De la Poésie épique dans la société féodale

De la Poésie épique dans la société féodale
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 40-64).


DE
LA POÉSIE ÉPIQUE
DANS LA SOCIÉTÉ FÉODALE


Histoire littéraire de la France, XXIIe volume.[1]

Chez nous, beaucoup savent le latin ; quelques-uns, le grec ; très peu, le vieux français. Dans la lecture ascendante vers les origines de notre langue et de notre littérature, on s’arrête généralement au XVIe siècle ; Montaigne, Amyot, Rabelais, Marot, sont la limite qu’on ne franchit guère. Ce n’est qu’un petit nombre qui arrivent jusqu’à Froissard, les délices de Walter Scott, et le cercle se rétrécit encore quand il s’agit des histoires de Joinville et de Villehardouin, des poésies du roi de Navarre et du châtelain de Coucy, de l’œuvre remarquable où est raconté le martyre de saint Thomas de Cantorbery, des poèmes héroïques de Raoul de Cambrai et de Roncevaux, quand il s’agit enfin des innombrables productions rimées qui signalent l’époque climatérique du moyen âge, celle où le système féodal, pleinement établi, obéit à tous ses besoins, à tous ses intérêts. Et de fait, avant ces derniers temps, où l’imprimerie a commencé de les rendre à la lumière, elles étaient interdites au public qui lit ; il n’y a que les érudits qui aillent secouer la poudre des manuscrits, et l’érudition ne s’était pas encore tournée de ce côté, — si bien que, pour la plupart, la littérature des XVIe et XVIIe siècles naissait directement de l’antiquité classique. Et cependant cette langue dont on se servait était autre que le latin, et provenait d’un fonds qui n’était ni si vieux que l’idiome romain, ni si jeune que celui de Montaigne et d’Amyot. Le vers même qu’on employait dans la nouvelle poésie n’était ni un hexamètre ni un pentamètre, et s’était formé pour de brillantes destinées dans cette même période, regardée comme incapable de création et d’initiative.

Au XVIIIe siècle, les bénédictins, qui avaient entrepris de grandes et précieuses collections, résolurent de publier une histoire littéraire de la France, œuvre bien considérable, bien longue, bien utile, et qui n’effraya pas l’ardeur patiente de cette savante congrégation ; mais ils avaient trop peu tenu compte du milieu où ils étaient placés : quand onze volumes eurent paru, la froideur générale qui accueillait leur travail les gagna, et ils délaissèrent inachevé l’édifice qu’ils voulaient élever à la gloire de la France. Depuis longtemps ils avaient renoncé à le mener à terme, quand la révolution supprima les ordres monastiques. Dans le siècle suivant, l’Académie des Inscriptions reprit l’héritage abandonné ; déjà aux onze volumes des bénédictins elle en a ajouté onze autres, immense recueil que viendront consulter tous ceux qui s’occupent de notre histoire. En ce long trajet, c’est elle surtout qui a rencontré cette liste innombrable de trouvères, cette masse énorme de poésies, et son vingt-deuxième volume est à peu près rempli de notices sur des poèmes la plupart inédits. À la vérité, celui qui en parle ici et qui compte y puiser les élémens de ce qu’il va dire a contribué, pour sa part, à le composer ; mais, dans une œuvre collective si considérable, qui a été commencée il y a plus de cent ans et dont il ne verra pas la fin, on lui pardonnera une infraction où, ne perdant rien en impartialité, il gagne en connaissance de la matière.

Si l’on prend depuis le commencement cette volumineuse histoire, qui est maintenant parvenue à la fin du XIIIe siècle, on y verra d’abord figurer des Gaulois qui parlent le latin comme si c’était leur langue maternelle et qui comptent mieux dans la littérature romaine que dans la nôtre. Puis ce latin s’affaiblit et s’altère ; les chroniqueurs le manient incorrectement ; il est à peine meilleur parmi les ecclésiastiques et les philosophes, qui s’en servent pour traiter les nouveaux sujets de politique, de philosophie et de religion surgissant dans le monde. Enfin un autre idiome, qui n’est plus du latin, même incorrect, vient prendre dans la série une place qui s’agrandit journellement, et qui finit par occuper toute celle de la vieille langue savante. Ce n’est pas tout : au commencement, l’habitude d’écrire en vers se perpétuant (car, en ces temps de la décadence romaine, on ne peut guère y voir qu’une habitude), les auteurs versifient avec plus ou moins d’élégance ; plus tard, cette versification devient singulièrement incorrecte et barbare, mais elle est toujours fondée sur la quantité des syllabes et emploie l’hexamètre, le pentamètre et les autres mesures de l’antiquité. Puis soudainement, à côté, se fait entendre une tout autre harmonie, une harmonie fondée sur un mètre différent, et le vers moderne de dix syllabes devient, dans l’Occident, l’expression de la poésie. Ce n’est pas tout encore : la langue étant faite, le vers étant trouvé, des flots de poésie débordent sur le monde nouveau ; un besoin de produire égal au besoin d’écouter anime la société ; des chants divers retentissent, au milieu desquels apparaissent avec un caractère dominant les chansons de geste : c’est le nom qu’ont porté les poèmes héroïques chez nos aïeux.

Cette formation de langues en un temps pleinement historique est on phénomène digne de toute l’attention de l’historien et du philosophe, et quand, dans nos histoires modernes, racontant longuement les batailles des princes mérovingiens ou les luttes des Carlovingiens, on ne donne aucun détail sur ce grand événement, il est clair que la vraie histoire n’a pas encore pénétré dans l’enseignement général. Le latin, l’allemand, le grec, sont des idiomes qui s’enfoncent dans la nuit des temps : nous ne les voyons nulle part commencer, tout au plus peut-on les suivre jusque sur le plateau de l’Asie, et là, dans la langue sanscrite, retrouver leur sœur, peut-être leur sœur aînée ; mais là aussi, sur ce sol primitif d’où ils sont parvenus, leur mode de formation échappe aux investigations. À la vérité, une remarque se présente à l’esprit : c’est qu’il n’y a pas, à l’établissement de la société féodale, une vraie création de langues, et que ce sont des élémens préexistans qui se combinent pour donner un produit nouveau. Sans doute, mais c’est cela même qui nous manque dans l’histoire des langues antiques ; il ne nous est pas donné d’atteindre, comme nous faisons pour les idiomes néo-latins, au moment où des élémens antérieurs, se combinant, enfantent le grec, le latin, l’allemand, le sanscrit. Rien autre chose que ces combinaisons ne nous est accessible, devant renoncer à pénétrer jamais jusqu’à l’origine même du langage et, pour tout dire, à l’origine de quoi que ce soit. L’histoire ne nous montrera jamais, en fait, comment les premiers hommes, d’où dérivent ceux qui parlèrent sanscrit ou grec, créèrent leurs mots avec les inflexions. Tout ce qu’on pourra gagner de plus en plus, c’est, — à mesure que l’on confrontera davantage, d’une part la faculté innée du langage, d’autre part les divers produits qu’elle a fournis sur le globe, — c’est, dis-je, de tracer avec précision croissante le diagramme abstrait de la formation des mais le fait concret lui-même nous sera toujours caché, les

primitives n’ayant point, par cela même qu’elles sont primitives, de documens.

C’est donc seulement dans les temps historiques que l’on peut observer les nouvelles formations de ce genre, et la plus importante est sans contredit celle qui se fit à la chute de l’empire romain. Il se développa alors quatre langues principales, dont l’une est déjà morte : l’italien, l’espagnol, le français et le provençal ; c’est lui qui, après avoir jeté un grand éclat, s’éteignant à mesure que le français s’étendait, est devenu un simple idiome provincial. Des quatre, l’italien est le plus voisin de la langue mère, étant, à vrai dire, du latin moderne ; that soft bastard latin, comme dit Byron, conserva les articulations primitives, et, sans dénaturer le corps des mots, il en dénatura les inflexions. Le français est le plus éloigné, non pas que l’élément fondamental ne soit aussi latin qu’en Italie même, l’immense majorité des mots a cette origine, mais ils ont tous été altérés d’une façon uniforme et caractéristique, à tel point qu’il est aisé de reconnaître aujourd’hui ceux qui y sont d’origine ou ceux qui y ont été plus tard introduits directement du latin. Ainsi, pour qui connaît le procédé instinctif qui présida à cette élaboration, fidèle est nouveau et refait sur fidelis ; la forme ancienne est féal, qui est encore usité. Il en est ainsi partout : des consonnes intermédiaires tombent, des voyelles faibles disparaissent, et il en résulte un mot très contracté et désormais marqué au coin français. Il est généralement coupé sur la syllabe qui dans le latin avait l’accent ; ainsi dominus, qui avait l’accent sur do, fait dom, qui est accentué ; domina fait dame avec da accentué. Cette habitude se généralisant, il en est résulté que l’accent s’est trouvé toujours placé sur la dernière syllabe quand la terminaison est en rime masculine, et sur l’avant-dernière quand la terminaison est en rime féminine. Grande simplification pour la règle des accens, quand on la compare avec ce qu’elle est en italien, en anglais et en allemand, et qui compense quelques-unes des difficultés et des anomalies de notre idiome ! Vu l’uniformité de cette formation, on ne peut l’attribuer au hasard d’altérations grossières et inintelligentes ; il faut y voir le résultat d’une disposition dans l’oreille et dans le gosier du peuple indigène, qui était un peuple celtique, et l’on peut dire que le français est, au fond, du latin prononcé par des Celtes. On arrive à confirmer ce point de vue quand on fait entrer dans la comparaison les caractères de quelques-uns des dialectes celtiques encore existans.

