De la Nature des Dieux/1

De la nature des Dieux, Texte établi par NisardDidot (p. 79-108).
LIVRE PREMIER.

I. Vous n’ignorez pas, Brutus, que parmi une infinité de choses, sur lesquelles la philosophie ne nous a rien dit encore d’assez clair, il n’y a rien de si difficile, et de si obscur, que ce qui regarde la nature des Dieux : rien pourtant qui servît plus à nous donner une idée de l’âme, ni qui fût plus nécessaire pour nous régler en matière de religion. La diversité, et la contrariété même, qui se remarquent ici dans les opinions des plus savants hommes, font bien voir que la philosophie doit porter sur des principes évidemment connus ; et que par conséquent les Académiciens, où ils n’ont trouvé que de l’incertitude, ont eu raison de suspendre leur jugement. Car, s’il était permis de se décider témérairement, à quoi cela ne conduirait-il pas ? Et quelle témérité plus grande, plus opposée à la constance et à la gravité du sage, que de se livrer à l’erreur, ou de soutenir comme incontestable ce qu’on n’aura ni bien examiné, ni bien compris ? Vous en avez un exemple dans la question présente. Car le sentiment commun, qui a beaucoup de vraisemblance, et que la nature nous inspire à tous, reconnaît l’existence des Dieux. Protagore l’a regardée comme douteuse. Diagore de Mélos et Théodore de Cyrène l’ont niée sans restriction. Quant à ceux qui l’ont reconnue, ils sont partagés en tant d’opinions, toutes différentes, qu’elles seraient difficiles à compter. Ils raisonnent beaucoup, et sur la figure des Dieux, et sur leur habitation, et sur leur manière de vivre : disputant sur tous ces points avec chaleur, sans pouvoir s’entendre. Mais le point essentiel, c’est, s’il est vrai que les Dieux ne fassent rien, qu’ils ne se mêlent de rien, qu’ils ne gouvernent point l’univers ; ou s’il est vrai qu’ils en soient les auteurs, et qu’ils doivent éternellement le gouverner ? On s’accorde là-dessus encore moins que sur le reste. Cependant, si cela n’est décidé, nous ne pouvons que vivre dans une erreur grossière, et dans l’ignorance des choses les plus importantes.

II. Quelques philosophes, tant anciens que modernes, croient effectivement que les Dieux ne se mettent point en peine de ce qui nous regarde. Sur ce principe, que deviendront la piété, la sainteté, la religion ? Ce sont de vrais devoirs qu’il faut exactement remplir, supposé que les Dieux y fassent attention, et que nous tenions d’eux quelque faveur. Mais supposé aussi qu’ils n’aient ni le pouvoir, ni la volonté de nous secourir ; que toutes nos actions leur soient indifférentes, et que nous n’ayons rien à espérer, rien à craindre d’eux ; pourquoi leur rendre un culte et des honneurs ? pourquoi leur adresser des prières ? Il en est de la piété comme de toutes les autres vertus, elle ne consiste pas en de vains dehors. Sans elle, plus de sainteté, plus de religion ; et dès lors quel dérangement, quel trouble parmi nous ? Je doute si d’éteindre la piété envers les Dieux, ce ne serait pas anéantir la bonne foi, la société civile, et la principale des vertus, qui est la justice. D’autres philosophes, gens de mérite et d’un grand nom, prétendent, au contraire, que non-seulement les Dieux gouvernent l’univers en général, mais qu’en particulier notre conservation et nos besoins sont l’objet de leur providence : car ils croient que les grains et les autres productions de la terre, ainsi que les saisons et les mutations de l’air qui font pousser et mûrir ce que la terre produit, se doivent à la bienveillance que les Dieux ont pour le genre humain. Vous diriez même que les Dieux ont créé tout cela exprès pour l’utilité de l’homme, si l’on s’en rapporte au détail où entrent ces philosophes, et que je toucherai dans la suite de cet ouvrage. La force avec laquelle Carnéade réfuta leur doctrine a excité, dans quiconque est capable de réflexion, l’envie de rechercher la vérité. Point de question si fort controversée que celle-ci, et parmi les savants, et parmi les ignorants. De là tant d’opinions qui se combattent les unes les autres. Il se pourrait très-bien qu’elles fussent toutes fausses : mais il n’est pas possible qu’il y en ait plus d’une de vraie.

III. En disputant sur un pareil sujet, nous avons de quoi satisfaire des critiques bien intentionnés, et de quoi répondre à des censeurs envieux : tellement que les uns aient à se repentir de nous avoir attaqués, et que les autres soient ravis d’avoir trouvé à s’instruire. Car il faut communiquer nos lumières à ceux qui nous proposent leurs difficultés en amis, et ne point ménager ceux que la passion anime. Pour moi, qui viens de publier en peu de temps plusieurs de mes livres, je n’ignore pas qu’on en a parlé beaucoup, mais différemment. Quelques-uns ont admiré d’où me venait cette ardeur toute nouvelle pour la philosophie. D’autres eussent voulu savoir ce que je crois précisément sur chaque matière. D’autres enfin ont été surpris que tout à coup, me déclarant pour les intérêts d’une école abandonnée depuis longtemps, j’aie fait choix d’une secte qui, au lieu de nous éclairer, semble nous plonger dans les ténèbres. Mais ce goût pour la philosophie ne m’est pas si nouveau qu’on se l’imagine. Tout jeune que j’étais, je la cultivais beaucoup, et même ; quand il y paraissait le moins, je m’en occupais plus que jamais. On peut s’en convaincre par cette quantité de maximes philosophiques dont mes harangues sont remplies ; par mes intimes liaisons avec les plus savants hommes, qui m’ont toujours fait l’honneur de se rassembler chez moi ; par les grands maîtres qui m’ont formé, les illustres Diodotus, Philon, Antiochus, Posidonius. Et puisque ces sortes d’études ont pour but de nous rendre sages, il me paraît que je ne les ai point démenties par ma conduite, soit dans mes fonctions publiques, soit dans mes propres affaires.

IV. Si l’on demande pourquoi donc j’ai pensé si tard à écrire dans ce genre-ci, ma réponse est simple. Réduit à l’inaction depuis que l’état de la république exige qu’elle soit gouvernée par une seule tête, j’ai cru qu’il serait utile de mettre nos citoyens au fait de la philosophie ; et que d’ailleurs il y allait de notre gloire, que de si belles et de si grandes matières fussent aussi traitées en notre langue. Je me sais d’autant meilleur gré d’y avoir travaillé, que déjà mon exemple a eu la force d’inspirer à beaucoup d’autres l’envie d’apprendre, et même d’écrire. Car jusqu’alors plusieurs de nos Romains, qui avaient été instruits dans les écoles des Grecs, n’avaient pu faire part de leurs connaissances à leur patrie : et cela, parce qu’ils craignaient de ne pouvoir dire en latin ce qu’ils ne savaient qu’en grec. Mais j’en suis venu si bien à bout, ce me semble, que les Grecs ne l’emportent pas sur nous, même pour l’abondance des expressions. Un motif qui m’a encore déterminé à ce travail, c’est la douleur que m’a causée l’injustice et la cruauté de la fortune. Si j’y avais trouvé un meilleur remède, je n’aurais pas eu recours à la philosophie. Mais pour goûter mieux les douceurs qu’elle m’offrait, non content de lire ce qu’on en a écrit, j’ai voulu écrire moi-même, et l’embrasser toute entière dans mes ouvrages. Le vrai moyen de n’en rien perdre, c’est d’approfondir chacune de ses questions séparément. On y découvre une suite admirable, un enchaînement qui fait que l’une conduit à l’autre, et qu’elles paraissent ne former toutes ensemble qu’un même tissu.

V. Quant à ceux qui voudraient savoir quelle est sincèrement ma pensée sur chaque matière, ils poussent leur curiosité trop loin. C’est à la force des raisons, et non pas à l’autorité, qu’il faut avoir égard dans les disputes. Et même quand l’autorité du maître est grande, elle nuit pour l’ordinaire au disciple ; car le disciple alors cesse de faire usage de son jugement, il reçoit pour certain tout ce que son maître lui donne pour tel. Aussi ne goûté-je pas la manière des Pythagoriciens, qui, lorsqu’ils soutenaient un sentiment, et qu’on leur en demandait la preuve, se contentaient de répondre : Il l’a dit. C’est de Pythagore qu’ils voulaient parler. Leur préjugé était si violent, que son autorité toute seule leur tenait lieu de raison. A regard de la secte dont on s’étonne que je fasse profession, il me semble que je n’ai point mal justifié mon choix dans mes quatre livres Académiques. En vain dira-t-on que je me charge de relever un parti tombé. Les opinions des hommes ne meurent point avec eux : seulement elles perdent quelquefois à n’avoir personne d’un certain mérite, qui les fasse valoir. Et voilà ce qu’éprouve cette secte, dont le propre est de soumettre tout à la dispute, sans décider nettement sur rien. Fondée par Socrate, rétablie par Arcésilas, affermie par Carnéade, elle avait été florissante jusqu’à nos jours ; et présentement elle se voit presque sans appui, même dans la Grèce. Mais on aurait tort de lui imputer un changement qui vient, selon moi, de ce qu’elle manque de sujets capables de lui faire honneur. En effet, s’il y a si peu de personnes qui approfondissent un système, ne sera-t-il pas bien plus rare encore d’en trouver qui les possèdent tous, comme les doit posséder quiconque embrasse un parti, où il s’agit de parler et pour et contre tous les philosophes, dans la vue de trouver la vérité ? Non que je me flatte, moi, d’avoir une capacité si étendue ; mais j’avoue que j’ai fait mes efforts pour en approcher. Du reste, les Académiciens ne donnent pas dans le doute, jusqu’au point de ne savoir à quoi s’arrêter. Je m’en suis expliqué ailleurs plus au long : mais il est bon d’y revenir, parce qu’il y a des gens qui ne veulent pas entendre raison du premier coup. Notre sentiment donc n’est pas qu’il n’y ait rien de vrai. Nous disons seulement que le faux est mêlé partout de telle façon avec le vrai, et lui ressemble si fort, qu’il n’y a point de marque certaine pour les distinguer sûrement. Nous ajoutons qu’il y a beaucoup de choses probables, et qu’au défaut de l’évidence, une grande probabilité doit être la règle du sage.

VI. Mais enfin, pour éviter tout reproche de partialité, je vais exposer les diverses opinions des philosophes sur ce qui regarde les Dieux. Je les voudrais ici tous ces savants, pour leur faire décider laquelle est la véritable. On me verrait moi-même traiter l’Académie d’obstinée, s’ils venaient à s’accorder tous ; ou que l’un d’eux nous découvrît précisément la vérité. Voici donc l’occasion de m’écrier, comme dans les Synéphèbes :

J’en atteste les Dieux, j’en atteste les hommes.

Avec cette différence qu’il s’agissait là d’une plaisanterie.

Quel abus, quel forfait dans la ville où nous sommes ?
Une courtisane ose, en ce siècle indigent,
D’un amant qui lui plaît refuser de l’argent !

Mais moi, quand je m’écrie de la sorte, c’est pour inviter les philosophes à examiner tous ensemble sérieusement, et avec tout le soin possible, ce qu’il faut penser de la religion, de la piété, de la sainteté, des cérémonies, de la bonne foi, du serment, des temples, des autels, des sacrifices, et des auspices même, où je préside. Car tout cela dépend de l’opinion qu’il faut avoir des Dieux. Et quand on verra combien les hommes les plus doctes ont été partagés là-dessus, il y aura, si je ne me trompe, de quoi faire douter ceux-là mêmes qui se piquent d’avoir trouvé quelque chose de certain. C’est une réflexion que j’ai faite plus d’une fois, mais particulièrement à l’occasion d’une dispute, où il n’y eut rien d’oublié touchant les Dieux immortels. Ce fut chez mon ami Cotta, qui m’avait prié de l’aller voir pendant les féries latines. Je le trouvai dans son cabinet, assis, et discourant avec le sénateur Velléius, que les Épicuriens regardaient comme le premier homme de leur secte, qui fût alors dans Rome. Là se rencontrait en même temps Balbus, qui était si bien versé dans la doctrine des Stoïciens, qu’on l’égalait aux Grecs de ce parti les plus habiles. Du moment que Cotta m’aperçut : C’est fort à propos que vous paraissez, me dit-il. Je m’engageais avec Velléius dans une dispute importante, à laquelle vous ne serez pas fâché d’assister, la matière étant de votre goût.

