à l’exécution de ses plans. Si nous les lui refusions, sa pensée resterait obsédée par la crainte de nous voir franchir les Alpes et fondre sur la Lombardie, tandis qu’elle lancerait ses armées contre les Russes. Alors elle aimerait mieux se résigner à un partage de la Turquie que de se livrer à nos coups, et elle n’interviendrait plus sur le théâtre des évènemens que pour recevoir le lot qui devrait lui échoir. En un mot, la politique de l’Autriche, dans une guerre d’Orient, est entièrement subordonnée aux résolutions de la France.


La politique de l’Angleterre, dans cette grande question, repose sur des intérêts d’une telle importance, qu’il suffit de les indiquer pour pressentir sa conduite future. Les états du Levant sont depuis long-temps l’un des plus riches marchés qu’exploitent son commerce et son industrie ; sur presque tous les points de l’empire ottoman et en Perse, elle a détruit à peu près toute concurrence, principalement dans l’industrie des cotons. Ses produits, favorisés par les habitudes des populations, se débitent dans ces contrées en quantités prodigieuses. Si la Turquie s’écroule, et que sur ses débris s’élève la Russie, tout son commerce du Levant se trouve compromis. Cette puissance a tous les genres d’ambition. À la suprématie politique et militaire, elle travaille, avec une ardeur extrême, à joindre, au moins dans sa sphère, la suprématie commerciale. Elle comprend qu’aujourd’hui la véritable force d’un grand état réside dans le développement de sa richesse et de tous les élémens qui constituent une civilisation avancée. On dirait qu’elle est humiliée de sa barbarie, et qu’elle attache sa plus grande gloire à s’élever dans l’échelle de la civilisation matérielle à la hauteur des peuples de l’Occident. Une fois maîtresse du Bosphore, elle s’efforcera naturellement d’expulser les produits anglais de tous les marchés de l’Orient sur lesquels elle aura une action directe, pour leur substituer ceux de sa propre industrie. Aussi, la conquête de Constantinople est-elle peut-être pour cet empire une question de prééminence encore plutôt commerciale et maritime que politique.

Les limites de son territoire, en Asie, ne sont plus qu’à quelques lieues de la ligne par laquelle les produits anglais pénètrent dans la Perse. Dès que la Russie aura pris pied sur le Bosphore, la Perse, ou s’engloutira dans son vaste empire, ou tombera sous sa dépendance absolue. Or, dans cet état de choses, ce ne sera plus seulement le commerce de l’Angleterre qui se trouvera menacé, mais l’existence même de ses possessions dans l’Inde. Si la Russie venait à disposer de toutes les ressources de la Perse, il ne lui serait point impossible de discipliner les hordes guerrières qui vivent dans ces contrées asiatiques, de les pousser au-delà de l’Indus, et de porter à la domination anglaise, dans l’Inde, des coups dont elle ne se relèverait jamais. On sait que l’idée de cette entreprise gigantesque a occupé, sur le radeau du Niémen, Napoléon et Alexandre. Ne peut-il point se rencontrer sur le trône des czars un génie assez hardi pour vouloir l’accomplir, et assez habile pour la mener à une glorieuse fin ?

La possession par la Russie des plus belles provinces de la Turquie, surtout des Dardanelles, lui assurerait enfin de si vastes ressources, une position maritime si favorable, que, par l’impulsion naturelle des choses, sa marine prendrait bientôt un essor immense. Tant que la Turquie sera debout, la moitié des escadres de la Russie restera comme emprisonnée dans la mer Noire ; la Méditerranée demeurera soustraite à son action. Mais cet empire écroulé et devenu la proie de son ennemie, l’Angleterre verra bientôt s’élever dans les mers du Levant une nouvelle rivale, qui, unissant ses efforts à ceux de la France, réussira peut-être un jour à la déposséder des îles Ioniennes et de Malte.

Ainsi, intérêts commerciaux, intérêts de domination dans l’Inde, intérêts maritimes, tout ce qui fait la splendeur de l’empire britannique se trouverait menacé par le débordement de la Russie sur le Bosphore. De là, pour l’Angleterre, le devoir de s’opposer de toute l’énergie de sa volonté et de ses moyens à l’accomplissement des vues de la cour de Saint-Pétersbourg. Sa position géographique lui permet à cet égard toute liberté d’action ; et en cela, elle se trouve dans des conditions bien plus favorables que l’Autriche qui, avec un intérêt plus direct encore que le sien à contenir son redoutable voisin, est obligée de subordonner sa conduite à celle de la France. Elle jouit d’une entière indépendance dans tous ses mouvemens ; elle a la liberté de l’attaque comme celle de la défense.


Examinons maintenant les intérêts de la France dans la question d’Orient.

De toutes les grandes puissances de l’Occident, la France est celle dont les intérêts propres se trouvent le moins directement engagés dans cette question. La sûreté de son territoire, la prospérité de son commerce, les prétentions de sa marine n’exigent point impérieusement la conservation de l’empire ottoman. Elle n’a point de possessions, point de colonies que pourrait compromettre l’établissement des Russes aux Dardanelles. Son commerce avec les ports du Levant est loin d’avoir l’importance de celui des Anglais, et, quant à sa marine, elle ne saurait prendre ombrage du développement de la marine russe dans la Méditerranée. Il ne faut point qu’elle se laisse dominer par les intérêts accidentels du présent, qu’elle se regarde comme enchaînée à tout jamais à la fortune de l’Angleterre. Les deux puissances n’ont point, pendant trois siècles, rempli le monde de leur rivalité et de leurs terribles luttes pour de puériles vanités nationales et des passions mesquines. Bien des préjugés sont détruits sans doute ; les deux peuples, éclairés par l’expérience, ont perdu, dans la poursuite de leurs intérêts, cette jalousie âpre et ardente qui rappelait l’antique rivalité de Rome et de Carthage. Cependant, sur presque tous les points, leurs intérêts positifs sont restés ennemis. Comprimés momentanément dans les liens d’une alliance de principes, ils se heurteront de nouveau dès que les deux puissances auront été rendues à toute l’énergie de leurs tendances. Une politique large et prévoyante doit savoir concilier les exigences du présent avec celles de l’avenir. Du haut des rochers de Malte et de Gibraltar, l’Angleterre aspire à dominer la Méditerranée. C’est dans cette mer toute française qu’elle est surtout pour nous une rivale incommode. La grandeur future de notre domination en Afrique n’a pas d’ennemie plus redoutable. Aussi, bien loin d’écarter la Russie de la Méditerranée, peut-être, sous le point de vue exclusivement maritime, est-il de l’intérêt de la France de l’y appeler, parce qu’avec son appui, il lui sera plus facile un jour de chasser l’Angleterre de cette mer, sauf ensuite, elle et sa nouvelle rivale, à s’en disputer la domination ; mais alors, elle en triompherait plus facilement que des Anglais. En principe général, plus le continent aura de forces à opposer un jour aux escadres de l’Angleterre, plus il aura de moyens de briser sa dictature maritime et de remplacer sa législation despotique par un code plus en harmonie avec les droits et l’indépendance du commerce de toutes les nations.

