De la Crise industrielle sur les chemins de fer

DE LA CRISE INDUSTRIELLE SUR LES CHEMINS DE FER.

Parmi les causes du mouvement prodigieux des affaires industrielles et du développement de la production métallurgique avant 1848, la première, la plus marquante de notre temps, est sans contredit l’établissement des chemins de fer ; c’est l’événement industriel le plus considérable de l’époque. Ce mode de transport affecte et change, en effet, toutes les relations des hommes et des choses, et, avant même d’avoir produit tous ses résultats, il exige pour sa construction, pour la création et la mise en œuvre de ses moyens de service, un accroissement de travail et de production qui est à lui seul un grand mouvement industriel, une cause de dépenses et de recettes, d’action et de vie, dont l’interruption subite est une calamité.

Les chemins de fer ont été, il faut le dire, l’occasion de nombreuses controverses et de bien des aberrations. Cette industrie a certainement tout ce qu’il faut pour exciter l’attention des hommes réfléchis ; malheureusement elle exerce sur l’imagination un prestige qui a joué un grand rôle dans les discussions qu’elle a fait naître, qui s’est révélé diversement, suivant les lieux, les circonstances, mais auquel personne n’a complètement échappé.

En France, on a longuement discuté les principes ; chaque parti politique les a successivement adoptés ou combattus. L’exécution par l’état, dès l’abord, a frappé et divisé les esprits. Le gouvernement l’a tentée en 1838 ; l’opposition la repoussée, son opinion a prévalu. Après des essais infructueux en partie, après des tiraillemens plus ou moins fâcheux, on est enfin entré, en 1840, dans une voie pratique plus large et plus féconde. L’introduction des capitaux étrangers, la garantie d’un minimum d’intérêt, des prêts ou des subventions considérables, donnèrent la vie à de grandes entreprises, et d’importantes concessions faites à l’industrie privée offrirent promptement de brillans résultats. En | moins de trois années de travaux, deux grandes lignes, entre autres, furent achevées et exploitées ; le commerce intérieur et le commerce extérieur y trouvèrent immédiatement satisfaction et l’espérance, pour un avenir qui semblait alors, prochain, d’une amélioration marquée dans les conditions du transport des hommes et des marchandises.

Il fut alors permis de penser que l’esprit d’association, encouragé par un grand succès, allait se développer : on pouvait croire que le gouvernement et le pays n’hésiteraient point à suivre un chemin si heureusement tracé, en tenant compte toutefois, comme on le doit en affaires industrielles et commerciales, de l’appui que prêtent à la spéculation les succès déjà obtenus dans la voie où elle va s’engager. Malheureusement cette marche si simple ne fut pas suivie. D’un côté, l’administration des travaux publics voyait avec peine, avec irritation peut-on dire, l’industrie privée entrer largement dans un domaine que nos ingénieurs considéraient, sinon comme un patrimoine de travail, au moins comme un atelier à eux où ils jugeaient que leurs travaux passés, leur savoir incontestable, leur probité intacte et jusqu’à leur esprit de corps, avaient légitimement établi leur domination. Ce sentiment est si vif, qu’il n’a pu être calmé par la transaction de 1842, par cette loi qui mettait les travaux de la plupart des grandes lignes au compte de l’état, et en confiait par conséquent l’exécution aux ingénieurs des ponts-et-chaussées. D’autre part, l’opposition, avec cette mutabilité d’opinion qui est de l’essence des partis passionnés, attaqua ce qu’elle avait auparavant préféré, critiqua avec une grande amertume les concessions passées qu’elle avait recommandées et votées, plus s’efforça de jeter sur les concessions futures un discrédit moral en y joignant de nouvelles charges, et d’introduire dans les chartes-parties des conditions exagérées qui devaient en rendre le succès problématique, sinon impossible.

De cette double action, sourde, mais active, de la part de l’administration, bruyante et multipliée, par la tribune et les journaux, de la part de l’opposition, est résulté un double et déplorable effet.