VII. Je pense comme vous, lui répondis-je, que la rencontre est heureuse pour moi. Car je vous trouve ici trois chefs de sectes : et si Pison faisait le quatrième, toutes les sectes y seraient, au moins toutes celles qui sont renommées. Pison, reprit Cotta, n’est point ici à regretter, s’il est vrai, comme Antiochus le soutient dans un livre qu’il adressa dernièrement à Balbus, que les Stoïciens et les Péripatéticiens s’accordent pour les choses, et ne diffèrent que dans les termes. Vous, Balbus, qui avez lu ce livre, qu’en jugez-vous ? J’ai peine, dit-il, à comprendre qu’un homme aussi éclairé que l’est Antiochus n’ait pas observé qu’il y a une très-grande différence entre les Stoïciens, qui prétendent que l’honnête et le commode diffèrent aussi bien de genre que de nom ; et les Péripatéticiens, qui confondent le commode et l’honnête, comme si l’un et l’autre étaient absolument de même genre, et que toute la différence ne fût que du plus au moins. Cette dispute, loin de porter sur des termes seulement, attaque le fond des choses. Mais gardons-la pour une autre fois, et, si vous le trouvez bon, reprenons celle que nous avions entamée. C’est ma pensée, repartit Cotta. Mais, pour mettre au fait ce nouveau-venu, dit-il en me regardant, il faut lui apprendre que l’entretien roulait sur la nature des Dieux : et qu’y trouvant, comme j’ai toujours fait, beaucoup d’obscurité, je demandais à Velléius qu’il m’expliquât ce qu’en a dit Épicure. Ainsi, Velléius, donnez-vous la peine de répéter ce que vous aviez commencé à nous dire. Je m’en ferai un plaisir, lui répondit Velléius, quoique la personne qui nous arrive soit une ressource pour vous, et non pour moi. Car, ajouta-t-il en riant, vous avez tous deux appris du même Philon à ne rien savoir. Que nous sachions quelque chose ou non, repris-je, c’est à Cotta de le montrer. Mais détrompez-vous, si vous croyez que je vienne lui servir de second. Regardez-moi comme un auditeur équitable, sans préjugés, et que rien ne force à être pour un sentiment plutôt que pour l’autre.

VIII. Velléius ouvrit alors son discours avec cet air d’assurance qui se voit dans les philosophes de son parti, ne craignant rien tant que de paraître douter ; en un mot, comme s’il n’eût fait que de revenir à l’heure même de l’assemblée des Dieux, et des intermondes d’Épicure. Je ne vais pas, dit-il, vous faire entendre des contes frivoles ; vous dire qu’il y a un Dieu qui est l’ouvrier et l’architecte du monde, suivant le Timée de Platon ; que nous devons reconnaître cette vieille devineresse qui a été imaginée par les Stoïciens et qu’on peut appeler providence ; que le monde lui-même est Dieu, qu’il est animé, sensitif, rond, igné, mobile. Pensées monstrueuses qu’il faudrait pardonner, non à des philosophes, mais à des rêveurs. De quels yeux, en effet, votre Platon a-t-il pu voir la structure d’un si grand ouvrage, pour soutenir qu’un Dieu en soit l’auteur ? De quelles machines, de quels ouvriers son Dieu s’est-il servi pour élever ce superbe édifiée ? L’air, le feu, l’eau, la terre, comment ont-ils pu se rendre souples et dociles au gré de l’architecte ? D’où sont venues ces cinq formes, dont toutes les autres sont formées, et qui, par leur mélange bien proportionné, font éclore l’âme et les sens ? Platon dit là-dessus mille choses, bien plutôt imaginées à plaisir, que découvertes par la raison. Ce que j’y trouve de plus merveilleux, c’est de nous donner le monde pour éternel, après nous avoir dit qu’il a été produit, et presque fait à la main. Croyez-vous quelque teinture de physique à une personne capable de se persuader que ce qui a une origine peut durer toujours ? Quel est le composé qui soit exempt d’altération ? Tout ce qui a commencé ne doit-il pas finir ? À l’égard de votre providence, Balbus, si c’est la même chose que le Dieu de Platon, je vous fais les mêmes difficultés, et sur les machines, et sur les ouvriers, et sur le dessein, et sur les moyens d’y réussir. Que si ce n’est pas la même chose, dites-nous pourquoi elle a fait le monde périssable, au lieu que le Dieu de Platon l’a fait éternel ?

IX. Mais ce qui s’adresse en même temps à vous et à Platon : d’où vient que vos architectes songèrent tout d’un coup à construire l’univers, eux qui jusque-là n’avaient fait que dormir pendant des siècles innombrables ? Car, quoique le monde ne fût pas encore, les siècles ne laissaient pas d’être. Je n’entends pas des siècles que la distinction des jours et des nuits fasse compter par un certain nombre d’années. J’avoue que, sans le mouvement du monde, cette distinction n’a pu se faire. Mais ce que je veux dire, c’est qu’il y a eu depuis un temps infini une sorte d’éternité, qui n’était pas mesurée par des portions de temps, et dont il n’est pas possible de comprendre quelle a été la durée, puisqu’on ne peut même s’imaginer qu’il y ait eu quelque temps, lorsque le temps n’était pas encore. Quoi qu’il en soit, je vous demande, Balbus, pourquoi votre providence a consumé dans l’oisiveté cette immense étendue de siècles ? Le travail lui faisait-il peur ? Un Dieu ne sent point la peine du travail : et aussi ne devait-il pas y en avoir pour lui, puisque le ciel, le feu, la terre, la mer, tout lui obéissait. Quel motif, d’ailleurs, le portait à décorer et à illuminer l’univers, comme ferait un édile ? Serait-ce pour se donner un plus beau logement ? Il avait donc passé une éternité dans les ténèbres, comme dans une sombre cabane. Serait-ce pour se réjouir à voir les différents objets qui font la beauté du ciel et de la terre ? Quel plaisir un Dieu peut-il trouver à cela ? S’il y en trouvait, il n’aurait pu s’en passer si longtemps. C’est pour les hommes, dites-vous, qu’il a formé l’univers. Et pour quels hommes ? Pour les sages ? Tout ce grand travail regardait donc peu de gens. Pour les fous ? Rien n’obligeait un Dieu à s’intéresser pour des méchants. Et de plus, quand il aurait pensé à eux, que leur en revient-il, puisque leur vie est le comble de la misère ? Car quelle plus grande misère que la folie ? Quand même les sages, par les biens dont ils ont l’art de profiter, adouciraient les maux qui attaquent sans cesse la tranquillité de leurs jours ; en serait-il moins vrai que les fous ne savent ni éviter les maux qui les menacent, ni en supporter de présents ?

X. Ceux qui ont prétendu que le monde avait une âme, et qu’il était intelligent, n’ont point compris dans quelle forme l’âme peut subsister. Mais avant que de m’expliquer là-dessus, il me suffira ici de remarquer combien peu d’esprit il faut avoir pour dire que le monde est animé, immortel, souverainement heureux, et qu’en même temps il est rond. Pourquoi rond ? Parce que la figure ronde, suivant Platon, est la plus belle de toutes. Mais je trouve, moi, plus de beauté dans le cylindre, dans le carré, dans le cône, dans la pyramide. Et ce Dieu rond, à quoi l’occupez-vous ? à se mouvoir d’une si grande vitesse, que l’imagination même ne saurait y atteindre. Or, je ne vois pas qu’étant agité de la sorte, il puisse être heureux, et avoir l’esprit tranquille. Qui nous ferait ici tourner sans relâche, ne fit-on même tourner que la moindre partie de notre corps, nous serions mal à notre aise. Pourquoi un Dieu s’en trouverait-il mieux que nous ? De plus, si la terre est une portion du monde, c’est par conséquent une portion de Dieu. Or, il y a de vastes régions, qui ne sont ni habitées, ni cultivées : les unes, parce qu’étant trop près du soleil, on y meurt de chaud ; les autres, parce que l’éloignement de cet astre les glace. Si donc le monde est Dieu, il faut, puisque ces régions font partie du monde, convenir que Dieu brûle d’un côté, tandis qu’il est gelé de l’autre. Voilà, Balbus, les sentiments de votre secte. Rapportons ceux des autres philosophes, en commençant par le plus ancien. Thalès de Milet, le premier qui ait examiné ces questions, a dit que l’eau est le principe de toutes choses ; et que Dieu est cette intelligence, par qui tout est formé de l’eau. Pourquoi joindre l’un à l’autre, supposé que les Dieux puissent être sans intelligence, ou qu’une intelligence puisse subsister elle-même sans corps ? Anaximandre croit que les Dieux reçoivent l’être, qu’ils naissent et meurent de loin en loin, et que ce sont des mondes innombrables. Mais peut-on admettre un Dieu qui ne soit pas éternel ? Anaximène prétend que l’air est Dieu, qu’il est produit, qu’il est immense et infini, qu’il est toujours en mouvement. Mais l’air n’ayant point de forme, comment pourrait-il être Dieu, puisque Dieu en doit avoir une, et même une très-belle ? Outre cela, dire qu’il a été produit, n’est-ce pas dire qu’il est périssant ?

XI. Anaxagore, élève d’Anaximène, fut l’auteur de cette opinion : que le système et l’arrangement de l’univers se doivent à la puissance et à la sagesse d’un esprit infini. C’était ne pas comprendre que l’infini ne peut avoir de mouvement joint au sentiment : ou que s’il avait du sentiment, toutes les parties de la nature en seraient frappées, et auraient le même sentiment toutes à la fois. D’ailleurs, si l’on a prétendu que cet esprit fut une sorte d’animal, il lui faut donc un principe intérieur, qui fonde sa dénomination d’animal. Et qu’y a-t-il de plus intérieur que l’esprit ? il reste donc à le revêtir d’un corps. Et c’est ce que ce philosophe ne voulait point. Or il me paraît que notre intelligence ne va pas jusqu’à pouvoir se former quelque notion d’un simple et pur esprit, auquel vous ne joignez rien qui le rende capable de sentiment. Alcméon de Crotone reconnaît une âme divine, et de plus il érige en Dieux le soleil, la lune, et les autres astres. C’est nous donner pour immortels des êtres mortels. Pythagore croit que Dieu est une âme répandue dans tous les êtres de la nature, et dont les âmes humaines sont tirées. Si cela était, Dieu serait déchiré et mis en pièces, quand ces âmes s’en détachent. Il souffrirait, et un Dieu n’est point capable de souffrir : il souffrirait, dis-je, dans une partie de lui-même, quand elles souffrent, comme il leur arrive à la plupart. Pourquoi, d’ailleurs, l’esprit de l’homme ignorerait-il quelque chose, s’il était Dieu ? Enfin, si ce Dieu n’était absolument qu’une âme, de quelle manière s’unirait-il au monde ? Xénophane dit que Dieu est un tout infini, et il y ajoute une intelligence. Quant à cette intelligence, c’est une erreur qui lui est commune avec d’autres : mais il est plus blâmable encore de prétendre que l’infini soit capable de sentiment, et que rien puisse y être joint. Parménide s’est figuré je ne sais quoi de semblable à une couronne ; un cercle tout lumineux et non interrompu, qui environne le ciel. Voilà ce qu’il appelle Dieu. Où prend-il dans ce cercle la figure divine, et quelle apparence qu’il y ait du sentiment ? Autres visions : il divinise la guerre, la discorde, la cupidité, mille choses semblables, qui, bien loin d’être immortelles, sont détruites par la maladie, par le sommeil, par l’oubli, par le temps seul. Je n’ajoute pas qu’il fait aussi le même honneur aux astres, pour ne point répéter ce que j’ai dit sur cette opinion, il n’y a qu’un moment.

