De la Liberté de la Musique

De la Liberté de la Musique
Œuvres complètes de D’AlembertBelinI (p. 515-546).

DE LA LIBERTÉ
DE LA MUSIQUE[1].

Italiam, Italiam……
Æneid. VI.

I. Il y a, chez toutes les nations, deux choses qu’on doit respecter, la religion et le gouvernement ; en France on y en ajoute une troisième, la musique du pays. Rousseau a osé pourtant en médire dans cette lettre fameuse, tant combattue et si peu réfutée ; mais les vérités qu’il a eu le courage d’imprimer sur ce grand sujet, lui ont fait plus d’ennemis que tous ses paradoxes ; on l’a traité de perturbateur du repos public, qualification d’autant mieux méritée que la musique française laisse fort en repos ceux qui l’écoutent. Quelques uns néanmoins prétendaient, et avec autant de raison, que Rousseau eût été mieux nommé perturbateur du bruit public, attendu que la musique française en fait beaucoup.

II. Dans les matières les plus sérieuses, il est permis à nos écrivains de faire la satire de la nation ; on est bien reçu à nous prouver que sur le commerce, sur le droit public, sur les grands principes de la législation, nous ne sommes encore que des enfans ; mais c’est un crime de nous dire que nous ne faisons que balbutier en musique. La plupart des lecteurs du citoyen de Genève opinaient à le traiter comme cet artiste de la Grèce, que de sévères magistrats chassèrent pour avoir voulu ajouter une corde à la lyre. Aurions-nous adopté ce principe de Platon, que tout changement dans la musique annonce un changement dans les mœurs ? Si c’est là le sujet de nos craintes, nous pouvons être tranquilles ; nos mœurs sont à un point de perfection où le changement n’a rien à leur faire perdre.

III. Des bouffons, arrivés d’Italie il y a huit ans, et qu’on eut l’imprudence de montrer au public sur le théâtre de l’Opéra, ont été la funeste cause de la lettre de Rousseau, et d’une guerre civile très-vive qu’elle a excitée parmi nous. Cette guerre suffirait pour détruire l’opinion commune, que les Français, trop inconstans et trop légers, ne sont pas capables de s’occuper long-temps d’un même objet. Durant une année et plus, nos entretiens et nos ouvrages ont épuisé la matière ; notre parterre divisé présentait l’image de deux armées en présence, prêtes à en venir aux mains ; et cet espace d’une année, employé à disserter bien ou mal sur la musique, est sans doute un temps fort honnête pour un pays où l’on ne parle que deux jours d’une bataille perdue, et où l’on emploie même le second à chansonner le général. Aussi notre querelle musicale avait été préparée insensiblement et de longue main, comme les grands événemens qui doivent agiter les États. Des mouvemens qui d’abord paraissaient légers, s’étendant et se fortifiant peu à peu, ont enfin produit une fermentation violente. En voici l’origine et le progrès. Il y a environ quarante ans que les directeurs de l’Opéra firent la même faute qu’en 1753 ; ils appelèrent sur leur théâtre des bouffons d’Italie, Les oreilles françaises, quoique accoutumées à la psalmodie de Lully et de ses disciples , la seule espèce de chant qu’elles connussent encore, accueillirent, plus qu’on ne l’avait espéré, la nouvelle musique qu’on leur faisait entendre ; déjà elle acquérait des partisans, et la mauvaise doctrine gagnait du terrain ; il fallut, pour détruire le mal, le couper par la racine ; les bouffons furent renvoyés, et la paix revint à l’Opéra avec l’ennui. Cependant quelques musiciens furent frappés de l’effet qu’avait produit sur les auditeurs français cette musique italienne, moins uniforme, moins languissante et moins pauvre que celle dont on nous avait allaités jusqu’alors. Ces musiciens essayèrent donc de nous donner, comme à des enfans qu’on sèvre, une nourriture un peu plus forte. Mouret s’écartant le premier de la route battue, mais s’en écartant peu, car il ne voulait ni ne pouvait trop hasarder, osa dans ses opéras essayer quelques ariettes, modelées, autant qu’il en était capable, sur les airs italiens qu’on connaissait en France. La jeunesse, juge impartial, et par là meilleur qu’on ne croit, prit plaisir à cette nouveauté ; mais les Nestors criaient que c’en était fait du bon genre, que le goût allait se perdre, et que le gouvernement était bien mal conseillé de n’y pas mettre ordre. Enfin en 1733 paraît Rameau avec son opéra d’Hippolyte. C’est alors que les clameurs redoublent ; les brochures injurieuses, les estampes satiriques, les noirceurs secrètes, tous les petits moyens que l’ignorance et l’envie savent si bien mettre en usage contre ce qui leur nuit ou leur déplaît, sont employés pour perdre ce dangereux novateur ; le public va l’entendre, il se révolte d’abord, il se partage ensuite, il se réunit enfin en faveur du génie et du talent persécuté. Encouragé par ce succès, d’autant plus flatteur qu’il avait été disputé long-temps, ce musicien célèbre en mérite de nouveaux ; et après un grand nombre d’opéras, déchirés d’abord avec fureur, mais applaudis ensuite presque tous avec enthousiasme, il donne enfin l’opéra bouffon de Platée, son chef-d’œuvre et celui de la musique française. C’est par cet opéra qu’il faut juger de l’état présent de cet art parmi nous, des progrès dont il est redevable à Rameau, et osons ajouter, du chemin qui lui reste à faire encore. La gloire de l’illustre artiste n’a rien à souffrir de cet aveu ; peut-être y a-t-il plus loin du lieu d’où il est parti à celui où il est parvenu, que du point où nous sommes aujourd’hui, à celui où nous pouvons arriver. Rameau est d’autant plus digne d’estime, qu’il a osé tout ce qu’il a pu, et non tout ce qu’il aurait voulu oser ; il a eu le mérite de voir au-delà du terme où il a conduit ses auditeurs, et le mérite peut-être aussi grand, de juger jusqu’où ils pouvaient être conduits. Il eût manqué son but en allant plus loin ; il nous a donné, non la meilleure musique dont il fut capable, mais la meilleure que nous pussions recevoir. Ce n’est pas seulement par leurs ouvrages qu’il faut mesurer les hommes, c’est en les comparant à leur siècle et à leur nation ; et si les partisans zélés que Rameau s’était faits parmi nous, sont devenus plus froids sur sa musique, depuis que l’italienne a frappé leurs oreilles, ils n’en sentent pas moins tout le prix de ses heureux efforts, et toute la justice des applaudissemens dont ils ont été couronnés.

IV. C’est dans ces circonstances, et après toutes les innovations déjà tentées ou hasardées dans notre musique, que les bouffons ont reparu pour la seconde fois sur notre théâtre ; ils ont fourni à la plume éloquente de Rousseau, déjà exercée à nous dire des vérités dures, une occasion bien favorable de nous instruire et de nous maltraiter. On peut juger s’il a été écouté patiemment. Il a soutenu presque seul, comme ce fameux Romain, les attaques de l’armée française, animée et réunie contre sa lettre et contre sa personne. Cette armée, il est vrai, n’était guère composée que de troupes légères ; mais si elles ne portaient pas à leur ennemi des coups bien redoutables, elles faisaient contre lui presque autant de bruit que la musique qu’elles défendaient. Ses complices, car la musique italienne lui en avait donné, avaient aussi leur part, quoique plus faiblement, aux traits qu’on lançait au hasard contre le philosophe de Genève. L’Encyclopédie, dont les principaux auteurs avaient le malheur de penser comme Rousseau, et la témérité de le dire, ne fut pas épargnée dans ces circonstances ; ce fut comme la première étincelle de l’embrasement général, qui, en gagnant de proche en proche, a depuis échauffé tant d’esprits contre cet ouvrage. On représenta les auteurs comme une société formée pour détruire à la fois la religion, l’autorité, les mœurs et la musique. Bientôt, comme par un effet du sort qui les poursuivait pour les rendre odieux, l’effervescence qu’on les accusait d’exciter, s’étendit de la capitale aux provinces ; Lyon fut troublé comme Paris ; et c’était encore un encyclopédiste, et par malheur un homme de beaucoup d’esprit, qui était à la tête des séditieux.

V. Parmi le grand nombre d’écrits sur les deux musiques, dont Rousseau a donné comme le signal, presque tous étaient en faveur de la musique française qui en avait le plus de besoin ; quelques uns de ses partisans essayèrent de la soutenir par des raisons, le plus grand nombre de la venger par des injures ; les bouffonistes n’écrivaient guère, lisaient encore moins ce qu’on écrivait contre eux, et se consolaient des ennemis que la musique italienne leur faisait, par le plaisir qu’ils avaient à l’entendre. En vain, pour les dégoûter des airs charmans que les Italiens exécutaient, on les assurait que ces baladins qui leur faisaient tourner la tête, étaient le rebut de l’Italie, et dignes à peine des tréteaux d’une place publique ; ils répondaient que si l’exécution était mauvaise, la musique était divine, et qu’ils préféraient un excellent livre aussi mal lu qu’on voudrait, à la lecture la mieux faite d’un ouvrage fastidieux. Du reste, soit par la bonté de leur cause, soit par l’art qu’ils ont eu de la faire valoir, l’avantage leur est demeuré dans le peu même qu’ils ont écrit ; de cette foule innombrable de brochures publiées il y a huit ans contre l’opéra français, le petit Prophète et la lettre de Rousseau sont les deux seules dont on se souvienne ; on a oublié jusqu’au titre des autres.

VI. Ce n’est pas la première fois qu’on a manqué de respect à la musique française dans le lieu même de son empire. Au commencement de ce siècle, l’abbé Raguenet, écrivain d’une imagination vive, mit au jour un petit ouvrage où notre musique était presque aussi maltraitée que dans la lettre de Rousseau. Cet écrit n’excita ni guerres, ni haine dans le temps ou il parut ; la musique française régnait alors paisiblement sur nos organes assoupis ; on regarda l’abbé Raguenet comme un séditieux isolé, un conjuré sans complices, dont on n’avait point de révolution à craindre. Rousseau a trouvé des lecteurs plus aguerris et plus capables de l’entendre, et par conséquent plus de gens intéressés a le combattre. Mais nous ne pouvons nous dispenser de remarquer ici le jugement porté sur le livre de l’abbé Raguenet par son censeur Fontenelle, ce pliilosophe si modéré et si pacifique, accoutumé d’ailleurs à nos anciens opéras dont il avait les oreilles imbues et pénétrées, élevé enfin dans la musique la plus française et la moins ultramontaine ; je crois, dit-il, que l’impression de cet ouvrage sera très-agréable au public, pourvu qu’il soit capable d’équité. Cinquante ans plus tard, quel cri n’eût pas excité cette approbation ? Le sage Fontenelle n’aurait pas eu l’imprudence ou le courage de parler ainsi de nos jours. Il n’était pas bomme à se faire des ennemis pour des chansons.

