De la Philosophie de l’Oratoire

De la Philosophie de l’Oratoire
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 283-305).


DE
LA PHILOSOPHIE
DE L’ORATOIRE


I. — Philosophie. — De la Connaissance de Dieu, par A. Gratry, prêtre de l’Oratoire de l’Immaculée Conception ; 2 vol. Paris 1853.
II. — La Théodicée Chrétienne d’après les Pères de l’Église, ou Essai philosophique sur le Traité De Deo du père Thomassin, par Louis Lescœur ; 1 vol. Paris 1852.

On éprouve un peu d’embarras à traiter dans un recueil les sujets religieux. Le respect craint de ne pas en parler dignement, et n’ose insister, de peur de les compromettre en causant de l’ennui. Nos lecteurs les plus sérieux ne nous demandent pas sans doute ce qu’ils doivent croire sur ce qu’il y a de plus important et de plus auguste, et ils pourraient bien trouver une solennité hors de place dans les travaux qui trancheraient du sermon. Il règne de plus aujourd’hui une certaine timidité d’esprit qui souffre, qui s’inquiète de voir aborder, même à bonne intention, des questions qu’elle aime mieux supposer résolues que résoudre, et beaucoup se croient sages de pratiquer en matière grave la philosophie du silence. Aussi ne le romprions-nous point pour notre part, si nous n’y étions excité et comme forcé par de plus autorisés et de plus habiles, auxquels il nous tarde de rendre hommage et justice. L’ouvrage qui sera le principal sujet de cette étude n’est point de ceux qu’on peut laisser passer négligemment. Il n’arrive pas assez souvent qu’il paraisse des écrits où, comme dans celui-ci, l’esprit par le éloquemment au cœur, pour que la critique puisse s’en taire et ne pas ajouter en quelque sorte à la publicité d’un livre utile, en l’appréciant avec une liberté qui pour l’auteur assurément n’est pas redoutable.

D’ailleurs il y a, quoi qu’on fasse, une littérature sacrée. Il y a même une théologie philosophique à l’usage de tout le monde, et qu’on ne saurait dédaigner, avec la meilleure volonté possible de ne penser à rien. Il faut bien se résoudre à entendre quelquefois parler de Dieu. On a beau dire, l’existence et la nature de Dieu (car ce mot de nature, singulier à cette place, est cependant admis) ne sont pas des sujets qui, pour être trop vieux ou trop sublimes, puissent être abandonnés. Les plus grands esprits de tous les siècles s’en sont occupés, ils n’ont pas cru avoir perdu leur peine parce qu’ils ont laissé devant eux encore bien de l’inconnu et constaté seulement certains mystères où le génie jette la sonde, mais sans en toucher jamais le fond. Cette sorte d’ignorance sur l’infini n’est pas plus facile à acquérir qu’humiliante à reconnaître. Ce qui est aisé et honteux, c’est de se complaire à ne pas même savoir qu’on ne sait pas ; c’est de se détourner de toute réflexion sur le premier intérêt de l’humanité. Ceux mêmes qui estiment qu’une croyance d’instinct ou de tradition les dispense de tout effort d’esprit (et l’inattention de ceux-là est assurément la plus excusable) ne peuvent ignorer que le monde entier ne partage pas leur sécurité ou leur indifférence. Il est impossible de se dissimuler qu’en dehors des croyances communes à toutes les nations, et même à toutes les sectes chrétiennes, un effort agressif a été tenté dans ces vingt dernières années contre les principes fondamentaux et philosophiques de ces croyances. Un mouvement assez étendu s’est manifesté sur divers points, sous diverses formes, en faveur de ce qu’il faut bien appeler brutalement du nom d’athéisme. Un travail intellectuel s’est fait particulièrement en Allemagne, dont l’analogue, ce nous semble, ne se rencontrerait dans les mêmes proportions à aucune époque de l’histoire, et il a eu pour but, souvent pour effet, de renverser les données de toute religion, en intervertissant celles mêmes de l’esprit humain. Le matérialisme pratique, auquel du reste toutes les opinions ont concouru dans ce siècle, et pour lequel les plus conservatrices ont autant fait que les plus révolutionnaires, s’est peu à peu transformé en une doctrine tour à tour sociale ou cosmologique, qui sanctifie la passion du bien-être en profanant le sentiment du droit et rabaisse l’homme en effaçant Dieu. Parce que ces doctrines sont en même temps révolutionnaires, des écrivains ont cru qu’elles tomberaient devant une réaction politique, et qu’il suffirait, pour les anéantir, de la force et du silence. C’est en effet un assez sûr moyen d’oublier qu’elles existent ; mais ce pourrait bien être aussi le moyen de les fomenter et de les propager, en donnant à leurs adhérens des griefs, des prétextes et quelquefois des raisons. On ne peut s’empêcher de trouver plus prévoyans peut-être, et certainement plus généreux, ceux qui croient que la meilleure arme contre l’erreur est la vérité, que la raison est l’adversaire naturel de la déraison, qu’un système qui en remplace un autre ne le réfute pas, et que persuader les esprits vaut mieux que les comprimer. Les écoles ne manquent pas où la thèse contraire se prêche sous le nom menteur du principe d’autorité ; honneur aux écoles qui s’ouvrent pour restaurer le principe de la raison !

C’est par cette pensée que commence l’ouvrage de M. Gratry, et nous croyons qu’elle anime l’institution à laquelle il appartient. Parmi les écoles, en effet, qui n’ont pas juré une guerre mortelle à l’esprit humain, il s’en est rouvert une dont le nom n’est pas sans honneur, et nous annoncerons peut-être une chose nouvelle à une partie du public en disant que l’Oratoire est rétabli dans le diocèse de Paris. L’Oratoire était, comme on sait, un institut religieux fondé parmi nous, non dans les ténèbres du moyen âge, mais dans la lumière du XVIIe siècle. Il avait cet avantage, que des vœux perpétuels n’enchaînaient point ses membres. Soumis à la juridiction épiscopale, le supérieur résidait en France, et son autorité était subordonnée à celle de l’assemblée générale ; c’était donc une communauté séculière et une institution toute nationale. Les congrégations autrement constituées sont sans patrie. Aussi faut-il bien avouer que celle de l’Oratoire n’échappa pas aux atteintes du génie de notre France. Elle ne fut pas exempte de penser comme Descartes, et le père Malebranche est là pour en témoigner. Elle eut sur l’église quelques-unes de ces idées que Bossuet aurait bien voulu soutenir jusqu’au bout, et fut gallicane au risque d’entendre dire qu’elle était janséniste. enfin, cédant à l’esprit de prudence du temps, nous nous abstiendrons de rappeler ce qu’il y a quelque soixante ans on pensa, dans le sein de l’Oratoire, d’un certain événement dont le monde n’a peut-être pas perdu le souvenir.

L’Oratoire renaît aujourd’hui. On sait comme toutes choses sont changées ; la moins changée de toutes les choses, du moins en France, n’est pas l’église. Tout ce qui rappelle ou atteste certains souvenirs nationaux n’y est pas en honneur. Non-seulement sur les questions d’organisation, de discipline, mais sur les questions éternelles de la pure spiritualité, un nouvel esprit d’absolutisme ecclésiastique a, sous prétexte d’unité, renversé nos vieilles traditions. L’autorité, et j’entends l’autorité visible, est devenue pour un assez grand nombre le seul argument et le premier dogme. Au milieu de cette uniformité extérieure qu’on s’efforce d’imposer, le rétablissement d’une institution spéciale, locale, qui a des antécédens propres, n’était pas une chose qui allât de soi. La tentative avait ses difficultés ; de grands ménagemens étaient nécessaires. On les a pris tous. Des déclarations rassurantes ont été faites. L’Oratoire de Jésus a humblement changé son nom contre celui d’Oratoire de l’immaculée Conception, ce qui a dû désarmer les jésuites et les délivrer de tout soupçon de quelque entente avec les dominicains, eux-mêmes en bonne voie de s’amender. Enfin, toutes les précautions prises, il s’est trouvé qu’une maison était ouverte où pouvaient se réunir, dans la foi et dans l’étude, des prêtres qui ne demandent que la permission de ne pas faire une variante à ces mots de l’Écriture : « Pratiquez la vérité dans la charité, » en les lisant ainsi : « Pratiquez la vérité dans l’autorité. »

Ab Jove principium. La première question, et la dernière sans doute, c’est Dieu même. Dieu est-il, et qu’est-il ? L’homme le plus assuré de la divine existence aime à se reposer incessamment cette question suprême, à la méditer de nouveau, à la résoudre encore, tout comme s’il avait la moindre incertitude. Ce sont ceux qui ont des doutes qui souvent y pensent le moins. La foi, pas plus que la philosophie, ne se lasse de remonter au principe de toute foi et de toute philosophie, et là est une vérité toujours nouvelle dont les misères du temps rehaussent encore le prix et rajeunissent en quelque façon l’éternité.