XII. Empédocle, auteur peu exact sur bien d’autres matières, se trompe lourdement sur ce qui regarde les Dieux. Car les quatre éléments, dont il veut que tout soit composé, et qui ne sont visiblement que des mixtes insensibles et périssables, il les croit divins. Protagore ne paraît avoir nulle idée des Dieux, puisqu’il déclare ouvertement qu’il ne sait pas trop bien s’il y en a, ou s’il n’y en a pas, ni ce que c’est. Démocrite (quel égarement) donne la qualité de Dieux, et aux images des objets qui nous frappent ; et à la nature qui fournit, qui envoie ces images ; et aux idées, dont elles nous remplissent l’esprit. Qu’après cela il assure que rien n’est éternel, parce que rien ne demeure toujours dans un même état : n’est-ce pas renverser d’un seul coup l’existence des Dieux, et toutes les opinions qui rétablissent ? L’air est le Dieu que Diogène d’Apollonie reconnaît. Et quel sentiment l’air peut-il avoir ? quelle forme convenable à un Dieu ? Pour exposer toutes les variations de Platon, il faudrait un long discours. Dans le Timée, il dit que le père de ce monde ne saurait être nommé : et dans les livres des Lois, qu’il ne faut pas être curieux de savoir ce que c’est proprement que Dieu. Quand il prétend que Dieu est incorporel, c’est nous parler d’un être incompréhensible, et qui ne pourrait avoir ni sentiment, ni sagesse, ni plaisir ; attributs essentiels aux Dieux. Il dit aussi, et dans le Timée, et dans les Lois, que le monde, le ciel, les astres, la terre, les âmes, les divinités que nous enseigne la religion de nos pères, il dit que tout cela est Dieu. Ces opinions, prises en particulier, sont évidemment fausses ; et prises toutes ensemble, se contredisent prodigieusement. Xénophon, en moins de paroles, débite à peu près les mêmes erreurs. Car dans le volume où il a recueilli les discours mémorables de Socrate, il lui fait dire qu’on ne doit point chercher de quelle figure est Dieu ; que le soleil est Dieu ; que l’âme l’est pareillement ; qu’il n’y en a qu’un seul, qu’il y en a plusieurs. C’est à peu près ce que je viens de reprocher à Platon.

XIII. Antisthène, dans son traité de physique, dit qu’il y a plusieurs Dieux révérés parmi les nations, mais qu’il n’y en a qu’un naturel : et par là il renverse absolument les idées que nous devons avoir des Dieux. Speusippe ne travaille pas moins, à les détruire, lorsque marchant sur les traces de Platon son oncle, il soutient que c’est une certaine force vitale, qui gouverne tout. Aristote, dans son troisième livre de la philosophie, ne s’explique pas toujours d’une manière uniforme sur ce sujet, en cela disciple fidèle de Platon. Tantôt il veut que toute la divinité réside dans l’intelligence ; tantôt, que le monde soit Dieu. Après il en reconnaît quelque autre, qui est au-dessus du monde, dit-il, et qui a soin d’en régler et d’en conserver le mouvement par une espèce de révolution. Ailleurs il enseigne que Dieu n’est autre chose que ce feu qui brille dans le ciel : comme si le ciel était autre chose lui-même qu’une partie de ce monde qu’il nous donnait tout à l’heure pour un Dieu ? Pense-t-il que le ciel pût tourner avec tant de précipitation sans perdre le sentiment ? Et où loger tant d’autres Dieux, supposé que le ciel en soit un ? Quand il dit enfin que Dieu n’a point de corps, il en fait un être irraisonnable, et même insensible. Comment le monde peut-il se mouvoir, s’il n’a point de corps ? Et comment peut-il être tranquille et heureux, s’il est toujours en mouvement ? Xénocrate, qui avait eu le même maître qu’Aristote, ne raisonne pas mieux que lui sur cette matière. Car dans ce qu’il a écrit des Dieux, il ne dit point de quelle figure ils sont, mais seulement qu’il y en a huit. Les planètes en font cinq : les étoiles fixes n’en font qu’un toutes ensemble, comme autant de membres épars : le soleil fait le septième, et la lune enfin le huitième. Par quel endroit ces Dieux-là peuvent être heureux, c’est ce qu’on ne voit pas. Héraclide de Pont, élevé à la même école de Platon, a rempli ses livres de contes puérils. Tantôt il dit que Dieu, c’est le monde ; tantôt, que c’est l’intelligence. Il attribue aussi la divinité aux planètes. Il prive Dieu de sentiment, et veut que sa figure soit changeante. Enfin, il dit, et tout cela dans le même ouvrage, que la terre et le ciel sont des Dieux. Théophraste là-dessus est d’une inconstance qui n’est pas supportable. Dans un endroit il attribue la suprême divinité à l’intelligence ; dans un autre, au ciel en général ; et après cela aux astres en particulier. Son disciple Straton, qui est appelé le physicien, ne mérite pas qu’on l’écoute, quand Il dit qu’il n’y a point d’autre Dieu que la nature ; que c’est le principe de toutes les productions et de toutes les mutations ; qu’au reste elle n’a point de sentiment, point de forme.

XIV. Zénon (car il est temps, Balbus, que j’en vienne à vos Stoïciens) nous fait de la loi naturelle un Dieu, et lui donne le pouvoir de nous commander ce qui est juste, et de nous défendre ce qui est injuste : or nous ne saurions, ni concevoir qu’elle soit quelque chose d’animé, ni admettre un Dieu qui ne le soit pas. Il veut ailleurs que Dieu soit l’éther ; comme si l’on pouvait faire un Dieu d’un être insensible, sourd à nos prières, à nos souhaits, à nos vœux ! Il dit encore ailleurs qu’une certaine raison, qui est répandue dans tous les êtres de la nature, a tous les caractères de la divinité. Il dit la même chose des astres, des années, des mois, des saisons. Et quand il explique la Théogonie d’Hésiode, il sape toutes les notions établies touchant les Dieux : car il ne reçoit pour tels, ni Jupiter, ni Junon, ni Vesta, ni quelque autre que ce soit, qui ait son nom propre : mais il prétend que ce sont de purs noms, qui, sous prétexte de quelque allusion, furent donnés à des êtres inanimés et muets. Ariston son disciple ne s’égare pas moins que lui, en soutenant que la figure divine est incompréhensible ; que les Dieux n’ont point de sentiment : et que même on peut douter si Dieu est ou n’est pas un être animé. Cléanthe, autre élève de Zénon, avance d’abord que c’est le monde même qui est Dieu : ensuite, que c’est l’intelligence et l’âme de toute la nature : et ailleurs, que le Dieu le plus certain que nous ayons, c’est le feu céleste, l’éther, qui est le dernier et le plus élevé de tous les êtres, qui s’étend de tous côtés, qui fait l’extrémité de tout, qui ceint et qui embrasse tout. Dans ses livres contre la volupté, où il parle comme un homme en délire, il peint de fantaisie la figure des Dieux ; et après nous avoir dit qu’il n’en reconnaît point d’autres que les astres, il ajoute que la raison est à son gré ce qu’il y a de plus divin. C’est anéantir un Dieu tel que nous concevons qu’il doit être, conformément aux idées que nous en avons, et qui sont, pour ainsi dire, ses vestiges imprimés dans notre esprit.

XV. Persée, autre disciple encore de Zénon, dit que ceux à qui l’on a donné le titre de Dieux sont des hommes qui ont inventé les arts ; et que ce titre s’est accordé pareillement aux choses qui nous sont utiles et salutaires. Ainsi, non content de croire qu’elles ont été inventées par des Dieux, il veut qu’elles soient divines elles-mêmes. Peut-on ravaler la divinité jusqu’à en faire part, ou à des choses de si bas prix, ou à des hommes morts, qui pour tout culte ne méritent que des funérailles ? Chrysippe, qui a le plus raffiné sur les songes des Stoïciens, assemble une troupe de Dieux inconnus ; et si fort inconnus, que notre imagination ne peut s’en former une idée précise, quoiqu’il n’y ait rien qu’elle ne paraisse capable d’embrasser. Il dit que la divinité consiste dans la raison, dans l’intelligence, dans l’âme de toute la nature. Que Dieu, c’est le monde lui-même, et cette âme dont il est pénétré. Que c’est la partie supérieure de l’âme, l’intelligence et la raison. Que c’est le principe qui agit en tout, et qui conserve tout. Que c’est ce fantôme de destin, par qui l’avenir est immuable. Que c’est le feu, et cet éther dont j’ai déjà parlé. Que ce sont aussi les éléments dont il est la source, et qui en découlent naturellement, l’eau, la terre, l’air. Que c’est le soleil, la lune, les autres astres, tout l’univers. Que ce sont les hommes qui jouissent de l’immortalité. Il soutient, de plus, que ce que nous appelons Jupiter, c’est l’éther ; Neptune, la mer ; Cérès, la terre ; et ainsi des autres Dieux. Il dit que Jupiter est aussi cette loi éternelle, invariable, qui est notre guide, et la règle de nos devoirs : loi qu’il appelle nécessité fatale, éternelle vérité des choses futures. Rien de tout cela n’est tel, qu’on le puisse regarder comme divin. Je ne fais pourtant rien dire à Chrysippe, qui ne soit dans le premier livre qu’il a écrit sur la nature des Dieux. Et à voir comment il veut, dans le second, accommoder les fables d’Orphée, de Musée, d’Hésiode, et d’Homère, avec tout ce qu’il a établi dans le premier, on dirait que le pur stoïcisme régnait parmi les plus anciens poètes, à qui jamais ces explications ne sont venues dans l’esprit. C’est ainsi que Diogène de Babylone, dans son livre intitulé Minerve, prétend expliquer physiquement, et d’une manière qui ne ressente point la fable, l’enfantement de Jupiter et la naissance de cette Déesse.

XVI. Telles sont donc les opinions des philosophes, ou, pour mieux dire, leurs rêveries. Car valent-elles mieux de beaucoup que les fables des poètes, qui, dans un langage d’autant plus dangereux qu’il est plein de grâces, nous ont représenté les Dieux enflammés de courroux, et passionnés jusqu’à la fureur ; ont dépeint leurs guerres, leurs démêlés, leurs combats, leurs blessures ; ont raconté leurs haines, leurs dissensions, leur naissance, leur mort, leurs chagrins, leurs plaintes, leurs voluptés de toute espèce, leurs adultères, leurs chaînes, leurs commerces impudiques avec le genre humain, d’où sortent des mortels engendrés par un immortel ? Aux erreurs des poètes ajoutons les folies des mages et celles des Égyptiens, avec les préjugés vulgaires, qui ne font que varier, parce que l’ignorance de la vérité rend le peuple incapable de fermeté dans sa croyance. Peut-on se défendre après cela de révérer Épicure, jusqu’à le compter lui-même pour une divinité, lorsqu’on voit que, parmi tant d’opinions si peu raisonnables, il a pensé juste sur ce qui concerne les Dieux ? Car il est le seul qui ait fondé leur existence sur ce que la nature elle-même grave leur idée dans tous les esprits. Sans avoir l’idée d’une chose, c’est-à-dire, sans en avoir une représentation mentale, vous ne sauriez la concevoir, ni en parler. Or quel peuple, quelle sorte d’hommes n’a pas, indépendamment de toute étude, une idée, une prénotion des Dieux ? Épicure, dans son divin livre De la règle et du jugement, fait sentir la force et l’utilité de ce principe, qui est le fondement sur lequel on établit tout ce qui regarde cette question.

XVII. En effet, puisque ce n’est point une opinion qui vienne de l’éducation, ou de la coutume, ou de quelque loi humaine ; mais une croyance ferme et unanime parmi tous les hommes, sans un seul d’excepté, c’est donc par des notions empreintes dans nos âmes, ou plutôt innées, que nous comprenons qu’il y a des Dieux. Or tout jugement de la nature, quand il est universel, est nécessairement vrai. Il faut donc reconnaître qu’il y a des Dieux. Et puisque savants et ignorants s’accordent presque tous là-dessus, il faut donc reconnaître aussi, que les hommes ont naturellement une idée des Dieux, ou, comme j’ai dit, une prénotion. Je fais ce mot à l’exemple d’Epicure, puisque aussi bien ne saurait-on exprimer de nouvelles choses que par des termes nouveaux. Sur ce même principe nous jugeons que les Dieux sont immortels, et souverainement heureux. Car la même impression de la nature, qui nous représente les Dieux, nous persuade aussi de leur immortalité, et de leur félicité. Ainsi nous devons tenir pour vraie, cette maxime d’Epicure : Qu’un être heureux et immortel n’a point de peine, et n’en fait à personne ; que par conséquent il n’est capable ni de colère, ni d’affection, parce que ces sortes de sentiments ne viennent que de faiblesse. On se passerait d’en savoir davantage, si l’on ne voulait que révérer pieusement les Dieux, et se garantir de la superstition. Car d’un côté les Dieux étant immortels, et parfaitement heureux, les hommes dès lors se croiraient obligés à les honorer, parce que la vénération est due à des êtres qui sont d’un ordre supérieur. Et d’autre côté, les Dieux n’étant capables ni de colère, ni d’affection, les hommes dès lors comprendraient qu’ils n’ont rien à craindre de leur part. Mais pour démêler encore mieux la vérité de cette opinion, notre curiosité s’étend jusqu’à vouloir aussi savoir de quelle forme sont les Dieux, comment ils vivent, et de quoi s’occupe leur esprit.