VII. Il y a une espèce de fatalité attachée dans ce siècle à ce qui nous vient d’Italie. Depuis la bulle Unigenitus jusqu’à la musique des intermèdes, tous les présens bons ou mauvais qu’elle veut nous faire, sont pour nous un sujet de trouble. Ne serait-il pas possible d’accommoder notre différend avec les Italiens, de prendre leur musique et de leur renvoyer le reste ? dissensions pour dissensions, celles que l’Opéra peut causer parmi nous seront moins turbulentes, et surtout moins ennuyeuses. Qu’on me permette de raconter à cette occasion, comme une matière de réflexion pour les philosophes, la conversation que j’eus dans la plus grande chaleur de notre guerre musicale, avec un janséniste austère qui ne va jamais au spectacle, et qui n’en a pas la plus légère idée. On lui avait envoyé une de ces brochures dont nous avons été inondés sur la musique française. J’ai reçu, me dit-il, une feuille où je ne comprends rien, si ce n’est qu’elle m’a paru fort mal faite et fort mal écrite. Qu’est-ce que le Correcteur des bouffons, l’Écolier de Prague, le petit Prophète, le Coin de la Reine ? — Je lui expliquai de mon mieux ce que signifiaient ces mots. Hé bien, lui dis-je ensuite, vous n’entendiez rien à tout cela, et vous n’en étiez pas plus à plaindre ; cependant apprenez que cette dispute sur la musique, qui vous touche si peu, et qui n’est pas même parvenue jusqu’à vous, occupe depuis six mois avec fureur les graves citoyens de cette ville ; apprenez que l’intérêt violent qu’ils y prennent, a suspendu et presque anéanti celui qu’ils commençaient à prendre à la chose du monde dont vous êtes le plus agité, l’affaire de la sœur Moyzan, et celle de la sœur Perpétue. Mon janséniste gémit, et alla prier Dieu pour l’aveuglement de son siècle.

VIII. Enfin, pour calmer les esprits, il a fallu de nouveau renvoyer les bouffons, à peu près comme il fallut autrefois que Titus renvoyât sa maîtresse pour apaiser les Romains. En vain les bouffonistes, réduits à la disette, ont demandé instamment qu’on ne les privât pas avec rigueur d’un amusement qu’on leur avait laissé goûter. Ceux qui président à nos plaisirs, et qui n’en ont guère, ont été aussi inexorables à leurs plaintes, que les vieilles femmes le sont pour interdire l’amour aux jeunes. On n’a voulu ni souffrir à l’Opéra la musique italienne, dont elle blessait, disait-on, la dignité, mais dont elle dévoilait encore plus l’indigence ; ni permettre à cette musique de se faire entendre à ses malheureux partisans sur un théâtre particulier, et uniquement destiné pour elle. A peine l’a-t-on soufferte dans quelques concerts, dont la liberté n’est pas même trop assurée. Je ne sais pourtant si on a bien fait d’ôter cet objet de distraction ou de dispute à une nation vive et frivole, dont l’inquiétude a besoin d’aliment, qui même heureusement n’y est pas difficile, qui est satisfaite pourvu qu’elle parle, mais qui peut exercer sa langue, sur des sujets plus sérieux, si on la lui lie sur ses plaisirs. On sait le mot du danseur Pylade à Auguste, qui voulait prendre parti dans la dispute des citoyens de Rome au sujet de ce danseur et de son concurrent Bathylle : Tu es un sot, dit le comédien à l’empereur , que ne les laisses-tu s’amuser de nos querelles ? Quoi qu’il en soit, aujourd’hui que l’animosité est éteinte, les brochures oubliées, et les esprits adoucis, tandis que l’attention partagée des Parisiens oisifs est tournée vers des objets plus importans, et s’exerce, sans fruit comme sans intérêt, sur les affaires de l’Europe, serait-il permis de faire un examen pacifique de notre querelle musicale ?

IX. Je m’étonne d’abord que dans un siècle où tant de plumes se sont exercées sur la liberté du commerce, sur la liberté des mariages, sur la liberté de la presse, sur la liberté des toiles peintes, personne n’ait encore écrit sur la liberté de la musique. Être esclave dans nos divertissemens, ce serait, pour employer l’expression d’un écrivain philosophe, dégénérer non-seulement de la liberté, mais de la servitude même. Vous avez la vue bien courte, répondent nos grands politiques ; toutes les libertés se tiennent, et sont également dangereuses. La liberté de la musique suppose celle de sentir ; la liberté de sentir entraine celle de penser, la liberté de penser celle d’agir, et la liberté d’agir est la ruine des États. Conservons donc l’Opéra tel qu’il est, si nous avons envie de conserver le royaume, et mettons un frein à la licence de chanter, si nous ne voulons pas que celle de parler la suive bientôt. — Voilà, comme disait Pascal de je ne sais quel raisonnement d’Escobar, ce qui s’appelle argumenter en forme ; ce n’est pas là discourir, c’est prouver. On aura peine à le croire, mais il est exactement vrai que dans le dictionnaire de certaines gens, bouffoniste, républicain, frondeur, athée, j’oubliais matérialiste, sont autant de termes synonymes. Leur logique profonde me rappelle cette leçon d’un professeur de philosophie. La dioptrique est la science des propriétés des lunettes ; les lunettes supposent les yeux ; les yeux sont un des organes de nos sens ; l’existence de nos sens suppose celle de Dieu, puisque c’est Dieu qui nous les a donnés ; l’existence de Dieu est le fondement de la religion chrétienne ; nous allons donc prouver la vérité de la religion pour première leçon de dioptrique,

X. La majesté de l’Opéra, disent nos gens de goût, serait outragée, si on y admettait des baladins. Cependant si cette majesté nous ennuie, je ne vois pas ce qui nous obligerait à la révérer. D’ailleurs pourquoi la majesté d’Armide serait-elle offusquée par la Serva padrona, si celle de Cinna ne l’est pas par le Bourgeois gentilhomme ? Pourquoi ces connaisseurs si difficiles, qui se croiraient dégradés de voir Bertholde à la cour après Roland, n’ont-ils pas honte de rire à Pourceaugnac après avoir pleuré à Zaïre ? Pourquoi enfin leurs oreilles sont-elles blessées des airs comiques d’un intermède italien, lorsque leurs yeux ne le sont pas des bambochades de Ténières, des fîgures estropiées de la Chine, et des magots de porcelaine dont leurs maisons sont meublées ?

XI. La musique italienne, ajoutent-ils, nous dégoûterait de la française. Où est l’inconvénient, si la musique italienne est préférable ? C’est comme si on eût défendu à Corneille de composer ses pièces, sous prétexte qu’elles devaient faire oublier celles de Hardi et de Jodelle. Mais on fait plus d’honneur à la musique italienne qu’elle ne mérite ; après l’avoir entendue pendant plus d’un an, il s’en faut bien que nous soyons revenus de la nôtre. On court à l’Opéra comme à l’ordinaire ; et les bouffonistes qui en avaient annoncé la désertion, se sont trompés dans leurs prophéties. Ces enthousiastes ont jugé de l’impression du vulgaire par celle qu’ils éprouvaient. Ils ont été dans la même erreur que certains écrivains de nos jours, qui nous parlent sans cesse des progrès de la nation dans ce qu’ils appellent l’esprit philosophique et qui s’imaginent avoir contribué par leurs ouvrages à répandre cet esprit jusque dans le peuple. S’établit-il dans un faubourg quelque faiseur de miracles ? le peuple y court en foule, et l’esprit philosophique est pris pour dupe. Je me représente les philosophes vrais ou prétendus , qui ont quelque réforme à faire ou à prêcher, comme étant sur le bord d’un fleuve très-rapide qu’ils se proposent de franchir ; ils assemblent leur siècle sur le bord du fleuve, le haranguent et l’exhortent à les imiter. Ils se jettent ensuite dans le fleuve, et à travers une grêle de traits, ils le passent à la nage, ne doutant point que leur siècle ne les suive. A peine ont-ils passé, qu’ils se retournent et voient leur siècle à l’autre bord, qui les regarde, qui se moque d’eux, et qui s’en va ; c’est la fable du Berger et de son troupeau (La Fontaine, livre IX, fable 9). Ne jugeons donc pas de l’effet de la musique italienne sur le commun des spectateurs, par celui qu’elle a produit sur un petit nombre. Son futur empire, fût-il aussi infaillible qu’il est douteux, aura besoin de temps pour s’établir. Toute musique, pour peu qu’elle soit nouvelle, demande de l’habitude pour être goûtée par le vulgaire ; c’est pourquoi si l’opéra français a quelque décadence à craindre, elle n’arrivera que peu à peu, et il pourra survivre encore à la génération qui le regrette. Qu’elle jouisse en paix de ses tranquilles plaisirs ; mais qu’elle ne prétende point régler ceux de la génération suivante.

XII. On fait contre la musique italienne une objection plus raisonnable que les précédentes : c’est quelle nous obligerait de substituer à notre opéra français l’opéra italien ; que ce dernier est froid et languissant, que nous en serions bientôt ennuyés, et qu’ainsi nous perdrions d’un côté sans rien gagner de l’autre. Avant de répondre à cette objection, observons d’abord qu’elle ne paraît pas avoir frappé comme nous les autres nations de l’Europe. Toutes sans exception ont rejeté notre opéra et notre musique, pour leur préférer l’opéra et la musique des Italiens, soit que l’opéra français ne leur ait pas paru aussi supérieur à ceux d’Italie que nous l’imaginons, soit que le dégoût pour notre musique l’ait emporté chez elles sur les avantages que nous pouvons avoir du côté des pièces et du genre de spectacle. Cette décision générale de l’Europe est d’autant moins suspecte, qu’en proscrivant notre opéra, elle a universellement adopté notre théâtre français, qui est en effet le meilleur modèle qu’on ait encore du genre dramatique. Les étrangers ont fait plus ; malgré la préférence qu’ils donnent à la musique italienne sur la nôtre, ils n’ont pas pour cela renoncé à notre langue en faveur de l’italienne, qui cependant n’est peut-être pas inférieure à la française, et que bien des gens de lettres osent même lui préférer. En vain dirait-on que les étrangers ne sont prévenus contre notre opéra, que faute de le connaître et de l’entendre. Parmi cette foule d’Anglais, d’Espagnols, d’Allemands et de Russes, qui accourent à Paris de toutes parts, à peine s’en trouve-t-il un seul que nos ouvrages lyriques ne fassent bâiller jusqu’aux vapeurs. C’est un tintamarre qui leur rompt la tête ; ou un plain-chant qui les endort par sa langueur, quand il ne les révolte pas par sa prétention ; s’ils prennent plaisir à quelque partie du spectacle, c’est à nos danses ; mais elles ne suffisent pas pour les dédommager de trois heures de bruit et d’ennui ; ils sortent en se bouchant les oreilles, et on ne les y voit guère reparaître. Quelques uns, il est vrai, moins difficiles ou moins sincères, semblent approuver et partager notre plaisir. On dit plus ; on assure que depuis deux ans la musique française commence à réussir à Vienne, où on la détestait autrefois ; mais je crains bien que cet empressement, survenu tout à coup aux Autrichiens pour notre musique, ne soit de la part de nos nouveaux alliés un simple accueil de politesse et de reconnaissance.