On a remarqué que, lorsque deux langues se rencontraient et se pénétraient, le produit qui résultait de cette combinaison était privé des principaux caractères grammaticaux appartenant aux idiomes qui s’étaient trouvés en contact. Ainsi les cas tombent et disparaissent, les personnes des verbes deviennent uniformes. On en a un exemple très frappant dans l’anglais ; là, un dialecte germanique, que la conquête avait implanté dans la Grande-Bretagne, se heurta avec le français, qu’une nouvelle conquête amenait ; le résultat fut une langue où les désinences significatives n’existent presque plus. Il en est de même pour le persan moderne ; l’invasion musulmane porta l’arabe dans le persan ancien, et cette langue, qui, comme tous les idiomes frères du sanscrit, avait abondance de flexions, a été réduite par ce mélange à un état de nudité. C’est ce qui est arrivé au latin, devenu, après la chute de l’empire romain, langue vulgaire. L’examinant soit dans l’italien, soit dans l’espagnol, soit dans le français, on reconnaît au premier coup d’œil l’effet du contact de la langue des envahisseurs sur la langue des envahis : la plupart des désinences ont été effacées. On a souvent dit que dans cet effacement était un perfectionnement qui donnait aux la lus de précision et plus de capacité analytique. Cela peut être vrai jusqu’à un certain point ; cependant, sans entrer dans cette question, on n’est point autorisé à considérer comme développement de la langue un phénomène qui est essentiellement produit par des causes fortuites, — conquêtes, immigrations, colonisations. Sans doute les langues éprouvent une évolution graduelle qui les rend de plus en plus aptes à exprimer avec plus de netteté des idées plus nombreuses, plus étendues, plus générales ; mais au fond ce fait, qui tient au progrès de la civilisation totale, paraît moins dépendre des formes et des désinences que de l’élaboration qui précise le sens des mots et des locutions, les nuance et les approprie.

Une différence essentielle entre les langues antiques et les langues modernes est ce que j’appellerai la couleur, voulant exprimer par là la relation, à peu près conservée dans les premières, à peu près perdue dans les secondes, entre les idées intellectuelles, morales, philosophiques et les idées matérielles. Les langues primitives conservent, par cela même qu’elles sont primitives, des rapports bien plus directs avec leur origine ; aussi tous les mots abstraits y ont, pour les moins clairvoyans, une affinité manifeste avec la forme concrète d’où ils proviennent ; spiritus, en latin, ne pouvait pas avoir son sens abstrait d’esprit ou de courage sans avoir son sens concret de souffle et d’haleine, tandis qu’en français esprit n’a que la signification abstraite, et c’est seulement aux yeux de l’étymologie qu’apparaît l’idée matérielle qui est le fond. Ce résultat d’effacement est le plus complet quand une nouvelle langue, se formant d’une ancienne, n’est plus en communication directe avec les radicaux des termes employés. Les langues antiques ont de ce côté un charme que rien ne peut remplacer, et, quand elles sont maniées par un esprit heureusement doué pour la poésie, elles arrivent à des effets merveilleux. C’est ainsi qu’un sceau de beauté est mis sur le vieil Homère, type suprême de la poésie antique. Les mots sont par eux-mêmes lumineux et expressifs, ils portent en soi l’empreinte de leur origine, si bien que, sous l’inspiration du génie, se produisirent ces poèmes qui touchent si profondément même les hommes d’à présent par cette combinaison entre la pensée qui spiritualise et le mot qui a couleur et forme. Autre est la condition des langues modernes, surtout de celles pour qui les catastrophes politiques ont été une cause de formation. Là les mots, dépouillés de leur symbolisme primitif, ne sont plus en grande partie que des signes conventionnels, ne pouvant plus se prêter aux reflets et aux échos que la pensée antique trouvait dans le vocable antique. De ce côté sont supprimées des sources réelles d’art, de poésie et d’effet ; mais il a bien fallu que le souffle inspirateur qui ne cessait de gonfler les poitrines humaines se fît jour. C’est ici qu’intervint le caractère de généralité plus élevée que la langue avait pris ; la tendance qui résultait d’une plus haute conception du monde et emportait déjà les esprits se trouvant ainsi secondée, la poésie se fraya un chemin plein d’une sévère grandeur vers l’idéal et l’infini.

En même temps qu’à l’appel des besoins éternellement renaissans de l’esprit humain se constituait une langue nouvelle avec les débris de celle dont les événemens n’avaient plus fait qu’une ruine, des procédés de versification se créaient aussi, et ils se créaient non pas dans les écoles, car, s’ils en étaient provenus, ils auraient été marqués au coin de l’ancienne métrique ; mais ils sortirent de l’atelier d’où la langue même sortait, et, à mesure que le balbutiement des peuples néo-latins devint plus distinct et plus articulé, le vers destiné à l’expression de leurs émotions poétiques apparut dans le monde à la place de l’hexamètre, consacré par de si glorieux monumens. Les érudits se réservaient le vers classique et l’employaient encore dans la vieille langue savante, que déjà le nouveau venu prenait possession de la langue vulgaire, pénétrant toutes les oreilles de sa mélodie inaccoutumée. Voilà derechef un phénomène historique bien digne d’attention. Le même travail spontané qui enfanta la langue enfanta aussi un rhythme ; la voix, à peine débarrassée du filet, se cadença elle-même pour les chants de guerre et d’amour, qui commencèrent à retentir de toutes parts. On peut immédiatement faire l’application de cette production instinctive à des temps beaucoup plus reculés où l’histoire est en défaut. Nulle tradition ne nous apprend comment fut trouvé le vers qu’Homère a immortalisé dans l’Iliade ; mais on doit affirmer qu’il naquit comme naquit celui des populations modernes, par le sentiment combiné d’une langue qui se forme, d’une âme qui aspire et d’une oreille qui s’exerce. Tandis que là-bas, sur les bords de la mer Egée, ce fut le jeu de la quantité des syllabes qui détermina le vers, ici, en France, en Italie, en Angleterre, le vers fut déterminé par le jeu des syllabes accentuées. Si présentement, le vers n’étant pas trouvé, on demandait à des grammairiens d’en inventer un, ils ne réussiraient pas, cela est sûr, à imaginer rien qui satisfit aussi bien à l’expression et à l’harmonie. Sam effort, sans nom d’inventeur, le vers moderne vint prendre la place du vers métrique, qui ne fut plus qu’un exercice de classe. Le vers héroïque le plus usité et le fondement de tous les autres est le vers de dix syllabes, aussi bien en France qu’en Italie. En France, il a deux accens, l’un à la quatrième syllabe, l’autre à la dixième, comme dans ces vers du XIIe siècle :

Rois qui de France porte corone d’or
Preudoms doit estre et vaillans de son cors, etc.

Il y eut aussi dans le même temps un vers qui avait les accens à la sixième et à la dixième, par exemple :

Ainsi porte la teste en haut levée,
Com li cers que l’on chasse à la menée,
Quand li braque le suivent[2] à la ramée.

Dans le vers italien, c’est la sixième et la dixième syllabes qui sont accentuées, ou bien la quatrième, la huitième et la dixième. Tel est l’instrument à l’aide duquel la poésie moderne a produit ses chefs-d’œuvre. Qui, dans le siècle de Louis XIV, parmi ceux qui en usaient le mieux, songeait à en remercier les inventeurs ? On était même venu à en méconnaître le mécanisme ; on ignorait que le vers français dépendît de l’accent comme le vers italien, et il a fallu arriver jusqu’aux érudits de ce temps pour remettre en lumière un fait qui tient à la constitution même de notre langue, et dont les vieux trouvères avaient tiré si bon parti.

On ne se méprendra pas sur ma manière successive d’exposer les choses, comme si j’avais voulu dire que les hommes d’alors attendirent, pour donner essor à leurs chants, que le vers eût été trouvé. Non, le flot de poésie l’apporta avec lui.

