Projet de constitution de la pairie en France

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DE


LA PAIRIE EN FRANCE.

Je suis forcé de dire en très-peu de mots ce qui aurait exigé de longs développemens. Heureusement, aujourd’hui les questions politiques ont été tant de fois examinées, que le public en connaît les élémens. L’intelligence du lecteur nous impose la brièveté, et c’est souvent un service qu’elle nous rend.

Les dispositions particulières de la Charte de 1830, après avoir annulé les créations de pairs de Charles x, portent : « Et pour prévenir le retour de graves abus qui ont altéré le principe de la pairie, l’article 27 de la Charte, qui donne au roi la faculté illimitée de nommer des pairs, sera soumis à un nouvel examen dans la session de 1831. »

Cet article 27 (aujourd’hui article 23), porte : « La nomination des pairs de France appartient au roi. Leur nombre est illimité ; il peut en varier les dignités, les nommer à vie ou les rendre héréditaires, selon sa volonté. »

Quoique l’obligation du nouvel examen spécifie particulièrement dans cet article la faculté illimitée donnée au roi de nommer des pairs, il est explicite que l’article entier est soumis à un nouvel examen. Or, un examen ne signifie rien, s’il ne signifie le droit de modification, de changement même, dans le sens le plus large ; car, si, après avoir examiné cet article, et l’avoir trouvé mauvais en tout ou en partie, la chambre n’avait pas le droit de le refaire à son gré, la Charte lui aurait fait une promesse ridicule et une prescription inutile. Cela ne pourra être contesté que par la mauvaise foi.

Toute la constitution de la pairie est donc mise en question, sauf les autres articles de la Charte touchant ce pouvoir législatif, et auxquels il y aurait également mauvaise foi à prétendre déroger.

Une autre objection sera faite. C’est la session de 1831 qui procédera à cet examen. Or, la session comprend le concours des deux chambres. Ainsi la chambre des pairs, dit-on, pourrait mettre son veto aux décisions de celle des députés sur cette question. Il est encore évident que, s’il en était ainsi, l’annonce du nouvel examen serait toujours illusoire. La chambre des pairs est implicitement contrainte par la Charte à ratifier ce qu’aura fait la chambre des députés. Le bon sens lui a dicté son devoir avec cet axiome : « Nul ne peut être juge dans sa propre cause. »

Posons donc les questions dans l’hypothèse d’une reconstitution complète de la pairie.

DES TROIS POUVOIRS.

Le système bicamériste n’est plus en question en France, ni même chez le plus grand nombre des peuples libres. C’est en vain que mon illustre ami Jeremie Bentham le poursuit d’objections multipliées et pressantes. Je ne veux point lutter contre une opinion établie. La Constitution de 1791 a laissé le souvenir d’une expérience manquée ; et, lors même que deux chambres émanent de la même source élective, et ne sont au fond qu’une seule assemblée divisée en deux sections, on y voit un utile obstacle à une trop facile et trop active fabrication de lois. Sans doute la formalité de plusieurs lectures successives des projets, comme en Angleterre, pourrait obvier à cet inconvénient ; mais on voit aussi dans le système des deux chambres le complément d’une sorte de trinité législative, où un pouvoir peut servir de médiateur entre les deux autres, et les balancer en renforçant au besoin l’un d’eux de sa prépondérance.

C’est toutefois, dans la pratique, un fort embarrassant problème que cette balance des trois pouvoirs. Nos quinze ans de restauration ne sont autre chose que leur lutte continuelle ; tantôt la royauté s’alliant à la chambre élective contre la pairie, et changeant la majorité de celle-ci par des irruptions de nouveaux membres ; tantôt la pairie aidant la royauté à changer la composition de la chambre élective par de nouveaux systèmes électoraux.