XIII. Cependant serait-il juste de régler absolument notre goût, quant aux spectacles en musique, sur l’opinion et l’exemple des étrangers, eux qui dans tout le reste sont accoutumés à prendre le goût français pour le modèle du leur ? Quelque général que soit leur suffrage en faveur de l’opéra italien, s’ensuit-il que nous ferions bien de les imiter ? La forme de cet opéra, il faut en convenir, le rend uniforme et ennuyeux ; celle du nôtre est sans comparaison plus variée et plus agréable. Nous avons, ce me semble, mieux connu qu’aucun autre peuple le vrai caractère de chaque théâtre ; chez nous la comédie est le spectacle de l’esprit, la tragédie celui de l’âme, l’opéra celui des sens ; voilà tout ce qu’il est et tout ce qu’il peut être. Où la vraisemblance n’est pas, l’intérêt ne saurait s’y trouver, au moins l’intérêt soutenu ; car l’intérêt de la scène est fondé sur l’illusion, et l’illusion est bannie d’un théâtre où un coup de baguette transporte en un moment le spectateur d’une extrémité de la terre à l’autre, et où les acteurs chantent au lieu de parler. Ce n’est pas que la musique bien faite d’une scène touchante ne nous arrache quelquefois des larmes, ni que je veuille renouveler l’objection triviale contre les tragédies en musique, que les héros y meurent en chantant ; laissons au vulgaire ce préjugé ridicule, de croire que la musique ne soit propre qu’à exprimer la gaieté ; l’expérience nous prouve tous les jours qu’elle n’est pas moins susceptible d’une expression tendre et douloureuse. Mais si la musique touchante fait couler nos pleurs, c’est toujours en allant au cœur par les sens ; elle diffère en cela de la tragédie déclamée, ou pour parler plus juste de la tragédie parlée, qui va au cœur par la peinture et le développement des passions. L’opéra est donc le spectacle des sens, et ne saurait être autre chose. Or si les plaisirs des sens, comme nous l’éprouvons tous les jours, s’émoussent quand ils sont trop continus, s’ils veulent de la variété et de l’interruption pour être goûtés sans fatigue, il s’ensuit que dans ce genre de spectacle le plaisir ne peut entrer dans notre âme par trop de sens à la fois ; qu’on ne saurait, pour ainsi dire, laisser trop de portes ouvertes, y mettre trop de diversité ; et qu’un opéra qui réunit comme le nôtre les machines, les chœurs, le chant et la danse, est préférable à l’opéra italien qui se borne au spectacle et au chant. On prétend, je le sais, que les opéras[2] italiens ont un avantage, en ce qu’ils peuvent être déclamés comme chantés, ce qui n’aurait pas lieu dans les nôtres. Supposé le fait vrai, tout ce qu’on en peut conclure, c’est qu’il faut chanter nos opéras et déclamer[3] nos tragédies. Mais ce prétendu avantage des tragédies italiennes, d’être également propres au chant ou à la déclamation, rend à mes yeux leur mérite bien, suspect. C’est n’avoir point de caractère que d’en pouvoir si facilement changer ; et je ne sais ce qu’on doit penser d’un genre de pièces, auquel la forme de la représentation est indifférente. J’accorderai pourtant, si l’on veut, que le meilleur opéra de Quinault déclamé fera moins de plaisir que le meilleur opéra de Métastase déclamé de même ; j’accorderai encore que la meilleure tragédie de Racine, mise en musique, nous plaira moins que la meilleure tragédie chantée de Métastase ; mais qu’on joue à la suite l’une de l’autre une tragédie de Racine et une de Métastase, et qu’on exécute de même successivement un opéra de Métastase, et un opéra de Quinault mis en bonne musique : et malgré toute l’estime que mérite le poëte italien, je ne doute pas que l’avantage du parallèle ne demeure aux deux poëtes français.

XIV. Au reste, quel que doive être le succès de cette épreuve, il sera toujours incontestable que la tragédie parlée est préférable à la tragédie chantée ; la première est une action, dont la vérité ne dépend que de ceux qui l’exécutent, la seconde ne sera jamais qu’un spectacle. Quelque superstitieux admirateur de l’antiquité m’opposera sans doute les tragédies grecques : les anciens, dira-t-il, nos modèles et nos maîtres, connaissaient aussi bien que nous la nature, et le mérite de l’imiter telle quelle est. Cependant chez eux les pièces de théâtre étaient chantées ; et ils y trouvaient apparemment plus d’avantages que dans la simple déclamation. Si on voulait répondre en servile adorateur des anciens, qui regarde leur exemple et leur autorité comme un argument sans réplique, on pourrait dire que la question dont il s’agît est fort difficile à décider ; qu’elle tient a plusieurs autres qu’on n’a point encore résolues, sur la nature des langues anciennes, sur leur prosodie, sur la musique des Grecs, sur la mélopée du chant dramatique, sur la forme et la grandeur des anciens théâtres ; nous n’avons en effet sur tous ces objets que des notions fort imparfaites ; car les historiens sont comme les commentateurs, très-diffus sur ce qu’on ne leur demande pas, et muets sur ce qu’on voudrait savoir. Mais on accorde que les anciens aient préféré dans leurs tragédies le chant à la déclamation ; et on ne craindra pas de dire que sur ce point nous avons touché de plus près qu’eux à la nature. Que la musique des Grecs ait été aussi parfaite qu’on voudra ; les siècles d’ignorance qui l’ont détruite, nous ont dédommagé en un sens du plaisir qu’ils nous ont fait perdre, puisqu’ils nous ont forcés de nous rapprocher de la vérité, en substituant la parole au chant dans nos représentations dramatiques[4]. Il semble que le propre des siècles d’ignorance est de représenter la nature plus grossière, mais aussi plus vraie ; et celui des siècles de lumière, de la peindre plus délicate, mais plus déguisée. Nous ne prétendons pas pour cela qu’on doive toujours représenter sur le théâtre la nature exacte et toute nue : mais nous croyons qu’on ne saurait l’imiter trop fidèlement, tant qu’elle ne tombe point dans la bassesse. Personne ne regrettera dans nos tragédies les fossoyeurs du théâtre anglais ; mais peut-être y pourrait-on désirer plus d’action et moins de paroles, moins d’art et plus d’illusion. Il serait à souhaiter surtout que nos acteurs fussent un peu plus ce qu’ils représentent ; presque tous ne paraissent, si j’ose m’exprimer ainsi, que des marionnettes dont on ne voit point le fil d’archal, mais dont les mouvemens n’en sont pas plus naturels et mieux entendus. Je ne dis rien du peu de vérité que nous avons mis dans les accessoires du spectacle, dans la décoration de la scène, dans les circonstances locales, dans l’habillement des personnages. Un de nos grands artistes, qui ne sera pas soupçonné d’ignorer la belle nature par ceux qui ont vu ses ouvrages, a renoncé aux spectacles que nous appelons sérieux, et qu’il n’appelle pas du même nom ; la manière ridicule dont les dieux et les héros y sont vêtus[5], dont ils y agissent, dont ils y parlent, dérange toutes les idées qu’il s’en est faites ; il n’y retrouve point ces dieux et ces héros, auxquels son ciseau sait donner tant de noblesse et tant d’âme ; et il est réduit à chercher son délassement dans les spectacles de farce dont les tableaux burlesques sans prétention, ne laissent dans sa tête aucune trace nuisible. Quelquefois, au milieu de la représentation d’une pièce de théâtre, j’imagine qu’un philosophe, qui n’aurait aucune idée de cette espèce de plaisir, soit transporté tout à coup au milieu de la salle ; alors je n’aperçois plus avec lui que des automates qui parlent et se remuent sur des planches, quelques êtres animés qui ont la bonté de converser avec eux, et des enfans qui ont la simplicité de s’amuser de ce bizarre assemblage ; et je vois mon philosophe, comme Démocrite, regarder un moment le spectacle, et bien plus long-temps les spectateurs. Mais encore une fois, ces défauts si communs dans nos représentations dramatiques, sont ceux de l’exécution, et nullement du genre ; ils disparaîtront quand les auteurs sauront mieux exprimer, et les acteurs mieux sentir. Au contraire les défauts de l’opéra sont essentiellement attachés à sa nature ; et puisqu’on ne peut les détruire, tout ce qui nous reste à tenter est de les rendre agréables.

XV. Revenons donc à nos drames en musique. Si nous étions réduits à l’alternative, ou de conserver notre opéra tel qu’il est, ou d’y substituer l’opéra italien, peut-être ferions-nous bien de prendre le premier parti. Notre opéra nous amuse, nous le croyons du moins, et il est fort douteux que l’opéra italien en fît autant. Ainsi nous ôter l’opéra français pour y substituer l’opéra italien, ce serait vraisemblablement nous mettre dans le cas de ce malade dont parle Horace, qui dans son délire croyait assister aux spectacles les plus agréables, qui devint malheureux par sa guérison en perdant son erreur, et qui priait les médecins de la lui rendre. Mais ne serait-il pas possible, en conservant le genre de notre opéra tel qu’il est, d’y faire par rapport à la musique des changemens qui le rendraient bientôt supérieur à l’opéra italien ? Nous deviendrions alors les législateurs de l’Europe pour le théâtre lyrique, comme nous l’avons été pour le dramatique ; et cette gloire serait assez flatteuse pour notre vanité. Or il paraît que le seul moyen d’y parvenir, est de substituer, s’il est possible, la musique italienne à la française. Cette proposition demande que nous entrions dans quelques détails sur le caractère des deux musiques, et sur la manière d’appliquer la musique italienne à notre langue.

XVI. Nous supposons, comme un fait qui n’a pas besoin d’être prouvé, la supériorité delà musique italienne sur la nôtre. On ne doute de cette vérité qu’en France, il n’y a plus même qu’une partie de la nation qui en doute, et les étrangers s’étonnent qu’elle en doute encore. Qu’on fasse ses délices de la musique française, tant qu’on n’en connaîtra point d’autre, rien n’est plus naturel et plus permis : mais que parmi ceux qui ont entendu ou plutôt écouté les deux musiques, il puisse y avoir deux avis sur la préférence, qu’il soit même possible de balancer, c’est ce qui doit paraître bien étrange à toute oreille tant soit peu délicate, et à toute âme tant soit peu sensible. En vain les partisans de la musique française, pour couvrir sa nullité et sa faiblesse, affectent de vanter le beau simple, qui en fait selon eux le caractère ; de ce que le beau est toujours simple, ils en concluent que le simple est toujours beau ; et ils appellent simple ce qui est froid et commun, sans force, sans âme , et sans idée.