Ce fut en effet un véritable flot qui s’épandit, une source abondante qui pendant deux siècles environ alimenta les imaginations. Il y a là de quoi réfléchir, s’étonner et rechercher. La domination romaine s’était abîmée ; les dernières convulsions de la grande invasion barbare avaient cessé, les Normands s’étaient fixés. Sur les débris de l’empire de Charlemagne, qui n’avait pu se soutenir, s’était établie la forme nouvelle que devait prendre la société «  l’esclavage antique et la liberté moderne. Une noblesse guerrière avait planté ses pennons dans les châteaux féodaux ; les langues modernes commençaient à être parlées. Tel est le moment précis où la Muse, s’éveillant de son sommeil, murmure des sons inconnus, et soudain, pour me servir du langage du poète, soudain la terre entend des voix nouvelles. Tous se trouvent préparés à la fois, les uns à produire, les autres à écouter. Les trouvères et les troubadours (c’est, comme on sait, le même mot, celui-ci sous la forme provençale, celui-là sous la forme française) pullulent ; les barons et les chevaliers entrent dans la lice du gai savoir, et la poésie reçoit accueil parmi une population se plaisant à entendre dans le langage des vers l’écho de ses croyances, de ses passions, de ses sentimens. Que faut-il penser de tout ceci ? Est-ce caprice de la société féodale ? Et se pouvait-il que ce développement fût ou ne fût pas ? En un mot, y a-t-il là une nécessité historique ou un simple cas fortuit ? Devait-il, à supposer que les circonstances extérieures n’étouffassent rien, surgir une création poétique de toute pièce ? Ou était-il loisible aux imaginations de chercher tout autre aliment, ou même de n’en pas chercher du tout ?

D’ordinaire, ces questions ne sont pas posées, et en effet, pour les poser, il faut que l’histoire commence à être considérée comme un grand phénomène régi par des lois constantes, et où les perturbations, c’est-à-dire le hasard des conjonctures et les volontés individuelles, ont d’autant moins de part, qu’il s’agit de masses plus considérables. Or c’est une loi qu’arrivé à un certain point d’évolution, le génie des nations s’ouvre à l’inspiration poétique ; c’est un fait du moins, car on n’a qu’à repasser en sa mémoire les annales des peuples qui se sont élevés au-dessus de la barbarie primitive, et particulièrement des peuples appartenant au tronc indo-européen et même au tronc sémitique, pour reconnaître qu’ainsi ont été les choses. Et ce fait devient une loi, c’est à-dire quelque chose qui n’est ni accidentel ni fortuit, quand on se rappelle que la faculté du beau est une des facultés primordiales de l’esprit humain.

Il y eut donc à l’entrée du moyen âge une situation analogue à la phase poétique de temps plus anciens, et qui appela l’effusion de l’esprit. Une nouvelle religion avait conquis le monde romain, une nouvelle société s’était organisée, une nouvelle langue se parlait, et tout cela récent, jeune pour mieux dire, encore loin d’aucune maturité, de manière que l’imagination seule pouvait trouver une occupation satisfaisante. Toute une noblesse est là, qui n’a d’autre goût et d’autre gloire que les armes ; à côté d’elle, et, pour mieux dire, au-dessus d’elle, sont ses prêtres, qui, interprètes des commandemens divins, la gouvernent et la dirigent. Elle est pleine de foi, croit sans peine que l’intervention céleste est toujours prête à s’occuper des guerriers braves, des hommes pieux, des femmes saintes. Elle est vaillante, et se met sans effort au-dessus de la foule qui marche derrière elle au combat. Qui ne voit dans ce tableau ressortir les traits d’un second âge héroïque ? Et en effet ce fut une seconde poésie héroïque qui apparut dans l’histoire.

Cette poésie est naturellement comparable à ses sœurs aînées, et en particulier à celle qui naquit dans la Grèce primitive, non pas, à la vérité, pour l’éclat immortel, mais du moins pour les conditions d’origine et de prospérité. Les Grecs, ou, pour me servir de l’expression antique, les fils de l’Achaïe, étaient à l’aurore de leur religion, car le polythéisme régulier et supérieur n’était arrivé que depuis peu parmi les populations pélasgiques ; il ni à l’aurore de leur société, car ces petits rois qui gouvernaient n’avaient pas de longues généalogies, et tout aussitôt leur lignage était rattaché aux dieux maîtres du ciel et de la terre. Et quand les chefs grecs (j’allais dire les barons et les chevaliers) se réunirent pour la grande expédition de Troie, ils ne connaissaient pas d’autre gloire que celle des armes. Entre les siècles qui avaient ainsi fondé leur religion, leur société et leurs croyances, et les siècles où les lettres, la philosophie et les sciences allaient fleurir dans leur glorieuse patrie, était un vaste espace de temps libre pour la poésie, aussi disposé à la produire qu’à la recevoir. De même chez nous : entre les siècles qui fondèrent le christianisme et la féodalité, et les siècles qui virent, après la scolastique. l’ample développement des lettres et des sciences, on aperçoit un intervalle vide qui appelait les produits de l’imagination poétique. Voilà ce qui fait la similitude des époques malgré les différences, quoique l’une fût moitié royale, moitié patriarcale, et l’autre féodale ; quoique l’une émanât de tribus barbares civilisées par le théocratique Orient, et l’autre du prodigieux empire fondé par Rome ; quoique l’une eût devant elle la brillante période des Gréco-Romains et une révolution, et l’autre la non moins brillante période des modernes et une révolution qui n’est pas encore terminée.

Le sujet aussi est analogue, non pas que les trouvères se soient aucunement inspirés des souvenirs de la Grèce et de Troie. C’est tout près d’eux qu’ils sont allés prendre leurs inspirations. Charlemagne avait laissé une immense mémoire chez les peuples ; la légende s’était vite emparée de son histoire, et, mêlant des faits plus anciens que lui et des faits postérieurs, elle avait fait de ce prince le défenseur de l’Occident contre l’invasion musulmane, le chef prédestiné qui avait soutenu l’étendard du christianisme contre le croissant il personnage légendaire, ayant ainsi pris la place du personnage historique, devint le thème éternel des trouvères, de même que la guerre de Troie, les mille vaisseaux, Achille et les héros furent le thème des trouvères grecs. L’antiquité en effet avait un nombre considérable de poèmes sur toutes les parties de cette grande légende ; les poètes cycliques l’avaient traitée de mille façons, et l’on peut voir, par les fragmens qui nous en restent, combien la facture de tout cela a de ressemblance avec nos chansons de geste. Seul de cette nombreuse famille, Homère, chanté par les rhapsodes, conservé par l’admiration de son peuple, sur le génie duquel son génie laissa une marque si profonde, est heureusement parvenu jusqu’à nous, afin que nous puissions sentir dans sa forme la plus splendide et la plus pénétrante ce qu’ont senti des âges primitifs.

Telle ne fut pas la destinée de la poésie héroïque du moyen âge. Nulle œuvre n’en est sortie qui, redite de siècle en siècle, ait son écho dans l’âme des générations successives. L’éclat en fut passager ; il ne dépassa guère le temps qui la vit se produire, et depuis lors un oubli profond a enseveli ces vieux poètes que l’érudition seule a réveillés de leur poussière. Et de fait c’est justice qu’elle les réveille, car cet oubli a de beaucoup dépassé la mesure, et si certes ils n’ont pas été dignes des honneurs d’Homère, ils n’ont pas dû non plus être frappés d’une condamnation irrévocable. Quelques-uns de ces poèmes ont un vrai mérite. Je citerai surtout la Chanson de Roland et Raoul de Cambrai. Dans l’un, la légende du Charlemagne populaire est représentée avec une simplicité, une sévérité et parfois une grandeur qui captive, et dans l’autre toute l’âpreté sans merci, tout l’entrain belliqueux des mœurs féodales apparaissent comme aucun historien ne saurait le redire. Toutefois ces mérites, assez grands pour sauver les œuvres des trouvères d’un dédain mal fondé, ne le sont pas assez pour les mettre sur le piédestal à côté des chefs-d’œuvre des nations. Soit que la langue n’ait pas été encore suffisante, soit plutôt qu’il ne se soit trouvé parmi ces poètes innombrables aucun de ces génies à la fois contemplatifs et créateurs chez qui les paroles ont le pouvoir magique de faire descendre l’idéal, le fait est qu’aucun n’atteignit le but. Ce n’est pas pourtant que cette gloire suprême d’une suprême poésie ait été refusée au moyen âge ; seulement cet honneur fut donné, non pas à une poésie guerrière et héroïque, mais à une poésie religieuse et catholique, non pas aux trouvères et aux troubadours, mais à un homme qui les connaissait, les aimait, les louait et les laissa tous bien loin derrière lui, au chantre inspiré de l’enfer, du purgatoire et du paradis.