Comme il importe que la royauté se défende et subsiste, quand elle n’est pas d’accord avec la chambre des députés, elle en appelle aux électeurs ; et quand elle n’est pas d’accord avec la chambre des pairs, que voulez-vous qu’elle fasse ? Il faut donc qu’elle se mette en équilibre avec celle-ci, en remaniant sa majorité ? La conséquence forcée est que les chambres sont deux pouvoirs tempérés, l’un par la dissolution, l’autre par les fournées.

Or, on est convenu que ce remède est mauvais ; il s’agit d’en trouver un autre.

Chercher l’accord parfait, l’harmonie continue des trois pouvoirs, est s’abuser sur les choses humaines. Pour faire le bien, il ne faut vouloir que le possible. Les trois pouvoirs sont destinés aux tiraillemens, et quelquefois à la lutte ouverte, comme le sont tous les intérêts de la société. L’essentiel est d’éviter les luttes, ou du moins de leur préparer une issue, et de rendre les tiraillemens le moins rudes qu’il se peut, afin que la machine politique roule sans trop de secousses.

Il y a des gens pleins de candeur, et qui abondent dans leur propre sens, au point de vouloir une pairie qui voie les questions tout-à-fait du même œil que la chambre élective, et puis une chambre élective et une royauté qui ne puissent être en dissentiment sur rien. C’est vouloir que ces trois pouvoirs n’en soient qu’un seul : alors à quoi bon trois pouvoirs ? C’est dommage qu’ils ne soient pas homogènes ? Vraiment je le crois bien. Mais c’est dommage que la société ne soit pas homogène, qu’il s’y trouve des intérêts divers, des opinions diverses. Prenons-là donc telle qu’elle est.

J’y vois d’une part le besoin et l’impatience du mieux, de l’autre la crainte de l’innovation, crainte ou intéressée ou réfléchie, il n’importe ; en troisième lieu, la nécessité de cheminer. Là est la tendance de l’humanité vers le progrès ; puis l’expérience qui le retarde pour ne pas le compromettre ; enfin l’action qui l’accomplit. Cela représente assez bien l’avenir, le passé et le présent. La chambre élective paraît plus spécialement destinée à tendre au progrès ; la mission de la royauté est de l’accomplir le plus sûrement qu’il se peut pour le bien du pays, auquel elle est intimement liée ; reste à la pairie, ou, pour mieux dire, au sénat, aux anciens, à montrer les obstacles, à donner les conseils de la prudence.

Ainsi je conçois rationnellement les attributions et l’essence des trois pouvoirs. De la sorte, le mécanisme gouvernemental, fondé sur la nature des choses, n’est plus une vague théorie construite par imitation, et dont on cherche le pourquoi.

Pour que la pairie soit utile, spéciale, rationnelle, il faut qu’elle représente la science politique du pays ; elle doit être l’organe de l’expérience législative.

Entre l’impatience du pays pour les réformes, et la résistance de l’aristocratie sénatoriale, la royauté prendra un moyen terme pour les concilier et pour agir en conséquence. J’avoue que je ne vois pas d’autre mode d’obtenir cette pondération des trois pouvoirs dont beaucoup de gens parlent sans s’en rendre raison.

Les esprits à opinions absolues se moquent du milieu : c’est tout naturel ; les esprits positifs, qui se renferment dans les faits, acceptent le milieu, non comme une vérité absolue, mais comme une réalité utile, mais comme l’équilibre naturel des choses du monde, comme l’assiette, bonne ou mauvaise, que reprend toujours la société à la suite des oscillations qu’elle subit de temps en temps. Ce milieu, les gens sensés ne peuvent sérieusement le condamner : seulement ils peuvent trouver que leurs adversaires ne le placent pas où il est réellement. Il est mobile et progressif, comme toutes choses humaines. Il se déplace d’époque en époque, de révolution en révolution. Il est le produit net de chaque bouleversement, et l’expression du degré de perfectionnement où est arrivée la masse sociale. Les âmes généreuses qui s’impatientent de la lenteur du progrès et de la ténacité des abus, des sottises, s’indignent de voir le milieu où il se trouve ; elles ne peuvent le croire encore si arriéré. Mais il faut bien se résigner, et attendre encore pour qu’il se rapproche de l’avant-garde de notre civilisation. Patience : chaque chose doit arriver en son temps, pour réussir et durer. Laissons le milieu cheminer entre le mouvement et la résistance. N’oublions pas non plus que la résistance est indispensable au mouvement : en physique, on ne peut même concevoir celui-ci sans celle-là ; en politique, on ne le peut davantage.