XVII. Ce serait néanmoins être indigne de goûter la musique italienne, et incapable de la sentir, que d’applaudir sans discernement et sans choix à tout ce qui nous vient en ce genre d’au-delà des monts. Outre la foule de compositeurs médiocres qui abonde toujours dans un pays où la musique est fort cultivée, comme elle l’est en Italie, le bon goût, il faut l’avouer, y dégénère sensiblement. Pergolèse, trop tôt enlevé pour le progrès de l’art, a été le Raphaël de la musique italienne : il lui avait donné un style vrai, noble et simple, dont les artistes de sa nation s’écartent un peu trop aujourd’hui. Le beau siècle de cet art semble être en Italie sur son déclin, et le siècle de Sénèque et de Lucain commence à lui succéder. Quoiqu’on remarque encore dans la musique italienne moderne des beautés vraies et supérieures, l’art elle désir de surprendre s’y laisse voir trop souvent au préjudice de la nature et de la vérité. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les Italiens éclairés s’en aperçoivent eux-mêmes, et gémissent de cet abus. Mais il a sa source dans un défaut peut-être incurable ; l’amour excessif des Italiens pour la nouveauté en fait de musique. Le plus admirable opéra n’est jamais représenté deux fois sur le même théâtre, l’on préfère à l’Artaxerce de Vinci, à l’Olympiade de Pergolèse, les mêmes pièces mises en musique par un compositeur médiocre. Nous sommes tombés dans l’inconvénient contraire ; et nos musiciens les plus célèbres n’osent encore toucher aux opéras de Lully, comme nos ancêtres n’osaient s’écarter par respect de la doctrine d’Aristote. Ainsi la passion pour le changement corrompt la musique au-delà des Alpes, et une timidité superstitieuse en retarde les progrès parmi nous. Le seul genre de musique qui n’ait rien perdu en Italie, qui peut-être même s’y est perfectionné, c’est le genre burlesque et comique : les libertés qu’il permet, la variété dont il est susceptible, laissent le génie des compositeurs plus à son aise. La musique des intermèdes, quand elle est composée par un habile artiste, est rarement médiocre, souvent admirable ; la musique des tragédies est quelquefois admirable, et souvent médiocre.

XVII. Les Italiens ont donc de fort mauvaise musique, et même en très-grande quantité. Mais juger la musique italienne sur ce qu’elle a de faible ou de défectueux, c’est juger notre école de peinture par nos tableaux d’enseigne. Et où en serions-nous, si les Italiens voulaient apprécier la musique française par celle que nous reconnaissons nous-mêmes pour détestable ? C’est d’après ce que les deux musiques ont de meilleur qu’il faut les comparer : et quand on fera cette comparaison avec un peu de lumières, de sentiment, et de bonne foi, quand on aura mis la richesse, la chaleur et la variété des Italiens à côté de notre monotonie, de notre froideur et de notre indigence, pourra-t-on ne pas penser avec toute l’Europe, que la musique italienne est une langue dont nous n’avons pas seulement l’alphabet ? Tout se réduit donc à savoir si nous devons, ou plutôt si nous pouvons adopter cette musique, si notre opéra pourra s’y prêter, et jusqu’à quel point il en sera susceptible. Mais, dira-t-on, ne serait-il pas plus court de donner à l’opéra italien la forme du nôtre ? oui, si on pouvait engager les Italiens à changer leur opéra, et les Français à abandonner leur langue ; et c’est ce qui ne paraît pas facile. J’ai meilleure opinion de la docilité de nos musiciens ; la plupart semblent assez peu attachés à la musique ancienne ; cette disposition paraît surtout dans les jeunes artistes, qui sont ceux dont on doit le plus espérer ; l’impénitence finale est le partage des autres. Déjà même sur le théâtre de l’Opéra, sur ce théâtre si attaché à ses anciens usages, on a hasardé des nouveautés ; nous y avons vu un opéra gascon. C’est un pas vers des changemens plus nécessaires et plus agréables ; à la vérité le pas est un peu en arrière ; car il ne s’agit point, comme on l’a fait dans cet opéra, de garder notre musique et de changer notre langue ; il s’agit de garder notre langue, et de changer, si nous pouvons, notre musique. Mais enfin cette innovation, quelle qu’elle soit, prouve que nous osons risquer encore, et que parmi nous la superstition de l’opéra n’est pas tout-à-fait incurable.

XIX. Il y a dans notre musique trois choses à considérer, le récitatifs, les airs chantans, et les symphonies ; parcourons successivement ces trois objets. On entend quelquefois les partisans de Lully se récrier d’admiration sur ce que c’est un étranger qui a créé notre récitatif. Il y paraît ; on sait à quel point la prosodie y est estropiée, surtout dans les finales. On ne dira pas sans doute que ce contre-sens prosodique, si je puis l’appeler de la sorte, soit un agrément dans notre chant ; mais on prétendra peut-être qu’il est inévitable. Il y aurait d’abord un moyen facile d’y remédier ; ce serait de ne faire jamais tomber les chutes musicales que sur des terminaisons masculines ; et là-dessus il serait aisé au musicien et au poëte de s’entendre. Mais nous ne voyons pas d’ailleurs pourquoi il est plus nécessaire de faire sentir les finales dans le chant que dans la conversation et dans la déclamation même. En effet le caractère du chant, et surtout du récitatif, étant d’approcher du discours le plus qu’il est possible, pourquoi les chutes musicales y seraient-elles plus marquées qu’elles ne le sont dans le discours ? Aussi ne le sont-elles pas dans le récitatif des Italiens, bien plus analogue à leur langue que le récitatif français ne l’est à la nôtre. Ils paraissent avoir bien mieux étudié que nous la marche et les inflexions de la voix dans la conversation ; et il est singulier que dans une langue aussi remplie que la française de finales muettes, le récitatif appuie sur ces finales, tandis qu’il fait le contraire dans la langue italienne, dont les finales sont moins sourdes et les voyelles plus éclatantes. On dirait que c’est un Français qui a créé le récitatif italien, comme c’est un Italien qui a inventé le nôtre.

XX. Cependant il ne faut pas le dissimuler ; le récitatif italien dont nous faisons ici l’apologie, déplaît à la plupart des oreilles françaises. On ne doit pas en être surpris ; comme c’est un genre moyen entre le chant et le discours, il exige nécessairement dans celui qui l’écoute, l’habitude de l’entendre, jointe à la connaissance de la langue italienne et de sa prosodie. Ainsi le jugement sévère que nous portons à cet égard pourrait bien être précipité. Une réflexion suffira pour le faire sentir. Outre le récitatif courant des scènes, qui marche presque aussi vite que la déclamation ordinaire, les Italiens en ont un autre qu’ils appellent récitatif obligé, c’est-à-dire, accompagné d’instrumens, et qu’ils emploient souvent avec succès dans les morceaux d’expression, et surtout dans les tableaux pathétiques. Ce récitatif obligé, quand il est bien fait, et il est rare qu’il ne le soit pas lorsqu’il est traité par un bon maître, produit sur l’oreille la moins sensible une impression qui n’est ni moins vive ni moins agréable que celle des plus beaux airs italiens. D’excellens juges même ne balancent pas à lui donner la préférence sur les airs, parce que l’expression du sentiment y est moins chargée, plus simple, et par conséquent plus vraie ; il semble enfin, tant la vérité et la nature ont des droits sur nous, que ce récitatif obligé est entendu quelquefois avec plaisir par les ennemis même du récitatif italien ordinaire. Cependant il n’y a point entre l’un et l’autre de différence réelle, la marche est absolument semblable ; seulement le récitatif obligé dont on fait souvent usage dans les monologues, est coupé, interrompu, et soutenu par l’orchestre qui sert comme d’interlocuteur ; et d’ailleurs ce récitatif étant employé pour l’ordinaire à des expressions vives, les inflexions de la douleur, de la joie, du désespoir, de la colère y sont plus sensibles et plus fréquentes que dans le récitatif courant ; comme elles le sont davantage dans un discours animé que dans le discours ordinaire.

XXI. Peut-être objectera-t-on que les momens de repos ménagés par les instrumens dans le récitatif obligé, les tableaux et l’expression qu’ils y ajoutent, les inflexions des passions, et pour ainsi dire les tons de l’âme, plus marqués dans ce récitatif, suffisent pour le rendre très-différent du récitatif italien ordinaire, dont la route uniforme et non interrompue produit une monotonie insupportable. Nous répondrons d’abord que notre récitatif même n’est pas plus exempt de monotonie que le récitatif italien, et qu’il joint à ce défaut une lenteur encore plus fatigante et plus odieuse. Nous répondrons en second lieu, que la monotonie du récitatif est peut-être un mal nécessaire, un inconvénient inévitable attaché à la nature de la scène lyrique. En effet qu’est-ce qu’un opéra ? Une pièce de théâtre mise en haut. Or dans une pièce de théâtre, tout n’est pas destiné aux grands mouvemens des passions ; l’âme ne peut y être agitée que par intervalles : il faut nécessairement, pour l’exposition du sujet, pour la préparation des scènes, pour le développement de l’action, des momens de repos où le spectateur ne doit qu’écouter. Je demande maintenant comment ces scènes d’exposition, ces scènes de développement, ces scènes préparatoires doivent être traitées par le compositeur ? La musique n’est point une langue ordinaire et naturelle : c’est une langue de charge, peu faite par conséquent pour exprimer les choses indifférentes ou les pensées communes ; elle n’est propre par sa nature qu’a rendre avec énergie les impressions vives, les sentimens profonds, les passions violentes, ou à peindre les objets qui les font naître. Que doit donc faire le musicien dans les endroits nombreux du poëme, où il n’y aura ni passions, ni mouvemens à exciter ? fera-t-il simplement réciter et déclamer ces morceaux comme une pièce de théâtre ordinaire ? Mais cette déclamation trancherait trop avec le chant qui suivrait, et l’opéra ne serait alors qu’un tout bizarre et monstrueux. La vraisemblance, il est vrai, ne se trouve pas dans un opéra chanté d’un bout à l’autre ; mais elle y est moins blessée que dans un opéra moitié chanté, moitié parlé ; il est plus facile de se prêter à la supposition d’un peuple qui dit tout en musique, qu’à celle d’un peuple dont la langue est mêlée de chant et de discours. Il faut donc que dans un opéra tout soit chanté. Mais tout ne doit pas y être chanté de la même manière, comme dans le discours tout n’est pas dit du même ton, avec la même froideur et le même mouvement. Il doit donc y avoir entre les airs et le récitatif une différence très-marquée par l’étendue et la qualité des sons, par la rapidité du débit, et par le caractère de l’expression. La nature du chant ordinaire, de ce qu’on appelle proprement ainsi, consiste en trois choses ; en ce que la marche y est plus lente que dans le discours ; en ce que l’on appuie sur les sons comme pour les faire goûter davantage à l’oreille ; enfin en ce que les tons de la voix et les intervalles qu’elle parcourt, y varient fréquemment et presque à chaque syllabe. Le premier et le second de ces caractères n’appartiennent point à un bon récitatif ; le troisième doit à la vérité s’y trouver, mais d’une manière moins marquée que dans le chant. D’un côté la rapidité du débit rend la succession des intervalles moins sensible dans le récitatif, et de l’autre cette succession doit y être plus fréquente que dans le discours, mais moins que dans le chant ordinaire. Voilà ce que les Italiens ont senti ; voilà ce qu’ils pratiquent avec raison, et on ose dire, avec succès, Au contraire un des grands défauts de notre opéra, c’est que le récitatif n’est pas assez distingué des airs. Aussi les étrangers nous demandent-ils avec surprise quelle différence nous y mettons, ou plutôt pourquoi nous n’y en mettons pas ; depuis l’ouverture jusqu’à la toile baissée, ils attendent toujours, disent-ils, que l’opéra commence.

