De la Perspective aérienne

De la Perspective aérienne
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 1015-1022).

DE


LA PERSPECTIVE AERIENNE.




De loin, de dessus les montagnes de Solyme.
HOMERE.


La perspective proprement dite est une science tout à fait mathématique, qui n’admet aucune contradiction, qui n’a rien à voir avec la folle du logis, l’imagination, et dont les démonstrations, on pourrait même dire les axiomes, n’ont jamais soulevé aucune réclamation ni rencontré aucune dissidence d’opinions. Ainsi un objet rapproché de nous parait plus gros en proportion de sa proximité. Une maison voisine nous cache un grand édifice plus éloigné. La lune, qui n’est en diamètre que du tiers ou le quart de la terre, nous cache, dans les éclipses, le soleil entier, qui est cent douze fois plus étendu dans chaque dimension que notre terre, parce que la lune est quatre cents fois plus près de nous que le soleil, et compense par son voisinage ce qui lui manque en grosseur.

C’est encore un effet de perspective qui nous fait croire que les arbres d’une longue avenue vont en se rapprochant à mesure qu’ils sont plus loin du promeneur. Lorsque du sommet des Alpes, des Pyrénées ou des montagnes de la France centrale, on aperçoit des troupeaux de bœufs sur les versans éloignés, on peut à peine se figurer, à cause de leur petitesse apparente, que ce soient même des troupeaux de moutons. À cette distance, les hautes forêts de sapins se confondent avec les humbles pâturages qui s’étendent à leurs pieds, et les aigles qui planent entre ces hautes cimes semblent à peine égaler en grosseur nos pigeons ou nos hirondelles domestiques.

Ainsi donc tout le monde es ! d’accord que, dans un paysage, dans un tableau, un buisson vu de près doit être représenté de la même grandeur qu’un arbre éloigné, qu’un chien trois fois plus éloigné qu’un chat doit être de même dimension sur la toile que son confrère en domesticité, enfin qu’un canal vu de face, pour paraître d’une largeur uniforme, doit être dessiné bien plus étroit vers le fond du paysage que sur le premier plan.

Ce n’est pas qu’on ne trouve encore quelques tableaux ou dessins dont les auteurs ont violé sans aucun scrupule toutes ces règles mathématiques. C’est surtout dans le raccourci des membres du corps vus de face ou de profil, ou entre les deux positions, que se commettent les plus grandes fautes contre la perspective. L’histoire de la peinture cite le Corrège comme un des plus habiles, des plus heureux et des plus hardis metteurs en œuvre des ressources de la perspective pour grouper et faire fuir des figures représentées dans des poses exceptionnelles.

Le présent sujet n’est-il pas un peu trop sérieux pour permettre de citer une requête de Piron à « MM. les dessinateurs, graveurs, peintres, décorateurs, etc. ? » Il les supplie très humblement, quand un bœuf et un mouton sont tout près l’un de l’autre, de vouloir bien faire le mouton plus petit que le bœuf, et de même, quand un coq est dans une basse cour, d’avoir la charité de ne pas faire la tête du coq dépassant le faite de la maison, de ne pas faire des oiseaux arrivant à leur nid dix ou douze fois plus gros que le nid qui doit les recevoir, enfin mille autres prescriptions du sens commun oubliées par les artistes presque autant que par les autres hommes.

Tout le monde connaît ces cadres garnis de fils tendus de droite à gauche et de haut en bas, et formant comme un treillis de carreaux à jour, au travers desquels les artistes regardent quelquefois les paysages, les groupes ou les modèles, mais surtout les objets compliqués qu’ils veulent reproduire. Le tableau étant divisé en autant de compartimens que le cadre placé entre l’artiste et les objets qu’il veut dessiner, la place et la grandeur relative de tous ces objets se trouvent marquées d’avance et ne laissent rien à faire à l’estime souvent trompeuse des sens.

Rien encore de mieux que les épreuves photographiques pour la perspective rigoureuse, du moins quand le tableau est à une distance suffisante ; et puisque l’occasion s’en présente, je dirai à tous ceux qui font poser un être humain pour le photographier sur plaque daguerrienne, sur papier, sur verre gélatine, collodionné ou autrement, que leur usage général de mettre le nez du modèle en saillie, la recommandation qu’ils font à celui-ci de regarder la boite de l’instrument, produisent naturellement une proximité plus grande du nez, et par suite une exagération peu agréable de ses dimensions. Un honnête bourgeois, pourvu du reste d’un nez très proéminent, d’un front bas, de joues minces et fuyantes, semble, suivant l’expression d’un auteur ancien, n’être que l’accessoire de son nez.