LA PAIRIE DE LA RESTAURATION.

Louis xviii fit une pairie, non-seulement pour satisfaire le sénat impérial qui l’avait appelé à cette condition, mais encore pour imiter ce qu’il avait vu en Angleterre.

Mais la pairie anglaise est-elle imitable en France ? Non, parce qu’elle est loin de nous convenir, et ensuite parce que nous n’avons pas de quoi l’imiter.

La faute de Louis xviii fut d’avoir conçu une pairie moitié anglaise, moitié impériale : anglaise par quelques formes touchant l’institution, l’âge, les titres, etc. ; impériale par le secret des délibérations, secret du reste assez peu respecté. Il est résulté de là un corps sans action, sans vie à lui propre, tout entier dans les mains de la royauté, et incapable d’une direction soutenue.

La pairie est tout en Angleterre ; en France, elle n’a été presque rien. Puisqu’elle existe dans notre Charte, tâchons donc qu’elle soit quelque chose ; car il ne faut pas qu’elle ne soit rien, ni tout.

En Angleterre, la pairie n’a pas été faite par la constitution, comme le sera la nôtre. Là elle est, parce qu’elle était ; elle est antérieure à la royauté de 1688, et même aux communes du xiiie siècle. Les pairs d’Angleterre sont des souverains féodaux, et ils sont plus souverains de leurs fiefs que le roi ne l’est de son royaume. Ils peuvent envoyer un fondé de pouvoir voter à leur place, comme un roi envoie un ambassadeur chez son voisin. Pourquoi les membres des communes n’en peuvent-ils faire autant ? c’est, dit-on, que les pairs représentent le territoire, et que les députés ne sont que les délégués des habitans ; cette explication et d’autres plus subtiles ne m’ont jamais satisfait beaucoup. La pairie anglaise est une chose de fait, voilà tout ; mais ce n’est point une chose de droit, une chose rationnelle. Il ne nous faut donc rien qui ressemble à la pairie anglaise, et cela pour beaucoup de raisons.

DE L’HÉRÉDITÉ DE LA PAIRIE.

Je cherche comment on peut constituer utilement, et avec les élémens que nous offre notre ordre social, cette portion du corps législatif, qui doit représenter la science politique, l’expérience législative. Je me hâte d’arriver à la question fondamentale de l’hérédité ; et, d’abord, je présente sans détour les argumens dont on peut l’appuyer.

En faveur de l’hérédité, on peut alléguer l’histoire, qui nous montre toujours la stabilité dans l’aristocratie. Toutes les aristocraties héréditaires sont vivaces ; toutes ont de la durée : voyez Rome, Venise, l’Angleterre, etc.

Contre l’hérédité, on peut alléguer aussi précisément cette force compacte des aristocraties, qui les rend si souvent oppressives.

L’hérédité choque la raison, parce qu’il n’est pas raisonnable qu’on soit législateur par cela seulement qu’on est le fils d’un législateur ; elle choque le principe de l’égalité, qui domine surtout dans nos mœurs. Ce principe peut quelquefois avoir sa source dans un sentiment mauvais, dans une triste maladie de l’espèce humaine. L’inégalité est dans la nature comme dans l’état social ; mais on se résigne mieux à celle qui se manifeste par des signes incontestables, qu’à celle qui n’est que de convention. On subit la supériorité du mérite ; on proteste contre la supériorité du hasard. L’hérédité de la pairie est impopulaire ; il s’agit de constituer un corps qui offre des gages de durée, qui ne soit pas un ferment d’insurrection. Il faut une pairie qui puisse être forte et respectée, parce qu’il faut que l’ordre soit fondé et maintenu.