Et cependant l’influence des trouvères et des troubadours fut grande ; elle occupa les esprits d’autre chose que des soins vulgaires de la vie ; elle leur présenta un idéal, elle les éleva au-dessus d’eux-mêmes, elle les adoucit par son charme. Qu’on se représente ce qu’aurait été l’existence des barons féodaux sans ce lien de chants, de vers et d’aspirations ! Ils étaient là campés chacun dans son château, n’ayant d’autre souci que leurs terres et les armes. Quel bienfait n’était-ce pas que, cet isolement intellectuel cessant, ils pussent tous recevoir quelque ruisseau de la source féconde que les temps nouveaux avaient ouverte ? Par une élaboration bien antérieure et à laquelle ils n’avaient eu aucune part, le sol était mis en culture, la vie était assurée, une religion puissante et une société hiérarchique déterminaient leur direction morale ; mais justement parce que tout cela était fondé et acquis, quiconque a l’habitude de considérer scientifiquement l’histoire aperçoit le vide qu’il fallait combler. Les imaginations, c’était leur tour, devaient avoir satisfaction, — et quelle meilleure satisfaction que la poésie racontant de mille façons les légendes nationales, célébrant les prouesses des vieux héros, et cultivant dans les âmes les heureuses semences du beau ? Aussi eut-elle tout succès : accueillie, recherchée, elle pénétra dans les demeures, et l’esprit chevaleresque, cette grande louange du moyen âge, qui le distingue nettement de l’antiquité, a là une de ses sources.

Ce qui est digne de remarque, ce qui montre combien cette poésie était dans le goût du temps et propre à remplir son office, c’est que, tout en plaisant à ceux pour qui elle était destinée, elle plut aussi à des populations étrangères qui s’en montrèrent singulièrement avides. L’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, s’emparèrent de ces compositions, qui eurent d’innombrables traductions. Ces œuvres, qui dorment maintenant manuscrites dans les bibliothèques, et auxquelles un zèle tout récent a donné une publicité interrompue pendant tant de siècles, ont jadis joui d’une faveur marquée bien au-delà des limites du sol natal. Ce ne fut pas un engouement local qui les favorisa ; leur vogue fut universelle, et l’Europe féodale tout entière leur fit accueil. Aussi, dans les études qui en tout lieu ont pris une forte pente vers le moyen âge, les érudits rencontrent à chaque pas de vieilles versions témoignant du succès obtenu, et par là encore on comprend que non-seulement la religion et l’organisation sociale, mais aussi les plaisirs de l’imagination, le goût des fictions chantées et le charme des vers contribuaient à assurer la cohésion de ce grand corps politique, qui, fondé par les Romains et étendu par Charlemagne jusqu’aux dernières limites de la Germanie, est allé constamment s’agrandissant.

Je n’ai pas craint de m’appesantir sur la comparaison entre la poésie héroïque du moyen âge et la poésie héroïque des Grecs, entre les siècles héroïques des barons féodaux et les siècles héroïques des rois de l’Achaïe. C’est que, à mon jugement, il est d’un grand intérêt d’établir ces rapprochemens entre des époques qui les comportent, — non pas que la méthode comparative appartienne proprement à l’histoire : elle est spéciale à la science de la vie, où les organes et les fonctions, les tissus et les propriétés, se trouvant répétés dans une variété innombrable d’exemplaires, mais répétés avec des modifications profondes, suivant que l’exemplaire est homme, quadrupède, oiseau, poisson, crustacé, insecte, végétal même, s’offrent dans des conditions variées et pleines d’enseignement. La méthode propre à l’histoire est celle qui, observant la filiation des choses sociales, fait voir comment les civilisations procèdent les unes des autres, et par quel enchaînement la force d’évolution qui est inhérente à la race humaine amène les phases successives, ou, pour mieux dire, les âges progressifs de cette vaste existence. Pourtant, cela dit et bien entendu, il est vrai également qu’un grand profit peut être, en histoire, tiré de la comparaison, en la réglant, comme on fait dans la science, sur les cas véritablement analogues et en considérant ce que les circonstances particulières apportent de différence dans le phénomène fondamental. Ainsi dans l’exemple qui nous occupe, des deux côtés, parmi les populations achéennes et parmi les populations féodales, religion fondée, société renouvelée, langue sortie du balbutiement, amour de la guerre, croyance au merveilleux, et pourtant vif besoin du beau, et des deux côtés aussi, poésie chantant les combats, les héros et une grande légende nationale !

L’oubli qui avait si complètement submergé les vieilles productions de nos trouvères commença de bonne heure. Dès la seconde moitié du XIVe siècle et surtout pendant le XVe non-seulement la veine s’était tarie irrémédiablement, et aucune œuvre ne venait plus témoigner que l’imagination eût conservé quelque tendance épique, mais encore un discrédit croissant s’étendit sur ces compositions, qui cessèrent d’être lues, goûtées, comprises. C’est un phénomène curieux à se représenter que cet élan rapide et actif vers une poésie nouvelle, suivi d’une chute profonde : élan qui, dans les XIe et XIIe siècles, emplit les cours féodales de mille poèmes ; chute qui, un peu plus tard, en laissa les auteurs sans mémoire et sans bruit. Tout fut sacrifié dans ce revirement, le bon et le mauvais, le regrettable et ce qui ne méritait aucun regret, — et comme s’il n’avait eu ni poètes, ni langue, ni vers, ni âge poétique, l’esprit d’alors se mit à chercher vainement quelque issue, à bégayer quelques essais, jusqu’à ce que la renaissance vînt d’un côté épaissir encore le linceul qui couvrait déjà tout ce passé, et d’un autre côté préparer avec un présent actif les germes d’un avenir brillant.

Ce ne fut pas la vieille poésie seule qui subit cette décadence ; la vieille langue aussi éprouva des altérations profondes qui en changèrent le caractère, si bien qu’elle doit être tenue non pour la mère, mais pour l’aïeule du français moderne. Le français moderne est fils de celui du XVIe siècle ; entre les deux, il n’y a que des remaniemens légers, et tout l’essentiel est commun de l’un à l’autre. Il n’en est pas de même par rapport au vieux français : celui-ci a des caractères spécifiques qui ne sont pas arrivés jusque dans le langage actuel. Ainsi il distingue, dans une foule de substantifs, le sujet du régime, fidèle en cela à la tradition du latin, dont il est issu directement : li homs et l’homme, li homs au sujet et l’homme au régime ; Diex (prononcez comme nous faisons dieux) et Dieu, l’un au sujet et l’autre au régime. C’est de la sorte que le rapport indiqué en latin pour le génitif se marquait sans la préposition de, qui est actuellement nécessaire, et qu’on disait l’Hôtel-Dieu, c’est-à-dire l’Hôtel de Dieu. Dans. les conjugaisons, on remarque l’absence de l’s aux premières personnes du singulier, archaïsme qui a été conservé dans la poésie à titre de licence. Une foule de sons étaient alors dissyllabes qui sont devenus monosyllabes. Ainsi on disait reançon pour rançon, meür pour mur, seür pour sûr, etc.[3]. Il y a donc eu, à une certaine époque, un remaniement de la langue ; il la laissa moins régulière et moins analogique qu’elle n’était sortie de la fournaise qui avait fondu le latin en français. À ces mots moins régulière, moins analogique, beaucoup sans doute, qui se sont accoutumés à regarder la langue actuelle comme élaborée et purgée de toute incorrection et la langue ancienne comme pleine de barbarie et de rouille, s’étonneront que je qualifie ainsi le changement opéré. Sans doute la langue actuelle est bien autrement polie et cultivée, les siècles, de beaux génies, une société de plus en plus florissante, ayant apporté leur tribut à l’œuvre commune ; mais toute polie et cultivée qu’elle est, pourtant elle n’égale pas en correction, en régularité, en analogie, celle dont elle est descendue, de sorte qu’il est regrettable que toutes les ressources de perfectionnement et de culture se soient appliquées à un instrument moins bon, la langue du XVIe siècle, et non à un instrument meilleur, la langue du XIIe et du XIIIe.