XXII. Ce récitatif auquel nous tenons si fort, et dont nous avons même la simplicité de nous glorifier, est aujourd’hui dans nos opéras d’un ennui plus mortel que jamais. Les acteurs, pour faire briller leur voix, ne songent qu’à crier et à traîner leurs sons ; la vivacité du débit, si nécessaire au récitatif, est absolument ignorée d’eux ; peut-être même n’en ont-ils pas l’idée. On assure que du temps de Lully le récitatif se chantait beaucoup plus vite, et il en était moins fastidieux ; Lully qui était homme de goût, et même de génie, quoique peu versé dans son art, parce que l’art de son temps était encore au berceau, sentit au moins, dans ce premier âge de la musique, que le récitatif n’était pas fait pour être exécuté avec effort et lenteur, comme des airs destinés à exprimer les sentimens de l’âme. Depuis le temps de Lully, notre récitatif, sans rien gagner d’ailleurs, a même perdu le débit que cet artiste lui avait donné, et qu’il faudrait tâcher de lui rendre. Nous avouerons néanmoins qu’on n’y réussira qu’imparfaitement, en lui conservant le caractère qu’il a reçu de Lully même, et qu’on s’obstine à retenir. Les cadences, les ténues, les ports de voix que nous y prodiguons, seront toujours un écueil insurmontable au débit ou à l’agrément du récitatif ; si la voix appuie sur tous ces ornemens, le récitatif traînera ; si elle les précipite, il ressemblera à un chant mutilé. Mais ne serait-il pas possible, en supprimant toutes ces entraves, de donner au récitatif français une forme plus approchante de la déclamation ? Voici quelques réflexions que je hasarde sur ce sujet : je les exposerai dans l’ordre où elles se sont présentées à mon esprit.

XXIII. J’assitais à une représentation de la Serva padrona, l’un des chefs-d’œuvre de Pergolèse. On sait à quel point les airs de cet intermède sont estimés en Italie ; ils ont même obtenu jusqu’à notre suffrage, et il est difficile en effet de pousser plus loin dans le chant l’imitation de la nature et la vérité de l’expression. Les airs de la Serva padrona sont mêlés à l’ordinaire d’un récitatif, dont on assure que les connaisseurs d’Italie ne font pas moins de cas. Ce récitatif n’avait d’abord fait sur moi qu’une impression légère, sans m’affecter ni en bien ni en mal : l’ébranlement que les airs chantans avaient produit dans mon oreille, y subsistait encore après que ces airs étaient finis, entretenait mon plaisir, et dérobait mon attention au récitatif. Je l’écoutai plus attentivement dans les représentations suivantes, et j’y trouvai une vérité qui m’étonna ; il me parut si peu différent du discours, que j’avais besoin d’une sorte d’attention pour me convaincre que ce n’était pas en effet une scène absolument parlée ; je croyais entendre une conversation italienne. Les inflexions fréquentes, et les changemens de ton que je remarquais dans le dialogue, ne détruisaient point l’illusion ; car on sait que la prononciation des Italiens est beaucoup plus chantante et plus musicale que la nôtre. Voilà’, me disais-je, des acteurs dont le dialogue est une simple déclamation ; ils chantent néanmoins ; car ce dialogue, outre qu’il est facile à noter, a de plus un accompagnement qui le nourrit et le soutient. Donnons à ce récitatif moins de rapidité, ajoutons-y des cadences, des ports de voix, des ténues qui n’y sont pas, ce sera du chant ordinaire. L’examen de la partition que je fis bientôt après, justifia ma pensée ; je m’aperçus qu’en chantant ce récitatif avec la lenteur et les prétendus agrémens du nôtre, il devenait un récitatif français, mais sans comparaison moins naturel et moins agréable que dans son premier état. Cette observation me conduisit à une autre. Si le récitatif italien, disais-je, peut se chanter à la française, le récitatif français ne pourrait-il pas se chanter à l’italienne ? le premier a perdu en se transformant, peut-être le second y gagnerait-il. J’essayai donc ; je pris le premier opéra qui se présenta sous ma main ; je chantai le récitatif à l’italienne, en retranchant les cadences, les ports de voix, les ténues, et en y mettant la rapidité et le débit nécessaires à une bonne déclamation ; et voici ce que je remarquai avec autant de plaisir que de surprise. Dans les endroits où le récitatif imitait le mieux le discours, il n’y avait pas de comparaison entre le plaisir que me faisait ce récitatif débité à l’italienne, et le dégoût qu’il me causait, crié et traîné à la française. Dans les endroits au contraire où le musicien s’était écarté des tons de la déclamation, c’est-à-dire, du sentiment et de la nature, rien de plus désagréable et de plus affreux que le récitatif français italianisé.

XXIV. De cette observation, que tout musicien peut aisément faire, nous osons tirer une conséquence qui révoltera peut-être d’abord certains lecteurs, mais qui nous paraît mériter quelque attention de la part de ceux qui s’intéressent au progrès de l’art ; c’est que si le récitatif français était aussi bien composé qu’il le peut être, on devrait le débiter à l’italienne. Car il est certain qu’étant chanté de cette manière, il ressemble beaucoup mieux à la déclamation, et plus exactement à proportion qu’il est mieux fait. Nous avons même dans notre récitatif quelques morceaux, à la vérité en petit nombre, où il serait facile à l’auditeur de s’y tromper, et de prendre le récitatif ainsi chanté pour un véritable discours. On peut citer pour exemple ces vers de la scène célèbre du second acte de Dardanus.

A cet art tout-puissant… n’est-il rien d’impossible ?
Et s’il était un cœur… trop faible… trop sensible…
Dans de funestes nœuds… malgré lui retenu,
Pourriez-vous…

DARDANUS.
Vous aimez, ô ciel ! qu’ai-je entendu !
IPHISE.

Si vous êtes surpris en apprenant ma flamme,
De quelle horreur serez-vous prévenu,
Quand vous saurez l’objet qui règne sur mon âme ?

DARDANUS.

Je tremble… je frémis… Quel est votre vainqueur ? etc.

Nous croyons pouvoir proposer ce morceau à tous nos artistes français, comme le modèle d’un bon récitatif. Il nous semble qu’un excellent acteur qui aurait à déclamer tout cet endroit de la scène de Dardanus, le rendrait précisément comme il est mis en musique. Pour parler plus exactement, et pour ne rien outrer, car il peut y avoir plusieurs manières différentes, toutes également bonnes, d’exprimer le sentiment renfermé dans ces vers, je suppose qu’un acteur intelligent les débite à l’italienne, en se conformant à la note, mais en mettant d’ailleurs dans son débit les inflexions, les finesses, les nuances, les degrés de fort et de faible nécessaires pour faire sortir l’expression ; et je crois pouvoir assurer que le chant se fera sentir à peine, et qu’on croira simplement entendre une scène tragique bien rendue. Je vais plus loin, et j’ose prédire que ce morceau, débité de la manière dont je le propose par une excellente actrice, ferait plus de plaisir que le même morceau chanté à pleine voix par la même actrice, avec toute la perfection dont il est susceptible ; les traits du chant proprement dit sont plus marqués, et si on ose parler de la sorte, plus grossiers que ceux de la simple déclamation ; celle-ci a dans l’expression du sentiment certaines délicatesses, dont la voix poussée avec plus d’effort ne serait pas capable. Cette différence entre le chant et la déclamation paraîtrait surtout à l’avantage de la dernière dans les premiers vers qu’on a cités, et s’il était un cœur trop faible, trop sensible, etc., où il n’est pas possible de porter plus loin que le compositeur l’a fait, la vérité du sentiment et la ressemblance du chant avec le discours. La voix y monte presque à chaque syllabe par semi-tons, c’est-à-dire, par les moindres degrés naturels, comme elle le doit faire quand on vient eu tremblant découvrir un sentiment dont on rougit, mais dont on n’est pas le maître ; car cette élévation de ton graduelle et insensible est l’effet que doit produire d’un côté la force de la passion qui ne peut plus se contraindre, de l’autre la timidité naturelle qui s’enhardit par degrés. C’est cet endroit de la scène de Dardanus que nous devons citer et apprendre, et non pas l’air, arrachez de mon cœur, peu naturel pour les paroles, et commun pour la musique.

XXV. Si le récitatif, comme tout le monde en convient, doit n’être qu’une déclamation notée, on peut en conclure qu’une des lois les plus essentielles à observer dans le récitatif, c’est de n’y pas faire parcourir à la voix un aussi grand espace que dans le chant, et d’en régler l’étendue sur celle des tons de la voix dans la déclamation ordinaire. Le seul cas où l’on puisse se permettre de sortir des limites naturelles à la voix, c’est dans certains momens de passion, où la voix, même en déclamant, franchirait ces limites ; encore ces momens doivent être rares, et même ne se rencontrer guère que dans le récitatif obligé, qui par son objet, son accompagnement et son caractère, doit approcher un peu plus du chant. Lully, dont nous regardons le récitatif comme un modèle de perfection, est souvent tombé dans le défaut d’y faire parcourir un trop grand espace à la voix. On peut s’en convaincre en chantant son récitatif à l’italienne ; car on s’apercevra bientôt que ce récitatif sort en mille endroits de l’étendue que la voix peut parcourir dans la déclamation la plus animée.