La question d’Orient ne touche sérieusement la France que sous le point de vue de l’équilibre général. Il est évident que la destruction de l’empire ottoman et l’élévation sur ses ruines de la puissance russe amèneraient une perturbation complète dans tout le mécanisme du système européen. La Russie acquerrait un pouvoir tellement formidable, qu’elle mettrait tout en péril, l’indépendance de l’Allemagne d’abord, et bientôt après celle de tout l’Occident. La France, par sa force et sa haute civilisation, occupe, dans le midi de l’Europe, une véritable prééminence. Elle ne saurait demeurer indifférente ni passive en présence d’un débordement de forces qui, brisant toutes ses digues, pourrait finir un jour par l’atteindre elle-même.

On conçoit donc que, préoccupée de ce grave péril, dans l’intérêt de tous comme dans le sien propre, elle soit disposée à s’associer à un ensemble de combinaisons calculées d’abord pour contenir la Russie et prévenir la guerre, ensuite pour la combattre et lui arracher sa proie, dans le cas où les impatiences de son ambition et la marche des évènemens la détermineraient à s’en saisir. Mais ce système s’applique évidemment à deux ordres d’idées et de faits parfaitement distincts ; en réalité, il se subdivise en deux systèmes qui tendent au même but par des voies toutes différentes. L’un et l’autre se proposent la conservation de l’empire ottoman dans son intégrité ; mais les moyens employés par le premier sont les conseils, les menaces, d’habiles combinaisons fédératives et des armemens faits à propos, toutes choses qui ne compromettent que dans une certaine mesure et engagent la forme plutôt que le fond, tandis que le second, au contraire, aurait une tout autre portée : il admettrait des exigences bien autrement impérieuses et des sacrifices en quelque sorte illimités.

Le premier système est l’expression de la politique actuelle de la France : il est tout entier dans l’esprit de l’alliance qui, depuis huit ans, unit les cours de Paris et de Londres. Le but de cette alliance a été le maintien de la paix générale. Pour qu’elle soit une force réellement maîtrisante, il faut que son action s’étende à toutes les affaires de l’Europe, à celles d’Orient aussi bien qu’à celles d’Occident. Nous pensons qu’elle n’a point obtenu dans la question du Levant tous les succès qu’on était en droit d’en attendre, et qu’elle s’est laissé plus d’une fois dominer par des faits que sa sagacité aurait dû prévoir et sa fermeté prévenir. Tout n’a pas été cependant honte ni défaite pour elle, et ce serait méconnaître son influence que d’attribuer l’attitude virtuelle de la Russie à sa seule modération. Si cette puissance a évacué la Silistrie et les deux provinces grecques, il entre, soyons-en certains, dans cette politique en apparence si conciliante et pacifique, beaucoup de déférence et de ménagemens pour les susceptibilités des puissances occidentales. Évidemment, l’alliance de la France et de l’Angleterre enchaîne l’ambition du czar.

Mais, nous l’avons dit, les évènemens peuvent marcher plus vite que son ambition et lui jeter une proie, qu’en dépit de sa feinte modération, il ne pourra s’empêcher d’accepter. C’est alors que s’ouvriront les grandes scènes du drame de l’Orient. Le moment d’agir sera venu pour les grandes puissances de l’Europe : elles auront épuisé la phase de la diplomatie pour entrer dans celle de la guerre défensive.

Quelles seront, dans ce moment solennel et peut-être prochain, les déterminations de la France ? L’appui qu’elle prête aujourd’hui à la politique anglaise, parce qu’il ne s’agit que de maintenir la paix générale, le continuera-t-elle lorsqu’il faudra entrer en guerre, payer de sa personne, verser ses trésors et son sang ? S’en séparera-t-elle, au contraire, pour s’unir à la Russie ? Embrassera-t-elle enfin le parti de la neutralité ? Telles sont les graves questions que nous allons essayer de résoudre.

Nous le répétons, la ruine de la Turquie ne saurait affecter au même degré ni de la même manière toutes les puissances de l’Occident. De cette différence dans leur position et leurs intérêts doivent résulter naturellement pour elles des rôles et des devoirs divers. C’est l’Europe prise dans ses intérêts les plus élevés, dans ses intérêts d’équilibre et d’indépendance, que la France représentera dans une crise d’Orient, tandis que l’Angleterre et l’Autriche auront tout d’abord à défendre leurs intérêts propres. Avant de se battre pour la cause générale, elles commenceront par garantir, l’une la sécurité de son territoire, l’autre celle de son commerce et de ses possessions dans l’Inde. Toutes leurs combinaisons politiques ou militaires seront calculées dans ce but, et c’est dans ce but aussi tout personnel, pour ainsi dire, que sans doute elles mettront en œuvre toutes les ressources de leur diplomatie pour nous émouvoir et nous entraîner. Certes, la défense de l’équilibre général et de l’indépendance de l’Occident est une grande et noble cause, et si la France avait complété sa puissance territoriale, si elle avait atteint, comme l’Autriche et l’Angleterre, le terme de ses légitimes désirs, elle pourrait trouver une gloire impérissable à se dévouer pour le salut de tous. Mais telle n’est point sa situation : l’Europe, dans un jour de colère et de vengeances a mutilé son territoire et l’a précipitée du rang élevé d’où elle n’aurait jamais dû descendre. Elle est encore aujourd’hui sous le poids des traités de 1815, et il serait étrange que, dans une guerre d’Orient, elle usât ses forces et son énergie pour assurer l’indépendance générale du continent, protéger les intérêts particuliers de ces cours de Vienne et de Londres qui se sont montrées si ardentes, il y a vingt-trois ans, à la démanteler, et qu’elle fît tous ces sacrifices gratuitement, sans garantie de réparations pour les maux qui lui ont été faits. Elle jouerait là un rôle de dupe, et le sublime d’un pareil héroïsme toucherait au ridicule.