Cette science qu’Aristote et Platon ont appelée la théologie, les modernes, pour éviter toute confusion, la nomment, depuis Leibnitz, théodicée. On sait que Leibnitz, ayant entrepris de répondre à Bayle sur les relations de l’existence du mal avec la justice de Dieu, écrivit ce mot au titre de son ouvrage. Comme il est impossible de séparer absolument la justice de Dieu de ses autres attributs, la théodicée les embrasse tous. Le mot est beau et mérite d’être conservé. Quoiqu’on puisse recueillir dans nos premiers écrivains plus d’une éloquente page sur la Divinité, quoique les cours publiés à l’usage des écoles ecclésiastiques et laïques contiennent de saines notions sur la nature divine, notre littérature n’abonde pas en livres de théodicée. Nous ne pouvons guère dans le passé citer qu’une partie du traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même de Bossuet, le traité de l’Existence de Dieu de Fénelon, et le quatrième livre de l’Émile de Rousseau ; mais Bossuet, selon son usage, s’est borné au simple et à l’excellent supérieurement dit, sans se jeter dans les profondeurs où la science pénètre en hésitant. Rousseau a présenté avec une force émouvante tout ce que l’on peut rendre populaire d’une question sublime en lui conservant sa sublimité. Je n’hésite pas à regarder l’ouvrage de Fénelon comme le meilleur qui existe dans notre langue sur ce grand sujet ; on y trouve sans doute la douceur et le charme qui embellissent tous ses écrits ; mais l’élévation des pensées, la justesse du langage, même cette subtilité et cette hardiesse métaphysique sans lesquelles rien n’est pénétré à fond, un habile et libre emploi de toutes les idées que les inventeurs en philosophie avaient mises sous sa main, enfin une clarté si pure qu’on ne se croit pas. en le lisant, enfoncé si avant dans l’abstraction, — tels sont les principaux mérites d’un ouvrage rarement loué pourtant comme il en est digne, peut-être même un peu oublié avant ces vingt-cinq dernières années où l’Université l’a remis en honneur dans ses écoles.

Il n’est pas absolument nécessaire de savoir la mécanique pour employer la force, ni même la géométrie pour mesurer l’étendue. De même, la théodicée comme science n’est pas indispensable pour la conduite de la vie morale. Cependant il ne faut pas exagérer cette distinction entre la théorie et la pratique ; on risquerait de nier ou de méconnaître l’importance de l’instruction élémentaire et de la religion positive. Toute religion est au fond une théodicée destinée à devenir populaire, et pour ne parler que de la nôtre, le catéchisme contient, sous une forme qu’on s’efforce de rendre très simple, les mêmes vérités que les écrits de saint Augustin ou de saint Thomas. Or nul ne peut nier que dès là qu’il est enseigné, il est désirable qu’il soit universellement compris. Le paysan qui l’a compris suffisamment n’est déjà pas sans quelque philosophie. Une éducation plus développée comporte une initiation plus complète à la religion et à la philosophie, et c’est pour cela qu’encore que l’espèce humaine n’ait pas besoin d’avoir lu Leibnitz ou Fénelon pour croire en Dieu, la science d’un Leibnitz ou d’un Fénelon est nécessaire à l’espèce humaine, et une grande reconnaissance est due à ceux qui rangent sous forme méthodique les croyances un peu confuses de la multitude, et ajoutent à leur empire naturel sur notre âme l’autorité de la démonstration.

Le mot démonstration s’applique en effet à l’existence de Dieu et à celle d’une partie au moins de ses attributs. Socrate mourant en parle dans le Phédon avec une certitude qu’il n’ose attribuer au même degré à l’attente d’une autre vie : il donne à Dieu la foi, et à l’avenir l’espérance. Depuis que le christianisme a permis à tous, même aux petits enfans, les convictions consolantes qu’un long travail révélait aux sages de l’antiquité, ses plus grands docteurs n’ont pourtant pas trouvé superflu de remonter didactiquement aux fondemens de toute croyance religieuse ; ils ont jugé qu’une certitude scientifique n’était pas une base inutile à des dogmes sacrés qui supposent des vérités primitives accessibles à la pure raison ; ils n’ont pas cru que, même pour un chrétien, il y eût à regretter le temps consacré à l’établissement de cette courte proposition : Dieu est.

Quelles sont les preuves dont se compose cette démonstration ? Ce serait une œuvre intéressante que de les recueillir toutes, que d’en déterminer la valeur, que d’en chercher l’origine, que d’en raconter l’histoire. Ce dernier point a été traité d’une manière remarquable dans un ouvrage de M. Bouchitté, et cet écrivain a marqué notamment avec sagacité la différence qui existe entre la preuve savante et la preuve populaire, la preuve des époques primitives et celle des temps modernes. Sans prétendre revenir sur ce qu’il a dit, nous réduirons ici à cinq principales les preuves usitées de l’existence de Dieu. La première se tire du spectacle du monde, la seconde du consentement universel des peuples, qui tous ont eu une certaine religion, la troisième de l’existence du mouvement, la quatrième de la nécessité d’un être nécessaire, la cinquième de la présence de l’idée d’une perfection infinie dans l’esprit humain. J’ai sous les yeux une fort bonne dissertation sur l’existence de Dieu par le cardinal de La Luzerne. Il s’appuie sur la première, la seconde et la quatrième preuves. Assurément elles ne sont pas sans valeur, et on s’en est souvent tenu là dans l’enseignement. Cependant la dernière a peut-être plus qu’aucune autre les caractères qu’un géomètre ou un logicien appellerait démonstratifs. Ces caractères, la troisième aussi les présente à la première vue, et on le croira aisément si j’ajoute que c’est la preuve donnée par Aristote. Toutefois je suis forcé de dire, avec tout le respect dû au père de la logique, qu’elle ne me semble pas la plus satisfaisante du monde. Elle part de cette proposition : « Tout ce qui est en mouvement est mû par autre chose, » d’où elle infère la nécessité d’un moteur immobile, et ce moteur immobile est Dieu ; mais la première proposition est une observation d’expérience qui n’a pas l’évidence d’un axiome, et l’homme entre autres porte en lui-même un principe de mouvement qui n’atteste pas actuellement un moteur étranger. C’est de l’idée de cause et de la nécessité d’une cause des causes qu’aurait pu se déduire une démonstration véritable, et l’idée de cause, malheureusement transformée en l’idée d’un moteur, perd de sa force et de son universalité. La quatrième preuve, qui de l’existence des êtres contingens tire celle d’un être nécessaire, a été surtout mise en lumière par le docteur Clarke, et il est impossible de ne pas la tenir pour valable. Cependant elle me paraît emprunter sa force, soit de l’idée d’une première cause, soit des idées de contingent et de nécessaire, soit de toutes ces idées à la fois. Elle n’est donc qu’une traduction plus ou moins heureuse de certaines lois de l’esprit humain, et cela, suivant moi, permettrait de la rattacher à la cinquième preuve, qui devrait être la première de toutes. Ce n’est pas que j’aie la moindre envie de traiter avec dédain ce bon et vieil argument qui de l’ordre du monde conclut un ordonnateur, de l’existence du monde un créateur. Quoique cette preuve ait aussi pour fondement logique le principe de causalité, elle n’en a pas moins un pouvoir spécial et un pouvoir légitime sur l’esprit humain, et je ne doute pas qu’elle ne soit l’origine de celle, par exemple, que j’ai nommée la seconde. Le consentement universel ou la généralité d’une croyance religieuse dans l’humanité est en fait l’expression naturelle, souvent confuse, souvent figurée, de la conception d’un auteur nécessaire de l’ordre des choses. Le spectacle de l’univers a dû parler le même langage à tous les hommes, et quoique sous cette forme la croyance en Dieu ait pu facilement être altérée par l’imagination et se mélanger d’inventions superstitieuses, on sait que cet argument suffisait pour convaincre Voltaire, qui dans ses bons momens l’a heureusement développé.