Les concessions, ajournées long-temps, après la destruction ou la mutilation des compagnies qui se présentaient pour les obtenir, se firent plus tard à des conditions de durée ou d’exécution plus étroites ou plus rigoureuses qu’il ne l’aurait fallu (on en voit aujourd’hui les conséquences frappantes), et l’opinion publique, égarée par de malveillantes attaques et de violentes déclamations, en reçut une impression fâcheuse contre les entreprises et les compagnies de chemins de fer. Cette impression s’accrut à la vue des mouvemens désordonnés de la Bourse, où une spéculation aventureuse s’emparait de toutes les chances de brusques fluctuations que faisaient naître les discussions passionnées, pleines d’erreurs, de la tribune, et les décisions parlementaires qui les terminaient. Lorsqu’en effet on reprochait au gouvernement de livrer la fortune un pays à des traitans avides, de concéder les chemins de fer à des conditions que l’on proclamait fabuleusement avantageuses, n’était-ce pas exciter la cupidité partout et pousser follement à la hausse ces valeurs, ces titres d’action, qui devaient, comme l’affirmaient à l’envi rapporteurs et orateurs, procurer une fortune scandaleuse à leurs possesseurs trop heureux ? La fin de 1845 fut l’apogée de cette déplorable fièvre ; elle causa, en fin de compte, plus de ruines que de bénéfices, et cette perturbation morale porta un tel coup à la prospérité réelle de l’industrie des chemins de fer, qu’à la fin de 1847, époque où les lignes en exploitation donnaient leurs plus beaux produits, la valeur des actions n’atteignait pas le taux représenté par les bénéfices qu’elles procuraient.

Vint la révolution de février. En laissant de côté toute considération politiques, nous dirons seulement que cet événement portait au pouvoir les hommes qui avaient attaqué les concessions avec le plus de persistance, et qui rêvaient pour l’état, suivant les inspirations du socialisme, nous savons aujourd’hui quel rôle de producteur ou de pourvoyeur universel, dont heureusement les essais n’ont abouti à rien de définitif ni d’absolu. Toutefois, si le projet de reprise des chemins de fer par l’état a rencontré immédiatement à l’assemblée constituante, et notamment dans le comité des finances, une opposition qui l’a fait avorter, il faut reconnaître qu’il est résulté de cette malheureuse tentative de spoliation pour cause d’utilité publique une atteinte grave à la sécurité de la propriété des concessions. Les conséquences de cet acte audacieux et insensé pèsent encore aujourd’hui lourdement sur les valeurs de ces entreprises. Il y a là un capital d’un milliard en discrédit marqué à divers degrés ; c’est un mal, un très grand mal, et il faut dire que, jusqu’à présent, aucun acte positif du gouvernement n’est venu y apporter un remède de quelque efficacité. Si les entreprises de chemins de fer ont continué à exister, c’est à la suite d’un retrait par le ministre des finances (alors M. Goudchaux) du projet de rachat, et après une déclaration jugée peu explicite, même en 1848, que ce projet ne serait pas repris par lui.

Lorsqu’avant l’élection du 10 décembre le président actuel de la république fit connaître ses vues sur le gouvernement, sur l’administration, et exposa les principes généraux d’économie politique qui lui serviraient de règles, il écrivit, dans un document devenu historique, ces sages paroles (29 novembre 1848) : « Rétablir l’ordre, c’est ramener la confiance. Protéger la propriété, c’est maintenir l’inviolabilité des produits de tous les travaux, c’est garantir l’indépendance et la sécurité de la possession, fondemens indispensables de la liberté civile,… éviter cette tendance funeste qui entraîne l’état à exécuter lui-même ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui : la centralisation des intérêts et des entreprises est dans la nature du despotisme ; la nature de la république repousse le monopole, etc. » Ce peu de mots impliquaient toute une régénération économique, et, quand l’élection du 10 décembre eut prononcé, il fut permis d’espérer que le gouvernement allait suivre, notamment à l’égard de l’industrie des chemins de fer, une marche rationnelle propre à ranimer l’esprit d’association. Le chef du nouveau cabinet vint fortifier cet espoir dans la séance du 26 décembre, où il exposa les vues du ministère. « Nous appelons à notre aide, dit M. Odilon Barrot, l’esprit d’association et les forces individuelles. Nous pensons que l’impulsion de l’état doit, partout où cela est possible, se substituer à l’exécution directe par l’état… »