XVIII. À l’égard de leur forme, nous sommes naturellement portés à croire que c’est la forme humaine : et, pour ne pas ramener tout aux notions primitives, j’ajoute que la raison l’enseigne pareillement. Nous le savons, dis-je, par les lumières de la nature : car n’est-ce pas sous cette image que toutes les nations se représentent les Dieux, et qu’ils s’offrent toujours à nos esprits, soit que nous dormions, ou que nous soyons éveillés ? Nous le savons aussi par les lumières de la raison : car puisque la félicité et l’immortalité concourent à les rendre des êtres parfaits, ne leur convient-il pas d’avoir la forme la plus belle de toutes ? Or quelle plus belle forme que celle de l’homme, pour l’assortiment des membres, pour la proportion des traits, pour la taille, pour l’air ? Je m’en rapporte là-dessus, non à notre ami Cotta, qui avance le pour et le contre ; mais à vous, Balbus, qui savez que vos Stoïciens, quand ils prétendent montrer que notre corps est l’ouvrage d’un Dieu, observent avec quel art tout y est placé, autant pour la beauté que pour l’usage. Certainement, de tous les êtres animés, l’homme est le mieux fait. Puisque les Dieux sont du nombre, faisons-les donc ressembler à l’homme. La suprême félicité, d’ailleurs, est leur partage. Or la félicité ne saurait être sans la vertu, ni la vertu sans la raison, ni la raison hors de la forme humaine. Donc les Dieux ont une forme humaine. Je ne dis pas cependant qu’ils aient un corps, ni du sang : mais je dis qu’ils ont comme un corps, et comme du sang. Distinction un peu subtile, qu’Épicure n’a pas mise à la portée du commun. Je devrais ici la développer, si je ne comptais sur votre pénétration. Épicure donc, pour qui les choses les plus cachées étaient aussi claires que s’il les eût touchées au doigt, enseigne que les Dieux ne sont pas visibles, mais intelligibles. Que ce ne sont pas des corps d’une certaine solidité, ni qu’on puisse compter un à un, comme des corps véritablement solides ; mais que nous les concevons par des images ressemblantes et passagères. Que comme il y a des atomes à l’infini pour produire de ces images, elles sont inépuisables, et viennent en foule se présenter à nos esprits, où elles forment l’idée d’une félicité parfaite, et nous font comprendre, quand nous y sommes bien attentifs, ce que c’est que des êtres heureux et immortels.

XIX. Outre cela, il est très-important de bien connaître la nature de l’infini. Elle veut que toutes choses soient tellement proportionnées, qu’il y en ait d’une espèce autant que d’une autre, et qu’il s’en fasse, comme dit Épicure, un partage égal. D’où il s’ensuit, que s’il y a une si grande quantité d’êtres mortels, il n’y en a pas moins d’immortels ; et que s’il y a une infinité de causes qui détruisent, il y en doit pareillement avoir d’innombrables qui conservent. Faut-il maintenant nous demander comment vivent les Dieux, et de quoi ils s’occupent ? Leur vie est la plus heureuse, la plus délicieuse qu’on puisse imaginer. Un Dieu ne fait rien ; il ne s’embarrasse de nulle affaire ; il n’entreprend rien ; sa sagesse et sa vertu font sa joie ; les plaisirs qu’il goûte, plaisirs qui ne sauraient être plus grands, il est sûr de les goûter toujours.

XX. Voilà, Balbus, un Dieu heureux : mais le vôtre, il est accablé de travail. Car si vous croyez que ce soit le monde lui-même ; tournant, comme il fait sans relâche, autour de l’axe du ciel, et cela encore avec une étrange rapidité peut-il avoir un instant de repos ? Or sans repos point de félicité. Et si l’on prétend qu’il y ait dans le monde un Dieu qui le gouverne, qui préside au cours des astres et aux saisons, qui règle, qui arrange tout, qui ait l’œil sur les terres et sur les mers, qui s’intéresse à la vie des hommes et qui se charge de pourvoir à leurs besoins, c’est lui donner, en vérité, de tristes et de pénibles affaires. Or il faut pour être heureux, selon nous, avoir l’esprit tranquille, et ne se mêler de rien. Aussi l’auteur de tout ce que nous savons nous enseigne-t-il que le monde est l’ouvrage de la nature. Vous le regardez, ce monde, comme un chef-d’œuvre si difficile, qu’il fallait absolument une main divine pour y réussir : et cependant il a coûté si peu à la nature, qu’elle fera encore, a déjà fait, et même fait à toute heure, une infinité de mondes. Parce que vous ne concevez pas qu’elle ait ce pouvoir, si elle n’est guidée par quelque intelligence, vous avez recours à un Dieu, comme les poètes tragiques, pour trouver un dénoûment. Mais vous jugeriez que c’est une aide inutile, si vous aviez devant les yeux cette prodigieuse étendue de régions, où l’esprit peut à son gré se promener de toutes parts, sans rencontrer un terme qui borne sa vue. Régions immenses en largeur, en longueur, en profondeur, où voltigent sans cesse une infinité d’atomes, qui à travers le vide s’approchent les uns des autres, s’attachent, et par leur union forment ces différents corps, que vous croyez ne pouvoir être faits qu’avec des soufflets et des enclumes. Vous nous mettez ainsi sur la tête un maître éternel, dont nous devrions jour et nuit avoir peur. Car le moyen de ne pas craindre un Dieu qui prévoit tout, qui pense à tout, qui remarque tout, qui croit que tout le regarde, qui veut se mêler de tout, qui n’est jamais sans affaire ? De là votre destin. Peut-on estimer une philosophie qui nous dit comme les vieilles, et ajoutons comme les vieilles ignorantes, que tout ce qui nous arrive dans la vie, c’est parce que l’éternelle vérité l’a décidé, et que tel est l’enchaînement des choses ? De là encore votre divination. À vous en croire, nous deviendrions superstitieux jusqu’à révérer les aruspices, les augures, les devins, et autres gens semblables. Pour nous, exempts de toutes ces terreurs, et mis en liberté par Épicure, nous ne craignons point les Dieux, parce que nous savons qu’ils évitent toute occasion de chagrin, et ne cherchent à inquiéter personne. Du reste, nous les honorons pieusement et saintement, comme des êtres parfaits. Mais je crains que mon goût pour ma secte ne m’ait porté trop loin. Il était difficile, je l’avoue, de m’embarquer dans une si grande et si belle question, pour ne la traiter qu’à demi. J’aurais cependant mieux fait de songer à écouter, que de parler si longtemps.

XXI. Ici Cotta, prenant la parole, répondit avec cette politesse qui lui était ordinaire : Vous n’auriez, Velléius, rien pu tirer de moi, si vous n’aviez parlé le premier. Car j’ai fait souvent cette remarque, et je viens encore de la faire en vous écoutant, qu’il ne m’est pas si aisé de trouver les raisons qui établissent le vrai, que celles qui combattent le faux. Demandez-moi positivement ma pensée sur la nature des Dieux, peut-être vous laisserai-je sans réponse. Que vous me demandiez, au contraire, si je me rencontre là-dessus avec vous, mon parti sera pris à l’instant pour la négative. Mais avant que d’en venir à l’examen de vos propositions, il faut vous dire l’idée que j’ai de vous. Votre ami Crassus m’avait dit souvent que, parmi les sectateurs d’Épicure, vous méritiez d’être préféré à tous les Romains, et qu’il y avait même peu de Grecs qui vous fussent comparables. À vous parler franchement, je craignais que l’amitié n’eut un peu trop de part à cet éloge. Mais si j’ose moi-même vous louer en face, je vous dirai que, malgré la difficulté et l’obscurité du sujet, le discours que je viens d’entendre m’a paru clair, profond, et d’une élégance qui n’est pas commune dans votre secte. Quand j’étais à Athènes, j’entendais souvent Zénon, que Philon appelait le coryphée des Épicuriens ; et je l’entendais par l’ordre de Philon lui-même, qui apparemment m’obligeait de puiser vos opinions à la source, pour me convaincre par là qu’en les réfutant on ne les déguisait point. Quoi qu’il en soit, Zénon avait cela de particulier, qu’il s’expliquait comme vous avec méthode, avec force, avec élégance. Mais ne vous offensez pas de cet aveu : ses discours faisaient sur moi une impression que le vôtre a renouvelée ; j’en sortais avec le chagrin de voir qu’un si bel esprit se fût livré à des opinions si vaines, pour ne pas dire si absurdes. Je ne me flatte pas cependant d’avoir trouvé rien de meilleur. Aussi vous ai-je dit qu’il m’était plus aisé de nier que d’affirmer ; et c’est ce que j’éprouve surtout en matière de physique.

XXII. Si vous me demandez ce que c’est que Dieu, je ferai avec vous comme Simonide avec le tyran Hiéron, qui lui proposait la même question. D’abord il demanda un jour pour y penser : le lendemain, deux autres jours : et comme chaque fois il doublait le nombre des jours qu’il demandait, Hiéron voulut en savoir la cause. Parce que, dit-il, plus j’y fais réflexion, plus la chose me parait obscure. Ce qui me fait juger que Simonide, qui n’était pas seulement un poëte délicat, mais qui d’ailleurs ne manquait ni d’érudition, ni de bon sens, perdit à la fin toute espérance de trouver la vérité, après que son esprit se fut promené d’opinions en opinions, les unes plus subtiles que les autres, sans pouvoir démêler la véritable. Pour ce qui est de votre Épicure, car j’en veux à lui, non à vous, avance-t-il rien qui soit digne, ne disons pas d’un philosophe, mais d’un homme un peu sensé ? Le premier article qui se présente ici à décider, c’est s’il y a des Dieux, ou s’il n’y en a point ? Il est difficile, dit-il, de nier qu’il y en ait. Oui, en public : mais en particulier, discourant comme nous faisons ici, rien de si facile. Tout pontife que je suis, et quoique je croie qu’il faut observer inviolablement ce qui a rapport aux cérémonies et au culte divin, je voudrais, au lieu de probabilités, avoir de bonnes démonstrations sur l’existence des Dieux. Car j’ai peine à me défendre de certaines pensées qui de temps en temps me troublent, et me rendent presque incrédule à cet égard. Mais voyez où va ma complaisance ; je veux bien vous passer tout ce que vous avez de commun avec les autres philosophes. Ainsi je ne vous attaquerai point sur l’existence des Dieux, pour laquelle presque tous se déclarent, et moi particulièrement. Mais ce que j’attaque, c’est la preuve que vous en apportez.

XXIII. Vous la fondez sur le consentement général de tous les hommes, qui suffit, dites-vous, pour nous convaincre qu’il y a des Dieux. Or je ne trouve dans cette preuve, ni solidité, ni vérité. Car d’où savez-vous ce que pensent toutes les nations ? Je suis persuadé, moi, qu’il y a beaucoup de peuples assez brutaux pour n’avoir pas la moindre idée des Dieux. Et Diagore, qu’on a nommé l’Athée, n’a-t-il pas nié ouvertement l’existence des Dieux ? Théodore ne l’a-t-il pas niée ? Vous avez vous-même fait mention de Protagore, le plus grand sophiste de son temps, que les Athéniens chassèrent, non-seulement de leur ville, mais encore de leur territoire, et dont ils firent brûler publiquement les ouvrages, parce qu’il en avait commencé un de cette sorte : Je ne saurais dire s’il y a des Dieux, ni ce que c’est. Sa punition, je crois, empêcha que beaucoup d’autres ne fissent profession ouverte d’athéisme, quand ils virent que sur le simple doute on ne lui avait pas fait grâce. Parlerons-nous des sacriléges, des impies, des parjures ? Si jamais Tubulus, comme dit un de nos poètes, si Lupus ou Carbon, ou tel autre fils de Neptune, avaient été persuadés qu’il y eût des Dieux, auraient-ils porté le parjure et l’impiété à cet excès ? La preuve sur laquelle vous comptiez n’est donc pas si bonne qu’il vous semble. Mais puisqu’elle vous est commune avec les autres philosophes, je veux bien à présent n’y point toucher, et m’arrêter uniquement à ce que vous avez de singulier. Je vous accorde l’existence des Dieux : apprenez-moi donc leur origine, leur demeure, ce qu’ils sont de corps et d’esprit, comment ils vivent ; car voilà ce que j’ai envie de savoir. Vous donnez à vos atomes un empire absolu, qui vous est d’un merveilleux secours. Vous faites d’eux comme le potier de son argile, tout ce qu’il nous plaît. Or je commence par vous nier qu’il y ait des atomes : car tout est plein, et il n’a point d’espace qui ne soit occupé par quelque corps. Donc il ne peut y avoir ni vide, ni atomes.