Les personnes qui peignent le paysage se servent quelquefois de grosses boules de verre étamées en dedans au mercure et au bismuth, comme ces espèces de grosses perles représentant des fruits mêlés aux fleurs artificielles des bouquets qui se vendent devant l’église de Saint-Etienne-du-Mont, aux jours de la fête de Sainte-Geneviève. Les maisons, les arbres, les nuages, le bleu du ciel s’y mirent et s’y reflètent en petit de manière à désespérer l’art le plus raffiné. Quand assis auprès d’un pareil globe, à une fenêtre donnant sur un des boulevards de Paris ou sur le tournant d’une grande rue bien fréquentée, on contemple le tableau mobile et fidèle de cette foule active d’hommes, de voitures, de chevaux qui s’y peignent aussi fidèlement que passagèrement, on a peine à détacher les yeux de ce tableau animé qui participe de la vie, qui fait le charme principal des représentations théâtrales : eh bien ! si de près on y cherche sa propre figure, le nez en occupe la moitié, les parties voisines sont démesurément rapetissées, tandis que les épaules et les bras sont eux-mêmes peu en rapport avec la tête. Ainsi, là comme devant la boite daguerrienne, il ne faut pas que le nez avance plus que le front ; autrement, gare la perspective et le défigurement ! Mais en faisant prendre au modèle une pose où le front et le nez soient à la même distance de l’appareil photographique, ces deux parties sont en vraie grandeur, les yeux ne sont pas rapetissés, pas plus que les joues ; la bouche et le menton sont devenus un peu plus délicats que dans la nature, et en y joignant l’attention de ne pas poser les mains en avant pour ne pas leur donner une énorme dimension, on aura tout ce que l’on peut faire de mieux avec la photographie, d’après les lois de la perspective. Cependant, je le déclare, tant que l’on s’obstinera à produire de prés, comme on le fait, les portraits daguerriens, on aura toujours des images sensiblement déformées : l’optique et la logique infaillible de la perspective ne peuvent être en défaut. Je vais faire se récrier toute la classe des photographes en affirmant qu’il n’y a de fidèle portrait que celui qui est pris ou qui serait pris à dix mètres du modèle ; mais qu’y faire ? c’est la vérité, la vérité mathématique, incontredisable.

Les boules convexes étamées dont nous venons de parler reproduisent le paysage avec tout son éclat naturel, toutes ses couleurs, tout son orgueil de riches teintes de bleu, de vert, de blanc, de jaune pâle, pour le ciel, les arbres, les nuages, le sol. Les dessinateurs qui ne veulent reproduire les objets que par le blanc et le noir emploient, au lieu de miroirs étamés, un miroir de même forme, mais taillé dans un verre noir qui détruit la couleur des objets et les ramène en partie à la lumière et à l’ombre. On fait cas surtout des miroirs d’obsidienne, espèce de verre d’un brun noirâtre que la nature produit dans ses fourneaux volcaniques et notamment en Islande, et qui rendent le paysage, comme nous l’avons dit, blanc et noir, sans laisser subsister les couleurs primitives des objets. Dans toutes ces représentations, on recherche la fidélité de la perspective, et le dessinateur qui les reproduit ne fait que les copier sans avoir besoin de se rappeler, ou sans avoir même jamais appris les règles de la perspective ordinaire, désignée encore sous le nom de perspective linéaire.

La perspective aérienne est bien autre chose. Il n’est point de peintre qui ne vous dise qu’entre une figure et un fond même très rapproché il y a perspective aérienne, que c’est d’après cette perspective que la figure se détache du fond qu’elle touche presque, et que si la perspective linéaire est impuissante à montrer une différence entre un objet et un fond très voisin, il y a cependant entre eux de l’air, qui fait que l’objet est saillant et ne se confond pas avec le mur sur lequel il est presque collé.