Malheureusement le désaccord entre le gouvernement et l’assemblée constituante, qui se manifesta promptement, dut faire ajourner toutes les espérances d’amélioration jusqu’à la réunion de l’assemblée législative, et l’industrie en fut réduite à attendre, sous le poids des plus pénibles difficultés de la situation, le meilleur avenir que lui faisaient entrevoir les élections générales du 13 mai. Après ce grand événement politique, le message du président, attendu avec impatience, fut consulté avec empressement ; mais, loin de donner satisfaction aux vœux et aux nécessités de l’industrie des chemins de fer, ce message ne contenait à l’article consacré aux travaux publics qu’une nomenclature rapide de ces travaux, dans laquelle on désigne nominativement une seule compagnie, celle d’Avignon à Marseille, en ajoutant que l’état administre provisoirement cette ligne, dont la compagnie concessionnaire est légalement dépossédée. Par parenthèse, cette dernière assertion n’est pas exacte. Les embarras financiers de la compagnie ont amené le séquestre de la ligne ; mais, si la compagnie parvient à désintéresser ses créanciers, leurs poursuites cessant, il n’y a plus de motifs pour maintenir le séquestre, qui d’ailleurs n’est point une prise de possession, mais simplement une mesure préservatrice et obligatoire, dans le droit comme dans l’intérêt de l’état.

À la vérité, dans un acte subséquent, lors de la présentation d’un projet de loi tendant à obtenir un crédit supplémentaire de 7 millions, applicable aux travaux du chemin de fer de Paris à Lyon, le ministre des travaux publics s’exprimait ainsi : « Nous devons appeler l’attention de l’assemblée nationale sur l’une des plus sérieuses questions qu’elle sera appelée à trancher : L’état doit-il s’attacher à conserver la construction et la gestion des chemins de fer ? Nous avons émis et développé la pensée que l’industrie privée serait dans des conditions meilleures que l’administration publique pour exploiter les chemins de fer ; toutefois la question reste entière. L’ouverture du crédit proposé par le présent projet de loi ne préjuge en aucune manière la solution qui vous sera demandée, etc, etc. » Nous ne demandons pas mieux que de prendre acte de ces paroles. Bien que la mise en exploitation par l’état opérée sur le chemin de Chartres, préparée avec activité sur le chemin de Lyon, ne nous semble pas un fait insignifiant, laissant la question aussi entière que le prétend l’exposé des motifs, nous ne chicanerons pas sur cette sorte de contradiction entre les paroles et les faits, et nous accordons qu’il est encore temps de discuter sérieusement s’il est conforme au bien de l’état qu’il se fasse messagiste ou entrepreneur de roulage, si les intérêts du commerce, de l’industrie, du public et du trésor seront aussi bien assurés et desservis par une administration publique que par une association industrielle. Toutefois nous dirons qu’il faut se hâter d’entamer cette discussion, de résoudre cette question entière, car, pendant qu’on réfléchit et qu’on n’en est pas encore à délibérer, le temps, un temps bien rude aux intérêts engagés, se passe. De grandes ruines se consomment, d’autres se préparent. Il n’y a pas un moment à perdre pour prendre un parti, pour adopter de ces mesures vigoureuses, décisives, qui sauvent la fortune d’un pays, son organisation sociale peut-être. N’en sommes-nous pas là aujourd’hui ?

En effet, ce n’est pas seulement des chemins de fer et de leur énorme capital qu’il s’agit ; ce serait bien assez cependant : nos grandes usines, notre industrie métallurgique, si développées naguère, si malheureuses aujourd’hui, sont parties à ce grand procès. On ne peut en différer la solution. L’existence de la population qu’elles emploient est compromise, et avec elle, on l’oublie trop, celle de tant d’hommes qui précèdent ou suivent cette population dans la voie du travail. Une grande forge, par exemple, qui fait vivre mille, deux mille ouvriers, donne de l’ouvrage à dix fois plus de monde avant ou après sa fabrication. Que devient tout ce monde quand le grand atelier s’arrête ? Nous ne le voyons que trop. Tâchons donc d’arracher au désespoir des populations actives, courageuses, intelligentes, dignes assurément d’une tout autre destinée.