XXIV. Tels sont les oracles des physiciens. Qu’ils soient vrais ou faux, c’est ce que j’ignore. Toujours sont-ils plus vraisemblables que ces prétendus corpuscules, les uns polis, les autres rudes, ceux-ci ronds, ceux-là terminés en angle, quelques-uns courbes et comme crochus, dont Leucippe et Démocrite ont eu la hardiesse de nous dire que le concours fortuit avait formé le ciel et la terre, sans être déterminé par un agent. C’est par vos soins, Velléius, que cette opinion subsiste encore de nos jours. Vous l’avez plus à cœur que toutes les fortunes imaginables. Avant que de savoir ce que pensaient les Épicuriens, vous aviez cru devoir vous jeter dans leur parti : et puis, les premières démarches étant faites, il a fallu embrasser leurs folles erreurs, ou en venir à une rupture éclatante. Pourrait-on effectivement vous y résoudre, à quelque prix que ce fût ? Rien, dites-vous, n’est capable de me faire quitter une secte qui me rend heureux, et qui me découvre la vérité. Qu’elle vous rende heureux, ce n’est pas là ce que je vous contesterai, puisque vous pensez qu’un Dieu même ne l’est pas, à moins qu’il ne languisse dans une oisiveté parfaite. Mais la vérité, où la mettez-vous ? Apparemment dans ces mondes innombrables, qui naissent et qui périssent à chaque instant : ou dans ces corpuscules indivisibles, qui forment de si beaux ouvrages, sans qu’une cause intelligente dirige leur travail ? Mais c’est oublier que d’abord je vous ai traité avec plus d’indulgence. Eh bien, je vous le passe encore, tout est composé d’atomes. Trouverons-nous là ce que nous cherchons, qui est la nature des Dieux ? Les croyez-vous composés d’atomes ? Ils ne sont donc pas éternels. Car tout être qui est un assemblage d’atomes n’existait pas avant que d’être composé. Donc si les Dieux sont un assemblage d’atomes, ils n’ont pas toujours existé. Donc, n’ayant pas toujours existé, ils auront nécessairement une fin. C’est l’argument que vous avez vous-même employé contre le monde de Platon. Et que devient alors cet être heureux, cet être immortel, qui est ce que vous appelez Dieu ? Vous croyez vous sauver en répondant qu’il y a dans un Dieu, non pas un corps, mais comme un corps ; non pas du sang, mais comme du sang. C’est vous jeter dans les épines, s’il faut ainsi dire, pour vous tirer d’un mauvais pas.

XXV. Vous en usez souvent de la sorte. Quand vous quittez le vraisemblable, aussitôt vous cherchez à vous mettre à couvert de la censure, en recourant à des impossibilités : et cela, avec une audace qui ne vaut pas le sincère aveu que vous feriez de votre erreur. Par exemple, si les atomes, par une suite de leur pesanteur, se portaient directement en bas, Épicure a bien vu que l’homme n’aurait point de liberté, puisque leur mouvement serait nécessaire et immuable. Pour sortir de là, il a enchéri sur Démocrite, eu supposant que les atomes, outre ce mouvement perpendiculaire que leur donne leur pesanteur, en ont un aussi d’inflexion, qui les écarte un peu de la ligne droite. Il est plus honteux de se défendre par ce détour, que de se rendre sans dispute. Les Dialecticiens enseignent que dans toutes les propositions appelées disjonctives, qui renferment une affirmation et une négation, l'une ou l’autre doit se trouver vraie. Mais de peur que, s’il accordait une proposition telle que celle-ci, Demain Épicure vivra, ou ne vivra pas, ce ne fût reconnaître quelque chose d’inévitable, sa ressource a été de nier que dans ces sortes de propositions, où l’on avance deux contradictoires, l’un ou l’autre dût être nécessairement vrai. Est-il rien qui marque un esprit plus bouché ? Arcésilas prétendait que le rapport des sens était toujours faux : Zénon disait que les sens quelquefois se trompaient, mais ne se trompaient pas toujours : Épicure, ne voyant point de milieu entre se tromper toujours et ne se tromper jamais, a mieux aimé soutenir que tous les sens étaient les messagers de la vérité. C’est le trait d’un habile personnage, qui, pour éviter une légère atteinte, s’attire des coups mortels. Et voilà ce qui lui arrive, quand pour empêcher qu’on ne conclue que les Dieux ne sont pas éternels, s’ils ne sont qu’un assemblage d’atomes, il dit que les Dieux ont, non pas un corps, mais comme un corps : non pas du sang, mais comme du sang.

XXVI. On s’étonne qu’un aruspice en regarde un autre sans rire ; mais moi je suis encore plus surpris que vous puissiez vous tenir de rire, quand vous êtes plusieurs ensemble de votre secte. Non pas un corps, mais comme un corps ! Si l’on appliquait ces paroles à des statues de cire ou de plâtre, je les entendrais : mais à l’égard d’un Dieu, je ne sais ce que veut dire comme un corps, ou comme du sang. Vous n’en savez rien vous-même, Velléius, mais vous ne voulez pas l’avouer. Ce sont des mots que vous récitez comme par cœur d’après Épicure, qui les avait imaginés à ses heures de loisir. Je dis, au reste, qu’il les a imaginés ; car il se glorifie dans ses ouvrages de n’avoir point eu de maître. Je le crois aisément, par la même raison que je croirais une personne qui se vanterait d’avoir bâti sans architecte un fort mauvais édifice. Aussi, ne lui voit-on rien qui sente l’Académie, ni le Lycée : rien même qui montre qu’il ait fait les premières études que font les enfants. Xénocrate, un des grands hommes qu’il y ait eu, aurait pu être son maître ; quelques-uns même prétendent qu’il l’a été : mais Épicure s’en défend ; il faut l’en croire. De son aveu, il prit quelques leçons d’un certain Pamphile, disciple de Platon. Ce fut à Samos, où il a passé sa jeunesse avec son père et ses frères. Son père Néoclès y était allé pour avoir des terres à labourer, et y tenait école, parce que son petit champ ne suffisait pas, je crois, à son entretien. Quoi qu’il en soit, Epicure traite ce Platonicien avec le dernier mépris : tant il a peur qu’on ne le soupçonne d’avoir jamais appris quelque chose. C’est pourtant un fait certain, qu’il a entendu Nausiphane, sectateur de Démocrite. Il n’en disconvient pas lui-même, quoiqu’il l’outrage horriblement. Et après tout, si on ne lui a pas enseigné les opinions de Démocrite, quelle autre instruction avait-il reçue ? Car toute sa physique, n’est-ce pas Démocrite tout pur, à quelques changements près, comme l’inflexion des atomes, dont j’ai déjà dit qu’il fut l’inventeur ? Pour le reste, il ne fit que conserver le système de Démocrite, les atomes, le vide, les images, les espaces infinis, un nombre innombrable de mondes, qui tantôt se forment, tantôt se détruisent ; eu un mot, presque toute la physique. Revenons à ces paroles, comme un corps, comme du sang. Qu’entendez-vous par là ? Car vous pouvez là-dessus avoir des lumières que je n’ai pas, et que même je ne vous envie point. Mais enfin je voudrais bien savoir comment une chose, qui serait claire pour Velléius, serait impénétrable pour Cotta ? Je sais ce que c’est qu’un corps, je sais ce que c’est que du sang : mais je ne sais point du tout ce que signifie comme un corps, comme du sang. Vous ne faites pas le mystérieux avec moi, comme Pythagore avec ceux qui n’étaient pas de ses disciples : vous n’affectez pas, comme Héraclite, de parler obscurément : il faut, ce qui soit dit entre nous, que vous ignoriez vous-même le sens de ces paroles.

XXVII. Ce que j’y vois, c’est que vous prétendez que les Dieux ont une certaine, forme, qui n’a rien de composé, ni de solide ; qui n’a point de relief, ni de saillie ; mais qui est simple, plate, diaphane. Ainsi nous en dirons comme de la Venus de Cô, que ce n’est pas un corps, mais quelque chose qui paraît un corps : que ce rouge qui éclate mêlé, de blanc, n’est pas du sang, mais quelque chose qui paraît du sang. Et de là nous conclurons qu’il n’y a dans le Dieu d’Épicure que des apparences, point de réalité. Supposez que, sans pouvoir vous comprendre, je ne laisse pas de vous croire. Dites-moi après cela de quelle figure sont ces Dieux crayonnés ; quel air ont-ils ? Vous les voulez de figure humaine, pourquoi ? En premier lieu, parce que naturellement, quand nous pensons a un Dieu, c’est sous une forme humaine qu’il se présente à nous. En second lieu, parce qu’un Dieu étant un être parfait, il doit avoir la forme humaine, comme la plus belle de toutes. En troisième lieu, parce qu’il n’y a point d’autre forme que celle-là qui puisse être le siége de l’entendement. Voilà bien des preuves, mais voyons si elles sont bonnes : car il me paraît que vous faites valoir ici le droit, qui vous est comme acquis, de raisonner sur des principes éloignés de toute probabilité. Fut-il jamais homme assez peu éclairé pour ne voir pas que ce qui a fait donner aux Dieux une forme humaine, ou ç’a été l’adresse des politiques, qui ont cru que ce serait un moyen d’inspirer plus aisément la piété a des hommes grossiers, et de les retirer par là de leurs dérèglements : ou ç’a été la superstition, afin qu’il y eût des simulacres, et que ceux qui en approcheraient pour les vénérer crussent approcher des Dieux en personne ? D’ailleurs, les poètes, les peintres, les sculpteurs y ont aidé beaucoup ; car difficilement pouvait-on représenter les Dieux sous quelque autre forme, qui leur conservât un air d’action et de mouvement. Peut-être aussi que la source de cette illusion, c’est l’idée que les hommes ont de leur beauté. Mais vous, qui faites le physicien, vous ne voyez pas combien la nature est attentive et habile à se rendre aimable ! Quelque animal que ce soit, ou sur la terre, ou dans les eaux, ne préfère-t-il pas à tout autre un animal de son espèce ? Par quelle autre raison ne verrait-on pas de l’empressement au taureau pour la jument, au cheval pour la génisse ? Pensez-vous que l’aigle, que le lion, que le dauphin ne soit pas charmé de sa propre figure ? Si donc la nature a inspiré pareillement à l’homme de ne trouver rien de plus beau que l’homme, faut-il s’étonner que cela nous fasse présumer que les Dieux nous ressemblent ? Quoi ! vous pensez que les bêtes, si elles avaient l’usage de la raison, ne donneraient pas chacune à son espèce le prix de la beauté ?

XXVIII. Pour moi, quoique je sois assez content de moi-même, je n’oserais pourtant me croire plus beau que ce taureau qui ravit Europe ; car ni l’esprit ni la parole ne font rien ici, où il s’agit uniquement de la figure. Donnons carrière à notre imagination, faisons à notre gré un composé de plusieurs formes, et dites-moi : Seriez-vous fâché de ressembler à ce triton, que l’on dépeint avec un corps humain, à quoi se joignent plusieurs animaux, qui en nageant le portent sur la mer ? Je touche un point délicat : l’impression de la nature étant si forte, qu’il n’y a point d’homme qui consentit à n’avoir pas l’extérieur d’un homme ; et, sans doute, point de fourmi qui voulût être faite autrement qu’une fourmi. Mais encore, de quel homme en particulier voudrait-on avoir la figure ? car les beaux hommes ne sont pas communs. À peine s’en trouvait-il un dans chaque troupe de jeunes gens, lorsque j’étais à Athènes. Je vois ce qui vous porte à rire ; mais le fait ne laisse pas d’être vrai. Outre que pour nous autres, qui, avec la permission des anciens philosophes, aimons les jeunes hommes, souvent les défauts sont des attraits. Une marque au doigt d’un enfant charme les yeux d’Alcée. C’est une tache pourtant que cette marque : mais pour lui c’était un agrément. Catulus, père de celui qui est mon ami et mon collègue, s’éprit de votre compatriote Roscius, et fit sur lui les vers suivants :

 J’admirais du soleil la naissante clarté,
      Quand Roscius d’autre côté
      Tout à coup s’offrant à ma vue :
      Habitants du céleste lieu,
Excusez, ai-je dit, mon audace ingénue :
À mes yeux, le mortel est plus beau que le Dieu.

Roscius plus beau qu’un Dieu ! Il avait pourtant alors, comme aujourd’hui, les yeux de travers. Mais qu’importe, supposé que ce fût pour Catulus quelque chose d’agréable et de piquant ?