Il paraît donc que toutes ces preuves peuvent se ramener à deux, celles que j’ai nommées la première et la cinquième. On peut pour abréger les exprimer ainsi : «L’ordre du monde prouve une cause intelligente. L’idée de Dieu dans l’esprit humain prouve son objet. » Nous n’examinerons pas avec les logiciens si l’un et l’autre de ces théorèmes philosophiques ne supposent pas la validité de l’idée de cause. Nos lecteurs ne sont pas des sceptiques qui aient besoin d’être rassurés sur le compte des idées nécessaires, et nous exposons ici plutôt que nous ne discutons. Telles qu’elles sont, ces deux preuves ont été désignées par les noms d’école de preuve physico-théologique et de preuve métaphysique ou ontologique. On n’ignore pas communément aujourd’hui qu’elles ont été attaquées par la critique de Kant. Cette critique divisait les connaissances humaines en notions expérimentales et en conceptions nécessaires, les unes fort utiles, les autres irrésistibles, mais les unes et les autres dépendantes de notre nature physique et intellectuelle, et ne prouvant qu’une chose : c’est que nous sommes faits pour sentir et pour penser d’une certaine façon. Comme cette objection irait à prouver qu’il n’est pas sûr que les planètes gravitent dans l’espace ni que les rayons du cercle soient égaux, on peut la négliger ou du moins n’en tenir compte que pour déterminer avec une précision plus rigoureuse l’origine et la portée de tous les élémens de nos connaissances. C’est, pour le dire en passant, le plus grand service à tirer de la philosophie de Kant : elle est une pierre de touche philosophique.

Mais l’existence même de cette grande critique est un fait nouveau qui oblige à revoir la théodicée avec toute la philosophie. Ce seul fait rendrait nécessaire de reprendre de nos jours les preuves de l’existence de Dieu. Il ne les anéantit pas, mais il les met en question. Dans les opinions les plus chères à l’esprit humain, une sorte de révision périodique est indispensable, qu’on pourrait comparer familièrement à une vérification des poids et mesures. Ainsi Fénelon n’a pas pressenti les objections de Kant ; M. de La Luzerne, qui écrivait il y a cinquante ans, ne s’attendait guère au panthéisme contemporain. On n’évite en écrivant que les objections déjà faites, on ne se prémunit que contre les conséquences prévues. Il n’y aurait que ce motif pour refaire des traités de théodicée que l’esprit et le talent ne pourraient être mieux employés.

Des deux preuves que nous tenons pour fondamentales, la première se recommande et s’explique d’elle-même : c’est une preuve de sens commun ; aussi a-t-elle été souvent développée, et elle est susceptible de développemens inépuisables comme la science de la nature. Un livre de l’ouvrage de Fénelon est consacré à l’exposer, comme on pouvait le faire de son temps, et c’est aussi l’idée principale de la célèbre Théologie naturelle de William Paley, si estimée des Anglais et à laquelle lord Brougham a fait de précieuses additions. L’Angleterre, qui aime tout ce qui s’appuie sur des faits d’expérience palpable, a cultivé de préférence cet art de forcer la nature à confesser son auteur. Le comte de Bridgewater a légué en 1829 à la Société royale de Londres une somme à distribuer aux écrivains qu’elle chargerait de démontrer la Providence par les découvertes même de la science. D’excellentes publications (Bridgewater Treatises) ont répondu à cet appel, grâce à Thomas Chalmers et à MM. Whewell, Buckland, Maculoch, Babbage, etc. Le travail géologique de M. Buckland est, je crois, le seul connu en France. Parmi nous. Bernardin de Saint-Pierre a peut-être poussé jusqu’à l’abus le même genre d’argumentation dans ses Études et dans ses Harmonies de la Nature, Dernièrement encore, sous le titre de Théologie de la Nature, M. Strauss-Durckheim a publié trois volumes où il y a du savoir et de la sincérité. Enfin l’idée d’une Providence suprême, qui ressort ainsi de la contemplation du monde, a été reprise et exposée avec beaucoup d’élévation et de solidité dans un essai très remarquable de M. Bersot.

Cette démonstration, appuyée sur la physique, est donc trop pratiquée et trop connue pour qu’il soit nécessaire de nous y arrêter longtemps. On soutient d’ailleurs qu’elle suppose l’idée même de Dieu, sur laquelle s’appuie la preuve appelée métaphysique. Celle-ci est dite à priori, en ce sens qu’indépendamment de toute expérience extérieure, elle se trouve dans l’esprit humain ; mais, quoique si voisine de nous, elle ne se laisse pas saisir au premier coup d’œil de l’intelligence, et comme nous serons obligé de la supposer connue en parlant des nouvelles théodicées oratoriennes, il faut essayer d’en donner quelque notion, en évitant tout appareil scolastique.

Demander d’où vient l’idée de Dieu, si elle ne vient de Dieu même, ce serait déjà en avoir dit quelque chose. Nul besoin en effet d’être métaphysicien pour admettre qu’il est singulier que notre esprit conçoive si facilement, si communément, la notion d’un être suprême, qui n’est comparable à rien de ce que nous connaissons, dont l’intelligence et la puissance dépassent tout ce que nous avons vu, dont enfin nous comprenons immédiatement que la nature est pour nous incompréhensible, si notre esprit n’a pas été fait pour cette conception, si elle ne lui est point, je ne veux pas dire innée, mais naturelle, si elle n’est pas dans un rapport primordial avec notre constitution intellectuelle. Or qui nous a faits ainsi ? Est-ce la matière, est-ce le hasard, est-ce la série éternelle et infinie des chances possibles, qui a préparé en nous cette production régulière et universelle de la notion d’une cause suprême intelligente ? Cette notion elle-même peut-elle venir d’une autre source que d’une cause intelligente ? Et si cette notion est fausse, qui nous a trompés ainsi ? Si celui qui nous a trompés ainsi est soi-même sans idée ni rien qui y ressemble, d’où vient l’idée ? Et s’il est idée, s’il a des idées, c’est une intelligence, et alors il ne nous a pas trompés. Je présente sous cette forme élémentaire, familière, ce que la science retrouve et démontre avec bien plus d’élévation et de rigueur. Ainsi nous avons en toutes choses l’idée de la perfection, l’idée d’un type souverain auquel nous rapportons, sans le parfaitement connaître, toutes les choses dont nous jugeons sur la terre. Quand nous les trouvons bonnes, justes, belles, que signifient ces mots, s’ils ne veulent dire qu’elles sont plus ou moins conformes au bien, à la justice, à la beauté, plus ou moins semblables aux types du bon, du juste et du beau ? Or entendons-nous par là qu’elles soient plus ou moins conformes ou semblables à rien ? Est-ce néant que le bien, la justice et la beauté ? Alors notre langage est vain, et notre raison n’a aucun sens. Si encore nous les trouvions en nous parfaitement réalisées ou parfaitement connues, ces idées modèles du juste, du beau et du bon, nous pourrions, dans notre orgueil, nous croire la mesure universelle des choses : — resterait à savoir comment nous le serions devenus ; — mais l’illusion est impossible, cette perfection en toute chose dont nous parlons si confidemment, que nous affirmons si résolument, nous ne la connaissons pas, quoique nous en fassions la supposition nécessaire. Encore une fois, il faut tenir pour un jeu puéril l’intelligence humaine, ou il faut admettre que ses conceptions nécessaires attestent leur objet, ainsi que nos connaissances géométriques supposent comme absolues les vérités de la géométrie.