Il y a de l’air ! à la bonne heure ; mais il y en a peu. Les physiciens, et M. Arago en tête, qui ont mesuré que 100 ou 200 mètres d’air (à moins qu’on ne soit dans un temps de brouillard) n’éteignent pas sensiblement les rayons de lumière, ont de la peine à attribuer quelque effet à 1 mètre, un 1/2 mètre d’air, ou même moins encore. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait là aucun effet produit. La saillie de la figure sur le fond est indubitable, mais l’air n’y est pour rien. Dans le vide de la machine pneumatique, comme au fond d’une eau bien transparente, en un mot là où il n’y a point d’air, les effets attribués à l’air dans la perspective dite aérienne s’observent tout à fait de la même manière que dans l’air libre et pur.

Avant d’aller plus loin, remarquons que toutes les parties de nos connaissances qui s’appuient sur la double base de deux sciences différentes sont toujours celles qui sont en retard. Chaque esprit d’un ordre supérieur s’attache à une branche bien définie et la fait avancer. Rarement deux branches sont assez bien connues d’un même individu pour que les notions de l’une servent à l’avancement de l’autre. C’est principalement pourtant à de telles alliances que sont dus les progrès des arts de nos jours. La mécanique, en empruntant à la physique la force élastique de la vapeur, a fait les locomotives ; en lui empruntant l’électricité, elle a fait les télégraphes électriques. Quels emprunts l’art de guérir n’a-t-il pas faits à la chimie dans les médicamens, sans compter les agens qui suppriment la douleur ! Il y a plus de quatre cents ans aujourd’hui que l’art de la guerre a amené sur les champs de bataille un agent physico-chimique explosif, tandis que cette semaine même les grands sceaux de l’état pour le règne de Napoléon III avec l’aigle et les attributs les plus délicats, ont été faits de toutes pièces par la galvanoplastie électrique, qui a formé avec un bain liquide les plaques solides de cuivre et d’argent qui portent ces empreintes artistiques corrigées et recorrigées plusieurs fois.

C’est donc au nom de l’optique, bien plus qu’au nom des arts du dessin, que nous nous hasarderons à donner une théorie des effets artistiques très réels que l’on attribue à la cause, très imaginaire de l’interposition de l’air, dite perspective aérienne. Mais n’y a-t-il donc pas de véritable perspective aérienne ? C’est une question que mais n’avons fait qu’indiquer en parlant du stéréoscope[1] ; nous voudrions nous y arrêter aujourd’hui.

Lorsque du sommet d’une éminence on regarde une chaîne d’autres hauteurs fort éloignées de celle où l’observateur est placé, l’imparfaite transparence de l’air, qui est bleu, éteint toute autre couleur envoyée par les objets distans, et ces sommets lointains sont fortement bleuis par l’interposition de l’air. C’est surtout sous le beau ciel de Naples ou sous celui de Rome, qui n’a point d’égal au monde pour la perfection des observations astronomiques, que les lointains deviennent très bleus, comme l’atmosphère elle-même. Lorsque les conquêtes d’Italie eurent amené à Paris les tableaux de Raphaël, on s’étonnait de l’azur intense de ses ciels, et avec la confiance qu’inspire une longue habitude de sa propre infaillibilité, plus d’un maître de l’art français inclinait plutôt à douter du bleu du ciel d’Italie qu’à douter de l’universalité de la teinte bleu-pâle du ciel de Paris. Mais redisons ici que si plusieurs kilomètres d’air interposé donnent une partie de leur teinte aux rayons qui les traversent, quelques dizaines de mètres ne font absolument aucun effet. Dans plusieurs des tableaux de Claude Lorrain, dans plusieurs des fabriques dont le poussin a enrichi ses compositions, on voit des effets de vraie perspective aérienne pour les lointains, mais jamais rien de pareil pour les objets rapprochés du premier plan.

Au sommet des montagnes, au-dessus de l’humidité qui, mêlée à l’air, pâlit de sa teinte blanche le bleu foncé de l’air pur, ce bleu atteint une intensité considérable. De Saussure, M. de Humboldt et M. Arago ont construit des appareils optiques donnant des bleus gradués et qui peuvent servir à mesurer la force de la teinte de l’air en chaque contrée, en chaque saison et pour toutes les hauteurs de montagnes. On connaît cette boutade poétique de lord Byron qui voulait employer le cyanomètre de M. de Humboldt à mesurer la teinte d’une lady bas-bleu !