XXIX. Je reviens aux Dieux. Croyez-vous qu’il y en ait, ne disons pas qui soient entièrement louches, mais qui aient les yeux un peu inégaux, ou le nez camus, ou les oreilles pendantes, un trop large front, une trop grosse tête, ou enfin quelque autre imperfection ? Les croyez-vous, au contraire, sans défauts ? Je vous l’accorde. Les voilà donc tous avec les mêmes traits. Car s’il y avait quelque différence, les uns nécessairement seraient plus beaux que les autres ; et il y aurait quelque Dieu qui ne serait pas infiniment beau. Que si tous ont les mêmes traits, l’Académie est donc florissante dans le ciel. Car le moyen de s’y connaître, et de s’assurer qu’on ne se méprend point, s’il n’y a point la moindre différence entre Dieu et Dieu ? Mais s’il n’est pas même vrai qu’un Dieu se présente toujours à nos esprits sous une forme humaine, vous obstinerez-vous encore, Velléius, à défendre ces sortes d’absurdités ? Pour nous, quelquefois nous pouvons avoir cette idée, parce que nous connaissons Jupiter, Junon, Minerve, Neptune, Vulcain, Apollon, et les autres Dieux, aux traits que leur a donnés le caprice des peintres et des sculpteurs ; et non-seulement aux traits, mais encore à l’âge, à l’habillement, et à d’autres marques. Il n’en est pas de même pour les Égyptiens, pour les Syriens, pour la plupart des barbares. Vous leur verriez plus de crédulité, plus de respect pour de certains animaux, que nous n’en avons, nous, pour les temples et pour les images des Dieux. Car il y a eu parmi nous quantité de temples pillés, il y a eu des images arrachées des lieux les plus saints : au contraire, il est inouï qu’un Égyptien ait blessé un crocodile, un ibis, un chat. Quoi ! les Égyptiens ne révèrent-ils pas comme un Dieu leur saint bœuf Apis ? Oui, tout aussi religieusement que vous révérez votre démon tutélaire, qui ne se présente jamais à vous, pas même en songe, qu’avec sa peau de chèvre, sa javeline, son petit bouclier, et ses escarpins recourbés en pointe sur le devant. Mais ce n’est pas de cette manière qu’on représente la Junon d’Argos, ni celle de Rome. Ainsi l’idée qu’on se forme de Junon est différente pour ceux d’Argos, pour ceux de Lanuvium, et pour nous : comme nous concevons notre Jupiter du Capitole autrement que les Africains ne conçoivent leur Jupiter Ammon.

XXX. Quelle honte à un physicien, qui doit fouiller dans les secrets de la nature, d’alléguer pour des preuves de la vérité, ce qui n’est que prévention et que coutume ! Suivant la règle que vous établissez, il faudra dire que Jupiter est toujours barbu, et Apollon toujours sans barbe : que Minerve a les yeux pers, et que Neptune les a bleus. Suivant la même règle, nous aurons un Dieu boiteux, parce que le Vulcain d’Athènes, fait par Alcamène, est représenté debout, et vêtu, dans l’attitude d’un boiteux. Ce n’est pas tout, il faudra que les Dieux se nomment ainsi que nous les nommons. Or ils ont autant de noms qu’il y a de langues. Car Vulcain n’est pas appelé Vulcain en Italie, en Afrique, en Espagne, comme vous êtes toujours appelé Velléius, quelque part que vous alliez. D’ailleurs, le nombre des Dieux est innombrable ; mais la liste de leurs noms est assez courte, même dans les livres de nos pontifes. Direz-vous qu’ils n’ont point de nom ? Vous êtes dans la nécessité de le dire. Aussi bien, puisqu’ils ont les mêmes traits, de quoi leur serviraient des noms différents ? Qu’il y aurait eu de sagesse, Velléius, à confesser d’abord que vous ignoriez ce qu’en effet vous ignorez ; plutôt que de nous tenir des propos dont vous sentez présentement le ridicule, et qui vous font pitié à vous-même ! Pensez-vous, en vérité, qu’un Dieu nous ressemble, à vous, ou à moi ? Non, vous n’en croyez rien. Quel parti prendrai-je donc, dites-vous ? Faut-il que je reconnaisse pour Dieu le soleil, ou la lune, ou le ciel ? Pour cela, il faudrait que ce fussent des êtres heureux et sages. Mais quels plaisirs goûtent-ils ? et quelle sagesse auraient des êtres aussi peu animés que des souches ? Je réponds : Si d’un côté je vous ai fait voir que les Dieux ne peuvent avoir une forme humaine ; et si vous êtes persuadé d’ailleurs que nulle autre forme ne leur peut convenir ; pourquoi balancez-vous à nier qu’il y ait des Dieux ? Vous n’osez. Je vous en loue : d’autant plus que, n’ayant point le peuple à craindre ici, sans doute c’est le respect pour les Dieux qui vous arrête. J’ai connu des Épicuriens qui rêvéraient jusqu’aux moindres simulacres. Cependant il y a des gens qui accusent Épicure de n’avoir pas cru l’existence des Dieux, et de l’avoir seulement confessée de bouche, pour ne pas s’exposer à la colère des Athéniens. Sa première maxime est celle-ci : Un être heureux et immortel n'a point de peine, et n’en fait à personne.

XXXI. De croire que l’équivoque qui est dans ces paroles ne s’y est pas glissée par l’ignorance de l’auteur, mais qu’elle y a été mise à dessein, c’est juger mal d’un homme incapable d’y entendre finesse. On ne voit pas, à la vérité, si cela veut dire qu’il y a un être heureux et immortel : ou seulement que, s’il y a un être heureux, il est tel qu’Épicure le dit. Mais, dans beaucoup d’autres endroits, et lui et Métrodore s’expliquent aussi clairement que vous. Son opinion est certainement qu’il y a des Dieux ; et c’était l’homme du monde qui craignait davantage ce qu’il disait qu’on ne doit pas craindre, la mort et les Dieux. À l’entendre, point de mortel que ces objets n’épouvantent. Comme si l’on ne voyait pas des gens, même du commun, qui n’en sont que fort peu émus. Il y a des millions de voleurs. La mort, dont ils sont menacés, leur fait-elle peur ? Ceux qui pillent autant qu’ils peuvent de temples, craignent-ils beaucoup les Dieux ? Mais j’adresse le discours à Épicure lui-même, et je lui demande : Puisque vous n’osez nier l’existence des Dieux, pourquoi ne pas déférer cette qualité au soleil, ou à l’univers, ou à quelque intelligence éternelle ? Parce que, dites-vous, je n’ai jamais vu d’âme raisonnable dans une forme autre que la forme humaine. Mais quoi ! avez-vous jamais rien vu de semblable au soleil, à la lune, aux cinq planètes ? Le soleil, terminant son mouvement aux deux extrémités du zodiaque, fournit sa carrière dans un an : la lune, qui emprunte de lui ses rayons, achève la même course dans un mois : les planètes, éloignées de la terre plus ou moins, et commençant à courir des mêmes endroits, mettent plus ou moins de temps à faire le même tour dans le même cercle. Vos yeux, encore une fois, ont-ils jamais rien vu de tel ? S’il n’y a donc rien d’existant que ce qui nous est sensible au doigt et à l’œil, ne croyez ni soleil, ni lune, ni astres. Et des Dieux, en avez-vous jamais vu ? Sur quoi donc jugez-vous qu’il y en ait ? On ne doit ajouter foi, selon vous, ni aux histoires anciennes, ni aux nouvelles relations. Ceux qui habitent au milieu des terres ne croiront pas qu’il y ait une mer. Épicure, que les bornes de votre esprit sont étroites ! Si vous étiez né à Sériphe, et que vous ne fussiez jamais sorti de cette île, où vous n’auriez vu que de petits lièvres et de petits renards, vous ne voudriez donc pas croire qu’il y eût au monde des lions et des panthères, quand on vous dirait comme ils sont faits ? Et si quelqu’un allait jusqu’à vous parler d’un éléphant, vous croiriez qu’on se moque de vous ?

XXXII. Pour vous, Velléius, vous avez raisonné dans les formes de la dialectique, qui ne sont point du tout connues de votre secte. Vous avez commencé par dire que les Dieux sont heureux. Je l’accorde. Que sans la vertu on ne saurait être heureux. Je l’accorde encore, et très-volontiers. Que la vertu ne saurait être sans la raison. Je suis obligé aussi de l’accorder. Or la raison, ajoutez-vous, ne peut se trouver que dans la forme humaine. Qui vous l’accordera ? Si cela était vrai, qu’était-il besoin d’y arriver par degrés ? Vous n’auriez eu qu’à le dire d’abord. Il y a une gradation sensible de la félicité à la vertu, et de la vertu à la raison : mais de la raison à la figure humaine, ce n’est plus descendre par degrés, c’est se précipiter de haut en bas. Au reste, je ne comprends pas d’où vient qu’Épicure a mieux aimé faire les Dieux semblables aux hommes, que les hommes semblables aux Dieux. Vous me direz : N’est-ce pas la même chose ? Si celui-ci ressemble à celui-là, celui-là ressemble à celui-ci. J’explique ma pensée, et je dis que la forme qu’ont les Dieux ne leur est pas venue des hommes. Car les Dieux, puisqu’ils doivent être immortels, sont par conséquent de toute éternité. Pour ce qui est des hommes, ils ont une origine. Donc, la forme humaine, si c’est celle qu’ont les dieux, était avant qu’il y eût des hommes. Donc il faudrait dire, non que les Dieux ont la forme humaine, mais que nous autres hommes nous avons la forme divine. Je vous laisse le choix. Autre question. Vous qui n’admettez point de principe intelligent dans la production de l’univers, dites-moi quel a été ce grand hasard, cet admirable concours d’atomes, d’où il est sorti des hommes revêtus de la forme qu’ont les Dieux ? Une semence divine serait-elle tombée du ciel ici-bas, et aurait-elle produit des hommes semblables à leurs pères ? Je voudrais que ce fût votre pensée : car je ne serais pas fâché que l’on me fît descendre des Dieux. Mais non : vous prétendez que cette ressemblance n’est que l’effet du hasard. Est-il besoin que je réfute cela sérieusement ? Heureux, si la vérité me coûtait aussi peu à trouver, que le mensonge à détruire !

XXXIII. Tout ce que les philosophes depuis Thalès ont pensé sur la nature des Dieux, vous l’avez rapporté avec une érudition qui m’a surpris dans un Romain. Or vous paraît-il qu’ils aient tous extravagué, pour avoir dit que des mains et des pieds n’étaient pas une chose essentielle à la divinité ? Quand vous examinez à quoi servent des membres tels que les nôtres, ne vous est-il pas évident que les Dieux peuvent s’en passer ? Faut-il des pieds à qui ne marche jamais ? des mains à qui n’a rien à toucher ? Ainsi des autres membres ; car il n’y en a point d’inutile, point qui n’ait ses fonctions particulières. L’adresse de la nature surpasse ici tous les efforts de l’art. Votre Dieu aura donc une langue sans parler ; il aura des dents, un palais, un gosier, sans en faire usage ; il aura en vain ce qui est destiné à la génération ; il aura non-seulement les parties extérieures, mais encore les intérieures, le cœur, le poumon, le foie et autres semblables, qui ne lui sont bonnes à rien, puisque vous ne lui donnez des membres que pour la beauté. De si folles rêveries ont-elles pu inspirer a Épicure, à Métrodore, à Hermachus, l’audace de s’élever contre Pythagore, contre Platon, contre Empédocle ? Que dis-je ? la courtisane Léontium osa écrire contre Théophraste ; finement, je l’avoue, et d’un style attique : mais enfin voilà jusqu’où le jardin d’Épicure portait la licence ; et votre coutume est cependant de prendre feu, pour peu qu’on ne soit pas de votre avis, il n’en fallait pas davantage pour se faire une querelle avec Zénon. Albutius entendait-il mieux raillerie ? Phèdre, ce bon vieillard, qui était la politesse même, lorsqu’il m’échappait quelque vivacité dans la dispute, aussitôt se mettait de mauvaise humeur. Quelles ont été les invectives d’Épicure contre Aristote, et ses médisances infâmes contre Phédon, disciple de Socrate ? Il a écrit des volumes entiers contre Timocrate, qui était le frère de son ami Métrodore, et qui ne lui avait déplu que pour n’être pas de son opinion sur je ne sais quel point de philosophie. Il n’a marqué nulle reconnaissance pour Démocrite, l’auteur de sa doctrine ; et il a traité fort mal Nausiphane, son maître, qui ne lui avait rien appris.