Maintenant comment tout cela aurait-il pénétré dans l’esprit humain, c’est-à-dire comment l’absolu serait-il dans le relatif, le nécessaire dans le contingent, le parfait dans l’imparfait, l’infini dans le fini, si l’absolu, le nécessaire, le parfait, l’infini, n’existaient pas, ou n’étaient au moins quelque part réalisés idéalement, c’est-à-dire parfaitement connus ? Or dans l’une comme dans l’autre hypothèse, à moins d’en faire autant d’idées qui existent chacune pour leur compte et de leur vie propre, ainsi qu’on l’a dit quelquefois des idées de Platon, il faut bien reconnaître que tous ces types se réunissent et s’identifient dans un type unique et général qui est lui-même la perfection suprême, ou bien qu’ils sont conçus idéalement par une intelligence parfaite elle-même, puisqu’elle est égale à ce qu’elle conçoit. Type ou intelligence, ou plutôt type et intelligence, sous ce nom ou sous un autre, le parfait existe donc, et nous en avons la certitude absolue en même temps que la connaissance imparfaite. La perfection existe à la fois comme idée et comme attribut dans un être qui nous est infiniment supérieur, et avec lequel cependant nous avons quelque ressemblance. C’est cet être qui est Dieu ; les idées que nous pouvons appeler éternelles sont lui-même, et nous avons été rendus capables de les concevoir en un certain degré et de les reproduire en quelque manière. Qui nous a faits tels ou qui se communique ainsi, si ce n’est le même être ? Ce qui est dans l’intelligence divine se rend intelligible à nous. Il y a en nous des intelligibles divins. De là cette participation, cette communion, cette société de l’homme avec Dieu dont parlaient les philosophes de l’antiquité. De là cette création de l’homme à l’image de Dieu dont parle la Genèse. De là ce Verbe, cette vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde, dont parle l’Évangile.

Le procédé d’analyse par lequel l’esprit retourne ainsi à l’universel et au divin appartient à une méthode supérieure, connue sous le nom de dialectique platonicienne ; c’est Platon qui a le premier découvert ou pratiqué philosophiquement cette méthode, et rendu possible la démonstration dite métaphysique de l’existence de Dieu. On comprend sans peine combien, ainsi considérées, les idées du vrai, du bon et du beau s’élèvent, s’épurent en se divinisant, et que sous ce rapport on pourrait considérer comme un admirable traité de théodicée le dernier volume de M. Cousin, Du vrai, du beau et du bien.

La dialectique platonicienne n’est pas à l’usage de tout le monde, et il y a des écoles philosophiques et théologiques qui l’ont ignorée ou rejetée ; mais quelques-unes des vérités auxquelles elle conduit sont posées comme des dogmes par la religion. Ce sont des idées parfaitement chrétiennes que celles-ci : Dieu est le souverain bien ; Dieu est la vérité suprême. La religion, qui a d’autres moyens de persuasion que la philosophie, peut souvent s’épargner les frais de la démonstration, et c’est même un de ses avantages que de n’être pas obligée d’aborder la nature humaine par un seul côté. Il serait donc peu exact de dire que tous les docteurs de l’église ont raisonné en platoniciens et suivi la voie qui vient d’être indiquée, quoiqu’ils puissent être arrivés au point où elle conduit ; mais il n’en résulte pas qu’ils auraient eu tort de la suivre. Si la méthode est bonne et ses fruits excellens, en quoi, profitable à la philosophie, serait-elle préjudiciable à la théologie ? Loin de là ; il y a des esprits qu’elle seule peut persuader, des difficultés qu’elle seule peut résoudre, des titres à la confiance de la raison qu’elle seule peut réunir. Ce ne sont pas les moindres des écrivains ecclésiastiques qui l’ont de préférence employée ; ce sont ceux dont l’autorité est le plus universellement invoquée ; ce sont ceux qui ont, de la main la plus puissante et la plus sûre, élevé l’édifice de la théodicée chrétienne.

Ces deux derniers mots sont le titre d’un volume publié par M. Lescœur, et ce que nous venons d’écrire en fait connaître le sujet. M. Lescœur, qui étudie pour devenir prêtre de l’Oratoire, a choisi pour thèse de doctorat, je crois, le traité de Deo, de Thomassin. Le père Thomassin, oratorien du XVIIe siècle, a publié plusieurs ouvrages d’érudition et de critique sacrée, et entre autres trois volumes in-folio en latin, intitulés Dogmes théologiques. Un de ces volumes traite de la Divinité, et c’est celui dont M. Lescœur a tiré le sien ou son Essai philosophique. Par la méthode de Thomassin, qui expose les dogmes d’après la tradition des grands esprits, et qui cherche les grands esprits hors de l’église et dans l’église, il s’attache à établir la perpétuité d’une théodicée philosophique orthodoxe, quoiqu’il l’arrête à la limite où commence le dogme révélé. Cette analyse d’un ouvrage peu connu et peu lisible est intéressante ; elle est faite avec clarté, elle est écrite avec élégance ; elle sera utile à qui veut se former une idée générale des points de concordance de la philosophie antique avec la foi chrétienne. Thomassin, qui, pas plus que M. Lescœur, ne cherche le divorce entre la science rationnelle et la science religieuse, qui ne pense pas qu’aucune des deux puisse exclure ni même remplacer l’autre, admet que les premiers génies de la Grèce, éclairés par cet instinct des choses divines qui est une de nos facultés naturelles, peut-être aussi par quelque influence lointaine de la parole révélée, ont préparé, par la découverte des vérités fondamentales, le monde au christianisme. Dans l’Oratoire, où ses études s’étaient faites, il avait trouvé instituée la philosophie de Descartes. Or il faut savoir que Descartes a remis en crédit, après l’avoir refrappée à son empreinte, la preuve métaphysique de l’existence de Dieu, et Thomassin, la retrouvant à son tour dans le platonisme et dans quelques-uns des pères, se sentit confirmé et enhardi dans sa croyance à l’accord des principes de la raison et de la foi.

Suivant lui, après avoir été préparé par la philosophie, le christianisme, représenté par des pères élevés dans les écoles platoniciennes, retourna vers la philosophie pour lui emprunter toutes les méthodes, tous les argumens, toutes les expressions compatibles avec ses dogmes. Il se servit de ces secours humains pour faire de la foi une doctrine, pour lui donner cette forme systématique qui n’est pas celle de l’enseignement des apôtres, destiné aux peuples plutôt qu’aux écoles. L’église, prenant ainsi de toutes mains, a pratiqué dans tous les temps un large et infatigable éclectisme, ce n’est pas moi qui me sers du mot. Cet éclectisme, le père Thomassin le pratique à son tour avec tant de bienveillance, que partout où il aperçoit quelques analogies de pensée et de langage, il aime à reconnaître le christianisme, ou du moins sa théodicée. Par des citations bien choisies, des traductions habiles, il la montre non-seulement dans Platon, mais jusque dans les philosophes d’Alexandrie ; et comme ces derniers prétendaient concilier Platon et Aristote, Thomassin, qui ne doute pas assez de leur pur platonisme, admet encore, sur leur parole, Aristote parmi les siens. Leurs idées sur la vision divine sont facilement présentées dans un sens orthodoxe. Une certaine trinité, personne ne l’ignore, se rencontre dans Platon, ou du moins dans ses œuvres ; la triade joue plus certainement encore un grand rôle dans la philosophie alexandrine : cette analogie a frappé des pères de l’église et méritait d’être remarquée ; elle est presque acceptée comme une identité par le père Thomassin. Plotin et Proclus sont amenés ainsi à rendre témoignage en faveur de Platon et de saint Jean. M. Lescœur ne pousse pas aussi loin la complaisance de son éclectisme, mais il se borne à quelques restrictions un peu vagues. Il semble craindre, en serrant de plus près les questions, d’affaiblir la vérité générale du système qu’il reproduit, et, en applaudissant à son impartialité, nous trouvons presque qu’il l’exagère, car voici, selon nous, la mesure du vrai : la philosophie n’est pas la religion ; mais la religion et la philosophie professent sur Dieu et sur l’âme des vérités communes que l’une révèle, que l’autre déduit, et ainsi dans le cercle de ces vérités elles ne se combattent ni ne se suppléent l’une l’autre, mais elles peuvent se concilier et même s’appuyer l’une l’autre, la philosophie pouvant convaincre les esprits que la foi ne persuade pas, et la religion persuader ceux que la philosophie ne saurait convaincre.

Nous ne connaissons l’ouvrage du père Thomassin que par celui de son habile interprète, et la traduction analytique que nous lui devons nous donne de ce père l’idée d’un écrivain qui ne manque ni de sagacité ni d’élévation, qui dispose avec ordre, expose avec clarté les grandes pensées des plus grands esprits ; mais il nous paraît posséder plutôt une intelligence générale des questions qu’une véritable pénétration philosophique, et son érudition n’est pas guidée par une critique assez sévère. Son éclectisme, pour parler un langage d’école, tombe dans le syncrétisme, c’est-à-dire qu’il prend quelquefois de simples analogies pour une parfaite uniformité.