Lorsque, dans les pâturages alpestres de la Suisse, un ours vient inquiéter les troupeaux, le taureau qui est à leur tête se met à la recherche de l’ours, et souvent il réussit à le pousser contre la paroi escarpée d’un roc. Alors, faisant effort de ses pieds qu’il arcboute et de son corps qui pèse sur l’ours, il l’étouffe entre le rocher et lui ; mais il ne quitte point la partie après la mort de son adversaire, il le tient plusieurs jours pressé contre le mur naturel, il l’écrase à la lettre et le réduit à la forme d’une planche sans saillie. Il s’acharne tellement à jouir de son triomphe, qu’on est obligé d’aller le chercher et de l’arracher de sa position. Or un artiste de mes amis, grand partisan de la perspective aérienne comprise à l’ordinaire, avait peint cette scène pastorale au naturel. Le taureau, l’ours aplati et le rocher semblaient ne faire qu’un seul corps. Eh bien ! lui dis-je, voilà qui est très beau ! mais j’espère que vous ne prétendrez pas qu’il y ait de l’air entre vos personnages Il le fond auquel ils sont presque incorporés : — Certes, il y en a, — fut sa réponse. Il m’est du reste arrivé plus d’une fois de traiter cette question bien moins paisiblement avec des paysagistes montagnards ou des peintres au milieu de leurs chevalets. Alors la dissidence théorique de nos opinions arrivait jusqu’à une violente dispute, et la pleine conviction de chacun dans sa manière de voir se traduisait, de part et d’autre, non-seulement par une obstination invincible à persister dans sa théorie, mais encore par une intolérance offensive qui ne voulait pas permettre à un antagoniste de persévérer dans une opinion différente.

Posons les faits et voyons l’explication qu’on en peut donner ; ensuite nous établirons les règles qu’on en doit tirer pour les divers cas qui peuvent se présenter dans chaque espère de composition.

Évidemment nous distinguons parfaitement un objet sur un fond même très rapproché : un serpent qui rampe montant sur une roche en pente, un tableau attaché à un mur, une mouche sur un papier blanc. Or je dis que pour distinguer, pour faire la différence de ces objets, il n’est point besoin de faire intervenir la présence de l’air. L’organe seul de la vue suffit pour cela.

En effet, quand deux objets sont l’un à côté de l’autre, on les aperçoit du même coup d’œil tous les deux également bien ; l’organe qui s’adapte tacitement à la distance de ces objets, les deux yeux qui se fixent vers le même point, — tout étant le même pour l’un et pour l’antre objet, — nous font sentir qu’ils sont à la même distance. Mais pour peu que l’un des deux objets soit plus éloigné, l’œil sera obligé de subir la modification habituelle pour passer de la vision d’un objet à celle d’un autre objet plus voisin ou plus éloigné ; nous aurons ainsi le sentiment de la différence de la distance. Bien plus, si l’on fixe son attention sur un des objets, ce qui fera que l’œil s’ajustera pour le voir au mieux, l’autre objet, qui est à une autre distance, semblera confus, parce que l’œil nu les yeux ne seront pas ajustés convenablement pour lui, et cette confusion fera sentir la différence de distance. Tout écrivain qui tient une plume à la main peut faire l’expérience que voici. Tenez le bec de votre plume entre le papier qui porte l’écriture et votre œil, à peu près à moitié de la distance. Vous expérimenterez le plus simplement du monde que quand votre regard et votre attention se portent sur la plume, l’écriture parait confuse et ne se lit pas, tandis que si l’on veut lire l’écriture sur le papier, la pointe de la plume parait confuse et émoussée.

Si donc un objet est placé devant un autre qui lui serve de fond, quelque petite que soit leur distance (à moins qu’ils ne soient tous les deux hors de la bonne portée de la vue), répétons que ces deux objets ne se peindront pas dans nos yeux avec la même netteté, et qu’il y aura une différence entre la sensation de l’un et de l’autre, différence de sensation qui nous les fera tout naturellement distinguer sans avoir recours à l’idée de l’air interposé. Cette idée de l’air interposé doit donc se traduire dans le langage précis de la science par l’idée d’une différence de distance accusée par une différence d’impression sur l’organe. On sera donc averti très simplement que l’objet est plus près que le fond, et par suite il se détachera de ce fond. De plus, si l’objet est isolé, les parties les plus éloignées seront distinctes des plus voisines. Elles fuiront, elles tourneront, suivant des expressions consacrées ; le corps prendra du relief, l’organe sentira la nature dans tous ses détails. À la distance où l’on écrit, il ne faut pas avoir une vue exceptionnellement bonne pour distinguer une feuille de papier posée sur une autre, même du côté où aucune ombre, aucune différence de teinte n’est observable.