Un des grands argumens en faveur de l’hérédité de la pairie est la connexion qu’on veut trouver entre elle et celle du trône : cela ne m’a point convaincu. Il importe à la tranquillité publique de maintenir le trône héréditaire, et c’est pour cela qu’il ne faut pas l’envelopper de l’impopularité d’une pairie héréditaire. Il faut nettement séparer ces deux choses : l’opinion est aussi fortement prononcée pour l’hérédité du trône que contre l’hérédité de la pairie.

La royauté est un pouvoir à part, sur lequel tous les yeux sont incessamment tournés. La royauté est plus nécessairement liée à l’intérêt du pays que ne le peut être un corps aristocratique, dont l’existence est toute exceptionnelle ; la royauté ne vit que de la vie, n’est forte que de la force de la nation. L’héritier du trône est également sous la surveillance morale, sous l’influence du public. C’est toute la France qui fait son éducation.

Autre différence essentielle : la royauté agit par des intermédiaires responsables. Quelle est la responsabilité de la pairie ? elle ne doit compte de ses votes à personne, et n’a point de commettans pour lui infliger un blâme. Un pair héréditaire tient de sa naissance le droit de mettre à son gré son poids dans la balance des destinées du pays.

Enfin l’existence de la royauté est bien plus essentielle au repos de l’état que l’hérédité de la pairie, et s’il est démontré qu’en maintenant celle-ci on compromet celle-là, il n’y a pas à hésiter ; il faut sacrifier l’hérédité des pairs pour garantir l’hérédité des rois.

DE LA CONSTITUTION DE LA PAIRIE.

Les défenseurs de l’hérédité reprochent à leurs adversaires de n’avoir rien à mettre à la place de ce qu’ils repoussent, de démolir sans réédifier, et de ne faire que des professions de foi négatives. Tâchons donc de trouver un symbole positif auquel puissent se rallier les opinions modérées.

Une foule de projets se présenteront pour constituer une pairie constitutionnelle.

Les uns voudront qu’elle émane d’une source élective, et ils ne songeront pas que ce ne sera plus une pairie, mais une section de la chambre des députés.

En effet, prendra-t-on les mêmes électeurs ? Le double emploi sera plus évident, et l’on aura une chambre sans influence à elle propre. Prendra-t-on des électeurs payant un cens plus élevé ? Indépendamment de l’inconvénient de diviser la nation en deux grands corps électoraux politiques, qui ne tarderaient pas à devenir presque ennemis, on ne ferait que donner à cette chambre une source plus aristocratique. On la ferait représenter la grande propriété, et il n’est pas nécessaire d’avoir un corps qui représente une partie de la nation, lorsque la chambre des députés a mission pour la représenter tout entière, sans distinction de classes. Songeons que la pairie doit être destinée à représenter l’expérience législative.

Les autres voudront que la chambre des députés présente des candidats. Le premier système aurait fait de la chambre des pairs une superfétation ; celui-ci en ferait une émanation directe de celle des députés. Ce serait encore, et bien plus, une seule chambre qui aurait constitué un comité à côté d’elle ; un troisième rouage tout-à-fait inutile.

Enfin, il y en a qui se bornent à demander que la nomination et l’institution des pairs soient toujours à la discrétion de la royauté, ou, pour parler plus exactement, des ministères qui exercent successivement son action. Avec l’hérédité, ce système avait déjà des inconvéniens. On se souvient ici de ces fournées dont la révision promise est destinée précisément à empêcher le retour.