Ce n’est pas d’hier que l’on a tenté d’identifier le platonisme avec la doctrine chrétienne. La comparaison en était naturelle ; elle montrait de réelles ressemblances et permettait de spécieux rapprochemens. Certains pères, nommés pour cette raison platonisans, séduits par la beauté de ce qu’ils appelaient eux-mêmes les dogmes de la philosophie, dogmata Platonis, l’ont faite orthodoxe pour l’admirer avec moins de scrupule. Épris pour elle d’un vif et chaste amour, ils ont dit comme Polyeucte :


Elle a trop de vertu pour n’être pas chrétienne.


Saint Augustin lui-même, quoiqu’on doute qu’il eût puisé à sa source l’intelligence du platonisme, a contribué dans plus d’un passage à favoriser cette opinion. Rien de plus légitime, si l’on entend dire que Platon s’est élevé sur la nature divine aux idées les plus voisines de celles qu’abstraction faite de tout dogme révélé professe la théologie, si l’on veut dire encore que sa méthode est la plus propre à ces sortes de recherches, et que tout chrétien qui veut trouver la philosophie, cette part de liberté, dit M. Lescœur, qui est laissée à l’homme dans la recherche du monde invisible, doit la demander à Platon chez les anciens, comme chez les modernes à Leibnitz et à Descartes ; mais s’il existe dans le christianisme une portion exclusivement spirituelle à laquelle la philosophie de Platon peut conduire, il y a dans les dogmes spéciaux un sens positif et littéral auquel ne peut atteindre par elle-même aucune philosophie. Ni la trinité dans Platon, ni celle des alexandrins n’est proprement la trinité chrétienne, cette trinité substantielle que la foi doit embrasser et qui échappe à la science. « Il est de foi, dit Abelly, que le mystère de la trinité ne peut être prouvé. » S’il pouvait l’être, ainsi que tous les dogmes particuliers à la révélation, la distinction entre la philosophie et la religion, entre la foi et la raison, entre la nature et la grâce, serait abolie. Il ne faut pas faire les philosophes plus chrétiens qu’ils n’ont été, sous peine de réduire les dogmes à des symboles d’idées philosophiques, et de même que la philosophie alexandrine n’est pas le platonisme, le platonisme n’est pas l’Évangile. Saint Augustin lui-même s’est par momens élevé contre cette adoration de la sagesse humaine à laquelle il confesse s’être trop abandonné. Son langage descend quelquefois jusqu’à l’injure envers ceux qu’ailleurs il semble accepter pour maîtres, et je ne sais si parmi les passages de ses œuvres dont on se prévaut, il ne s’en trouve pas de ceux qu’il a formellement rétractés.

Mais comme on ne doit pas faire les philosophes trop chrétiens, on doit éviter de faire les chrétiens plus philosophes qu’ils ne l’ont été réellement. Quelques pères assurément méritent ce nom. Cependant la philosophie n’est point partout où se rencontrent des maximes ou des idées qu’elle professe. Bien des pères disent des choses très philosophiques, uniquement parce qu’elles sont chrétiennes, et rien ne prouve qu’ils soient initiés aux procédés méthodiques, aux recherches de psychologie qui servent aies établir didactiquement. On peut savoir que Dieu est parfait, sans avoir lu l’argument de Descartes, et la religion a ce pouvoir d’implanter dans les esprits de hautes vérités, sans exiger d’eux les facultés et les travaux qui font passer ces vérités de la croyance dans la science. Le curé du dernier hameau des Pyrénées peut affirmer les mêmes choses que Bossuet, quoiqu’il n’y voie pas tout ce qu’y voit Bossuet. Ainsi, dans la littérature sacrée, on ne doit pas, trompé par l’identité des expressions, supposer à tous les pères les mêmes lumières parce qu’on leur reconnaît la même foi.

Je crains que ces deux observations n’aient pas été faites par le père Thomassin, et M. Lescœur, pour qui assurément elles ne sont pas nouvelles, n’en a peut-être pas tenu lui-même assez de compte. Notre sincérité doit répondre à sa bienveillance pour la philosophie ; nous ne voulons pas qu’elle reçoive de lui plus qu’il ne lui doit.

M. Lescœur a dédié son livre à M. Gratry, dont l’ouvrage, publié après le sien, semble cependant l’avoir inspiré. Ici se montre à nous la pensée originale, destinée à former une école. On peut, si l’on veut, la faire remonter au père Thomassin ; la modestie de nos deux auteurs ne réclamerait pas, mais nous réclamerions pour eux. Ils ne nous ont pas convaincu que Thomassin sût rien de plus qu’exposer à merveille les idées d’autrui. Il dit comment les autres ont philosophé, il ne philosophe pas pour son compte. Certes on ne peut dire cela de M. Gratry. Son livre n’est pas un simple examen critique. Quoiqu’il y ait de la science et du talent, il n’appartient ni à l’érudition ni à la littérature ; c’est un véritable ouvrage de philosophie religieuse.

Avec lui, nous ne sommes plus dans le domaine de l’histoire ou de l’abstraction. Si nous ne nous trompons, l’auteur écrit, pour ainsi parler, avec tout lui-même. Ce n’est pas une pure intelligence qui s’adresse sèchement à de simples intelligences. Il ne saurait pas, il ne voudrait pas se diviser ainsi. L’homme et le prêtre respirent dans son œuvre, — un homme d’une vive imagination, un prêtre d’une ferveur inquiète, qui s’émeut en méditant, que le spectacle de la terre trouble et passionne, que la contemplation céleste émeut et ravit ; un composé ardent de réflexion et de sensibilité, de science et d’enthousiasme, de géométrie et de mysticisme, capable de se laisser agiter, prévenir, entraîner tantôt par des sévérités, tantôt par des tendresses sans mesure, ayant des intolérances d’esprit dédaigneuses, véhémentes, emporté par elles, et cependant retenu ou ramené par une volonté bienveillante, par une chaleur de sympathie, par un besoin tout spirituel de maintenir son âme dans la sphère où la méditation même est amour et prière. Il nous excusera de parler de lui. Pourquoi s’est-il mis tout entier dans son ouvrage, et semble-t-il qu’on le connaît quand on l’a lu ?

II n’écrit pas pour tous les temps. C’est à son temps qu’il parle. Il ne combat pas l’erreur en général, et ne cherche pas à guérir des maux imaginaires. Il voudrait guérir le mal dont la vue blesse ses yeux, et dissiper les erreurs dont la rencontre journalière le désole. Il lui paraît que la raison humaine est en péril. Ce n’est pas l’indifférence religieuse, ce n’est pas l’endurcissement sensuel, ce n’est pas la passion, le doute, l’incrédulité, la chute des traditions, l’esprit d’examen, l’arrogance du savoir, l’ardeur des intérêts, la légèreté des esprits, qui l’alarment aujourd’hui et vont jusqu’à l’indigner : c’est que la raison soit systématiquement attaquée dans le monde. Le tableau qu’il trace des causes et des effets de ce mal, pour lui le plus grave de tous, est saisissant. C’est l’introduction de son livre. Elle est écrite avec la verve d’une indignation douloureuse, Elle est très sévère, même un peu méprisante ; la vérité me condamne à n’y pas trouver partout grande exagération. Sans doute j’appellerais de certaines rigueurs et j’en pourrais bien réclamer d’autres, mais tout cela se compenserait, et l’on n’en peut dire à ce temps-ci plus qu’il n’a mérité.