Par quels termes rendre plus claire cette théorie ? L’œil, par le plus ou moins de netteté, perçoit les distances et les juge, comme le tact les fait sentir au moyen du bras qui s’allonge plus ou moins pour obtenir la sensation d’un objet plus ou moins voisin. Une fois la perception de la distance admise, on fera la différence entre l’objet et le fond sur lequel il est projeté. Cet objet saillira donc en avant de ce fond ; rien ne semble plus clair. En un mot, l’expression des artistes : il y a de l’air entre l’objet et le fond, quelque rapproché qu’il soit, doit s’entendre par cette autre expression logique : il y a de la distance entre l’objet et le fond. Voyons maintenant les applications de ces principes d’optique.

1° Une miniature est placée devant nous à la distance la plus convenable. Nous la voyons des deux yeux, mais distinguons tout le fini de la peinture. Tout le monde sentira qu’il va là une grande invraisemblance, puisque tous les points de la peinture sont à la même distance de l’œil ou des yeux, et que pour représenter quelque chose de naturel, ces distances devraient différer. Que fait l’artiste pour sauver cet inévitable inconvénient ? Il ombre les parties fuyantes ; il fait, par une diminution de lumière, que l’œil perçoive moins bien ces parties fuyantes, comme il les aurait en effet moins bien perçues à cause de la confusion due à la distance. Seulement, ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce qui dans la nature aurait paru confus, mais clair, est rendu dans la miniature par une ombre qui diminue la perception sans produire la confusion, puisque tout est à la même distance de l’œil. Il y a enfin pour la miniature une autre invraisemblance, c’est que les deux yeux ne devraient pas voir exactement les mêmes parties de la figure, que l’œil droit pénètre plus du côté gauche de la figure et l’œil gauche du côté droit : d’où ce principe qu’il faut être borgne pour bien voir une miniature. Pourtant, tel passionné amateur qu’on soit d’une belle miniature de Fragonard, on se contente de fermer un œil.

2° Passons à un tableau vu à petite distance, comme un portrait, un tableau de chevalet, ne comprenant qu’un seul plan. Le même artifice et la même invraisemblance y subsisteront, quoique avec moins d’inconvéniens, à cause de la distance plus grande que celle où l’on voit la miniature. Ainsi les fuyans dont la sensation est moins nette seront rendus par les ombres, qui diminuent aussi, mais autrement, la sensation. Les parties antérieures du tableau devront être touchées confusément, mais très claires ; confusément, parce que l’œil, en se fixant sur la partie principale du tableau, ne doit point percevoir nettement les parties antérieures qui sont trop près de lui, et cependant ces parties, par cela seul qu’elles sont plus voisines de l’œil, doivent être tout à fait claires. Le plan principal du tableau doit être bien éclairé et peint avec une extrême netteté, puisque l’œil est censé s’y arrêter et le discerner au mieux. Enfin, ce qui fera le fond du tableau sera peint un peu obscur et surtout un peu confus, à peu près comme le devant, mais cependant un peu moins, à cause de la distance qui varie comparativement moins ; car, par exemple, la variation d’un mètre sur une distance de trois mètres, qui sera, je suppose, la distance des objets antérieurs du tableau au spectateur, sera bien plus considérable que la même variation d’un mètre sur la distance des objets du fond du tableau, supposés à dix mètres du spectateur. Dans le premier cas, la variation est de un mètre pour trois, c’est-à-dire ; un tiers, et dans le second cas, c’est un mètre pour dix, ou un dixième.

3° Portons nos yeux sur un beau paysage de Berghem avec des objets antérieurs comme repoussoirs, avec un plan principal au-delà de ces premiers objets, enfin avec un fond terminé par un horizon lointain. Nous y reconnaîtrons l’application de notre théorie tout entière.

Les objets situés en avant, les repoussoirs mal vus par l’œil, qui doit être censé fixé sur le plan principal du tableau, sont peints confus, et de plus, clairs et grands, car ils sont vus de près. Les objets du plan principal du tableau sont moyennement éclairés, mais surtout ils sont reproduits très nettement, puisqu’ils sont à la vraie portée de l’œil. Plus loin, la confusion, recommence, puisque l’œil, qui s’est ajusté pour la perception des objets du plan principal, ne l’est pas pour ces objets plus lointains. De plus, ils seront moins clairs et rapetisses par la position. Enfin les grands lointains du fond seront bleuis fortement par la distance, si le ciel est pur ; et s’il est vaporeux, ces lointains seront éteints dans un gris blanchâtre qui laissera voir l’air interposé, en pâlissant les objets situés derrière cette partie d’atmosphère nébuleuse ou brumeuse.