On se plaint de ces fournées comme d’un abus. Belle manière de raisonner en législation ! Dès qu’elles étaient autorisées par la Charte, elles n’étaient qu’un usage légal, et s’il y avait abus quelque part, c’était dans la Charte.

La Charte octroyée avait décidé à la fois que le nombre des pairs était illimité, et que le roi créait des pairs à volonté. Qu’était-ce autre chose que de légaliser des fournées ?

Il faut un pourquoi à tout. Pourquoi le nombre des membres de la chambre aristocratique était-il illimité, tandis que celui de la chambre élective était déterminé par la loi ? Je défie qu’on en donne une raison plausible.

Le nombre étant déclaré illimité, il ne fallait pas que ce fût la couronne qui fît des pairs à sa guise, sinon les fournées étaient inévitables. La couronne ayant le droit de choisir des pairs en dehors de l’hérédité, il ne fallait pas que leur nombre fût illimité.

Sans doute, il faut maintenir influence et force à la couronne ; c’est parce que je crois voir notre civilisation telle qu’elle est, et notre caractère national tel qu’il se montre, que je suis attaché de conviction au principe monarchique. Mais il ne faut donner à la couronne qu’une influence utile au pays comme à elle-même. Lui fournir des armes dont elle puisse se blesser, c’est lui rendre un mauvais service. La couronne change de systèmes suivant les temps, suivant le roi régnant, suivant les hommes qui surgissent aux affaires, suivant les variations de l’opinion publique ; car l’opinion aussi a ses variations, ses caprices, ses entraînemens, ses erreurs. Un ministère jetait une fournée dans la chambre des pairs ; le ministère suivant en jetait une autre dans un sens différent, pour défaire la majorité, et il n’y avait pas de raison pour que, de ministère en ministère, de fournée en fournée, le nombre ne s’accrût pas indéfiniment. Le mot illimité dans une loi est le comble de l’absurdité, car toute loi a pour but de mettre des limites aux choses. Ce mot, c’est l’abus, c’est le chaos.

Si, avec le système héréditaire, il n’était bon ni pour le pays, ni pour la couronne, que celle-ci fît des pairs à son gré, sans l’hérédité c’est bien pis. Dans ce cas, cette chambre législative serait encore une émanation directe de l’un des deux autres pouvoirs, et c’est ce qui choque le bon sens.

Nous voulons une pairie utile, forte, respectable, pouvant être un moyen, et le moins possible un obstacle ; un véritable sénat dépositaire des lumières, des talens éprouvés et des grandes illustrations du pays. Nous avons vu que ce corps ne doit être formé ni par des électeurs, soit ordinaires, soit spéciaux, ni par aucun des deux autres pouvoirs législatifs.

Où trouverons-nous la meilleure source de la pairie ? dans elle-même, et dans les deux autres pouvoirs.

Puisqu’il faut une pairie qui se meuve dans sa sphère, pourquoi ne la constituerait-on pas de telle sorte qu’elle vécût un peu de sa propre vie, et qu’elle concourût pour quelque chose dans l’action de se conserver, de se perpétuer ? Ce système n’a-t-il pas réussi déjà pour des corps judiciaires, et même pour des corps littéraires ? Pourquoi n’en ferait-on pas l’application partielle à un corps politique ? Qui est plus intéressé que le corps lui-même à ce que les nouveaux membres qui lui sont adjoints soient dignes de l’être ?

Il est vrai qu’il faut aussi que cette faculté de se recruter, faculté dont l’esprit de corps use toujours avec un discernement intéressé, ne tourne pas à faire prévaloir une opinion trop spéciale, trop en dehors de l’opinion dominante du pays ; il ne faut pas qu’elle conduise le corps à une sorte d’isolement de la société. Il importe que son recrutement le fasse participer un peu des deux autres pouvoirs, afin que l’harmonie subsiste autant qu’il est nécessaire. Tout cela est prévu dans le système proposé ; il satisfait toute juste exigence.