XXVI. Je ne prétends pas au reste décider absolument, quelque porté que je sois à le croire, que notre récitatif réussît sur le théâtre de l’Opéra, étant débité comme je le propose, à l’italienne et avec rapidité ; mais je puis assurer au moins que cette manière de le rendre n’a point déplu à d’excellens juges devant lesquels j’en ai hasardé l’essai ; tous unanimement l’ont préférée à la langueur insipide et insupportable du récitatif de nos opéras ; et je crois que la différence les eût encore frappés davantage, si l’exécution eût été moins imparfaite, et le récitatif mieux composé. C’est à l’expérience à nous apprendre si cette manière de chanter doit être admise sur la scène lyrique. Mais il paraît au moins incontestable qu’on doit rejeter tout récitatif, qui, étant débité de la sorte hors du théâtre, choquera grossièrement nos oreilles ; c’est une preuve certaine que l’artiste s’est grossièrement écarté des tons de la nature, qu’il doit avoir toujours présens. Ainsi un musicien veut-il s’assurer s’il a réussi dans son récitatif ; qu’il l’essaie en le débitant à l’italienne, et s’il lui déplaît en cet état, qu’il jette son récitatif au feu. On peut observer que les deux vers du monologue d’Armide, que Rousseau trouve les moins mal déclamés,

Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd’hui ?
Ma colère s’éteint quand j’approche de lui,

sont en effet ceux qui étant récités à l’italienne, auraient moins l’apparence de chant.

XXVII. Ce monologue d’Armide, vanté par nos pères comme un chef-d’œuvre, jouissait paisiblement de sa réputation, lorsque le citoyen de Genève a osé l’attaquer. Sa critique est restée sans réponse. En vain le célèbre Rameau, pour l’honneur de notre ancienne musique, qui devrait néanmoins lui être plus indifférent qu’à personne, a essayé de venger Lully des coups que Rousseau lui a portés.

                     Si Pergania dextrâ
Defendi passent, etiam hâc defensa fuissent.

Mais en changeant, comme il l’a fait, la basse de Lully en divers endroits, pour répondre aux plus fortes objections de Rousseau, en supposant dans cette basse mille choses sous-entendues auxquelles Lully n’a jamais pensé, il n’a fait que montrer combien les objections étaient solides. D’ailleurs, en se bornant à quelques changemens dans la basse de Lully, croit-on avoir ranimé et réchauffé ce monologue, où le poëte est si grand et le musicien si faible, où le cœur d’Armide fait tant de chemin, tandis que Lully tourne froidement autour de la même modulation, sans s’écarter des routes les plus communes et les plus élémentaires ? Nous nous en rapportons au témoignage de son illustre défenseur. Eût-il fait ainsi chanter Armide ? eût-il donné à sa basse cette marche terre à terre, si traînante, si écolière et si triviale ? Lully, répondra-t-on, n’en pouvait faire davantage, dans l’état d’imperfection et de faiblesse où la musique était alors. Cela peut être, mais il ne s’agit pas de juger le monologue d’Armide sur l’impossibilité qu’il pouvait y avoir, il y a cent ans, d’en faire un meilleur ; il s’agit de juger ce monologue en lui-même ; et peu nous importe qu’il ait été admirable pour nos pères, s’il est devenu insipide pour nous. Excusons les fautes de Lully, mais avouons-les. Cet artiste a donné à notre musique tout l’essor dont elle était capable en commençant à naître : il transporta à l’opéra français la musique italienne telle qu’elle était de son temps ; il ne faut pour s’en convaincre que jeter les yeux sur les anciens opéras d’Italie , et les comparer aux siens. Les innovations qu’il osa faire dans notre musique causèrent une révolution ; on commença par s’élever contre lui, et on finit par avoir du plaisir et par se taire. Mais il avouait lui-même, en mourant, qu’il voyait bien au-delà du point où il avait porté son art ; c’était un avis qu’il donnait, sans le vouloir, à ses admirateurs. Ces froids enthousiastes, car une musique sans chaleur ne peut en avoir d’autres, nous assurent quelquefois que les belles scènes des opéras de Lully sont si parfaitement mises en musique, qu’un homme d’esprit et de goût qui ne saurait point les paroles, les devinerait en entendant chanter la note. Si cette expérience est faite de bonne foi et qu’elle réussisse, le Florentin mérite des autels ; mais l’expérience ne sera pas même tentée.

XXVIII. Qu’il nous soit permis de considérer un moment ici l’étrange effet de l’injustice et de la prévention des hommes. Lully, de son vivant, était sur le trône, et Quinault dans le mépris ; cependant, quelle distance de l’un à l’autre, eu égard au degré de perfection où chacun d’eux a porté son art ? Le plus grand éloge d’un poëte, dit Voltaire, est qu’on retienne ses vers ; et l’on sait des scènes entières de Quinault par cœur. Que d’invention, que de naturel, que de sentiment, que d’élévation même quelquefois, enfin que de beautés d’ensemble et de détails dans ses poèmes lyriques ! Combien de tableaux a-t-il donné à faire à Lully, que cet artiste a manqués totalement, ou peut-être même n’a pas sentis ? Mais Quinault était créateur d’un genre, et d’un genre où tout le monde se croit juge ; c’en était assez pour déchaîner contre lui les prétendus gens de goût, et les échos de leurs décisions. Les beaux-esprits qui étaient pour lors à la mode, ennemis d’autant plus redoutables qu’ils avaient eux-mêmes beaucoup de talent et de mérite, étaient parvenus à rendre ridicule aux yeux d’une cour dont ils étaient l’oracle, l’auteur de la Mère coquette, de Thésée, d’Athys et d’Armide. La génération suivante, il est vrai, n’en a pas jugé comme eux ; et le fameux satirique du dernier siècle serait aujourd’hui bien étonné de voir ce Quinault qu’il outrageait, mis par la postérité sur la même ligne que lui, et peut-être au-dessus. Mais qu’importe cet honneur aux mânes du persécuté ? Tel a été le triste sort d’une multitude d’hommes célèbres ; on les insulte, on les déchire, on les tourmente de leur vivant ; on leur rend justice quand ils ne sont plus en état d’en jouir ; rarement même entrevoient-ils, à travers les nuages que l’envie répand autour d’eux, la justice tardive et inutile que la postérité leur prépare ; la satire est pour leur personne, et la gloire est pour leur ombre.

XXIX. Si le récitatif de nos opéras nous ennuie, les airs chantans ne nous offrent guère de quoi nous dédommager. Nous avons déjà observé qu’en général ils diffèrent trop peu du récitatif : cette ressemblance se remarque surtout dans les scènes ; elle est un peu moindre entre les récitatifs des scènes, et quelques airs placés dans les divertissemens, où nos musiciens ont osé quelquefois se donner carrière. Mais ces airs ont un défaut encore plus grand que les airs des scènes ; c’est que la musique, ou plutôt les notes y sont prodiguées pour l’ordinaire sur des paroles vides de sens, et incapables de rien inspirer à l’artiste ; c’est toujours l’amour qui vole, qui règne ou qui triomphe, le musicien qui fait des roulades, l’acteur qui les exécute comme il peut, et l’auditoire qui applaudit en bâillant ; ainsi le peu de musique vocale que nous avons, tombe presque uniquement sur des paroles qui ne valent pas même la peine d’être chantées. Ces airs ne méritent donc point par eux-mêmes qu’on songe à les perfectionner, mais plutôt à les proscrire ; car la musique manque son but, quand elle déploie ses richesses en pure perte, et sur des syllabes. Ce que nous allons dire a donc moins pour objet les airs chantans qui se trouvent dans nos opéras, que ceux qui devraient y être, et faire l’âme de nos scènes lyriques. Les Italiens ont un grand nombre d’airs de cette espèce ; c’est une princesse qui déplore la perte ou l’infidélité de son amant ; un malheureux qui évoque et qui voit l’ombre de son père ; une mère qui croit son fils assassiné par un tyran, et qui se livre tout à la fois à des mouvemens de désespoir et de fureur. Le grand mérite de ces morceaux est d’être liés à la situation et d’en augmenter l’intérêt. Mais malheureusement les Italiens n’observent pas toujours cette règle, et les airs de leurs scènes sont trop souvent détachés du sujet ; ce sont des maximes, des comparaisons, des images qui refroidissent nécessairement l’action, quelque bien rendues qu’elles puissent être par le compositeur et par le poëte. On ne peut s’empêcher, par exemple, de reconnaître ce défaut dans l’air célèbre chanté par Arbace : Vo solcando un mar crudele, tout admirable qu’il est pour la musique et pour les paroles : il n’est pas dans la nature qu’Arbace accusé, innocent et prêt à périr, se compare en beaux vers à un nautonier égaré, qui a perdu ses voiles, qui voit l’onde se soulever et le ciel se couvrir de nuages. Arbace sort encore plus de la nature dans ce qu’il ajoute, qu’abandonné de tout le monde, il a pour seule compagne son innocence, qui le conduit elle-même au naufrage.

XXX. La première loi des airs est donc d’intéresser par le sujet, et d’attacher par les paroles. Si on les envisage maintenant du côté de la musique, il faut y distinguer le chant, l’accompagnement et la mesure. Point de véritable chant sans expression, et c’est en quoi la musique des Italiens excelle. Il n’est aucun genre de sentiment dont elle ne nous fournisse des modèles inimitables. Tantôt douce et insinuante, tantôt folâtre et gaie, tantôt simple et naïve, tantôt enfin sublime et pathétique, tour à tour elle nous charme, nous enlève et nous déchire. Des hardiesses expressives, des licences heureuses, des routes de modulations détournées et savantes, et néanmoins toujours naturelles, voilà son caractère et ses richesses. Toutes les oreilles françaises, pour l’honneur de notre nation, n’y sont pas insensibles. Il est vrai qu’il y en a beaucoup d’incrédules, et ce qui est pis encore, bien des oreilles hypocrites, qui feignent par air un plaisir qu’elles n’ont pas. Un moyen sûr pour les connaître, c’est d’examiner les jugemens qu’elles portent des différens airs italiens qu’elles entendent ; ceux qui leur plaisent pour l’ordinaire davantage, sont ceux qui sont le plus à la française. Je me souviens que dans l’intermède du Maître de Musique, l’air de l’Echo eut un grand succès auprès de ces prétendus amateurs. C’était pourtant un air assez commun, indigne d’être comparé à plusieurs autres du même intermède, qui avaient glissé sur les oreilles vulgaires. De pareils juges, qui ne goûtent dans la musique italienne que ce qu’elle a de plus trivial, ne sont pas faits pour sentir l’expression qui en est l’âme. Mais cette expression n’a pas échappé parmi nous à l’espèce d’hommes qui, par leur état, doivent s’y connaître mieux que les autres, aux gens de lettres et aux artistes. La plupart sont devenus partisans aussi zélés de la musique italienne, qu’antagonistes déclarés de la nôtre, et l’opéra français leur est aujourd’hui insupportable, du moins à presque tous ceux qui me sont connus.