Ce qui donne à la Russie une prééminence si dangereuse dans les affaires d’Orient, ce n’est pas seulement sa puissance si jeune, si progressive, si vigoureuse, comparée à l’épuisement et à la débilité de l’empire ottoman ; ce sont aussi les avantages merveilleux de sa position géographique qui placent, en quelque sorte, son ennemi sous sa main. En trois jours, une flotte peut transporter une armée de quarante mille hommes de Sébastopol sous les murs de Constantinople, et venir jeter l’épouvante au sein même du sérail. Cette mesure décisive peut être conçue et exécutée avant que la nouvelle en soit connue à Vienne. L’empire ottoman n’existe plus guère, comme puissance publique, que dans sa capitale. C’est un corps épuisé dont la vie, se retirant des extrémités, s’est tout entière réfugiée au cœur. Constantinople frappé et soumis, toutes les résistances cèdent, tout tombe et se résigne, à moins qu’une grande force extérieure ne vienne tout à coup relever les courages abattus des Turcs et les délivrer de l’invasion ennemie. Cette grande force ne peut être que l’Autriche. Dans une guerre d’Orient, cette puissance est la seule qui soit en position d’attaquer promptement et avec succès la Russie. Les efforts maritimes de l’Angleterre et de la France ne sauraient suffire à cette tâche difficile. Les Russes, une fois maîtres de Constantinople, le seraient bientôt des châteaux des Dardanelles. Leur position vis-à-vis des puissances maritimes deviendrait en quelque sorte inexpugnable. Dès ce moment, la mer Noire deviendrait une mer fermée, une mer exclusivement russe. Abritées dans le Bosphore, leurs flottes braveraient impunément toutes celles de leurs ennemis. Mais qu’une armée autrichienne de deux cent mille hommes débouche en Bulgarie et sur le Bas-Danube, tandis que l’Angleterre et la France agiraient, de leur côté, aux Dardanelles par leurs escadres, et, au besoin, par des troupes de débarquement, il est évident que les Russes, obligés de lutter à la fois contre les forces de la triple alliance et contre un peuple qui ne combattrait plus seulement pour des provinces éloignées, mais pour son existence même, se trouveraient dans une position extrêmement périlleuse. La Porte, dans une guerre décisive, n’aurait donc pas d’alliée plus efficacement protectrice, et la Russie, d’ennemie plus redoutable que l’Autriche. L’Occident veut-il réellement sauver la Turquie ? Il faut qu’il arme et qu’il précipite, quand le moment sera venu, l’Autriche contre la Russie. Mais si l’énergie de la cour de Vienne était paralysée par l’attitude équivoque du cabinet de Paris, elle ne pourrait plus rien, et la Turquie serait perdue. L’Autriche, de son côté, a un intérêt immense à empêcher la ruine de cet empire ; car, si elle le livrait à la Russie, elle livrerait à celle-ci du même coup sa propre indépendance. Or, elle ne peut conserver la liberté de ses mouvemens contre cette puissance qu’à la condition d’être assurée de l’appui de la France. C’est donc cet appui que la cour de Vienne et celle de Londres doivent obtenir à tout prix.

Des considérations fort graves peuvent assurément nous déterminer à associer nos efforts à ceux de ces puissances ; mais nous ne saurions nous livrer à elles sans conditions. Pour obtenir notre concours, il faut qu’elles comprennent notre situation et se décident à y adapter leurs propres combinaisons. Nous devons nous attacher à faire prévaloir un système qui, dominant leurs intérêts exclusifs et passionnés, les concilie avec les grands intérêts européens et les exigences légitimes de notre politique.

Pour tous les esprits capables de s’élever à des idées générales, l’œuvre du congrès de Vienne est aujourd’hui jugée comme une œuvre de réaction violente et d’imprévoyance. Le respect du passé, les prévisions de l’avenir, les droits de nationalité, les bases d’un sage équilibre, tout a été sacrifié à une seule passion, celle d’abaisser la France et d’élever ses ennemis sur les débris de sa puissance. De toutes les combinaisons sorties de cette célèbre assemblée, les plus funestes ont été l’abandon de la ligne de la Wartha à la Russie, la constitution défectueuse de la Prusse et la destruction de notre ligne militaire du nord-est.

Jamais l’Europe n’aurait dû permettre à la Russie de pousser ses aigles jusqu’à la Vistule, encore moins de franchir cette barrière et de venir asseoir ses frontières à quelques marches de l’Oder,

L’organisation déplorable donnée à la monarchie prussienne a été comme une seconde victoire remportée par le Nord sur l’Occident. L’intérêt de l’Europe et de la civilisation exigeaient que la Prusse remplît, au nord de l’Allemagne, la même destination que l’Autriche au midi, qu’elle fût constituée assez fortement pour être tout-à-fait indépendante de la Russie et se trouver en mesure de la contenir. C’est de cette manière seulement qu’elle pouvait s’élever à de hautes destinées et devenir une des bases fondamentales de la sécurité générale. Mais le congrès de Vienne sembla prendre à tâche de changer tout le rôle de cette monarchie. Il était impossible de distribuer plus mal les élémens dont elle est composée, de lui donner un territoire plus tourmenté et qui l’exposât à plus de périls. Elle a été projetée, depuis le Niémen jusqu’à la Moselle, sur une ligne immense qui, en l’énervant, enlève à sa puissance militaire toute spontanéité dans ses mouvemens. Débordée par la Russie sur sa ligne militaire du nord, elle a perdu de ce côté la liberté de son action. Précisément parce qu’elle était à ce point vulnérable au nord, il était indispensable de la fortifier au centre : on le pouvait en lui donnant toute la Saxe. On a mieux aimé couper ce royaume en deux, en donner une moitié à la Prusse et laisser le tronc mutilé à la maison de Saxe. C’était là une combinaison vicieuse, parce qu’elle n’a point d’avenir, et que la Prusse n’aura de repos ni n’en laissera à l’Europe qu’elle n’ait réuni à son territoire toute la Saxe. Ce n’est que de cette manière qu’elle acquerra une force de compacité qu’elle ne peut trouver dans des provinces enfilées les unes aux autres comme les grains d’un chapelet. Enfin, pour couronner cette œuvre de malhabileté, le congrès de Vienne, en établissant la Prusse aux portes de Sedan et à quarante-cinq lieues de Paris, a jeté cette puissance en dehors de sa sphère d’expansion, et lui a donné pour ennemie la France qui, dans l’ordre de bataille de l’Europe, si je puis m’exprimer ainsi, était destinée à être sa force d’arrière-garde contre la Russie. Ainsi, servitude au nord, existence incomplète au centre, périls au midi ; telle est la triste condition de la Prusse depuis 1815. Toutes les positions respectives ont été faussées, tous les rôles intervertis. La Prusse devait servir de digue à la Russie, et elle est devenue presque son instrument ; elle devait lui fermer l’Allemagne, et elle lui en a ouvert le cœur ; elle devait servir de boulevart à l’Occident, et c’est contre l’Occident qu’elle a été tournée. Il semble qu’on ait voulu que le jour où les Russes se décideraient à fondre sur l’Europe, ils ne trouvassent au nord de l’Allemagne ni résistance ni ensemble, mais seulement des parties sans appui et sans cohésion, des extrémités grêles, un centre dégarni et des lignes sans profondeur, transperçables sur tous les points.