Voici donc comme je conçois une pairie constitutionnelle. En premier lieu, tous les pairs seraient à vie. Cela ne fait pas question. Hors de là point d’indépendance. En second lieu, le nombre des pairs serait déterminé par la loi. Je crois avoir assez montré ce qu’il y a de non-sens dans un corps politique illimité.

Que le nombre des pairs soit fixé, je suppose, à la moitié de celui des députés. Il y a là quelque chose de régulier et de statistique. Si, en effet, l’accroissement de la population et le développement des intérêts locaux exigent plus tard une augmentation dans le nombre des députés, le nombre des pairs s’accroîtra en conséquence ipso facto : cela suivra naturellement.

Le nombre des pairs actuels se trouvant inférieur au chiffre que donnerait celui des députés, d’après la loi électorale actuelle, de nouvelles nominations seraient à faire pour l’atteindre. C’est un avantage. Il importe que la pairie soit fortifiée par l’accession de nouvelles notabilités qui aient fait preuve d’attachement à l’ordre de 1830. Cette promotion complémentaire ne pourrait se faire qu’en dehors du système que je propose, et il semble utile qu’elle soit faite avant la discussion de cette question importante. Il est probable que la royauté prendra ainsi son temps pour user d’une prérogative que lui laisse jusque-là l’article provisoire de la Charte.

Quant au personnel actuel de la chambre des pairs, que plusieurs écrivains ont attaqué comme s’il pouvait être modifié, à mon sens il ne doit pas être mis en question. Assurément il peut ne pas satisfaire complètement quelques opinions, il peut ne pas sembler également fondé en titres civiques, riche en illustrations nationales ; mais il existe, il s’est incrusté diversement, et de plus ou moins bonne grâce dans l’ordre actuel ; il a coopéré à la confection des nouvelles lois ; il faut l’accepter comme antécédent nécessaire, comme noyau légal. Si des opinions ennemies du trône consenti s’y trouvaient représentées, que voulez-vous y faire ? les exclure serait intolérance et maladresse ; ce serait leur donner des prosélytes ; il vaut mieux les laisser s’éteindre : nous ne devons pas appliquer à notre tour la doctrine de l’indignité. L’essentiel est qu’on impose silence à ces opinions, et qu’on les renferme dans les bornes de l’opposition parlementaire, car il serait par trop fort qu’on pût conspirer à la tribune. Mais pour les nouvelles épurations dont on voudrait voir le droit dans la révision de l’article 23, j’avoue que je n’y vois rien de semblable. La question des pensions n’y tient pas. La possession est sans doute une chose respectable, mais la justice l’est aussi, et il n’est pas juste qu’une fraction d’un pouvoir législatif soit indemnisée, tandis que l’autre fraction, ni l’autre pouvoir ne le sont pas.

J’ai dit plus haut que la pairie devait se recruter elle-même, mais avec le concours des deux autres pouvoirs, afin de maintenir l’harmonie entre les trois. Cette faculté vitale, essentielle de se compléter, serait une sorte d’hérédité collective, rationnelle, une hérédité d’adoption généralisée pour tout le corps qu’elle perpétuerait ; non plus une hérédité aveugle et hasardeuse comme celle de la primogéniture, mais une hérédité éclairée et procédant du choix. Voyons le moyen de l’organiser.

D’abord, puisque nous repoussons l’hérédité naturelle à cause de ses erreurs, et de l’exclusion qu’elle implique pour les citoyens, dont le mérite n’est plus un titre suffisant sans elle, il faut la remplacer par une meilleure garantie d’aptitude. Pour atteindre notre but, c’est-à-dire pour rassembler dans cette sorte de sénat tous les hommes qui se seront distingués dans les sciences politiques, rien de mieux que d’exiger, comme condition indispensable d’admission à la pairie, d’avoir été envoyé au moins deux fois à la chambre élective. À aucun talent oratoire, à aucune réputation de publiciste, la tribune des députes n’est inabordable, quoi qu’on puisse dire du cens d’éligibilité. Les suffrages électoraux sont une sanction nécessaire, une adoption nationale des talens, des réputations qui se seront manifestés hors des chambres. Une seule élection ne suffisait pas, parce que la députation, pour certains caractères, a ses écueils, et la tribune ses mécomptes. Une réélection est la preuve que les électeurs ne se repentent point d’un premier choix, et ratifient un premier mandat ; c’est la confirmation de l’estime, de la confiance.