Nous sommes là devant une solution de continuité qui mérite d’être considérée un moment. Par sa descendance directe du latin, le français primitif reçut un caractère précieux qui en fit tout d’abord un idiome civilisé, grammatical, conséquent. Les traces de l’origine ne furent pas tellement effacées, qu’on ne reconnaisse l’une de ces langues pour mère, l’autre pour fille ; ceci soit dit de la barbarie prétendue qu’on attribue vaguement à l’ancien langage. Si barbarie doit signifier l’altération subie par chaque mot (et évidemment, tel ne doit pas en être le sens, car la condition du français est cette altération même), les siècles suivans ont plus aggravé cette corruption primitive qu’ils n’y ont remédié. Si au contraire (ce qui est le vrai sens) il faut entendre par barbarie les anomalies irrationnelles, les exceptions sans fondement, les interruptions fréquentes de l’analogie, en ce cas un coup d’œil comparatif montre clairement que l’avantage est du côté qui a été si longtemps regardé comme barbare et grossier, et cela se conçoit. Supposons que la culture du français, qui avait été poussée aussi loin qu’elle pouvait l’être alors par la poésie, se soit interrompue, que l’activité de l’imagination productrice se soit ralentie, et que dans cet intervalle les élémens grammaticaux, n’étant plus contenus par un régime salutaire, soient tombés dans une sorte d’anarchie et de confusion : il est certain qu’au moment où finira cet interrègne, au moment où se reprendra le cours des pensées et des œuvres, on ne se retrouvera qu’avec des pertes et des désordres qui seront devenus irrémédiables.

Or c’est ce qui est arrivé. La poésie héroïque se tut complètement. Dans le fait, il devait en être ainsi ; les conditions qui l’avaient créée s’éloignaient rapidement, la féodalité se transformait, la société changeait. C’était un intervalle indécis où cette tradition qui fait que quelque chose naît quand quelque chose meurt fut mal servie. Les circonstances de leur côté furent singulièrement défavorables. Alors éclatèrent les guerres avec les Anglais, qui durèrent un siècle ; les revers les plus grands y furent continuels. La nation française, qui, en tant que nation féodale, avait tenu tête aux plus puissans en Europe, ne se trouva pas habile à se servir du nouvel élément de force qu’amenaient les mutations sociales, à savoir les communes et le parlement ; au contraire les Anglais y excellèrent, et ils eurent les plus grands succès. La guerre étrangère, si longue et si malheureuse, se compliqua des entreprises de la commune de Paris pour fonder un ordre meilleur et de son insuccès, des révoltes formidables des paysans et de leur extermination, enfin du saccagement que portaient en tous lieux les grandes compagnies, les routiers, les écorcheurs. Tout cela se prolongea pendant une grande partie des XIVe et XVe siècles, et quand la tourmente s’apaisa, quand les Anglais eurent été définitivement chassés, quand les libertés communales se furent résignées à abdiquer dans l’omnipotence monarchique, quand enfin on se reconnut, la langue avait notablement changé ; mais on comprend, sans que je l’ajoute, qu’elle n’avait pas changé en mieux. Rien dans ce qui s’était passé n’avait été propre à l’épurer et à l’enrichir ; tout avait agi, au contraire, pour y rompre les traditions et y laisser pénétrer les anomalies et les irrégularités.

Telle est l’explication, suivant moi, de cette grande mutilation. Ce fut aussi à ce moment que les vieux poèmes commencèrent à entrer dans l’oubli ; la langue en cessa d’être facilement intelligible, et, quand l’imprimerie parut, il n’y eut pas d’éditeur pour songer à des livres qui n’intéressaient pas et qui n’étaient plus que très imparfaitement compris. Le développement nouveau marchant, la mémoire s’en perdit chaque jour davantage, si bien que Boileau, en plein XVIIe siècle, put dire sans exciter aucune réclamation :

Durant les premiers ans du Parnasse françois.
Le caprice tout seul faisait toutes les lois ;
La rime au bout des mots assemblés sans mesure
Tenait lieu d’ornemens, de nombre et de césure.
Villon sut le premier dans ces siècles grossiers
Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers.

On ne doit pas, j’en conviens, exiger d’un poète l’exactitude d’un érudit ; mais, en vérité, est-il possible de mieux témoigner que, de son temps, on avait perdu toute idée des premiers ans du Parnasse françois ? Bien loin que le caprice seul fît toutes les lois, jamais le caprice n’a été tant banni de la poésie française, car l’art des vers, étant né spontanément dans un milieu suffisamment développé, était trop près des inspirations qui l’avaient produit pour s’égarer. Bien loin que les mots fussent assemblés sans mesure, la mesure est observée avec une rigueur parfaite, et, en lisant tant de milliers de vers composés par tant d’hommes différens, on est singulièrement frappé de la sûreté d’oreille qui, alors prévalant, empêchait les écarts. Bien loin que la rime tînt lieu de césure, la césure est toujours fortement marquée, tellement que le muet n’a pas plus besoin d’y être élidé qu’à la fin du vers, et il est impossible de rencontrer aucune faute contre cette règle. Bien loin que Villon ait rien débrouillé, les formes de poésie qu’il a employées avaient été trouvées par d’autres que lui et longtemps avant lui ; bien loin enfin qu’il n’y eût dans ces vers d’autre élément que la rime, le fait est que la rime y fait parfois défaut, dans les plus anciens poèmes du moins, où les trouvères se contentent souvent d’une simple assonance. Le caprice ! Boileau s’imagine-t-il que le caprice ait rien à voir dans la création de tout un ensemble de poésie et de versification au sein du vaste pays qui s’étend de la mer Méditerranée jusqu’à l’Escaut et à la Meuse (car ici on ne sépare pas la langue d’oc de la langue d’oïl, le provençal du français) ? Comment, si le caprice avait gouverné ces choses, les poètes et les auditeurs se seraient-ils trouvés d’accord, les uns pour chanter suivant un mode, les autres pour sentir et goûter ce mode ? Et comment ne pas reconnaître que le nouveau vers eut pour origine la mélodie propre à la langue qui se formait ? La mesure ! Mais est-ce que ceux dont le sentiment musical fut assez vif pour créer le vers héroïque avec ses dix syllabes et avec sa combinaison d’accens, et plus tard le vers alexandrin, qui n’en est qu’une modification, étaient capables de faillir contre des règles qui ne leur étaient pas enseignées dans leurs classes, mais dont ils avaient l’intuition spontanée ? La césure l’Boileau aurait-il été en état de répondre, si on lui avait demandé pourquoi il y avait une césure dans ce vers dont il se servait par tradition, tandis que l’oreille antique, déterminée par l’accentuation alors mieux perçue, avait établi la suspension là où reposait l’accent principal du vers ? — Villon et l’art confus des vieux romanciers ! dit encore Boileau ; mais, quelque talent réel qu’eût Villon, on ne peut en aucune façon le placer pour la correction, l’élégance, la force, la poésie, à côté de Quesne de Béthune, du châtelain de Coucy, du roi de Navarre, trouvères du XIIe et du XIIIe siècle, dont les chansons méritent parfois d’être mises au même rang que les canzoni de Pétrarque.

Pendant qu’elle s’ensevelissait ainsi dans la poudre du sol national, la vieille poésie de France produisait un rejeton inattendu et merveilleux. L’Italie, comme bien d’autres pays, avait grandement goûté les compositions en langue d’oc et en langue d’oïl ; ses hommes les plus illustres, Dante, Pétrarque, Boccace, en font foi. Les récits du cycle carlovingien reçurent finalement chez elle droit de bourgeoisie, ayant pris la forme d’une compilation en prose connue sous le nom de I Reali di Francia. Le même attrait qui avait conduit les imaginations italiennes à conserver et à relire nos légendes poétiques conduisit des poètes à s’en emparer. Le Boiard donna l’exemple ; et finalement l’Arioste, suspendu entre le sérieux qui est empreint sur ces œuvres héroïques et la légère moquerie qu’elles provoquent chez un Italien du XVIe siècle, mit au jour ce poème si riche et si heureux qui a charmé et qui charme encore sa patrie et l’Europe. Alors de nouveau Charlemagne le héros légendaire, celui qui, éprouvant les grands revers et les grands succès, conquiert l’Espagne, l’Afrique et l’Orient avec ses preux Roland et Renaud, reparut sur la scène ; alors de nouveau la félone famille de Mayence, cette race de traîtres qui fait périr les douze pairs à Roncevaux et sème d’embûches les pas du grand empereur, recommença sa lutte éternelle ; alors de nouveau les guerriers sarrasins, avec leurs innombrables armées, inondèrent le sol du royaume. Ces noms oubliés retentirent dans le monde ; ces héros poudreux revinrent à la lumière, tout prêts, dans la nouvelle existence qu’une baguette magique leur communique, à ébranler encore la terre au galop de leurs chevaux, mais tout prêts aussi à partager le sourire du lecteur. Toujours est-il que le poème de l’Arioste ne serait pas si nos vieux poèmes n’avaient pas été. Dans la transformation singulière des choses, ils furent les matériaux sans lesquels une œuvre qui ne périra pas n’aurait pu être ni conçue ni exécutée.