XXXIV. Zénon ne déchirait pas seulement Apollodore, Syllus, et ses autres contemporains : mais, remontant jusqu’au père de la philosophie, jusqu’à Socrate, il l’appelait le bouffon d’Athènes ; et quand il voulait parler de Chrysippe, il disait toujours Chésippe. Vous-même, tout à l’heure, quand vous avez comme assemblé un sénat de philosophes, et recueilli leurs diverses opinions, vous disiez que ces grands hommes n’avaient pas le sens commun, que c’étaient des visionnaires, de vrais fous. Certainement, s’ils ont tous erré sur cette matière, c’est une forte présomption contre l’existence des Dieux. Car de votre côté vous ne dites là-dessus que des fables, qui à peine mériteraient d’amuser les vieilles à leurs soirées. Ne remarquez-vous pas en effet quelle prise vous donnez sur vous, si l’on vous accorde que les Dieux sont faits comme les hommes ? Ils seront assujettis comme nous aux soins qui regardent le corps ; à la nécessité de marcher, de courir, de se coucher, de se baisser, de s’asseoir, de toucher, de parler. Enfin, vos divinités étant mâles et femelles, je vous laisse à penser ce qui s’ensuit. Non, je ne puis assez m’étonner que ces opinions soient entrées dans la tête d’Épicure. Vous en revenez toujours à votre principe, Qu’un Dieu est un être heureux et immortel. Serait-ce donc un obstacle à sa félicité, de n’avoir pas deux pieds ? Et de quelque manière que vous conceviez cette félicité divine pourquoi, n’en croyez-vous pas susceptible, ou le soleil, ou ce monde-ci, ou quelque intelligence éternelle, qui ne soit pas revêtue d’un corps ? Pour toute réponse, vous dites : Je n’ai jamais vu les plaisirs du soleil, ni ceux du monde. Et quel autre monde avez-vous jamais vu que celui-ci ? Vous ne laissez pas d’assurer qu’il y a, ne disons pas six cent mille mondes, mais des mondes innombrables. La raison, ajoutez-vous, le dit ainsi. Et la raison ne vous dira-t-elle pas qu’un Dieu étant un être parfait, un être heureux et immortel, on doit croire que comme il a sur nous la prérogative de l’immortalité, de même il a sur nous toute sorte d’avantages, soit pour l’esprit, soit pour le corps ? Inférieurs à lui en tout le reste, pourquoi lui serions-nous égaux par la figure ? C’est moins dans l’extérieur que dans la vertu, qu’il faudrait chercher quelque ressemblance entre l’homme et un Dieu.

XXXV. Mais pour insister sur la même objection, y aurait-il rien de si puéril, que de nier qu’il y ait de ces sortes d’animaux, qui s’engendrent dans la mer Rouge, ou dans les Indes ? On ne saurait, avec toute la curiosité imaginable, parvenir à connaître tout ce qu’il y en a sur la terre, dans les mers, dans les marais, dans les rivières. Faudra-t-il nier l’existence de tous ceux qu’on n’aura point vus ? Après tout, que concluriez-vous de cette ressemblance, dont nous faites tant de cas ? Un chien ressemble bien à un loup, et, comme dit Ennius,

Tout difforme qu’il est, le singe nous ressemble.

Mais le rapport qu’il y a pour la figure entre un chien et un loup ne fait pas qu’il y en ait pour le naturel. Qui croirait, à la grosseur de sa taille, que l’éléphant fut un animal très prudent ? Et pour ne parler que des hommes, n’en voit-on pas qui se ressemblent de visage, mais nullement d’inclination : comme d’autres se ressemblent d’inclination, mais nullement de visage ? Remarquez, Velléius, où nous conduirait votre raisonnement, s’il était admis. Vous disiez : La raison ne peut se trouver hors d’un être qui ait figure humaine. Un autre voudra qu’on ajoute : Hors d’un être qui existe sur la terre ; qui soit né ; qui ait passé le temps de l’enfance ; qui ait été instruit, qui soit composé d’une âme, et d’un corps faible et périssable ; enfin, qui soit un homme, un mortel. Que si vous n’accordez rien de tout cela par rapport à vos Dieux, pourquoi les vouloir précisément de figure humaine ? Car la figure humaine est accompagnée de tout cela dans les êtres raisonnables que vous avez vus. Dire qu’elle seule, considérée sans tous ces accompagnements, vous suffit pour vous peindre un Dieu, c’est parler sans réflexion, et comme s’il n’y avait qu’à dire la première chose que le hasard vous met à la bouche. Prenez garde encore à cet inconvénient, qui est que toute superfluité dans l’homme, et même dans l’arbre, est une incommodité. Un doigt de trop, par exemple, ne peut qu’embarrasser beaucoup. Pourquoi ? Parce cinq suffisent. Or votre Dieu n’a pas seulement un doigt de trop ; il a de trop une tête, un cou, une nuque, des côtes, un ventre, un dos, des jarrets, des mains, des pieds, des cuisses, des jambes. Est-ce pour le rendre immortel, que vous lui donnez ces diverses parties du corps ? On peut vivre sans cela, et sans avoir précisément une telle forme. C’est surtout dans le cerveau que la vie réside ; c’est dans le cœur, dans les poumons, dans le foie ; mais les traits du visage ne servent pas à prolonger nos jours.

XXXVI. Vous blâmiez ceux qui voyant le monde, et ce qui le compose, le ciel, les terres, les mers ; voyant de quel éclat il est revêtu, le soleil, la lune, les étoiles ; voyant les différentes saisons, leur régularité, leurs vicissitudes ; ont jugé par là qu’il y a un être supérieur, qui a formé, qui meut, qui règle, qui gouverne tout. Quand ces philosophes se tromperaient, au moins voit-on sur quoi leur conjecture est fondée. Mais, dans votre système, quel est le chef-d’œuvre qui vous paraisse l’effet d’une intelligence divine, et que nous puissiez regarder comme une preuve qu’il y a des Dieux ? Votre preuve, la voilà : J’avais une certaine notion de Dieu, imprimée dans mon esprit. Mais n’avez-vous pas une semblable notion de Jupiter avec sa grande barbe, et de Minerve avec son casque en tète ? Pour tout cela, les croyez-vous tels ? Que le peuple et les ignorants sont bien plus sensés que vous, en ce qu’ils croient que les Dieux, non-seulement ont des corps tels que les nôtres, mais en font usage ! Par cette raison ils leur donnent un arc, des flèches, une javeline, un bouclier, un trident, un foudre. Quoiqu’ils ne voient aucune action faite par les Dieux, ils ne peuvent néanmoins se figurer un Dieu qui ne fasse rien. Les Égyptiens même, dont on se moque, n’ont pas divinisé une bête, qui ne leur fût de quelque utilité. Les ibis sont de grands oiseaux, qui, comme ils ont les jambes fortes, et un long bec de corne, tuent quantité de serpents : par là ils sauvent à l’Égypte des maladies contagieuses, en tuant et mangeant ces serpents volants, que le vent d’Afrique y porte du désert de Libye : ce qui fait que ces serpents ne font de mal, ni par leur morsure quand ils sont en vie, ni par leur infection après leur mort. Si je ne craignais d’être trop long, je dirais quels services les Égyptiens tirent des ichneumons, des crocodiles, des chats. Mais, sans entrer dans ce détail, je puis conclure que les bêtes qui sont déifiées par les barbares le sont à titre d’utilité : au lieu que vos Dieux ne sont recommandables par nulle action utile, ni même en général par quelque action que ce soit.

XXXVII. Un Dieu n’a rien à faire, dit Épicure. C’est penser, comme les enfants, qu’il n’est rien de comparable à l’oisiveté. Encore ne la goûtent-ils pas tellement, qu’ils ne s’exercent volontiers à de petits jeux. Mais votre Dieu est absorbé dans une quiétude si profonde, que pour peu qu’il vînt à se remuer, on prendrait l’alarme, comme si tous ses plaisirs expiraient. Cette opinion dérobe aux Dieux le mouvement et l’action qui leur conviennent : et d’ailleurs elle porte les hommes à la paresse, en leur faisant croire que le moindre travail est incompatible, même avec la félicité divine. Mais enfin, puisque vous le voulez, Dieu est donc l’image de l’homme. Venons à examiner sa demeure, et quel lieu il occupe ; comment il vit ; par quels biens et par quel usage de ses biens il est heureux, ainsi que vous le prétendez. À l’égard du lieu, il n’est point de corps, même inanimé, qui n’occupe le sien. Au plus bas est la terre, l’eau se répand sur elle, l’air s’élève au-dessus, le feu gagne la plus haute région. Il y a des animaux terrestres ; il y en a d’aquatiques ; il y en a d’amphibies, qui vivent dans l’un et dans l’autre élément ; il y en a même qu’on voit souvent voltiger dans les fournaises ardentes, et qu’on croit qui naissent dans le feu. Puis-je donc savoir de vous, premièrement, où habite votre Dieu, et qu’est-ce qui le fait aller d’un lieu à un autre, supposé qu’il change jamais de situation ? Après cela, puisqu’il n’y a point d’être animé qui n’ait un penchant convenable à sa nature, quel est celui de votre Dieu ? Que fait-il de son esprit et de sa raison ? À quoi attachez-vous sa félicité, son immortalité ? Point de réponse à pas un de ces articles, qui ne soit meurtrière pour vous ; et c’est ce qui arrive quand on s’embarque dans un faux système. Voici le vôtre : « Que les Dieux ne sont pas visibles, mais intelligibles. Que ce ne sont pas des corps solides, et qu’ils ne se montrent pas toujours les mêmes individuellement ; mais que nous les concevons par des images ressemblantes et passagères. Que comme il y a des atomes à l’infini pour produire de ces images, elles sont inépuisables, et nous présentent à l’esprit, quand nous y sommes bien attentifs, une espèce d’êtres heureux et mortels. »

XXXVIII. Au nom des Dieux mêmes dont nous parlons, dites-moi, que signifie tout cela ? Car enfin, si les Dieux sont intelligibles seulement, et n’ont d’eux-mêmes rien de solide, nul relief : quelle différence mettez-vous entre penser à un hippocentaure, et penser à un Dieu ? Toutes ces sortes d’idées, que vous croyez l’effet des images qui nous entrent dans l’esprit, ne sont regardées par les autres philosophes que comme de vains fantômes. Quand, par exemple, je crois voir Gracchus haranguant au Capitole, et recueillant les voix sur l’affaire d’Octavius, je prétends que ce n’est là qu’un fantôme. Vous prétendez, vous, que ce sont les images encore subsistantes de Gracchus et d’Octavius, lesquelles, au sortir du Capitole, retombent dans mon esprit. Qu’il en est de même des Dieux, dont il se détache continuellement des images, qui nous font comprendre qu’ils sont heureux et immortels. Supposons qu’il y ait véritablement de ces images qui nous frappent l’esprit. Tout l’effet qu’elles produiront, c’est de nous offrir un objet. Feront-elles comprendre pourquoi il est heureux, toi il est immortel ? Mais qu’est-ce que ces images ? Quelle est leur origine ? Ce fut Démocrite qui s’avisa d’en parler le premier. On l’accabla d’objections, dont vous ne vous tirez pas mieux que lui. Le système est ruineux de fond en comble. Car viendra-t-on jamais à bout de me prouver que mon esprit reçoive les images d’Homère, d’Archiloque, de Romulus, de Numa, de Pythagore, de Platon ? Je ne les vois pas sous la figure qu’ils avaient. Comment, est-ce donc eux que je vois ? Et de qui sont les images à l’aide desquelles vous dites que je les vois ? Aristote prétend qu’Orphée n’exista jamais, et l’on veut que les vers qui passent sous le nom de ce poëte soient d’un Pythagoricien nommé Cercops. Je ne laisse pas d’avoir souvent dans l’esprit Orphée, c’est-à-dire son image, selon vous. Et comment arrive-t-il que, pensant vous et moi à la même personne, nous la voyons différemment ? Que nous avons des idées de choses qui ne furent jamais, et qui n’ont pu être ; comme vous diriez Scylla, ou la Chimère ? Que nous savons nous peindre des personnes, des lieux, des villes, qui jamais ne furent devant nos yeux ? Que ces images, au moment que nous voulons, sont toujours prêtes à s’introduire dans nos esprits ? Qu’elles y entrent sans qu’on les appelle, et pendant qu’on dort ?