Après avoir agrandi la Russie outre mesure et dénaturé le rôle de la Prusse, il ne restait plus au congrès de Vienne qu’à mutiler la France et à l’enlacer dans une ceinture d’ennemis. La révolution belge a brisé par la moitié le cercle redoutable dans lequel les Popilius modernes avaient voulu enfermer notre belle patrie. Ces places fortes dirigées contre nous, entretenues et surveillées par les gouvernemens qui nous avaient vaincus, sont aujourd’hui retournées contre eux ; elles sont devenues notre boulevart du côté du nord, et, comme il a été si bien dit, l’Europe ennemie a reculé de la Meuse sur l’Escaut. Mais notre émancipation territoriale n’est point complète encore : elle ne le sera que le jour où, reportant nos limites sur le Rhin, nous aurons fixé la Prusse et la Bavière sur la rive droite de ce fleuve. Tout ce qui, en France, porte un cœur dévoué à la grandeur de son pays, tout ce qui veut sa sécurité, doit souffrir de notre faiblesse territoriale, et appeler, de toute l’énergie de ses vœux, l’occasion d’en sortir. Ne permettons point à notre patriotisme de s’énerver dans les mollesses de la paix et à notre mémoire d’oublier ce que nous fûmes autrefois. Disons-nous sans cesse, et rappelons à tous ceux qui seraient tentés d’en perdre le souvenir, que, tandis que la Russie, l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse, ont agrandi démesurément leur puissance depuis cinquante ans, la nôtre a été violemment refoulée en-deçà des limites qu’elle avait du temps de Louis XV ; répétons sans cesse que tout notre ancien système fédératif est dissous ; que, sur les ruines de la Pologne, de la Suède et de la Turquie, toutes dévouées autrefois à notre politique, s’élève la Russie qui menace l’Occident ; qu’enfin, à la place de ces électorats qui servaient de corps intermédiaires entre nous et l’Allemagne, et nous donnaient accès dans le corps germanique, s’est développée, à quelques journées de marche de Paris, la Prusse, instrument de la Russie. Certes, parce que nous avons été admirables de modération depuis 1830, l’Europe aurait tort de croire que nous avons pour jamais renoncé à des possessions indispensables à la sécurité de nos frontières et de notre capitale. Nous ne sommes point enchaînés à tout jamais à un système de paix qui ne peut être qu’un ajournement, et le jour où la guerre aura éclaté sur un point, nous aussi nous entrerons en scène et nous ferons valoir nos droits,

L’Europe a donc une grande tâche à remplir, c’est de réparer les fautes du congrès de Vienne et de réorganiser tout l’ensemble de son système d’après les lois d’un meilleur équilibre. La crise de l’Orient sera pour les états de l’Occident et du centre une occasion décisive d’accomplir cette œuvre de régénération. L’Autriche, l’Angleterre, la France, la Prusse, la confédération germanique, toutes, à des titres différens, semblent appelées à y concourir de leurs pensées et de leurs efforts. Il y a là tous les élémens d’une vaste confédération contre la Russie. Si la Suède, entraînée par l’espoir de recouvrer la Finlande et les îles d’Aland, unissait ses forces à cette grande alliance, la guerre, au lieu de rester enfermée dans les étroites limites du Levant, embrasserait un horizon immense ; elle envelopperait la Russie d’ennemis et de périls. Cernée de tous côtés, attaquée sur tous les points à la fois, sur le Danube, dans la mer Noire, en Crimée, à Varsovie, en Finlande, cet empire faiblirait sous les coups d’une ligue aussi formidable. Il serait beau de voir la France se mettre à la tête de toute l’Europe, et la ramener une seconde fois sur le Niémen, non plus comme un pouvoir dominateur qui poursuit, dans l’asservissement de tous, la dictature universelle, mais comme un chef éclairé et modérateur, dirigé par une seule et grande pensée, celle de reconstituer l’Europe sur des bases véritablement solides et durables, de rétablir chaque puissance dans la vérité de son rôle et de sa mission, de sauver l’empire ottoman, et de relever, autour du colosse russe, non plus les barrières fragiles qu’elle a détruites ou ébranlées, mais des barrières nouvelles et si fortes, qu’il lui fût impossible de les abattre. Ce serait là une noble manière d’expier les torts anciens de son ambition, et de se venger des maux qui lui ont été faits.

Mais, pour organiser cette grande confédération, il faudrait tout d’abord enlever la Prusse à la Russie, combinaison délicate et d’une extrême difficulté. C’est à la Russie que la cour de Berlin a dû naguère la restauration de sa puissance ; elle s’est habituée depuis à la vénérer comme l’auteur de sa fortune. Cet empire exerce sur elle tous les genres d’ascendans ; il peut lui faire beaucoup de bien et beaucoup de mal ; compléter plus tard son territoire, ou mettre en péril jusqu’à son existence, selon qu’il aura à payer des services ou à venger des offenses. De nombreuses alliances de famille ont encore cimenté l’union des deux cours, en sorte que la reconnaissance, l’ambition, la crainte, les influences de famille, tous les liens les plus puissans de ce monde, se réunissent pour tenir la Prusse dans la dépendance de la Russie. Il faudrait encore ajouter, si la crise se développait pendant la durée du règne actuel, la timidité naturelle de Frédéric-Guillaume, augmentée par son grand âge et par l’expérience des plus terribles vicissitudes. Ce seraient là de sérieux obstacles ; mais peut-être parviendrait-on à en triompher, si on offrait à la cour de Berlin des avantages considérables. Il faudrait lui garantir : 1o  la possession de tout le pays compris entre le Niémen et la ligne de la Wartha, appartenant actuellement à la Russie, et qui formait autrefois la plus grande partie de son lot dans le troisième partage de la Pologne ; 2o  la cession de toute la Saxe, à titre de compensation pour la perte de la portion du duché du Bas-Rhin située en-deçà du fleuve, qui serait restituée à la France.

Nous ne nous dissimulons point que la première de ces combinaisons soulèverait d’amères critiques surtout au sein de la nation polonaise. Pourquoi, dirait-on, au lieu de donner Varsovie à la Prusse, ne pas consacrer les forces de la grande alliance à la restauration d’une Pologne indépendante qui deviendrait le boulevart de l’Allemagne contre le Nord ? Certes, personne ne compatit plus profondément que nous aux infortunes d’un peuple que l’Europe a laissé lâchement immoler par l’ambition de Catherine. Mais la politique ne se fait point avec des regrets ni des vœux. Ses seuls élémens sont des faits existans ou possibles. Nous regardons le rétablissement de l’ancienne Pologne, dans les conditions de force où se trouvent aujourd’hui les trois états qui se la sont partagée, comme une œuvre impossible. Napoléon seul a pu l’entreprendre ; mais Napoléon avait un pouvoir immense ; il disposait de l’Autriche et de la Prusse ; par ces deux grands leviers, il avait une action immédiate sur les destinées de la Pologne ; et cependant son audace parut ébranlée au moment d’accomplir son œuvre. Il fallut qu’Alexandre le plaçât dans l’alternative de détruire ce qu’il avait commencé ou de l’achever ; il choisit le dernier parti, et sa puissance est venue s’abîmer dans la plus belle et la plus glorieuse de toutes ses entreprises. On doit être convaincu que l’Autriche ni la Prusse n’abandonneront jamais de leur plein gré les provinces qui leur sont échues dans les trois partages. Il faudrait donc reconstruire une Pologne avec cette portion du duché de Varsovie qui fut érigée, par l’empereur Alexandre, en royaume. Mais ce serait là une Pologne tronquée, fragment brisé d’un grand ensemble qui tendrait sans cesse à recomposer son unité nationale et politique, dès-lors toujours mobile et agitée, vaste foyer de troubles et d’excitations pour les populations polonaises de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche. Aussi, ces deux dernières ne se prêteraient-elles jamais sérieusement à un plan de restauration partielle de cet ancien royaume, et, sans le concours de ces états, la France ne peut rien fonder sur la Vistule. Si la Prusse possédait les riches provinces situées entre le Niémen et la Wartha, et que, de plus, elle fît l’acquisition de la Saxe, elle n’aurait plus seulement les insignes et les prétentions d’une monarchie de premier ordre, elle en aurait la puissance réelle. Au lieu de se mettre au service de la Russie, comme ces ambitieux qui ont leur fortune à faire et qui se donnent corps et ame à celui dont ils attendent pouvoir et grandeur, elle prendrait l’attitude imposante et calme d’un état qui s’est complété et qui n’a plus à faire usage de sa force que pour contenir les ambitions turbulentes de ses voisins.