Ce n’est pas pourtant que la parodie railleuse ait attendu jusqu’au XVIe siècle et jusqu’à l’Arioste pour se jouer des grands coups de lance et des héros fabuleux. L’esprit satirique inspirateur de tant de fabliaux et de cette singulière composition de Renard, où toute la féodalité est représentée sous des noms d’animaux, n’a pas vu ce sujet si près de lui sans y faire quelque incursion. Il y a dans le cycle carlovingien un héros très célèbre, personnage réel de l’histoire, puis devenu légendaire, Guillaume au Court Nez, ainsi nommé parce que le glaive d’un Sarrasin, rompant le nasal et le haume et tranchant la coiffe, lui avait, comme dit le trouvère, « accourci le nez. » Après sa blessure, Guillaume n’avait plus voulu porter d’autre nom que celui qui rappelait cette mutilation :


Desoremais qui moi aime et tient cher
M’appelleront, François et Berruier,
Comte Guillaume au court nez, le guerrier.


Le preux a été l’objet favori de mainte geste, et son héroïsme y est peint sous les plus vives couleurs qu’alors trouvât l’imagination amie du merveilleux. Cela n’a pas empêché qu’à côté de toutes ces gestes il ne se rencontre un poème d’un autre ton, qui raconte la vie de Guillaume devenu moine, ou, pour me servir du terme ancien, le moniage Guillaume. Le héros, las de gloire mondaine, de guerres et de hauts faits, prend le parti, à la fin de sa carrière, de se retirer dans un monastère. Il suspend ses armes à un autel et vient se présenter devant l’abbé d’Aniane. Il est peu versé dans les lettres ; mais, dit l’abbé.


Sire Guillaume prudoms estes et sire ;
Si m’aïst Diex, nous t’apprendrons à lire
Nostre sautier, et à chanter matines,
Et tierce, et none, et vespres, et complies.


Malheureusement la bonne intelligence n’est pas de longue durée entre Guillaume et les moines. Le guerrier mangeait comme six, et, pour le vêtir, il fallait employer autant de drap que pour trois autres frères ; enfin il aimait à boire, et, quand il avait un peu trop dîné, ce qui lui arrivait souvent, sa parole devenait rude et ses gestes redoutables. Malheur à qui lui parlait alors d’office et de prières ! On a beau lui expliquer la règle. — J’aime mieux celle des chevaliers, dit Guillaume :


Assez vaut mieux l’ordre des chevaliers ;
Il se combatent ans Turs moult volentiers,
Et souvent sont en leur sanc baptisié.
Mais ne voulez fors que boire et mangier,
Lire et dormir………


C’est ainsi que la geste héroïque et sérieuse, pleine des ardeurs guerrières et féodales, est devenue un poème héroï-comique où le redoutable paladin, ayant désormais à combattre la bure, la règle et l’abstinence est rarement vainqueur et se venge sur les moines de ses déconvenues perpétuelles.’

L’intention n’est pas moins marquée dans le Voyage de Charlemagne à Constantinople, composition fort ancienne, probablement du XIIe siècle, anonyme comme tant d’autres œuvres des trouvères et véritablement amusante et pleine de galerie. Un jour Charlemagne était au moutier de Saint-Denis ; il avait la couronne sur la tête et l’épée au côté ; près de lui était la reine portant aussi couronne splendide au chef. Il la prend par le poing, et, la menant sous un arbre, lui demande si elle vit jamais homme sous le ciel à qui l’épée au côté et la couronne au chef fussent si bien séantes. La dame, au grand déplaisir de Charles, répond qu’elle en connaît un. « Nommez-le, dit l’empereur ; nous porterons ensemble les couronnes sur la tête, et, si je la porte mieux que lui, vous paierez cher votre dire : je vous trancherai la tête avec mon épée d’acier. » La reine voudrait bien lors avoir retenu sa langue ; mais enfin, pressée, elle nomme l’empereur de Constantinople, Hugues le Fort. Voilà Charlemagne avec ses douze pairs parti pour la ville du prince qui porte la couronne mieux que lui. Cette plaisante querelle se termine plaisamment. Arrivés à Constantinople et bien reçus, Charlemagne et les douze pairs boivent du vin le soir et gabent à qui mieux mieux, c’est-à-dire se vantent de parfaire des choses incroyables, par exemple de partager d’un coup d’épée un homme armé et son cheval bardé de fer, exploit qui, dans les chansons de geste, ne coûte rien à Roland, à Ogier, à Renaud. Cependant un espion aposté par Hugues rapporte tout au roi, et ils sont mis au défi. Ici la protection miraculeuse intervient ; chacun, l’un après l’autre, accomplit son gab, si bien que Hugues demande merci. Les deux empereurs portent couronne l’un à côté de l’autre, et il est bien avéré que c’est Charlemagne qui la porte le mieux et le plus haut ; il dépasse son rival, dit le trouvère,

…….. d’un pied et de trois pouces.

Dans la grande poésie ou poésie de longue haleine, il y a plusieurs genres, distingués par le sujet et par le rhythme. Le plus ancien et le plus important est la chanson de geste ou la geste, consacrée à Charlemagne et aux barons carlovingiens. Celle-là est en vers le plus souvent de dix syllabes (quelquefois alexandrins) et en couplets monorimes plus ou moins longs. Je laisse de côté comme secondaires les poèmes peu nombreux qui ont pour matière des sujets tirés de l’antiquité, par exemple les exploits d’Alexandre, et qui, moins importans et moins originaux, suivent d’ailleurs le même rhythme.

Les légendes carlovingiennes forment le fonds national et indigène ; mais cela n’empêcha pas des légendes étrangères, aussi anciennes du moins, de pénétrer dans la poésie du moyen âge et d’y former un second cycle : c’est celui d’Arthus et des chevaliers de la Table-Ronde. Il est considérable, mais non original ; il faut en aller chercher la source dans les récits celtiques (car les Celtes aussi eurent leur poésie suivant le temps et la civilisation), et là les trouvères ne furent qu’arrangeurs. Le rhythme est très différent de celui des chansons de geste ; ce sont des vers de huit syllabes à rimes plates.

Les vers de huit syllabes à rimes plates sont consacrés aussi à un troisième genre de composition connu sous le nom de chansons d’aventures. Ce qui distingue celles-ci des poèmes de la Table-Ronde, c’est qu’on n’y rencontre plus ni Tristan, ni Gauvain, ni les autres compagnons d’Arthus, ni des personnages que le poète y veuille rattacher. Là, les héros sont de pure imagination, et on doit y voir de véritables romans en vers. On en possède un assez bon nombre, si bien qu’il est, grâce à eux, aisé de reconnaître ce qui plaisait à nos ancêtres dans ces compositions fictives qui ont pris depuis lors une part si grande dans la littérature des peuples modernes, ayant cela de précieux qu’elles indiquent avec une singulière exactitude quelques-unes des directions de l’esprit contemporain, quelques-uns des goûts, quelques-uns des plaisirs intellectuels et moraux qui dominent. Quelque libre que paraisse la fiction, elle est bornée dans un cercle restreint d’événemens, de descriptions et de sentimens ; ici, dans nos chansons d’aventures, c’est, suivant l’expression d’alors, c’est fine et loyal amour qui est le thème favori. Fine et loyal amour[4], cela veut dire l’amour vouant un culte à la dame, l’amour exigeant les longs services, les hauts faits, les prouesses. Quelle que soit souvent la faiblesse des chansons d’aventures, elles portent néanmoins empreint ce caractère chevaleresque et élevé. Les influences nouvelles qui étaient nées du progrès civilisateur, prenant le dessus, mirent leur marque à ce qui se pensa, à ce qui s’écrivit, à ce qui se fit. Quiconque, familiarisé avec la lecture des anciens, comparera l’amour tel qu’il fut peint à leur époque avec l’amour tel qu’il le fut au moyen âge, sentira vite que de profonds changemens se sont opérés dans la vie sociale. Manifestement, une part d’empire plus grande dans les mœurs a été accordée au sexe faible et affectif, et, pour que la faiblesse et le sentiment aient ainsi gagné quelque chose et empiété sur la force (empiétement qui, avec celui de l’intelligence, est le résumé de toute civilisation), il a bien fallu que le monde n’eût pas infructueusement traversé la longue phase d’élaboration qui de la société gréco-romaine le menait à la société catholico-féodale. De la sorte, et par ce côté, nous rejetterons le préjugé de la renaissance, qui ne voulait pour mère que l’antiquité classique, nous disant, en toute vérité, fils du moyen âge et seulement petits-fils de la Grèce et de Rome. C’est là la solution historique, donnée par l’étude comparative des faits, dans le débat entre ceux qui, admirateurs de l’antiquité, dédaignent les ténèbres féodales, et ceux qui, admirateurs du moyen âge, damnent l’idolâtrie païenne.

Le coup d’œil ainsi jeté sur la poésie épique des trouvères et des troubadours permet d’étendre le regard au-delà. Cette poésie n’eut qu’un succès éphémère et ne survécut pas aux générations qui la produisirent et l’aimèrent, ne s’étant pas personnifiée en un génie souverain. Pourtant, étudiée et comprise, elle jette une certaine lumière sur la poésie épique tout entière, sur celle qui traverse les âges, et qui vit, selon l’expression de Tacite, dans la mémoire des hommes, dans la renommée des choses.