XXXIX. Tout ceci, Velléius, est pur badinage. Vous nous faites entrer des images, non-seulement dans les yeux, mais encore dans l’esprit. Que ne dites-vous point, sous prétexte qu’on vous laisse tout dire impunément ? Ces images ne font que passer, et si vite, que plusieurs semblent n’en faire qu’une. Je rougirais de mon ignorance, si ceux qui parlent ainsi concevaient eux-mêmes ce qu’ils disent. Car prouvez-vous qu’il s’écoule perpétuellement de ces images ? Ou comment entendez-vous qu’elles soient inépuisables, supposé qu’il s’en écoule perpétuellement ? Elles sont inépuisables, dites-vous, parce qu’il y a une infinité d’atomes pour en produire. Mais, par la même raison, tout ne serait-il pas éternel ? Pour éluder cette conséquence, vous avez recours à l’équilibre, à une juste proportion entre les différentes espèces d’êtres, qui fait, selon vous, que comme il y en a d’une espèce mortelle, il y en doit avoir d’une espèce immortelle. D’où il faudrait conclure, que comme il y a des hommes mortels, il y en a d’immortels ; et que, comme il y en a qui naissent sur la terre, de même il y en a qui naissent dans l’eau. Vous ajoutez, que comme il y a des causes qui détruisent, il y en a pareillement qui conservent. Je vous le passe ; mais, en tout cas, elles ne conservent que ce qui existe : or je ne vois pas que vos Dieux existent. D’ailleurs, ces atomes peuvent-ils produire des images ? Il n’y a point d’atomes : mais quand il y en aurait, tout ce qu’ils pourraient faire serait de s’agiter, et de se choquer les uns les autres : ils ne formeraient pas des figures régulières, ils ne leur donneraient pas de la couleur, ils ne les animeraient pas. Rien ne prouve donc l’immortalité de votre Dieu.

XL. Voyons s’il est heureux. Sans vertu, il ne saurait l’être. La vertu demande de l’action. Il ne fait rien. Il est donc sans vertu. Il n’est donc pas heureux. Il l’est, dites-vous, en ce qu’il a des biens abondamment, et sans mélange de maux. Quels biens, je vous prie ? Des plaisirs, sans doute. J’entends des plaisirs sensuels, les seuls qui soient connus de votre secte. Ce n’est pas, Velléius, que je vous soupçonne de ressembler en ceci au reste des Épicuriens. Ils devraient avoir honte qu’Épicure ait déclaré, en termes exprès, qu’il ne se forme l’idée d’aucun bien détaché de ces sales voluptés, dont il fait le détail, les nommant toutes sans rougir. Mais enfin, de quels mets régalerez-vous les Dieux ? de quelle boisson ? de quels concerts ? de quels parfums ? Comment flatterez-vous, et leur goût, et leur odorat ? Les poètes leur donnent pour échansons la Jeunesse, ou Ganymède, et font servir à leur table l’ambroisie et le nectar. Mais vos Dieux, Épicure, ne sauraient rien avoir de tout cela, ni en faire usage. Ils ont donc moins de facilités que les hommes pour vivre heureux, puisqu’il y a moins de plaisirs à leur portée ? Dira-t-on qu’Épicure n’a pas compté pour beaucoup les plaisirs, qui, comme il parle lui-même, chatouillent les sens ? Ce serait vouloir nous en imposer. Philon, sectateur de l’Académie, ne pouvait souffrir qu’un Épicurien méprisât ces sortes de voluptés. Et comme il avait la mémoire excellente, il rapportait là-dessus plusieurs maximes d’Épicure, sans y changer un mot. Il en récitait encore de plus effrontées de Métrodore, ce sage collègue d’Épicure qui fait un crime à Timocrate, son frère, de n’oser tout à fait regarder le ventre comme le souverain bien de l’homme. C’est ainsi qu’en a parlé Métrodore, non pas une fois, mais plusieurs. Je connais à votre air, Velléius, que vous n’en disconvenez pas ; sans quoi je produirais des livres qui vous en feraient tomber d’accord. Mais que les Épicuriens fassent bien ou mal de rapporter tout à la volupté, ce n’est pas de quoi il est question ici. Tout ce que je voulais inférer de là, c’est que vos Dieux n’ont pas de tels plaisirs ; et que par conséquent, selon vous, ils ne sont pas heureux.

XLI. Mais ils n’ont rien à souffrir. Est-ce donc assez pour des êtres à qui l’on suppose toute sorte de biens, et une suprême félicité ? Ils ne cessent point de penser qu’ils sont heureux : nulle autre idée ne les occupe. Figurons-nous donc un Dieu qui ne fait, durant toute l’éternité, que se dire à lui-même : Je suis à mon aise, je suis heureux. Pour moi, je trouve qu’étant heurté à tout moment par un passage continuel d’atomes, et voyant que sans cesse il s’échappe de lui mille et mille images, cela devrait le menacer de mort, et déranger un peu sa béatitude. Votre Dieu n’est donc ni heureux, ni immortel. Comment ! Épicure n’a-t-il pas fait des livres sur la sainteté, et sur la piété ? Oui, à l’entendre, on croirait que ce sont nos grands pontifes qui parlent, un Coruncanius, un Scévola : et non pas un homme qui a sapé toute religion ; qui par ses raisonnements, comme Xerxès par ses troupes, a renversé temples et autels. Car quelle raison, après tout, nous obligerait de soutier aux Dieux, puisqu’ils ne songent point à nous, ne prennent soin vie rien, ne font absolument rien ? Mais ils sont d’une nature si excellente, si relevée, qu’elle doit pur elle-même obliger le sage à lui rendre un culte. Et que peuvent-ils avoir d’excellent, eux qui, tout occupés de leurs plaisirs, ne feront jamais rien, ne font rien, et n’ont jamais rien fait ? Pour être tenu à leur marquer de la piété, ne faudrait-il pas en avoir reçu îles grâces ? Car de quoi est-on redevable à qui n’a rien donné ? La piété est une justice qui acquitte les hommes envers les Dieux : or vos Dieux n’ayant point de relation avec nous, qu’auraient-ils a exiger de nous ? La sainteté est la science de rendre aux Dieux le culte qu’on leur doit : or quel culte devons-nous aux vôtres, dont nous n’avons reçu ni n’attendons nulle laveur ? Un culte fondé sur l’excellence de leur nature, tandis que nous ne leur voyons rien de bon ?

XLII. Vous tirez vanité d’avoir foulé aux pieds la superstition : mais rien de si facile à qui voudra, comme vous, anéantir la divinité. Car vous figurez-vous que les athées Diagore et Théodore aient pu être superstitieux ? Je n’en soupçonne pas même Protagore, qui ne faisait que douter s’il y avait des Dieux, ou non. Ces philosophes étouffaient, non-seulement la superstition, qui inspire une crainte des Dieux vaine et ridicule ; mais encore la religion, qui a pour fin les honorer pieusement. Et ceux qui ont dit invention des politiques, dont la vue était de gouverner par la religion les esprits que la raison toute seule ne gouverne pas ? Et Prodicus de Céa, qui soutient (pie ce qui a été mis au nombre des Dieux, ce sont les choses dont les hommes retirent de l’utilité ? Et ceux qui prétendent que tous ces Dieux, aujourd’hui l’objet de notre culte et de nos prières, ne sont que des hommes courageux, illustres et puissants, qu’on a déifiés après leur mort ? Évhémère, que notre Ennius a copié, met dans son jour cette dernière opinion, en racontant où les Dieux sont morts, et où sont leurs sépultures. Croyez-vous, dis-je, que ceux qui ont avancé de tels sentiments n’aient pas rejeté toute espèce de religion ? Parlerai-je de cette, sainte et auguste Eleusine, aux mystères de laquelle les nations les plus éloignées se font initier ? Rapporterai-je. ceux de Samothrace, et ceux qui se célèbrent à Lemnos, dans l’épaisseur d’une foret ténébreuse ? Qu’on les développe ces mystères, qu’on les réduise à ce que la raison y découvre, on verra qu’ils vont plutôt à expliquer des choses naturelles, qu’à établir la connaissance des Dieux.

XLIII. Démocrite lui-même, ce grand homme, qui est la source où Épicure a puisé, s’il faut ainsi dire, pour arroser ses petits jardins ; Démocrite, dis-je, paraît n’avoir eu rien de fixe sur ce qui concerne la divinité. Tantôt il l’attribue à des images, dont il croit que l’univers est rempli : tantôt a des images animées, qui nous font ordinairement du bien ou du mal : tantôt à de que tout ce qui se croit des Dieux n’est qu’une certaines grandes images, qui embrassent par dehors le monde entier. Opinions, en vérité, plus dignes du pays de Démocrite, que de Démocrite lui-même. Car enfin, quelle idée peut-on se former de ces images ? Comment seraient-elles pour nous un objet d’admiration ? Et par quel endroit nous paraîtraient-elles mériter des hommages et des prières ? Quant à Épicure, il extirpe toute religion, du moment qu’il ôte aux Dieux la volonté de faire du bien. Il a beau dire qu’ils ont toutes les perfections. En ne leur accordant pas la bonté, il leur retranche ce qui convient le plus essentiellement à des êtres parfaits. Car y a-t-il rien de meilleur, rien de plus grand, que d’être bon et de faire du bien ? Refuser à vos Dieux cette qualité, c’est dire qu’ils n’aiment ni Dieux, ni hommes ; que personne ne leur est cher ; que personne ne doit espérer d’eux la plus légère attention ; et qu’en un mot, non seulement ils ne se mettent point en peine de j nous, mais ils se regardent les uns les autres d’un œil indifférent.

XLIV. Que les Stoïciens, dont vous blâmez la doctrine, sont bien plus raisonnables que vous ! C’est une de leurs maximes, qu’un sage est ami d’un autre sage, même sans le connaître. Aussi la vertu est ce qu’il y a de plus aimable. Dans quelque endroit du monde qu’elle paraisse, elle s’attirera notre amour. Mais vous, quel tortue pertes-vous pas aux hommes, en leur voulant faisuader qu’il n’y a que la faiblesse qui fasse naître de l’attachement et du zèle pour autrui ? Que par cette raison les Dieux n’en sont point capables : et que les hommes eux-mêmes, s’ils ne sentaient pas le besoin de s’aider mutuellement, ne connaîtraient ni générosité, ni penchant à se faire plaisir ? Quoi ! n’est-ce pas un sentiment naturel aux honnêtes gens, de se chérir les uns les autres ? Jusque-là qu’on chérit ce mot d’amour, d’où l’amitié tire son nom. Qui ne chercherait dans l’amitié que ses avantages personnels, et non ceux de son ami ; ce ne serait pas amitié, ce serait une sorte de trafic. On aime des prés, des champs, des troupeaux, à cause du profit qui en revient : mais les personnes qu’on aime, on les aime sans intérêt. À combien plus forte raison les Dieux, qui n’ont besoin de rien, doivent-ils s’aimer gratuitement les uns les autres, et s’employer pour nous ? Sans cela, pourquoi les honorer ? pourquoi les prier ? Faut-il des sacrifices et des pontifes, faut-il des augures et des auspices ? Mais, encore une fois, n’a-t-on pas un livre d’Épicure sur la sainteté ? C’est un homme qui se joue de nous, et qui a moins de grâce à plaisanter, que de hardiesse à écrire tout ce qu’il lui plaît. De quelle sainteté est-il question, si les Dieux ne songent point à ce qui regarde les hommes ? Et se peut-il faire qu’il y ait une espèce d’êtres animés, qui ne songent à rien du tout ? Posidonius, notre ami commun, a bien découvert le but de ce système, lorsqu’il a montré, dans son cinquième livre De la nature des Dieux, qu’Épicure ne croyait point de Dieux ; et que tout ce qu’il en disait n’était que pour se dérober à l’indignation du public. Épicure, après tout, n’eût pas été assez sot pour s’imaginer de bonne foi qu’un Dieu a tout l’extérieur d’un simple mortel ; qu’il a un corps, à la solidité près, tout semblable au nôtre, mais sans en faire le moindre usage ; qu’il est grêle, transparent ; qu’il ne donne rien, n’est bon à rien, ne prend soin de rien, ne fait rien. Un tel être, premièrement, n’est pas un être possible : et quand Épicure a représenté ainsi les Dieux, il n’a voulu que conserver le mot en supprimant la réalité. Mais, en second lieu, s’il est vrai qu’un Dieu ait cela de propre et d’essentiel, qu’il n’aime point les hommes, et ne fasse rien pour eux : eh bien, laissons-le pour tel qu’il est. Car lui demanderai je qu’il m’assiste ? Il ne saurait assister personne, puisqu’il faut de la faiblesse, dites-vous, pour être capable d’aimer les autres, et de leur faire du bien.