L’abolition du droit héréditaire ne peut entraîner l’exclusion des descendans des pairs, si pour être admis à la pairie ils remplissent les conditions légales. Il y aurait injustice à les mettre hors du droit commun ; le premier article de la Charte serait violé. L’obligation pour les fils, gendres, neveux de pairs, de rechercher les suffrages des électeurs, entretiendra d’utiles rapports entre eux et le pays, et sera pour eux un excellent noviciat constitutionnel. Ils se formeront aux débats législatifs comme les futurs pairs anglais débutaient dans la chambre des communes. Mais c’est à leurs concitoyens seuls qu’ils devront l’avantage de montrer leurs talens, et l’espoir d’arriver à une situation, qu’une grande fortune rend quelquefois indépendante, mais qui est toujours mieux assurée dans l’intérêt public par le mérite et par le caractère.

Toutefois, comme il serait naturel que les préférences de la chambre sénatoriale se portassent avec une prédilection paternelle sur les candidats de cette sorte, il y a des précautions à prendre pour les autres. Il ne faut pas faire rentrer l’hérédité par une porte dérobée. Voyons donc.

Le nombre des pairs une fois fixé, à chaque vacance de sièges, la chambre présenterait au choix du roi deux candidats par siège, remplissant les conditions ci-dessus ; mais elle n’aurait le droit d’en présenter sur les deux qu’un seul pris parmi les fils, gendres, neveux ou héritiers de pairs, qui se trouveraient aptes à la candidature.

Entre deux candidats dont l’un, je suppose, tenant à la pairie, n’aurait nullement marqué dans la carrière politique, et devrait sa candidature au népotisme de l’esprit de corps, dont l’autre, sans liens avec la pairie, se serait distingué à la chambre élective, le choix de la royauté sera un acte significatif. La responsabilité morale, l’action de l’opinion et de la presse offrent du moins quelque garantie pour l’intérêt public et la justice. Mais nous avons voulu que la royauté eût sa participation dans le recrutement de la pairie, et son choix doit être libre. Ainsi le triple concours se trouve assuré. La pairie, par la présentation des candidats ; la députation, du sein de laquelle ils doivent être pris, la royauté, qui fait le choix et l’institution, contribuent également à cet acte politique.

Il faudra mériter les votes du pays, il faudra réussir à la chambre élective, il faudra n’avoir point été hostile à la royauté ; enfin, et cela semble de toute justice, il faudra être agréable au corps dont on voudra faire partie : il importe qu’un nouveau-venu ne soit pas mal vu de ses collègues. Alors, dira-t-on, les députés aspirans à devenir pairs, rechercheront de longue main la faveur de la pairie. Pourquoi supposer que ce serait par de basses complaisances ? Comment croire que l’indépendance, le talent et la noblesse du caractère ne parviendraient pas tôt ou tard à se faire jour jusqu’à la pairie, sauf quelques malheureuses exceptions destinées à prouver que justice parfaite n’est pas de ce monde ? Sans doute les visites académiques ont leur ridicule, et les coteries leur puissance ; mais la plupart des grands talens littéraires ; ceux mêmes qui n’ont pas toujours ménagé l’Académie, ne finissent-ils pas par y arriver ? On n’a jamais trouvé moyen de fermer la porte à l’intrigue, qui se glisse dans l’élection populaire comme dans les choix du pouvoir. C’est beaucoup de la tenir toute grande ouverte au mérite.