Les lettres, les sciences, la politique, rien ne contente M. Gratry. Pour achever, on a comblé l’absurde. La dernière philosophie qui s’est élevée en Europe a pris pour principe l’affirmation du contradictoire et la confusion de l’être et du néant. Il y a de cela en effet dans toutes les sortes d’hégélianisme. M. Gratry ne s’y peut résigner. Il détourne la tête avec dégoût, et cherchant la vérité, la voulant belle, sereine, mesurée, ne pouvant séparer la foi religieuse, le mouvement philosophique, le progrès des sciences, le talent littéraire, il croit voir tout réuni dans le XVIIe siècle, et il s’enflamme pour lui d’un excessif amour. Il n’est pas de ceux qui ne savent combattre un extrême que par un autre, et qui demandent aux siècles à demi barbares de les venger de leur temps. Ces violences des esprits faibles ne sont pas du tout son fait : il voudrait, s’il était possible, sentir avec Fénelon, penser avec Descartes, inventer avec Leibnitz, écrire avec Bossuet. Rien n’est trop grand, rien n’est trop beau, trop brillant, trop spirituel pour la vérité ; jamais on n’a pour elle trop de raison, d’esprit et de talent. C’est tout cela qu’il faut ; c’est à tout cela qu’il faut revenir, sous la forme achevée, dans la liberté tranquille où nous le montre un grand siècle, et non aux discordes oppressives, non à la confusion ténébreuse et sanglante qu’on appelle aujourd’hui l’unité du moyen âge. Nous concevons et à certains égards nous partageons ces vœux, ces retours vers un passé qu’on embellit de tout ce qui manque au présent, et d’ailleurs ce n’est pas à la philosophie de craindre, quand on la veut ramener à l’âge glorieux de sa renaissance.

Nous avons au commencement de cette étude essayé de faire connaître un certain principe de théodicée, une certaine origine de la notion de Dieu. M. Gratry pense avec raison que là est à la fois la plus haute idée de l’esprit humain et le meilleur modèle de la méthode philosophique. De ce point élevé, on voit selon lui toutes les routes ouvertes devant soi, celle de la religion, celle de la science, celle de la vertu. Méditant une philosophie, c’est de là qu’il la commence. Il ne la donne pas pour nouvelle, la vérité n’est pas d’hier, et il y a longtemps que Dieu a fait le monde. L’esprit de l’homme marche vers elle quand il le veut, et la révélation l’y rappelle quand il l’oublie ; mais comme il se détourne de sa voie et que l’appel de la religion ne se fait pas toujours entendre, l’antique vérité doit être sans cesse redite, sans cesse accommodée aux nouveaux besoins, aux infirmités nouvelles de l’humanité, sans cesse retournée sous toutes ses faces, repourvue de toutes ses armes, justifiée par les nouvelles expériences, par les nouvelles découvertes. C’est ainsi qu’on peut refaire une philosophie, récrire une théodicée, quoiqu’elles ne soient en substance que la philosophie et la théodicée du XVIIe siècle, qui étaient elles-mêmes la philosophie et la théodicée de tous les temps.

À la démonstration de cette idée par le raisonnement, l’histoire et la critique, M. Gratry consacre la plus grande partie de son livre. La preuve de Dieu par l’idée de Dieu, fondement tout à la fois de toute religion et de toute raison, principe de foi et de science dont nous ne le voulons pas accuser d’outrer l’importance, il la trouve dans Platon, et assurément il n’a pas de peine à l’y montrer, surtout après l’excellent ouvrage de M. Janet[1] ; mais il la montre d’une manière attachante et claire. Puis il s’efforce avec des succès divers de la suivre, de la faire apparaître fidèlement conservée ou reproduite dans Aristote, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Descartes, Pascal, Malebranche, Fénelon, le père Pétau, le père Thomassin, Bossuet, Leibnitz ; nous les citons tous et dans leur ordre. Cette revue des maîtres de l’esprit humain à la lumière d’une seule idée est pleine d’intérêt et d’enseignement, et cette idée est celle de la permanence d’une vraie philosophie, distincte de la vraie religion, mais rendue par la vraie religion plus complète, plus stable, plus lumineuse et plus puissante. Nous n’avons rien à redire à cela ; mais nous pourrions n’être pas également satisfait de toutes les preuves de détail par lesquelles la thèse est établie. Ainsi M. Gratry ne nous paraît pas échapper entièrement à la critique que nous soumettions à M. Lescœur. Il tient tant à rallier tous les grands esprits à une même doctrine, qu’il conclut trop facilement de ce qu’un philosophe est un grand esprit que cette doctrine est la sienne, et de ce qu’un écrivain est dans la vérité, qu’il y est arrivé par la voie des grands esprits. Pour faire rendre un témoignage uniforme à des autorités diverses, il efface leurs différences, et croit ensuite à l’unanimité qu’il a faite.

Ne lui reprochons pas de grandir Platon. Ne disons pas qu’en choisissant les passages, en les traduisant dans son sens, il augmente un peu la part de quasi-christianisme qu’il voudrait lui trouver : laissons cette critique à une ombrageuse orthodoxie ; mais comment consentir à classer Aristote dans les mêmes rangs que Platon ? Aristote a poursuivi de ses objections la théorie des idées qu’il s’est obstiné à ne pas comprendre, et sans laquelle pourtant la dialectique de Platon n’a plus de base. Il a professé une méthode toute différente, et je ne saurais prendre ce qu’il dit de l’induction, considérée par lui en général comme un raisonnement imparfait, pour un retour à la méthode de son maître. Sans doute en quelques endroits il paraît, en dépit de ses principes, remonter par l’induction même aux choses universelles et nécessaires. Il le faut bien ; comment l’éviter ? Il se rencontre dans Aristote, pour ainsi parler, des inconséquences de génie : ainsi sur Dieu il a des traits sublimes que M. Gratry a grande raison d’admirer ; mais enfin son dieu n’est pas le nôtre, ce n’est pas un dieu libre et vivant, à ce dieu-là le monde est inconnu. Enfermé dans l’absolu, il est privé de plusieurs des attributs nécessaires à une providence, et il ne vaut guère plus pour l’humanité que les dieux oisifs d’Épicure. Saint Augustin, qui vient après Aristote, me paraît mieux caractérisé. Il platonise, et même sans le vouloir, et quoiqu’il fût difficile de lui assigner une méthode déterminée, il est bien du côté philosophique où M. Gratry l’a placé. Cependant je ne sais : quand saint Augustin parle de philosophie, il me rappelle Cicéron qu’il admirait, et semble manquer d’une entière originalité. Son rare esprit, ses saintes croyances, les controverses auxquelles il a pris part, lui suggèrent sans doute des idées heureuses, brillantes, profondes, que Cicéron n’aurait pas eues ; mais ce serait un travail curieux et intéressant que de déterminer dans ses doctrines quelle est sa part personnelle et caractéristique, et quelle est celle qu’il doit à la lecture des auteurs, à la tradition de l’église et de l’école.

Entre saint Augustin et saint Thomas, on nous pardonnera notre regret de ne pas voir une place marquée à saint Anselme. Chacun prêche pour son saint, je le sais ; mais la pensée métaphysique dont on faisait l’histoire n’appartient-elle pas en propre à saint Anselme ? Il a lui-même raconté, avec une admirable ingénuité, comment elle lui était venue, et aucun doute ne peut s’élever sur l’authenticité de ce fait important dans les annales de l’esprit humain. Il avait, de son propre aveu, la parfaite conscience d’avoir découvert la voie de la vérité première, et rien n’est plus singulier que de voir ce flambeau s’allumer pour ainsi dire de lui-même dans la nuit du moyen âge. À saint Anselme, Platon n’avait rien appris ; c’est ce qui fait sa grandeur. On ne peut suivre la filiation des philosophes de la foi sans nommer et vanter saint Thomas ; mais sur le point dont il s’agit, j’ose dire que saint Thomas lui-même est au-dessous de saint Anselme. Non-seulement il ne rend pas justice à sa méthode, mais il en professe une opposée ; il ne connaît qu’Aristote et ne comprend Platon qu’à travers la polémique d’Aristote et le témoignage de saint Augustin. Dans la Somme du moins, je n’ai pas su trouver la preuve qu’un seul dialogue de Platon ait passé par ses mains, quoiqu’il nomme le Menon. Je sais qu’il prend un essor plus hardi dans les Opuscules : lui aussi, il est très honorablement inconséquent ; mais enfin il a soutenu que rien n’était a priori dans la théologie rationnelle ; il passe pour avoir réfuté l’argument de saint Anselme, et son autorité a été certainement opposée à l’argument de Descartes. Il y a, ce semble, excès de bienveillance à le ranger sans explication, sans restriction, sur la ligne des philosophes qu’il a combattus. Si M. Gratry daigne jeter les yeux sur la préface de la dernière édition de la Summa contra Gentiles, il verra quel parti des théologiens contemporains tirent de saint Thomas contre Descartes, et qu’on a pu, comme l’avait déjà fait le père Ventura, s’appuyer du premier pour instruire le procès de la philosophie du XVIIe siècle.