La réunion du duché du Bas-Rhin à notre territoire entraînerait nécessairement celle des provinces bavaroises situées sur la rive gauche du fleuve. Sans doute, il serait possible de trouver, au milieu de tous les changemens auxquels donnerait lieu un remaniement général du système européen, une combinaison de nature à indemniser la cour de Munich et la maison de Saxe.

La possession des provinces rhénanes n’assurerait pas seulement à la France sa ligne militaire du nord-est, elle fixerait pour toujours dans son système le nouveau royaume belge. Il ne faut pas qu’elle s’abuse sur le caractère et la portée de cette création de fraîche date. La Belgique s’essaie à l’indépendance et à la vie politique, et les années de paix qui s’écoulent sont pour elle, sous ce rapport, des années de sérieuse expérience. Dans l’esprit de beaucoup de gens, son existence future reste encore un problème. Elle n’est point née viable, dit-on ; politiquement et commercialement, elle étouffe dans les limites qui lui ont été faites. Pays de production, elle ne peut se passer de marchés, et si la France, dominée par les exigences de sa propre industrie, est obligée de lui fermer les siens, elle sera forcée d’en chercher en Allemagne. Déjà la Prusse la sollicite ; elle s’efforce de l’attirer dans son système commercial. Or, dans ces temps de travail et d’industrie, les liens commerciaux sont bien près de devenir des liens politiques, et on ne saurait nier qu’entre la Belgique et les provinces rhénanes, il n’y ait des tendances prononcées à se fondre dans une commune destinée politique et commerciale[1]. Nous formons personnellement des vœux sincères en faveur de l’indépendance et de la prospérité de la Belgique. Une étude approfondie de l’histoire des deux derniers siècles nous a montré Bruxelles et Anvers, objets constans de notre ambition, comme des élémens perpétuels de guerre entre nous et l’Angleterre. Or, c’est une habile combinaison que celle qui a eu pour objet de neutraliser ce pays et de trancher ainsi le lien par lequel la Grande-Bretagne se rattachait toujours à nos ennemis, dans toutes nos luttes continentales. Puisse donc le royaume belge n’être pas un point d’arrêt dans la marche des évènemens, une transaction provisoire entre des intérêts opposés pour ajourner leur choc et la guerre ! Notre alliance avec l’Angleterre n’a pas de base plus solide. Mais ce ne peut être qu’à la condition, bien entendu, que la Belgique vivra dans notre alliance intime, qu’elle ne se laissera pas entraîner par des sympathies de commerce dans une sphère opposée à la nôtre ; car, s’il en était ainsi, ce pays perdrait tout droit à notre protection. Au lieu d’être pour nous un boulevart, il ne serait point impossible qu’il ne se redressât un jour contre nous avec sa ligne hérissée de forteresses. Or, il faut tout prévoir et tout craindre. La mémoire des bienfaits est courte dans l’esprit des peuples ; et le plus sûr est de leur ôter, quand on le peut, le pouvoir d’être ingrats. Les provinces rhénanes une fois réunies à la France, la Belgique se trouve coupée de l’Allemagne et incrustée, en quelque sorte, dans notre système. Il ne lui reste plus d’autre alternative que de vivre dans ses conditions actuelles ou de se réunir à nous ; nous ne devons point lui en permettre d’autre.

Dans le nouveau système de délimitations, la place et le pays de Luxembourg seraient naturellement incorporés à la Belgique.

Telles sont, dans leur ensemble, les combinaisons fédératives que la France devrait s’attacher à faire adopter par les cours de Londres, de Vienne et de Berlin, dans une crise décisive d’Orient. Du reste, nous ne nous dissimulons nullement combien il serait difficile de concilier tant d’intérêts divers et à quelques égards contraires. Il y aurait, nous le savons, à vaincre des préventions bien passionnées, des souvenirs encore amers et tout puissans, des habitudes de pensées et de système qui forment, depuis deux siècles, le fond même de toute la politique anglaise et autrichienne. La vieille jalousie qui existe depuis si long-temps entre Vienne et Berlin, a conservé toute sa force : il serait noble sans doute à l’Autriche de savoir étouffer ses passions envieuses et d’en faire le sacrifice à la cause générale. Mais peut-être la passion serait-elle plus forte chez elle que les lumières, et se prêterait-elle de mauvaise grace à rendre la monarchie prussienne grande et puissante. Cette dernière couronne elle-même nous semble un point d’appui bien fragile. Nous nous mêlions des inspirations de sa politique à la fois craintive et ambitieuse. Quelque brillantes que fussent les offres des puissances occidentales, nous craindrions qu’au moment de se prononcer, son courage ne faillît tout-à-fait, et que la peur de la Russie ne fût, chez elle, plus forte encore que son ambition.

Le refus du cabinet de Berlin d’entrer dans la grande alliance occidentale ne saurait être d’ailleurs pour nous une cause déterminante de changer de système. Dans l’intérêt de la grandeur prussienne en particulier, et dans celui de l’Europe en général, nous ne pourrions que déplorer la politique aveugle et débile de cette cour ; mais nous n’en resterions pas moins les alliés de l’Angleterre et de l’Autriche, à la condition, bien entendu, condition fondamentale de toute alliance avec ces puissances contre la Russie, qu’elles nous accorderaient le prix de nos efforts dans le Levant en nous garantissant la possession du grand-duché du Bas-Rhin, et à la Prusse, la cession de la Saxe, à titre de compensation. Si la cour de Berlin refusait de s’associer à l’alliance de l’Occident, il importerait que du moins elle fût neutre, et elle embrasserait ce parti, si nous la désintéressions d’une alliance avec la Russie en lui assurant la Saxe.