Le premier qui se présente est Homère avec l’Iliade et l’Odyssée. Je ne parle pas ici des poèmes de l’Inde ; d’abord ils ne paraissent pas de beaucoup supérieurs à nos chansons de geste ; puis ils sont, selon toute probabilité, postérieurs à Homère, et dès lors ne peuvent pas être comptés dans le courant qui va de la Grèce primitive aux temps présens. Il faut en dire autant des poésies Scandinaves, celtiques, et autres œuvres, qui, curieuses, remarquables, belles même à bien des titres, sont pourtant en dehors de la grande généalogie de la civilisation, ne s’y rattachant que plus tard et accessoirement. Donc Homère est la souche de l’immortelle lignée. Ce qui fait qu’il est pour nous après tant de siècles, comme il sera encore pour d’autres après des milliers d’années, une source inépuisable, c’est qu’il représente (nos vieilles chansons en font foi), avec l’idéal splendide de la poésie, tout un âge qui ne reviendra jamais. Nous nous retournons vers ces sacrés souvenirs par la même inclination qui nous ramène aux souvenirs de notre propre enfance, mais avec toute la différence en profondeur de sentiment et en grandeur de choses qui sépare la courte et humble histoire de l’individu de l’histoire infinie et rayonnante de l’humanité.

L’admiration a aussi consacré un poète qui, tout habile à manier la langue poétique, disait pourtant qu’il était plus facile d’enlever sa massue à Hercule qu’un vers à Homère. Rien n’est à contester dans la louange de ce pur et suave génie qu’inspire si bien la beauté profonde de la nature, soit qu’il étende au-dessus de l’insomnie de Didon le calme éternel de la nuit silencieuse, soit qu’il fasse arriver à notre âme la douceur pénétrante des campagnes bienheureuses et des bois élyséens ; mais autre est la condition du poète, autre est la condition du poème. L’opinion hésita toujours à transporter sur l’Enéide l’admiration qu’inspirait l’auteur, et l’on était plus tenté d’y chercher d’admirables fragmens que d’y voir une épopée. Appliquons-y le critérium fourni par les chansons de geste, qui au moins nous enseignent la relation entre la poésie épique et les âges du monde. Or, à ce point de vue, qu’est-ce que l’Enéide ? Une réminiscence des origines de Rome, une antique histoire du peuple-roi qu’un homme comparativement moderne essaie vainement d’idéaliser, de l’érudition, en un mot, faite par un grand poète. Et il avait bien senti le vice incurable de son œuvre, ordonnant par son testament de brûler ce travail de douze ans. Je ne sais si une épopée était possible dans cette ruine de l’ancien monde qui coïncide avec l’avènement de l’empire romain, dans cette restauration passagère qui fut due à la politique d’Auguste : toujours est-il que ce n’est pas l’Enéide à qui revient cet honneur. Je ne sais si quelque chose d’épique pouvait naître alors : toujours est-il qu’au lieu de nous reparler des héros grecs et troyens, l’œuvre aurait transmis l’empreinte de cette décadence du passé qui renversait tout, et de ces aspirations vers l’avenir qui commençaient à tout relever.

La tradition des temps et de l’histoire nous conduit au moyen âge, où nous rencontrerions nos chansons de geste, si elles méritaient cette gloire insigne, mais où nous rencontrons Dante et son poème. Ce qu’est Homère pour l’âge héroïque, Dante l’est pour l’âge intermédiaire des croyances mystiques. On ne reverra jamais ces siècles où l’enfer et le paradis tenaient de si près au monde d’ici-bas, mais leur grande image dure éternellement. Chaque jour, Dante prend la main de quelqu’un de nous, comme Virgile prit la sienne, et l’introduit en ces demeures où éclatent la justice et la miséricorde divines. Toutes les pâles terreurs qui assaillirent son âme, toutes les splendeurs qui éblouirent ses yeux, nous les partageons avec lui, et quand on revient des profondeurs parcourues, on est tenté de croire qu’il a voulu appliquer au sentiment de réalité qu’on éprouve ces vers qu’il écrivit pour s’applaudir du sens mystérieux de son œuvre :


O voi ch’avete gl’ intelletti sani,
Mirate la dottrina che s’ascoode
Sotto ’l velame delli versi strani.


L’Italie a encore un poète qu’elle vante, mais à qui pourtant n’est dû qu’un rang inférieur. Le Tasse, au-dessous de Virgile pour le génie poétique, a comme lui composé une œuvre de réminiscence d’érudition. Les croisades, la chevalerie, l’intervention des anges et des démons, tout cela n’avait plus vie au XVIe siècle. À vrai dire son poème est une chanson de geste, mais une chanson de geste faite par un homme contemporain de Léon X et de la réforme, et complètement étranger à l’inspiration des temps féodaux. C’est donc à juste titre que la critique l’exclura de ce cénacle de génies divins que Dante rencontre aux portes de son enfer et où il se range à côté d’Homère et de Virgile. Dans son acheminement éternel, l’histoire met surtout en relief les œuvres qui la reflètent avec le plus d’éclat, et elle dispose en même temps l’esprit des hommes successifs à les sentir plus profondément et à moins rechercher celles qui n’ont pas cet ineffaçable caractère. Aussi Dante reste toujours lumineux malgré le lointain des siècles, tandis que le Tasse s’obscurcit et s’amoindrit.

Dans la chaîne de la poésie suprême, bien commun des nations civilisées, se rencontre le nom de Milton, ce poète émané des troubles civils et religieux, aveugle, mais qui, tout en se plaignant douloureusement de sa nuit éternelle, a si bien senti comment une lumière intérieure resplendissait devant son âme et teignait son langage de cette spiritualité infinie qui en fait le charme profond, so spiritually bright, pour citer un autre grand poète qui a dit des étoiles ce que je dis ici de Milton. C’est en effet une spiritualité sévère et brillante tout à la fois qui, naissant du protestantisme, s’est épandue en ses vers. Là est sa distinction essentielle d’avec Dante, quoique tous deux aient traité un sujet théologique et chrétien ; là est la marque de la venue d’un nouvel esprit dans le monde. De Dante à Milton, tout s’est grandi immensément, et par conséquent tout s’est spiritualisé. Nous ne sommes plus, comme au moyen âge, à ce mélange intime de la terre et des régions extra-terrestres ; on ne descend plus en s’égarant dans une forêt obscure au sein des infernales demeures ; on ne sent plus cette foi incessante à un voisinage redoutable et surnaturel ; Satan n’est plus un de ces informes démons qui peuplent les cercles souterrains. L’immensité s’est ouverte, et Milton est l’inimitable représentant de l’esprit qu’elle attire sans l’arracher encore aux chères et séculaires croyances.

Je ne m’arrêterai pas à Milton, et, pourvu du fil que je dois à nos vieilles chansons de geste, je me hasarderai en des temps plus voisins de nous, mais timidement sans doute, car ici rien ne peut tenir lieu du jugement d’une longue postérité. Byron a dit quelque part : « Si, dans le cours d’une vie aventureuse et contemplative, des hommes partageant toutes les passions qu’ils rencontrent acquièrent le profond et amer pouvoir d’en reproduire les images comme dans un miroir et avec les couleurs mêmes de la vie, vous pouvez faire très bien de leur en défendre l’exhibition, mais vous gâtez, je pense, quelque beau poème. » C’est manifestement lui que Byron désigne : cette vie aventureuse et contemplative, ces passions qu’il partage à mesure qu’il chemine, le danger qu’il peut y avoir à les lui laisser reproduire, et jusqu’au beau poème qu’on perdrait, tous ces traits sont les siens. Il ne s’est pas mépris sur la beauté de son œuvre ; Childe-Harold et Don Juan étincellent, et une vive admiration les accueillit et les accompagne. Il ne s’est pas mépris non plus sur le danger : en effet ces poèmes sont pleins d’un trouble qu’ils répandent ; mais ce trouble n’est rien d’individuel ni de capricieux, c’est la perturbation profonde de la société contemporaine qui vient se refléter dans son âme. Depuis de longues années, la révolution est installée en Europe, attendant pour en sortir que la réorganisation qui marche à sa suite ait pris une généralité plus décisive. Sans doute l’état de négation et de critique est peu favorable au développement des hautes facultés poétiques. Pourtant quelque chose en notre âge vient compenser ce désavantage ; jamais les profondeurs du temps et de l’espace ne se sont autant ouvertes à l’esprit humain. Toute la littérature est pénétrée de cette double influence d’une sublime inspiration et d’un doute dissolvant, et peut-être la postérité dira que nul n’a vibré plus que Byron au souffle orageux qui passe sur la société.