Il y a plus d’un membre du clergé qui ne juge pas cette époque comme M. Gratry, et qui n’entend nullement à sa manière la philosophie ni la religion. Il le sait aussi bien que nous, et plus d’une fois en écrivant, il a dû se préoccuper du soin de ne pas heurter ceux qu’il surpasse. Nous expliquons par là quelques passages de son livre que nous aimerions mieux n’y point voir. Tels ne sont pas en général ses jugemens sur le XVIIe siècle ; il ne nous en coûte pas d’y souscrire. Toutefois le lecteur aura vu avec surprise le haut rang accordé aux noms de Pétau et de Thomassin. Je répète que je ne connais pas Thomassin, mais le père Pétau serait-il donc là pour éviter que les jésuites ne paraissent sacrifiés aux oratoriens ? Ses Dogmes théologiques sont certainement un ouvrage excellent à consulter, mais j’aurais de la peine à y voir rien de plus qu’une compilation intelligente et méthodique. Sa présence sur la liste nous sert peut-être aussi à y excuser le nom de celui qui a calomnié les plus purs des hommes. Eh bien ! je me serais passé d’y trouver Pascal. Ici pourtant ce n’est plus le génie qui fait défaut. Si Pascal doit être inscrit au tableau, parce qu’il faut que tout écrivain sublime y soit, je n’ai rien à dire. Autrement il paraîtrait difficile d’enrôler parmi ceux qui ont découvert dans l’homme, et jusque dans l’homme de la nature, le sens du divin, le superbe contempteur de la raison humaine, l’infortuné génie qui n’a su édifier le christianisme que sur la double base du scepticisme et du désespoir. M. Gratry me permettra une observation, que je suis surpris d’avoir à faire, c’est qu’il ne songe pas assez combien la foi peut quelquefois corriger ou racheter l’erreur philosophique. De ce que, dans les temps modernes, des esprits d’ailleurs éminens ont proclamé des vérités chrétiennes, mais accessibles à la raison, il ne suit pas qu’ils y soient arrivés par la voie méthodique de la raison. Aussi leurs erreurs de doctrine n’ont-elles pas besoin d’être niées ni palliées. On peut très bien trouver dans saint Thomas du sensualisme, dans Pascal du scepticisme, dans Malebranche du panthéisme, sans entendre le moins du monde que leur profession de foi fût celle de Hobbes, de Hume ou de Spinoza. On veut dire seulement que cela aurait bien pu arriver, s’ils n’eussent été chrétiens, et que leurs principes spéculatifs les auraient pu logiquement mener à de mauvaises conséquences. Leur foi triomphait de leur système ; la religion inclinait ensemble ces illustres dissidens devant le même autel et mettait sur leurs lèvres les leçons du même catéchisme.

On pense bien qu’après s’être placé sous la protection de ces grandes autorités, M. Gratry déduit à son tour les principes de la connaissance de Dieu. Il s’attache à rendre encore plus claire et plus forte la démonstration de la présence de l’être divin dans l’universalité des choses par la présence du sens divin dans la raison humaine. L’argumentation et le sentiment s’unissent pour animer les belles pages que cette grande vérité lui inspire. Nous ne pouvons ici que souscrire et approuver. Notons cependant une idée particulière à M. Gratry, et sur laquelle il revient souvent parce qu’elle est nouvelle : c’est que le calcul infinitésimal est à la fois une application de la méthode philosophique qu’il recommande, un exemple de la certitude et de l’excellence de cette méthode, et même une preuve directe et comme une forme particulière des vérités de théodicée auxquelles elle conduit. Leibnitz a dit sans doute : « Il y a de la géométrie partout, » et l’on conçoit malaisément au premier abord qu’il existe deux manières différentes de spéculer sur l’infini. Cependant l’idée de M. Gratry n’a point, il le sait, satisfait tous les esprits, et s’il y tient, nous pensons qu’il doit la développer davantage. Il promet de le faire dans sa Logique. Jusqu’ici, en identifiant presque le calcul infinitésimal et la méthode philosophique, il n’a fait, ce nous semble, qu’un rapprochement ingénieux. L’infini mathématique, tel du moins qu’il le présente, n’est encore qu’un infini logique, et non l’infini réel et vivant qu’il faut à la théodicée. Nous n’espérons pas beaucoup de nouvelles recherches à cet égard. Nous remarquerons cependant qu’elles ont tenté des esprits distingués. M. Bordas-Demoulin a déjà tiré un certain parti du calcul différentiel en traitant des questions semblables à celles qui nous occupent, et ce calcul est appliqué d’une manière originale et même profonde dans un ouvrage moins connu qu’il n’est digne de l’être, la Philosophie de la Révélation, par M. Grandet ; mais attendons la Logique de M. Gratry.

Elle est bien nécessaire pour compléter son ouvrage, où l’on chercherait vainement une exposition suffisante des attributs de l’être infini. Il se borne à quelques notions générales dont il s’abstient de discuter les difficultés. En réduisant la théodicée à la preuve métaphysique, il s’est exposé à ne prouver que le Dieu de la métaphysique. Le Dieu de la morale, je n’en doute pas, remplit son cœur ; mais il n’apparaît pas suffisamment dans son ouvrage. En tout, il faut combiner l’idée de cause avec l’idée de perfection pour se former de la Divinité une notion qui ne soit pas trop inférieure à son objet. C’est faute de cette combinaison faite à propos que M. Gratry s’est abstenu de réfuter directement le panthéisme. Il n’ignore pas cependant que la preuve de Dieu par l’idée de Dieu était un des principes dont s’armait Spinoza et que Hegel invoque à son tour. Il n’y a pas de liaison nécessaire entre ce principe et leurs doctrines, je le sais, et j’ai essayé moi-même de le montrer[2] ; mais enfin on eût aimé à recevoir cette certitude d’une autorité plus grande et plus habile. L’adversaire vaut la peine d’être combattu. Il faut se rappeler que, par une infirmité de notre raison, nos spéculations sur l’infini et notre manière d’en parler prêtent assez facilement au panthéisme. Il y a une véritable difficulté logique à concilier l’infini et la détermination. M. Gratry lui-même adopte cette proposition qui, pour être dans Malebranche et même dans Fénelon, ne m’en paraît pas moins inexacte, savoir, que l’infini est nécessairement infini en tout sens. Il répète que l’être de Dieu est tout ce qu’il y a de réalité véritable, tout ce qu’il y a de réel et de positif dans les esprits et dans les corps, qu’il est tout ce qui est possible. Ces expressions, bien que consacrées par de grands exemples, sont des hyperboles qui ne veulent pas être employées sans précaution, et la meilleure des précautions, c’est une bonne et solide défense des attributs moraux de la Divinité. M. Gratry était éminemment propre à l’écrire, et l’on s’étonnera que lui, qui s’est montré en d’autres temps plus qu’ombrageux à l’endroit du panthéisme, lui qui présente l’aversion des doctrines hégéliennes comme un des motifs de son ouvrage, ait négligé cette occasion de briser une bonne fois dans les mains de ses adversaires leurs armes les plus redoutables. Enfin, s’il faut tout dire, M. Gratry a du penchant au mysticisme. Il insinue que Fénelon, dans sa querelle avec Bossuet, en savait plus que son adversaire, et il réduit ses torts à des erreurs de langage. Or le mysticisme a toujours quelque tendance à devenir un panthéisme sentimental. Il se définit lui-même l’anéantissement du moi en Dieu, il conseille au moins de sortir de soi pour entrer dans l’infini de Dieu. Pour éviter toute mauvaise interprétation, pour être mystique en sûreté, in tuto, comme parle Bossuet, il était donc prudent de démontrer en rigueur la distinction de l’être infini d’avec tout ce qui n’est pas lui.