Mais ces conditions calculées dans un esprit si évident de modération, les cours de Vienne et de Londres les accepteraient-elles ? Se décideraient-elles à renverser elles-mêmes l’œuvre de leurs victoires et de leur vengeance ? à briser les liens dans lesquels elles se sont efforcé de garrotter notre puissance ? à nous émanciper enfin ? Elles ont un intérêt si manifeste, d’une importance tellement capitale, à nous associer à leur cause dans une guerre d’Orient, que nous pouvons à peine admettre de leur part la moindre hésitation. Pour l’Autriche surtout, notre alliance serait décisive : elle serait une question d’avenir et d’indépendance : elle sait bien que nous ne pouvons rester neutres dans une semblable crise, et que, si elle refuse d’obtenir notre concours au seul prix auquel nous puissions consentir à le lui accorder, elle nous précipite infailliblement dans les bras de la Russie. Grace au ciel, nous ne sommes point enchaînés à un ordre exclusif d’idées et d’alliance. L’avantage merveilleux de notre situation ne consiste point à demeurer inactifs ou incertains dans la crise d’Orient, mais à pouvoir choisir entre les deux systèmes qui se partageront l’Europe. Si l’Angleterre et l’Autriche, aveuglées par leur égoïsme, par leurs jalousies instinctives contre tout ce qui est gloire et grandeur françaises, veulent nous réduire au rôle secondaire de puissance à la suite, d’une main, nous traîner à la remorque dans les mers du Levant, et de l’autre, nous tenir enfermés dans les étroites limites où naguère elles nous ont jetés, alors nous serons affranchis de tous scrupules, nous aurons rempli tous nos devoirs envers l’Europe ; il nous restera à remplir nos devoirs envers nous-mêmes. La Russie nous tendra les bras, et, en nous y jetant, nous serons assurés d’y trouver profit et grandeur. Sa cause, après tout, sera celle de l’humanité et de la civilisation. La Providence semble guider ses pas et favoriser ses projets. Sans nous associer aux poétiques rêveries des écrivains qui, planant au-dessus des intérêts réels, ont voué leur pensée et leur plume à la cause de la civilisation et de l’humanité en général, nous croyons que la politique la plus positive ne doit pas, à moins d’imprévoyance, sacrifier de si grands intérêts à ses combinaisons. La fin des empires se reconnaît à des signes certains, comme le terme de la vie humaine, et on ne rend pas l’énergie et les forces à une puissance qui se meurt. La Turquie semble près d’arriver à ce terme fatal, et la France, qui n’a point de motifs impérieux pour protéger indéfiniment sa triste agonie, peut trouver son intérêt à s’allier à la Russie.


Les deux puissances sont aujourd’hui vis-à-vis l’une de l’autre dans des rapports d’aigreur et presque d’inimitié. Il devait en être ainsi après la révolution de 1830. La sainte-alliance était une combinaison essentiellement russe. Son but patent était la conservation en Europe de l’ordre de choses fondé en 1815 ; son but caché était de livrer à la Russie la dictature du continent. Cet empire a joui, pendant quinze ans, de son immense pouvoir, et il en a tiré un merveilleux parti. L’unité de la sainte-alliance ne pouvait exister que dans les sommités de la politique de principes. Lorsque, de ces hauteurs, les cours de l’Europe descendaient dans la sphère des intérêts positifs et permanens, elles revenaient aux tendances de leur nature, se rapprochant entre elles ou se repoussant, selon l’analogie ou l’opposition de leurs intérêts. Ainsi, l’Autriche et la Prusse, si intimement unies pour comprimer le génie révolutionnaire de l’Allemagne, ne s’en disputaient pas moins avec une jalousie extrême la direction morale et commerciale du corps germanique ; ainsi l’Autriche et la Russie, si parfaitement unies à Troppau et à Laybach pour étouffer les révolutions de Naples et de Piémont, éclatèrent bientôt en dissentimens sur les affaires d’Orient, dissentimens si profonds qu’en 1828 ils faillirent amener une rupture entre les deux empires ; ainsi enfin, les cours de Pétersbourg et de Paris, d’accord sur la question de principes à la même époque, l’étaient bien davantage encore sur les intérêts positifs. Dans la guerre de Turquie de 1828, la France n’a pas cessé de prêter à la Russie son appui moral, toute disposée à lui accorder au besoin celui de son épée. La cour de Saint-Pétersbourg, au nom des principes conservateurs de la sainte-alliance et par la peur des révolutions, maîtrisait donc l’Autriche et la branche aînée qui régnait aux Tuileries. Puis, en caressant avec une merveilleuse adresse les velléités ambitieuses du cabinet français, sans lui permettre toutefois de s’y abandonner, elle s’en faisait un auxiliaire contre la cour de Vienne dans la question d’Orient. La France entraînait à sa suite l’Espagne, en sorte que la Russie dominait tout, le Nord et l’Occident. De son sceptre elle atteignait Paris et Madrid, aussi bien que Vienne et Berlin. On peut dire qu’elle a tenu pendant quinze années les rênes du continent.

La révolution de 1830 est venue lui arracher cette redoutable dictature. En émancipant la France de la tutelle des monarchies du Nord, elle l’a forcément jetée dans les bras de l’Angleterre. En prenant sous sa protection les révolutions de Belgique, de Suisse, d’Espagne et de Portugal, elle a distrait tous ces états de la sphère où domine la Russie, et les a successivement rattachés à l’alliance anglaise, en sorte que la cour de Saint-Pétersbourg s’est trouvée atteinte et frappée doublement. Elle a eu le dépit, non-seulement de voir une partie des puissances occidentales se soustraire à son action, mais encore passer sous l’influence de l’Angleterre qui est sa principale ennemie d’intérêts, et lui prêter leur appui dans toutes les questions de politique générale. La révolution de Pologne éclose, comme les précédentes, sous l’action morale de la nôtre, est venue ajouter ses douleurs à l’irritation déjà produite. La Russie n’a pu l’étouffer que dans des flots de sang : la plaie a été profonde, et elle n’est point encore fermée.

Depuis huit ans, un abîme semble séparer la France de la Russie. Si la guerre entre elles n’a point éclaté, ce n’est point la passion qui leur a manqué, mais les moyens de la satisfaire. Les dispositions haineuses, et, plus d’une fois, l’intention malveillante de blesser, ont remplacé à Saint-Pétersbourg les égards et l’amitié que cette cour prodigua pendant quinze ans aux Bourbons de la branche aînée.