XXXI. Et comment ne le serait-il pas ? Le chant français a le défaut le plus contraire à l’expression ; c’est de se ressembler toujours à lui-même. La douleur et la joie, la fureur et la tendresse y ont le même style[6] ; toujours la même route de mélodie, la même marche de modulation, et toujours la marche la plus élémentaire, la plus étroite et la moins variée ; en sorte que celui qui va entendre un air français, peut s’assurer d’avance qu’il l’a déjà entendu cent fois auparavant. Au reste, c’est encore moins nos musiciens qu’il faut accuser de cette indigence que leurs auditeurs. Chez la plupart des Français, la musique qu’ils appellent chantante, n’est autre chose que la musique commune, dont ils ont eu cent fois les oreilles rebattues ; pour eux un mauvais air est celui qu’ils ne peuvent fredonner, et un mauvais opéra, celui dont ils ne peuvent rien retenir.

XXXII. Mais, diront-ils, où trouvez-vous donc l’expression de la musique italienne ? est-ce dans ces répétitions éternelles des mêmes paroles, dans ces roulemens prodigués à contre-sens, et prolongés jusqu’à la fatigue, enfin dans ces points d’orgue ridicules ? A dieu ne plaise ; ces faux ornemens, loin de contribuer à l’expression, y nuisent au contraire beaucoup : mais de pareils défauts se corrigent aisément, il n’est besoin pour cela que d’effacer. Au contraire, pour rendre nos airs français expressifs, il faut y ajouter la vie qui leur manque, et cela ne se fait pas d’un trait de plume ; la musique italienne est défectueuse par ce qu’elle a de trop, la musique française par ce qui n’y est pas.

XXXIII. Non-seulement les Italiens devraient supprimer dans leurs airs la répétition si souvent ennuyeuse des mêmes paroles, ils feraient bien de supprimer aussi la répétition totale de l’air après la reprise. Nous les avons imités dans cette répétition, et nous n’en avons pas mieux fait. Peut-être aussi devraient-ils le plus souvent supprimer la reprise même, où le musicien, pour l’ordinaire, se néglige. A l’égard des roulemens, ils sont presque toujours déplacés, surtout quand on fait parler les passions ; et il faut convenir que la musique italienne moderne en est ridiculement chargée. Ce que nous disons des roulemens, nous le dirons à plus forte raison des points d’orgue, uniquement propres à faire briller le chanteur aux dépens du goût et de la nature. C’est sacrifier l’expression, c’est-à-dire, l’âme de la musique, à l’amour-propre de celui qui l’exécute, amour-propre d’ailleurs très-mal entendu ; car le sentiment rendu par l’acteur avec vérité, lui ferait bien plus d’honneur auprès des vrais juges que ses tours de force ou de souplesse. On prétend que les points d’orgue pourraient être moins fastidieux, et contribuer même à l’expression, si l’acteur les savait faire de manière qu’ils fussent comme l’abrégé et la récapitulation de l’air qu’il vient de chanter. Mais je n’entends rien à cette récapitulation prétendue ; je ne conçois pas comment elle se peut faire, ni comment tous ces fredons recherchés, mis à la suite les uns des autres pour terminer un air pathétique, n’effaceront pas l’impression qu’il a faite au lieu de la fortifier ; et je félicite ceux qui en voient là-dessus plus que moi. En général, la musique italienne moderne est encore plus défectueuse par le mauvais goût de ceux qui l’exécutent, que par les écarts de ceux qui la composent. Ce n’est pas que l’art et l’habileté des chanteurs laissent rien à désirer, c’est au contraire qu’ils n’en font paraître que trop ; c’est qu’ils ajoutent presque à chaque note des ornemens nouveaux à ceux que le compositeur avait déjà trop accumulés. Ils sont parvenus même à gâter souvent à force de charge les plus excellens airs comiques : pour l’ordinaire le musicien met dans ces airs le juste degré de plaisanterie qui doit y être ; tout ce qui est au-delà, est bouffonnerie et grimace. Mais en voilà assez sur l’expression du chant considéré en lui-même, et sur son exécution. Venons à l’accompagnement.

XXXIV. La fureur de nos musiciens français est d’entasser parties sur parties ; c’est dans le bruit qu’ils font consister l’effet ; la voix est couverte et étouffée par leurs accompagnemens, auxquels elle nuit à son tour. On croit vingt livres différens lus à la fois ; tant notre harmonie a peu d’ensemble. Faut-il s’étonner si les Italiens disent que nous ne savons pas écrire la musique ? L’origine de ce défaut vient de la prévention de nos artistes en faveur de l’harmonie au préjudice du chant, en quoi ils sont dans une grande erreur. Pour une oreille que l’harmonie affecte, il y en a cent que la mélodie touche par préférence. Ce n’est pas que nous ne reconnaissions tout le mérite d’une harmonie bien entendue. Elle nourrit et soutient agréablement le chant ; alors l’oreille la moins exercée fait naturellement et sans étude une égale attention à toutes les parties ; son plaisir continue d’être un, parce que son attention, quoique portée sur différens objets, est toujours une. C’est en quoi consiste un des principaux charmes de la bonne musique italienne ; et c’est là cette unité de mélodie dont Rousseau a si bien établi la nécessité dans sa lettre sur la musique française. C’est avec la même raison qu’il a dit ailleurs : les Italiens ne veulent pas quon entende rien dans l’accompagnement, dans la basse, qui puisse distraire l’oreille de l’objet principal, et ils sont dans l’opinion que l’attention s’évanouit en se partageant. Il en conclut très-bien qu’il y a beaucoup de choix à faire dans les sons qui forment l’accompagnement, précisément par cette raison, que l’attention ne doit pas s’y porter. En effet, parmi les différens sons que l’accompagnement doit fournir, en supposant la basse bien faite, il faut du choix pour déterminer ceux qui s’incorporent tellement avec le chant, que l’oreille en sente l’effet sans être pour cela distraite du chant, et qu’au contraire l’agrément du chant en augmente. L’harmonie sert donc à fortifier et à faire valoir un dessus bien composé ; ajoutons même, ce qui est très-vrai, qu’une basse bien faite contient tout le fond et tout le dessein du chant, que les différentes parties ne font que développer, et pour ainsi dire, détailler à l’oreille. Mais en avouant cette vérité, et en convenant même des grands effets de l’harmonie dans certains cas, reconnaissons la mélodie comme devant être presque toujours l’objet principal. Préférer les effets de l’harmonie à ceux de la mélodie, sous ce prétexte que lune est le fondement de l’autre, c’est à peu près comme si on voulait soutenir que les fondemens d’une maison sont l’endroit le plus agréable à habiter, parce que tout l’édifice porte dessus.

XXXV. Il se pourrait aureste que les Italiens même n’eussent pas tiré de l’harmonie tout le parti qu’ils auraient dû. Ces grands artistes font à la vérité un usage assez fréquent de quelques accords peu connus à nos musiciens ; mais est-il bien certain qu’on n’en puisse pas encore employer d’autres ? L’oreille est ici le vrai juge, ou plutôt le seul ; tout ce qu’elle approuve pourra dans l’occasion être mis en usage avec succès ; ce sera ensuite à la théorie à chercher l’origine des nouveaux accords, ou, si elle n’y réussit pas, à ne leur point donner d’autre origine qu’eux-mêmes. Je crains que la plupart des musiciens, soit français, soit étrangers, les uns prévenus par des systèmes, les autres aveuglés par la routine, n’aient exclu de l’harmonie plusieurs accords, qui peut-être en certaines circonstances produiraient des effets inattendus. Je m’en rapporte là-dessus à des oreilles plus sensibles, plus exercées et plus savantes que les miennes. Mais, je le répète, je les voudrais sans prévention ; et c’est peut-être ce qui sera le plus difficile à trouver.

XXXVI. Nous ne dirons qu’un mot de la mesure, qui est d’une nécessité indispensable dans la musique. Ce n’est pourtant pas par l’exactitude de la mesure que nos opéras se distinguent ; elle y est à tout moment estropiée ; aussi les Italiens renoncent-ils à accompagner nos airs. La mesure manque à notre musique par plusieurs raisons, par l’incapacité de la plupart de nos acteurs ; par la nature de notre chant ; par celle des prétendus agrémens dont nous le chargeons, et qui ne sentent qu’à en troubler la marche ; enfin par le peu de soin que nous avons de donner aux mouvemens lents une mesure marquée. Nous avons sur ce dernier genre de mouvemens un préjugé bien étrange. Nous ne saurions nous persuader, grâce à la finesse de notre tact en musique, qu’une mesure vive et rapide puisse exprimer un autre sentiment que la joie ; comme si une douleur vive et furieuse parlait lentement. C’est en conséquence de cette persuasion que les morceaux vifs du stabat, exécutés gaiement au concert spirituel, ont paru des contre-sens à plusieurs de ceux qui les ont entendus. Nous pensons sur ce point à peu près comme nous faisions il y a très-peu de temps sur l’usage des cors de chasse. On sait, pour peu qu’on ait entendu de beaux airs italiens pathétiques, l’effet admirable que cet iustrument y produit ; avant ce temps nous n’aurions pas cru qu’il pût être placé ailleurs que dans une fête de Diane.

XXXVII. Il nous reste à examimer si l’on peut transporter à la langue française les beautés de la musique italienne chantante. Les étrangers le nient, mais on peut, les récuser pour juges ; plusieurs français en doutent, et il faut leur avouer du moins que la langue italienne sera toujours infiniment plus propre au chant que la nôtre. Mais enfin devons-nous désespérer si légèrement de pouvoir accommoder le chant italien à notre langue ? il ne s’agit peut-être que d’y accoutumer nos oreilles. Si on peut en venir à bout, c’est par la route qu’on a prise depuis assez peu de temps, en ajustant à d’excellens airs, italiens des paroles françaises, et en commençant cet essai par le genre comique, qui trouve toujours le spectateur moins sévère contre les innovations qu’on lui présente. Cette petite supercherie a très-bien réussi au théâtre italien ; on ne s’était pas précautionné contre le plaisir, et on en a eu ; ou a cru entendre de la musique française, parce qu’on n’entendait plus les paroles italiennes. C’est aussi par ce même genre comique qu’il faudra commencer pour essayer, si on le juge à propos, le nouveau genre de récitatif que nous avons proposé. Le Devin du village, dont le récitatif est très-bien fait et très-propre au débit, serait susceptible, si je ne me trompe, de l’épreuve dont il est question ; et il y a lieu de croire qu’elle y réussirait. Ainsi, en gagnant du terrain peu à peu, en ne faisant pas tout à coup des innovations trop hardies, en ne hasardant une tentative qu’après une autre, on se mettra à portée de prononcer sans partialité et sans précipitation sur une des trois propositions avancées par Rousseau, que nous ne pouvons avoir de musique ; car pour les deux autres elles me paraissent très-décidées. Je crois très-fermement avec lui, que nous n’avons point de musique, ou du moins que nous en avons trop peu pour nous, en glorifier ; mais je ne puis être de son avis dans ce qu’il ajoute, que si jamais nous en avons une, ce sera tant pis pour nous, puisque nous n’en aurons, selon lui, que quand nous aurons changé la nôtre. Je dois à cette occasion une sorte d’excuse au lecteur sur le langage que j’ai employé dans tout le cours de cet écrit. J’ai toujours parlé de la musique italienne et de la française, comme s’il y avait deux musiques, et comme si la première n’était pas en effet la seule qui méritât ce nom. C’est uniquement pour me conformer à l’usage que je me suis exprimé d’une autre manière ; et j’avoue qu’au lieu d’employer le terme de musique française, j’aurais dû dire, ce que nous appelons de la musique, et qui n’en est pas.