Ainsi, à le bien prendre, les grands poèmes épiques, ceux du moins qui sont dignes de ce nom, contiennent un sommaire de l’histoire de l’humanité, tandis que tous ceux qui ne sont pas dignes de ce nom, tous ceux où l’auteur trahi par ses forces a vainement essayé de parvenir si haut, toutes les pseudo-épopées en un mot ont pour caractère d’aller chercher par réminiscence et par érudition quelque fait historique, quelque souvenir du passé où rien ne peut plus ranimer la vie. Donc, en lisant et en s’appropriant les véritables épopées, on a non pas l’histoire abstraite ou philosophique dans ses lois et dans ses résultats généraux, non pas non plus l’histoire concrète dans ses événemens réels, mais l’histoire dans son idéal et dans sa poésie. C’est en effet l’idéalité historique qui fait le caractère et le charme de ces grandes compositions, l’idéalité par où elles nous élèvent au-dessus de nous-mêmes, l’histoire à qui elles empruntent une réalité sévère et dominante. À vrai dire même, toute idéalité est enfermée dans l’histoire et émane d’âge en âge à fur et mesure du développement ; mais, dans l’épopée seule, l’idéalité et l’histoire apparaissent combinées. Nous avons de la sorte, grâce à nos chansons de geste, une idée positive et, quand on voudra, une définition de l’épopée.

C’est comme par la main qu’ elles nous ont conduit à cette conclusion. Le dédaigneux oubli où elles sont longtemps demeurées rompait un chaînon de l’histoire et coïncidait avec cette tendance erronée qui voulait rattacher l’état des modernes, non à l’état du moyen âge, mais à l’état de l’antiquité. La restauration que l’érudition en a faite comble ainsi une vaste lacune. On est traditionnellement porté, quoique des vues plus saines prennent peu à peu le dessus, à attribuer toute importance aux événemens politiques et militaires qui se passent entre les empires. S’il est besoin de quelque exemple pour faire comprendre comment ces évènemens peuvent être dénués d’intérêt réel, l’exemple de l’Orient suffit. Depuis une suite de siècles, il est le théâtre de guerres incessantes, de grandes batailles, de remaniemens de territoires, de chutes de dynasties ; mais tout cela n’est qu’à la surface, et le fond reste immobile. Toujours au contraire l’évolution des arts et des sciences témoigne que l’esprit de l’histoire traverse les sociétés et que le génie de l’humanité s’y incarne. Justement parce qu’alors les combats, les invasions et les conquêtes ne firent pas le seul mouvement, la vieille poésie est née, et elle a sa signification. La mettre dans le rang qu’elle tint effectivement, c’est donner à la poésie moderne des racines antiques que l’ignorance lui avait follement coupées ; c’est montrer la puissance de création poétique que dans certains âge l’esprit possède à l’effet de s’adoucir et de s’épurer ; c’est mettre en regard la période héroïque de l’antiquité et la période héroïque du moyen âge ; c’est enfin signaler l’enchaînement des grandes compositions poétiques et les conditions qui y président.

De nos chansons de geste, de nos poèmes cycliques, beaucoup ont péri sans retour, mais beaucoup survivent encore et arrivent peu à peu à la publicité. Dans la comparaison de la vieille langue et de la nouvelle, comparaison intéressante à tous les points de vue, soit qu’on recherche l’étymologie, soit que l’on considère les mots et leur emploi, soit qu’on étudie les locutions, les tournures et les licences poétiques, les vers tiennent un rang considérable. Grâce à la mesure, à la césure, à la rime, on acquiert promptement des notions certaines sur la forme et l’articulation des anciens vocables qui, pour la plupart, sont devenus les nôtres. L’étude de la langue maternelle est une étude curieuse et utile, — curieuse pour tous, car tous sont initiés spontanément, — utile, car la langue est un instrument qui se détériore ou se perfectionne, et dont la culture importe notablement à la culture générale de l’esprit national. Ce sont deux choses connexes que l’esprit national et la langue nationale, influant perpétuellement l’une sur l’autre. Et à cet égard le service rendu par l’érudition n’est pas petit d’avoir exhumé nos vieux monumens, appelé sur eux l’attention, et prolongé ainsi de plusieurs siècles la tradition de notre idiome. Quiconque donnera quelque attention aux innombrables difficultés assaillant celui qui par le ou qui écrit en français remarquera que bien des choses qui paraissent fixées ne le sont pas, même dans l’orthographe et dans la prononciation, où de grandes incertitudes sont courantes. Quand on voudra remédier au désordre, retenir ce qui doit être retenu, rectifier ce qui est encore rectifiable, c’est à un système qu’il faudra recourir, système qui ne peut reposer que sur l’usage, la tradition, le raisonnement et les règles qui dérivent de ces trois sources.

La catastrophe qui a frappé la langue dans les XIVe et XVe siècles montre que le cours spontané des choses est capable d’amener des altérations profondes, et qu’une intervention correctrice est toujours nécessaire. De même que la main de l’homme protège incessamment contre l’invasion de l’herbe et de la forêt primitive les champs qu’elle a défrichés, de même il est besoin de soigner ce champ du langage qui, lui aussi ; a été défriché avec beaucoup de temps et de labeur. À la vérité, depuis le XVIIe siècle surtout, des grammairiens vigilans ont rendu beaucoup de services ; mais l’ignorance générale où l’on était de la vieille langue a exercé son influence, et leurs travaux ont eu une direction exclusive. Ce fut un purisme abstrait qui intervint dans la décision des questions ; n’ayant pas derrière lui l’appui solide de la tradition qu’il ignorait, qu’il dédaignait même, et tout disposé à traiter de barbare ce qui avait été auparavant, il prit le seul raisonnement pour son guide. De là le caractère étroit, souvent arbitraire, et par conséquent souvent incertain, qui affecte la grammaire française. Aujourd’hui que les défauts de ce régime s’accumulent, il est temps d’ajouter à l’autorité du raisonnement l’autorité de la tradition, qui s’offre féconde et abondante.

Les littératures, par le fait des langues, sont spéciales, servant à caractériser tout particulièrement les grands individus qu’on nomme peuples, à la différence des sciences, qui, elles, ne sont le bien propre d’aucun. Celles-ci ont l’universalité ; il n’est ni mathématique, ni astronomie, ni chimie, anglaise, italienne ou française, et les nations, du moins celles qui tiennent le premier rang dans le monde intellectuel, concourent, chacune pour sa part, à édifier la science positive, œuvre de l’humanité où toutes les diversités nationales viennent se confondre. Mais l’individualité de la patrie est inscrite au front des littératures, et, pour connaître pleinement les peuples, il faut connaître non-seulement ce qu’ils ont fait, mais aussi ce qu’ils ont écrit.

L’érudition fournit les matériaux à l’histoire, qui, sans ce travail préparatoire, mais essentiel, chancellerait de tous côtés. C’est ne pas la comprendre que de la dédaigner comme chose de pure curiosité, car elle est aussi nécessaire à la science sociale que les observations, les expériences, les dissections, le sont à la chimie, à la physique, à l’astronomie, à la biologie. Je pourrais, si c’était le lieu, montrer combien de points de vue elle a ouverts en ces derniers temps, et combien d’études elle a renouvelées. Ce qu’on doit lui demander, c’est, faisant avec clairvoyance ce qu’elle n’a fait qu’à tâtons jusqu’à présent, de se diriger par la véritable théorie historique dont la fondation est récente. Grâce à l’objet qu’ils s’étaient proposé, et qui est l’histoire littéraire de la France, les bénédictins ne se sont pas écartés du droit chemin, et leur œuvre, poursuivie par l’Académie des Inscriptions, est une source inépuisable de recherches, de documens, de renseignemens.


E. LITTRE, de l’Institut.

  1. Cet ouvrage, commencé par des religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, a été continué par des membres de l’Institut (Académie des Inscriptions et belles-lettres). Il comprend aujourd’hui vingt-deux volumes in-4o ; le vingt-deuxième volume a paru en 1853.
  2. Suivent n’a qu’une syllabe, l’e muet à la césure ne comptant pas dans le vers ancien.
  3. Si l’on demande comment nous savons que nos aïeux résolvaient en effet ces syllabes en deux, il est aisé de s’en assurer par la mesure des vers. Les vers, étant fondamentalement les mêmes alors qu’aujourd’hui, possèdent la propriété d’indiquer quel était le nombre des syllabes dans un mot ; aussi sont-ils d’un excellent secours pour déterminer la prononciation ancienne en ce cas aussi bien qu’en plusieurs autres.
  4. Amour est anciennement du féminin, comme les noms en our ou en eur, venant des noms latins en or, et loyal est au féminin par une règle dont il reste une trace dans la locution : lettres royaux.