Cependant il entre évidemment dans cette animosité encore plus d’orgueil que d’intérêts froissés. La prééminence que la sainte-alliance avait donnée à la Russie sur le continent était un pouvoir passager, un pur accident, résultat d’un ordre de choses lui-même transitoire ; ce n’était pas ce pouvoir réel, saisissant, qui commande, en vertu de sa propre force, et devant lequel tout fléchit et se soumet, tel, par exemple, que la domination exercée sur le continent par Napoléon en 1810. D’un côté, le bien joué et le bonheur ; de l’autre, une politique bornée et débile : voilà ce qui a fait pendant quinze ans la haute fortune de la Russie. Certes, cette couronne s’abandonnerait à d’étranges illusions d’orgueil, si elle regardait l’influence qu’elle a exercée sur le gouvernement de la restauration comme une portion inhérente à sa puissance. Il faut qu’elle se persuade bien que cette prééminence exclusive et dominatrice, la France, au nom de sa force et de sa civilisation, ne la lui accordera jamais, que sa révolution n’a point attaqué les intérêts essentiels de l’empire, mais seulement replacé les deux états dans leur attitude d’indépendance mutuelle ; que, s’il plaît à la cour de Saint-Pétersbourg de nous offrir son alliance, ce ne sera plus cette alliance d’un pouvoir superbe et protecteur comme celle dont elle accablait la branche aînée, mais une alliance dont nous pèserons en toute liberté les avantages et les inconvéniens, que nous accepterons ou que nous refuserons, selon les convenances de notre politique et les intérêts de l’Europe. La condition première d’un rapprochement sincère entre la France et la Russie, c’est que celle-ci renonce à ses ridicules prétentions de prééminence, et qu’elle admette, comme base d’une alliance avec nous, le principe de l’équilibre entre sa puissance et la nôtre. L’alliance que Napoléon et Alexandre conclurent à Tilsitt, en 1807, fut une alliance véritable, parce que les deux empereurs se partagèrent, en quelque sorte, sur le radeau du Niémen, la direction du monde civilisé. À l’un le Nord et l’Orient, à l’autre le Midi et l’Occident. Il fut convenu entre eux que les deux empires marcheraient d’un pas égal, et que, si l’un s’agrandissait sur un point, l’autre s’étendrait en proportion. L’alliance fut rompue après la chute de l’Autriche à Wagram, parce qu’il n’y eut plus d’équilibre entre les deux empires. Ce principe de l’équilibre une fois admis par la Russie et la France, et devenu comme la loi de leurs rapports entre elles, il faut reconnaître qu’il n’existe point d’états placés, l’un vis-à-vis de l’autre, dans des conditions plus favorables pour s’unir étroitement : nul contact entre leurs territoires ; l’Allemagne tout entière interposée entre elles comme pour prévenir leur choc ; une même ennemie à contenir et sans doute à combattre plus tard dans sa prépondérance maritime, l’Angleterre ; chez l’une, l’ambition ardente de s’agrandir vers l’Orient ; chez l’autre, le désir d’assurer sa défense à l’est. Unies ensemble, le continent leur appartient ; point de forces, point de coalitions qui puissent leur résister. Elles disposent de tout, dirigent tout, décident en arbitres suprêmes toutes les questions ; elles ne sont divisées que sur un seul point, sur la politique de principes. Mais séparées l’une de l’autre par de grandes distances, appartenant à des degrés de civilisation très différens, l’action morale qu’elles exercent l’une sur l’autre est presque nulle, et, sauf le cas d’une guerre générale de principes en Europe, les formes diverses des deux gouvernemens ne sauraient être un obstacle réel à leur union. Cette situation est tellement indiquée par la nature des choses, que, depuis cinquante ans, la France et la Russie, en dépit des efforts des autres cours pour les tenir séparées, ont presque toujours penché à former entre elles des liens intimes. Paul Ier, en 1800 ; Alexandre, en 1809, et de 1815 jusqu’à sa mort ; Nicolas, depuis son avénement au trône jusqu’en 1830, ont recherché l’appui de la France. Dans la crise de l’Orient spécialement, notre alliance, n’eût-elle qu’un caractère politique, serait pour la Russie d’une importance décisive. Elle doit comprendre que, si nous la lui accordions, l’Autriche, n’ayant plus la liberté du choix, serait maîtrisée et se résignerait, trop heureuse d’obtenir son lot dans le partage de l’empire ottoman. Ainsi, en mettant la France de son côté, la Russie y mettrait l’Autriche du même coup ; l’Angleterre, réduite à ses propres forces, serait impuissante pour sauver la Turquie, et ce grand succès, le czar l’obtiendrait presque sans combats.

La cour de Saint-Pétersbourg a donc un intérêt immense à s’assurer de notre appui dans l’affaire d’Orient. Aussi, nous pouvons y compter, le jour où les évènemens et son ambition l’obligeront à sortir de sa politique d’expectative et d’observation, ce jour-là elle oubliera ses rancunes de la veille, elle triomphera de ses attachemens passionnés pour les légitimités détrônées, et son orgueil saura solliciter les faveurs d’une alliance avec la dynastie sortie des barricades. Les grands airs de froideur et de dédain qu’elle affecte vis-à-vis d’elle depuis 1830 sont un indice certain que ses projets sur l’Orient n’ont point encore atteint leur maturité.

De nombreuses et très graves questions se rattachent à l’idée d’une alliance entre la France et la Russie au moment d’une crise d’Orient. Et d’abord, quel serait le véritable caractère de cette union ? Admettrait-elle toutes les nuances et toutes les phases, depuis celle d’une simple alliance politique jusqu’à une complète harmonie de vues et d’action ? Serait-elle politique et militaire tout ensemble ? Il est évident que les obligations et les conséquences ne sauraient être les mêmes dans les deux hypothèses, que le prix d’une coopération militaire de notre part serait d’une tout autre valeur pour la Russie que celui d’un appui exclusivement politique, et que nous aurions le droit d’exiger beaucoup plus dans le premier cas que dans le second. Puis, le sort de la Turquie une fois résolu, quels seraient, dans le partage de ses provinces, le lot de la Russie, celui de l’Autriche, celui de l’Angleterre, le nôtre enfin ? À qui écherraient l’Égypte et la Syrie ? Prétendre résoudre d’avance et d’une manière précise de semblables questions, ce serait vouloir usurper le rôle de prophète. À la fortune qui modifie à son gré les évènemens, et aux lumières des cabinets européens, appartiendra la solution de ces grands problèmes. Mais, quoi qu’il arrive, la France ne devra jamais oublier qu’elle représentera auprès de son alliée les intérêts généraux de l’Occident ; que, par cela même qu’elle favorisera le développement de la Russie au-delà du Danube, ce sera, pour elle, un devoir impérieux d’insister plus que jamais pour que la Prusse soit enfin constituée en Allemagne d’une manière puissante, et que l’Autriche ne soit point sacrifiée dans les combinaisons territoriales qui pourront résulter d’un partage de la Turquie. Quant à nos propres exigences, il est évident que l’acquisition des provinces rhénanes ne suffirait plus pour compenser, en notre faveur, les prodigieux accroissemens que notre alliance assurerait à la Russie. Nos prétentions devraient sortir de ces étroites limites. La possession de la ligne du Rhin ne serait alors qu’une condition préliminaire indispensable pour rétablir entre notre puissance territoriale et celle de notre alliée l’équilibre qui a été tout-à-fait rompu à notre préjudice par les traités de 1815. Indépendamment de cette acquisition, nous serions fondés à exiger notre part dans les dépouilles de l’empire ottoman. Serait-ce nous abandonner à de folles idées d’ambition que d’admettre la possibilité de nous assurer l’Égypte à l’aide de notre puissant allié, dussions-nous acheter cette magnifique possession au prix d’une guerre maritime ? En la rattachant, par la conquête des états barbaresques, à l’Algérie, nous nous créerions aux portes de Toulon et de Marseille un empire africain qui deviendrait pour notre patrie une source de grandeur et de richesses incalculables.

Sans vouloir pressentir quelles seraient les conditions précises et les résultats positifs d’une alliance entre la France et la Russie, alliance dans laquelle la Prusse viendrait naturellement prendre place, bornons-nous à dire que sa force serait si prodigieuse, qu’elle ne connaîtrait véritablement point de limites : elle n’aurait qu’un danger à craindre, l’étendue même de son pouvoir et la tentation d’en abuser. Le monde lui appartiendrait.