XXXVIII. Nous avons beaucoup moins à reformer dans nos symphonies que dans nos chants. Plusieurs de celles de Rameau ne nous laissent rien à désirer. Parmi un grand nombre d’exemples que j’en pourrais rappeler ici, je me bornerai au ballet des fleurs dans les Indes galantes, dont les airs de danse si bien dialogues et si pittoresques forment la scène muette la plus expressive. Sur cette partie, les Italiens même sont moins riches que nous. Car je compte pour rien la quantité prodigieuse des sonates que nous avons d’eux. Toute cette musique purement instrumentale, sans dessein et sans objet, ne parle ni à l’esprit ni à l’âme, et mérite qu’on lui demande avec Fontenelle, sonate que me veux-tu ? Les auteurs qui composent de la musique instrumentale ne feront qu’un vain bruit, tant qu’ils n’auront pas dans la tête, à l’exemple, dit-on, du célèbre Tartini, une action ou une expression à peindre. Quelques sonates, mais en assez petit nombre, ont cet avantage si désirable, et si nécessaire pour les rendre agréables aux gens de goût. Nous en citerons une qui a pour titre Didone ahhandonata. C’est un très-beau monologue ; on y voit se succéder rapidement et d’une manière très-marquée, la douleur, l’espérance, le désespoir, avec des degrés et suivant des nuances différentes ; et on pourrait de cette sonate faire aisément une scène très-animée et très-pathétique. Mais de pareils morceaux sont rares. Il faut même avouer qu’en général on ne sent toute l’expression de la musique, que lorsqu’elle est liée à des paroles ou à des danses. La musique est une langue sans voyelles ; c’est à l’action à les y mettre. Il serait donc à souhaiter qu’il n’y eût dans nos opéras que des symphonies expressives, c’est-à-dire dont le sens et l’esprit fussent toujours indiqués en détail, ou par la scène, ou par l’action, ou par le spectacle ; que les airs de danse toujours liés au sujet, toujours caractérisés, et par conséquent toujours pantomimes, fussent dessinés par le musicien, de manière qu’il fût en état d’en donner pour ainsi dire la traduction d’un bout à l’autre, et que la danse fût exactement conforme à cette traduction ; qu’une symphonie qui aurait à peindre quelque grand objet, par exemple le mélange et la séparation des élémens, fût expliquée et développée au spectateur par une décoration convenable, dont le jeu et les mouvemens répondissent aux mouvemens analogues de la symphonie ; en un mot, que les yeux toujours d’accord avec les oreilles, servissent continuellement d’interprètes à la musique instrumentale.

XXXIX. Il est dans nos opéras un genre de symphonie sur lequel nous nous arrêterons un moment ; ce sont les ouvertures. Celles de Lully, toutes insipides, et jetées d’ailleurs au même moule, ont été pendant plus de soixante ans le modèle invariable de celles qui les ont suivies ; durant tout ce temps, il n’y a eu qu’une ouverture à l’Opéra, si même on peut dire qu’il y en eût une. Rameau a le premier secoué le joug, et osé tenter une autre route. Que d’objections ne fit-on pas d’abord contre cette nouveauté ? Ce ne sont pas là des ouvertures, disait-on ; comme s’il était décidé qu’une ouverture dut essentiellement commencer par un morceau grave, toujours composé à la façon de Lully, de croches et de noires pointées. Enfin nous avons adopté depuis peu le genre d’ouverture des opéras italiens ; et, s’il m’est permis de le dire, ce n’est pas en cela que nous aurions dû les imiter. Car qu’est-ce qu’une ouverture ? c’est la pièce de musique qui commence un opéra, et qui doit préparer l’auditeur à ce qu’il va entendre. Le caractère de cette pièce doit donc être différent suivant le genre de situation qu’on va mettre sous les yeux du spectateur. Pourquoi donc faut-il qu’une ouverture soit toujours formée, comme le pratiquent les Italiens, d’un allegro, d’un adagio, et d’un passe-pied ? Le passe-pied surtout, qui n’est par sa nature qu’un air de danse, et de danse vive et légère, est bien déplacé dans ce genre de symphonie. Je ne prétends point cependant, avec quelques écrivains modernes, qu’une ouverture doive être la préface et comme l’analyse de l’opéra qui doit suivre ; cette analyse et cette préface ne me paraissent pas plus intelligibles ni plus praticables que la prétendue récapitulation des points d’orgue dans les airs italiens. Mais le caractère naturel et nécessaire d’une ouverture, c’est d’être l’annonce de la première scène, la ritournelle convenable au tableau que cette scène doit présenter. Prenons pour exemple l’opéra de Thétis. La Nuit qui descend sur son char ouvre le prologue, et chante ces vers ;

Achevons notre cours paisible,
Achevons de verser nos tranquilles pavots ;
Mortels, dans votre sort pénible,
Le plus grand bien est le repos.

Que doit faire l’ouverture ? une symphonie bruyante et variée annoncera d’abord et peindra les différens mouvemens qui agitent les hommes ; cette symphonie se calment peu à peu, et s’adoucissant par degrés, dégénérera enfin, à la levée de la toile, en un sommeil qui servira de prélude et d’accompagnement au chant de la nuit. L’ouverture d’Amadis doit présenter un tableau tout opposé. Alquif et Urgande endormis, brusquement réveillés par un coup de tonnerre, forment la première scène du prologue. L’ouverture doit donc commencer par un sommeil, sur lequel la toile se lèvera à la première mesure ; et ce sommeil devenant toujours plus profond et plus lent, finira tout à coup et sans gradation par une symphonie bruyante.

XL. Rameau a suivi ce plan dans plusieurs de ses ouvertures, et en a fait des tableaux. L’ouverture de Zaïs peint le débrouillement du chaos, celle de Naïs le combat des Titans, celle de Platée l’arrivée de la Folie, celle de Pygmalion les coups de ciseau d’un sculpteur. Désirons pour le progrès de l’art que ce modèle soit imité. Mais il faut pour cela que le musicien et le décorateur s’entendent, que l’orchestre et le machiniste agissent de concert, et que le spectacle soit toujours le tableau détaillé de la symphonie ; sans quoi l’image musicale sera imparfaite et manquée. Il faut de plus, et c’est là l’essentiel, des musiciens de génie, qui sentent toute l’énergie et la variété des peintures dont la musique est capable, et qui soient en état de les exécuter dans toute leur étendue. Nous disons dans toute leur étendue, car, en matière d’expression, rien ne prouve davantage le défaut de génie, que de rester à moitié chemin ; c’est une marque qu’on a entrevu le but, et qu’on n’a pas eu la force d’y arriver ; un compositeur qui ne rend son idée qu’à moitié ou faiblement, ressemble à un écrivain qui n’a pu trouver le mot propre ; la musique est manquée quand elle ne produit pas tout l’effet qu’on a droit d’en attendre, quand l’auditeur voit au-delà de ce que lui présente l’artiste. Nous pourrions donner des exemples frappans de ce défaut dans plusieurs morceaux de musique, qui ont néanmoins de la réputation parmi nous ; mais les auteurs sont vivans, et nous n’écrivons pas pour offenser.

XLI. Voilà bien des réflexions qu’on trouvera peut-être hasardées, mais qui, bonnes ou mauvaises, ne valent pas à coup sûr un bel air de musique. L’artiste qui crée et qui réussit est bien préférable au philosophe qui raisonne ; aussi ne songe-t-on guère à donner des préceptes, quand on est en état de fournir des modèles. Raphaël n’a point fait de dissertations, mais des tableaux. En musique nous écrivons, et les Italiens exécutent, Les deux nations à cet égard sont l’image de ces deux architectes qui se présentèrent aux Athéniens pour un monument que la République voulait faire élever. L’un d’eux parla long-temps et fort éloquemment sur son art ; l’autre, après l’avoir écouté, ne prononça que ces mots : ce qu’il a dit, je le ferai.

  1. Les Remontrances sur la liberté de la Musique auront vraisemblablement autant de contradicteurs ou plutôt d’ennemis que l’Essai sur les Gens de lettres ; car dans ces Remontrances on a eu la témérité de dire librement son avis sur la musique de la nation, ou plutôt sur la musique que cette nation croit avoir. L’auteur sera peut-être regardé comme mauvais citoyen, c’est le nom qu’on donne assez ordinairement à ceux qui attaquent certains préjugés reçus. En récompense, il est vrai, le nom de bon citoyen est aussi équitablement prodigué.
  2. J’écris opéras au pluriel, malgré la décision contraire, parce qu’il me semble que la dernière syllabe de ce mot est longue au pluriel.
  3. Je me sers ici du mot déclamer, tout impropre qu’il est, parce que nous n’en avons point d’autre pour opposer la tragédie parlée à la tragédie chantée.
  4. Ce n’est pas la seule obligation que nous avons à ces siècles obscurs, que nous méprisons quelquefois injustement. Nous leur devons la plupart des inventions utiles, le papier, la faïence, le linge, les moulins à vent, la boussole, l’imprimerie, et plusieurs autres. Des hommes de génie servaient l’humanité par ces découvertes, tandis que les poëtes faisaient de mauvais vers, les écrivains de mauvaise prose, et les philosophes de mauvais raisonnemens.
  5. Sur le Théâtre-Français, et même sur celui de l’Opéra, on a commencé à se rapprocher davantage de la vérité dans les habillemens, grâce à mademoiselle Claivon, qui n’imitait pas moins la nature dans son jeu que le costume dans ses habits.
  6. A l’article Expression, dans l’Encyclopédie, on prouve que le chant de Méduse, dans Persée, irait aussi bien sur des paroles d’un caractère tout différent.