On a songé à des pairies de droit, et attachées à de hauts emplois, par exemple les premiers présidens de cours royales : d’abord s’ils ont une capacité législative, ils auront bien été élus deux fois dans leur vie par quelque collége ; ensuite, quand ils deviendront pairs, ils feront bien de laisser leur siége de président (les siéges de la capitale exceptés), car on ne peut être à la fois à Paris et en province. Si un fonctionnaire peut sans inconvénient rester huit mois absent de son poste, c’est qu’il n’y est pas nécessaire, et alors il faut supprimer la place. On finira peut-être un jour par comprendre ainsi les services publics.

Restent les grandes illustrations, les services éminens rendus à l’état dans la haute administration, la diplomatie, ou l’armée de terre et de mer. Ici la législation peut admettre des dispositions spéciales. La reconnaissance publique peut avoir sa juste impatience, et l’on pourrait, pour une nomination de ce genre, anticiper sur une vacance dans la chambre. Il serait beau que les deux chambres pussent présenter à la nomination du roi, dans des circonstances éclatantes, le candidat unique sur lequel l’opinion du pays appellerait les honneurs de la pairie. Naturellement ce candidat de la gloire nationale serait dispensé d’avoir passé par la députation, et les trois pouvoirs représentant la France auraient également concouru à le créer pair. Pour un ministre, ce serait une récompense un peu plus glorieuse que celle qu’on a vu tels et tels se décerner modestement eux-mêmes en se colloquant au Luxembourg.

Le système proposé ne déroge à aucun article de la Charte de 1830. L’article 26, qui fait les princes du sang pairs par droit de naissance, reste intact, et porte dans sa rédaction même son caractère de spécialité. L’article 24, qui donne aux jeunes pairs l’entrée de la chambre à vingt-cinq ans, et voix délibérative à trente, signifie seulement que les princes du sang ont voix délibérative à trente ans. Il sera toujours bon que les princes se forment de bonne heure à la discussion des intérêts publics.

Dans le système de l’hérédité, cet article 24 était vraiment absurde. Ce n’était pas assez pour l’ancienne Charte de supposer la science infuse à ceux qui tenaient de leur naissance le droit de faire des lois ; elle leur attribuait encore une précocité légale supérieure à celle des autres citoyens, dont l’âge de raison politique, en dépit de la garantie élective, était fixé à quarante ans ! Voilà de ces inconséquences dont une législation rationnelle doit nous faire sortir. Une chambre élective composée de vieillards et un sénat peuplé de jeunes gens étaient une conception trop ridicule. Nous devons arriver précisément à l’inverse. Que la pairie soit la vétérance de la députation ; que les citoyens qui auront bien mérité de la patrie y trouvent un asile glorieux, et, au milieu de travaux d’un ordre élevé, ce calme politique que ne pourront plus troubler les retours souvent capricieux de la faveur populaire.

Le meilleur moyen de résumer cette sorte d’exposé de motifs, est de formuler un projet d’article. Le voici donc :

« Le nombre des pairs est fixé à la moitié du nombre des députés. Les pairs sont tous à vie, et nommés par le roi. À chaque vacance, la chambre des pairs présentera au choix du roi deux candidats par siége ; un seul pourra être pris parmi les fils, gendres ou neveux des pairs, et ils devront avoir été élus députés au moins deux fois ; cette condition ne sera pas nécessaire pour le citoyen désigné par d’anciens services à l’état, et que les deux chambres présenteront à la nomination du roi. »

Quant à la faculté de varier les dignités, il est tout-à-fait indifférent d’en faire mention.

Maintenant si quelqu’un demandait d’où je tiens mission pour faire un projet sur la pairie, je répondrai que c’est précisément parce que je ne suis ni pair ni prétendant à le devenir, que j’ai cru pouvoir donner mon avis.


Félix Bodin.