Nous venons de considérer les deux systèmes qui s’offriront à la France au moment de la solution des affaires d’Orient. Nous ne pensons pas qu’il y eût possibilité de parvenir en Europe à une troisième combinaison fédérative. L’alliance qui existe aujourd’hui entre la Russie, l’Autriche et la Prusse, n’est qu’une alliance de principes. Leur haine commune de la révolution est le seul lien qui les unisse. Le faisceau se romprait inévitablement si la Russie débordait au-delà du Danube. Le consentement de l’Autriche à l’établissement des Russes sur le Bosphore ne sera jamais de sa part qu’un parti extrême. Avant de s’y résigner, elle voudra tenter la fortune, et elle ne le pourra qu’en associant la France à sa cause. Le grand but de sa politique et celui de la Prusse doivent être, si une guerre éclate dans le Levant, de lui conserver son caractère de guerre d’intérêt, et d’empêcher les passions révolutionnaires de l’Occident de s’en emparer et de la dénaturer, en la compliquant d’une guerre de principes. Elles ont un moyen certain de prévenir ce grave péril, c’est de s’unir fortement à la France et à l’Angleterre. Dans une guerre d’Orient, les intérêts positifs de ces quatre puissances se trouveraient, à beaucoup d’égards, solidaires, tandis qu’en matière de principes, une ligne profonde les sépare. Malheur à elles, sans distinction, si, au moment de la crise, elles se laissent dominer par les passions révolutionnaires ou oligarchiques qui s’efforceront de les pousser dans des voies contraires. Il faut que, d’une main, elles compriment fortement ces passions, et que, de l’autre, elles combattent la Russie. Cette puissance doit désirer avec une extrême ardeur des troubles dans l’Occident. Lorsqu’en 1792, Catherine II voulut porter le dernier coup à la Pologne, elle entra dans la coalition de Pilnitz contre la révolution française ; elle promit à ses alliés des armées et des escadres ; elle se garda bien d’envoyer ses troupes et ses vaisseaux, et trois années plus tard, la Pologne n’existait plus. L’empereur Nicolas demeure fidèle aux traditions de son aïeule : ses vœux sont en faveur d’une guerre de principes dans l’Occident, parce qu’elle détournerait ainsi de l’Orient l’attention et les forces de l’Autriche, de l’Angleterre et de la France, et les armerait les unes contre les autres.

Si la Russie, l’Autriche et la Prusse prétendaient se réserver à elles seules l’arbitrage suprême des affaires d’Orient et en écarter l’Angleterre et la France, celles-ci, exaspérées, n’auraient plus de ménagemens à garder vis-à-vis des puissances du Nord. Leurs intérêts de principes et leurs intérêts positifs se trouveraient réunis, confondus ; il ne leur resterait plus qu’à mettre en commun leurs ressentimens et leurs armes, et à déchaîner contre ces monarchies absolues leurs armées, leurs escadres et leurs principes. Leur pouvoir serait irrésistible : elles détruiraient irrévocablement tous ces restes d’un ordre social que le temps et les lumières ont miné de toutes parts. L’Italie, les provinces rhénanes, la Pologne, l’Allemagne, la Hongrie, leur offriraient des alliés sûrs et puissans dans tous ces peuples irrités de leur condition présente et impatiens de l’améliorer : l’Europe presque entière serait bouleversée dans ses fondemens.


Il nous reste à traiter une dernière face de la grande question dont nous avons entrepris l’examen. Dans l’opinion d’esprits fort distingués, la neutralité, sinon au milieu de la crise d’Orient, du moins à son début, serait le seul système qui conviendrait à la France ; son intérêt, dit-on, serait de ne point précipiter ses décisions, de laisser la partie s’engager, puis de se faire jour dans la mêlée et de prendre couleur selon les évènemens.

Quant à nous, nous ne saurions admettre un pareil système : nous le repoussons de toutes les forces de notre conviction. Si la France ne veut pas être sacrifiée et la dupe de tout le monde, il faut, ou que les Russes soient contenus dans leurs limites actuelles, ou, s’ils débordent sur le Bosphore, qu’elle compense, par des acquisitions à sa convenance, le développement nouveau de la puissance russe. Le premier but ne peut être atteint que par des résolutions énergiques, promptes, opportunes, de la part de l’Autriche et de l’Angleterre. Or, nulle hardiesse, nulle décision dans le cabinet de Vienne, s’il n’est point assuré de la France ; c’est l’attitude de la France qui décidera de son audace ou de sa timidité. Si nous hésitons, elle tremblera et n’agira point ; elle se conduira comme dans la guerre de 1828. La direction de notre politique extérieure était alors confiée au comte de la Ferronnays. Peu de ministres ont su allier, à un degré aussi éminent, la noblesse de l’ame et l’élévation de la pensée. Long-temps ambassadeur à Saint-Pétersbourg, il avait pu se convaincre que la conquête du Bosphore était une idée fixe dans la politique de cette cour, et que, pour obtenir notre appui, elle était disposée à favoriser l’extension de nos limites jusqu’au Rhin. Lorsqu’elle déclara la guerre aux Turcs, en 1828, l’occasion semblait venue pour les Bourbons de la branche aînée de contracter avec cette puissance une alliance d’ambition. C’était pour cette dynastie un moyen admirable de se nationaliser : elle eût enfoncé de profondes racines dans le cœur du pays, qui lui eût payé en amour sa glorieuse émancipation. Tel était le vœu du comte de la Ferronnays. Mais il avait à lutter contre un prince qui ne se croyait d’autre mission sur le trône où avaient brillé Louis XIV et Napoléon que de lui rendre l’éclat effacé du droit divin. Cependant, par suite des tendances générales de la restauration vers la politique russe, Charles X ne cessa, pendant toute la période de la guerre de 1828 à 1829, de témoigner à la cour de Saint-Pétersbourg les dispositions les plus amicales. Ce fut là une grande faute. L’Autriche avait la volonté d’intervenir entre la Russie et la Porte ; mais l’attitude du cabinet français lui en ôta le pouvoir : son dépit contre les Russes s’épuisa en sourdes intrigues et en armemens inutiles. Nous eûmes donc le tort de faire trop ou trop peu : il fallait être tout-à-fait Russes et marcher sur le Rhin, ou tout-à-fait Autrichiens et contenir les Russes sur le Danube. En ne nous déclarant pour personne, nous avons paralysé l’action de l’Autriche et de l’Angleterre, lâché le frein à la Russie, réduit la Porte au désespoir et avancé le terme de sa chute. Que cette faute nous serve de leçon pour l’avenir, et qu’aux premiers symptômes de la crise, nous soyons prêts à choisir entre le Nord et l’Occident. La Russie d’une part, l’Angleterre et l’Autriche de l’autre, s’efforceront de nous entraîner. Dans l’un et l’autre système, nous pouvons trouver gloire et grandeur. L’alliance occidentale s’accorderait davantage avec l’intérêt de l’Europe, l’alliance russe avec l’ambition du pays ; une politique prévoyante, modérée, conservatrice, conseille la première ; l’orgueil national, les intérêts de la civilisation générale, l’amour du grand, portent au système russe. La France pourra choisir.


Armand Lefebvre.
  1. Un des publicistes les plus distingués de notre époque, M. de Carné, fortement préoccupé de ces tendances, a dit : Dans vingt ans, la Belgique sera réunie aux provinces rhénanes ou à la France.