Remarquons que, relativement aux objets qui sont au-delà du plan principal, plusieurs peintres ont pris le rapetissement sensible qui commence alors pour une plus grande netteté, et qu’au lieu de peindre là les objets un peu diminués, un peu moins brillans, et beaucoup moins distincts, ils les ont faits distincts et petits plutôt que de les faire seulement amoindris en dimensions.

Tels sont les principes d’optique applicables en général à la composition artistique. Ils ne sont nullement l’art, mais l’art ne peut pas les heurter sans s’écarter de la nature. Aller contre ces principes, c’est faire quelque chose de mauvais, mais la stricte observance des lois de la perspective ne constituerait pas à elle seule une bonne peinture, comme en littérature un écrivain qui ne fait pas de faute de langue n’est pas pour cela un écrivain de génie.

Examinons cependant quelques cas remarquables, quelques tours de force à grand effet, et surtout à effet du premier moment.

1° Une figure bien caractérisée est éclairée par une lumière artificielle, par un jour tombant d’une ouverture unique, comme dans quelques têtes ou tableaux de l’école espagnole. L’effet est prodigieux, mais le bizarre n’est pas le beau, encore moins le grandiose.

2° Dans presque tous les tableaux de Rembrandt, dans les belles gravures anglaises qui les premières furent apportées sur le continent, la partie principale seule du tableau où l’on veut appeler l’attention du spectateur est en plein jour. Tout le reste est sacrifié par des ombres qui sont loin d’être légitimées par aucun accident de lumière. Le premier effet est magique. L’œil, qui, en se fixant sur la scène principale, n’aurait pas fait attention au reste, est ici servi à souhait, puisque les parties accessoires sont éteintes outre mesure ; mais dès que l’attention se porte à côté de la scène principale, l’œil y reconnaît tout de suite un contre-sens effroyable, et le premier effet magique fait place au plus faux de tous les effets.

3° Et pour conclusion :

Une école hardie, déterminée à faire de l’art à tout prix, même aux dépens de la nature, admet en principe, comme dans les exemples précédens, qu’il ne faut montrer à l’œil que ce qu’on veut qu’il voie, dût-il en résulter les effets les plus bizarres. Dans ce système, on ne peint, pour ainsi dire, que ce qui doit produire l’effet artistique cherché. Nous avons en littérature une école tout à fait semblable, qui, passant sous silence toutes les transitions naturelles d’un sujet, tous les remplissages qu’exigeait l’école d’Homère, de Virgile, de Racine et même de Chateaubriand, ne traite de chaque sujet que les parties en relation avec le but qu’elle a en vue. On ne peut nier que souvent ou n’obtienne ainsi des effets étonnans. Cela revient à peu près à ne réciter dans une tragédie de Racine que les morceaux transcendans. Mais dans un ouvrage de longue baleine, ce trop épicé résultant du rapprochement de tout ce que le sujet peut offrir de saillant fatigue le goût à la longue, comme tout ce qui n’est pas naturel. Trop de beautés accumulées se nuisent réciproquement. L’admiration est de toutes les sensations celle qui fatigue le plus vite celui de qui on l’exige ; tout le monde sait que les romans écrits en feuilletons et dont chaque partie doit être en soi-même un petit tout dramatique perdent beaucoup à une lecture suivie. Ce n’est donc pas une voie tout à fait sûre que de faire de l’effet dans une œuvre artistique ou littéraire en supprimant tout ce qui ne peut concourir directement et immédiatement au but principal. Il semble qu’il y ait pour les artistes de cette école, outre la perspective linéaire et la perspective dite aérienne, une troisième perspective, la perspective de l’imagination. Là-dessus il y aurait bien des choses à dire ou à répéter. Je les abandonne volontiers à de plus compétens que moi, car le propre des sciences exactes, c’est précisément de ne s’attacher qu’aux vérités placées hors du domaine de l’imagination.


BABINET, de l’Institut.

  1. Voyez la livraison du 15 juillet.