On devine au reste pourquoi M. Gratry ne croit pas en avoir besoin. Son caractère sacré le protège contre des soupçons qu’on n’épargnerait pas à un philosophe. Il y a des choses qu’il peut dire impunément ; sa foi répond pour lui, et c’est le moment de parler de la seconde partie de son livre. On a dû remarquer que la première est essentiellement philosophique : c’est la part de la raison dans son ouvrage, et un pur rationaliste en pourrait signer la métaphysique. Ce n’est pas cependant que M. Gratry s’y arrête au rationalisme ; tout au contraire il le prend en très mauvaise part, et dit souvent que le spiritualiste qui veut s’y tenir retombe tôt ou tard jusque dans des erreurs plus graves que les erreurs de l’esprit. La bonne philosophie n’est pour lui que le commencement de la vérité ; elle donne des ombres divines sans doute, mais des ombres ; elle nous fait voir par reflet ce que nos yeux peuvent contempler directement. La raison est une révélation divine et naturelle, mais elle réclame une révélation surnaturelle. Même pour accepter et comprendre la première, il soutient, parlant en théologien, qu’une certaine grâce (on entend par ce mot un don miraculeux) est nécessaire, et il met du prix à prouver contre les jansénistes, qu’il semble chercher pour adversaires, que même avant la chute, l’homme avait besoin d’un secours surnaturel pour participer à la nature divine, ainsi qu’en mathématiques l’intervention de l’infini est indispensable pour élever à l’unité la somme des termes fractionnaires d’une série convergente. Cette nécessité n’a donc pas cessé de peser sur la race d’Adam, ou plutôt la déchéance primitive n’a pas eu pour effet de la dépouiller de ce glorieux privilège d’une communication nécessaire avec la source éternelle de toute vérité ; mais ici, comme on le voit, de l’ordre de la nature nous entrons dans l’ordre de la grâce, car la théologie ne tient pas la création pour surnaturelle.

En commençant la seconde partie de son ouvrage, M. Gratry passe donc de la philosophie à la religion. Désormais, on le conçoit, la méthode n’est plus la même, quoique le talent soit égal. Il ne s’agit plus de déduire par voie scientifique, mais d’affirmer, en s’adressant tout ensemble à l’expérience, à la conscience, au sentiment et à l’imagination. Aux lumières incomplètes et réfléchies de la raison, la foi, qui est elle-même une grâce, acquise et préparée par la purification de l’âme et de la vie, fait succéder un commencement de vision directe de Dieu, de cette vision qui sera dans sa plénitude la vision des élus. Cette doctrine, qui, par les précautions que l’auteur multiplie en l’exposant, paraît souffrir quelques difficultés théologiques, n’est pas l’objet d’une démonstration proprement dite. Il se contente d’établir que le développement spirituel qu’il promet est possible ou parfaitement conciliable avec les vérités philosophiques, qu’il est désirable et comme réclamé par les inquiétudes de l’âme tant qu’elle en est privée, qu’il est annoncé, décrit et révélé par les livres saints et par l’enseignement catholique, enfin qu’il apporte à l’âme humaine d’inappréciables complémens de lumière et de force, tant sous le rapport de la connaissance que de la morale. Tel est en effet le seul genre de démonstration qui, selon saint Thomas d’Aquin, convienne à la théologie positive. M. Gratry développe ce texte avec beaucoup de chaleur et d’abondance. Il diversifie à l’infini les expressions, les images, les mouvemens, et quoiqu’il touche à la redondance, la sincérité et la vivacité du sentiment qui l’anime soutiennent son talent jusqu’à la dernière page. C’est ici qu’il se montre un peu mystique, et que par la manière et les idées il se rapproche le plus de Fénelon, le maître qu’il préfère parmi tous les maîtres du XVIIe siècle ; mais le rapprochement ne lui fait pas tort, et toute cette partie de l’ouvrage est digne de l’ensemble. Nous ne voudrions pas prétendre qu’on ne saurait la lire sans être convaincu ; nous affirmons qu’on ne la lira pas sans être touché. En tout, nous regardons ce livre comme une excellente introduction à la foi chrétienne.

On demandera peut-être si nous n’aurions pas quelques difficultés à élever sur le fond même de la doctrine, et l’on s’étonnera que nous laissions passer certaines vivacités ou certaines concessions de langage que la critique pourrait signaler. — Cette tâche nous tente peu quand il s’agit d’un ouvrage où, sans compter des mérites réels, respire l’esprit que nous souhaitons au clergé. Dans cette vieille controverse de la raison et de la foi, que les passions contemporaines s’efforcent de rabaisser à leur niveau, nous distinguons aujourd’hui deux méthodes, deux opinions, osons le dire, deux partis. L’un nous paraît aussi digne d’aversion que l’autre de bienveillance. Le premier commence par attaquer, par exagérer la faiblesse de la nature humaine, surtout l’incertitude et l’obscurité de ses connaissances, au point de l’avilir en quelque sorte. Ses sciences, ses lumières, ses idées, ses efforts, on outrage tout sans discernement ni mesure, et, dégradant la raison, on la déclare propre à ne concevoir légitimement que les excès du sensualisme ou du scepticisme. Il semble que la création n’ait pas été aussi une révélation primitive, et malgré la Bible, malgré saint Jean, malgré saint Paul, on ne consent à voir rien de divin dans l’âme de l’homme, telle qu’elle sort, comme on dit, des mains de la nature, oubliant apparemment que la nature est de Dieu. Alors dans cette misère, dans ces ténèbres, dans ce néant de l’intelligence et de la raison, on fait tout d’un coup apparaître, non la vérité, non la religion même, mais l’autorité de l’église, qui au nom de sa force, au nom de sa durée, exploitant le découragement et la peur, impose la vérité et la religion. On oublie que cette argumentation antérieure, qui retire tout élément divin de la nature humaine, la rend en quelque sorte incapable de Dieu. Si l’homme n’est que ce qu’elle en fait, il n’a point d’yeux pour la lumière, et il est bien superflu de la lui montrer. Aussi la doctrine arrive-t-elle bientôt à cette idée extrême, que tout gît dans l’autorité, et ce triste supplément de la vérité en devient le principe et le tout. C’est en toute chose une doctrine d’absolutisme. Son idéal est, dans le spirituel comme dans le reste, la pure tyrannie.

Sans le crier sur les toits, M. Gratry ne cache pas que son livre est une protestation contre cette ignoble doctrine. Comme M. Affre, comme M. l’abbé Maret, comme M. l’évêque de Troyes, il conçoit autrement les droits de la raison. Par la méthode qu’il préfère, la raison de l’homme est relevée en elle-même. Fait pour la vérité, puisqu’il en vient, son esprit en est l’œil et le miroir, il en voit la fidèle image, quand il rentre en lui-même. Aidé par ses plus nobles instincts, il remonte laborieusement vers la source de tout bien, et réfléchit dans ses conceptions, quoique avec des ombres et des lacunes, la lumière du bon, du juste et du vrai. La part de Dieu est déjà grande dans la nature, et c’est par là, comme par des degrés divinement préparés, que celle-ci devient digne et capable du bienfait de la révélation. La difficulté de cette démonstration est, je le sais, dans ce passage de l’ordre naturel à l’ordre surnaturel : il y a là comme un pont à jeter sur l’abîme, et il n’est pas donné à tous de le franchir ; mais c’est pour cela que la foi est dite une grâce, et après tout ce passage du divin à un autre degré du divin satisfait tout autrement l’esprit que cette conversion magique du profane au sacré par l’intervention de l’autorité. Les systèmes absolus d’autorité sont de véritables dragonnades dans l’ordre spirituel. La doctrine que nous aimons à leur opposer, et pour laquelle Augustin et Fénelon ne dédaignent pas l’alliance de Platon et de Descartes, a, entre autres mérites, celui de ne conduire à aucune de ces conséquences excessives, exclusives, si chéries des esprits bas et violens. Elle ne prête appui à aucune théorie absolutiste, et par là se recommande à nos préférences. Le monde aujourd’hui, dans l’ordre de l’esprit comme dans l’ordre des faits, n’a rien tant à craindre que les idées absolues, et dans l’effroi qu’elles nous inspirent, nous sommes sympathiquement disposé en faveur de tout système qui concilie la raison avec la foi, comme, en toute autre matière, la liberté et l’ordre, l’imagination et le goût. Nous ne rendons les armes qu’à la modération, celle qui vient de l’élévation, non de la faiblesse, et c’est pour cela que nous aimons à payer un juste tribut d’hommage à ceux qui, tels que M. Gratry, figurent avec éclat de ce bon côté de l’humanité. C’est pour cela que nous applaudissons au rétablissement de l’Oratoire.


Charles de Rémusat.
  1. Essai sur la dialectique de Platon, par M. Paul Janet, 1848.
  2. Saint Anselme, liv. II, ch. 5, p. 561.