Les chemins de fer, plus particulièrement compromis dans le discrédit général, ne pourraient-ils point, par compensation, en être relevés plus facilement que d’autres valeurs, grace à des mesures judicieuses et équitables dont l’adoption n’imposerait à l’état que des sacrifices proportionnés à la situation actuelle de nos finances ? Nous aborderons la question immédiatement, sans phrases ni ménagemens, le temps des précautions oratoires est passé.

Nous l’avons dit : un capital de 1 milliard est aujourd’hui en souffrance. Pour l’achèvement des lignes en construction ou concédées avant 1848, il faudrait à peu près le doubler. Les possesseurs de ce capital, inquiets sur leurs droits de propriété, doivent d’abord être rassurés par une déclaration positive, consacrant de nouveau les dispositions légales qui garantissent leur propriété. Cette déclaration sera d’un heureux effet, si elle est sanctionnée par une série de mesures sages et équitables, comme celle d’indemniser plusieurs compagnies des pertes qu’elles ont subies par les incendies et autres dévastations commises sur leurs propriétés dans les derniers jours de février 1848.

En outre, le moyen efficace de ranimer le travail et d’achever les lignes de chemins de fer étant de rappeler à l’exécution de ces entreprises les capitaux français et étrangers qui s’en sont éloignés, le gouvernement devra se rendre un compte exact de la situation de chacune des lignes aujourd’hui en exploitation, afin de connaître quels adoucissemens devraient et pourraient être apportés à l’exécution des engagemens de ces entreprises envers l’état ; on prendrait pour bases : 1o le maintien de l’intégralité des engagemens ; 2o la diminution de la quotité des remboursemens annuels venus à échéance, de manière à reporter l’acquittement final à une époque plus éloignée dans la limite de la durée des concessions. Examen serait fait de cette durée, et, s’il était reconnu qu’en la prolongeant même jusqu’au terme emphytéotique fixé par les premières concessions, on améliorerait la situation et le crédit des compagnies au point de donner sécurité sur leur présent et leur avenir, cette prolongation devrait être accordée.

S’il était reconnu que des lignes importantes ne pussent, en raison de la longueur de leur parcours ou des chances de leur trafic, obtenir, pour le capital employé à leur construction, un intérêt convenable, on ferait à titre de subvention, aux compagnies qui en seraient ou qui en deviendraient concessionnaires, l’abandon de tout ou partie des sommes employées par l’état à la construction des portions aujourd’hui exécutées, ou bien on appliquerait, soit aux lignes non commencées encore, soit aux lignes en partie construites, soit même à certaines lignes aujourd’hui en exploitation, la garantie d’intérêt dans une mesure et avec des conditions d’examen ou de révision rassurantes à la fois pour les capitaux engagés et pour l’état.

Voilà, sans doute, un système bien différent de celui qui a été suivi dans les dernières années où des concessions de chemins de fer ont été consenties ; mais quels ont été les résultats de ces mesures rigoureuses, souvent imposées dans la chaleur de la discussion et acceptées de guerre lasse par des associations qui, formées avec tant de soins et de difficultés, répugnaient à se dissoudre, comme l’ont fait quelques compagnies accusées alors de timidité ? Que sont devenues ces compagnies de Bordeaux à Cette, d’Avignon à Lyon, avortés avant un travail quelconque, abandonnant leur cautionnement plutôt que de s’exposer à de plus grandes et imminentes pertes ? Croit-on que quelques millions entrés par cette triste voie dans les coffres de l’état y aient apporté un bénéfice réel ? Mais, sans remonter à ces pénibles souvenirs, cherchons où en sont aujourd’hui les meilleures, les plus fructueuses entreprises ? Nous le voyons, il n’y en a pas une dont les titres d’emprunt ne soient de beaucoup au-dessous du pair de 1,000 francs. Cependant ces titres rapportent 50 francs d’intérêts ; cependant ces intérêts, fidèlement servis, sont toujours payés avant qu’un bénéfice quelconque soit distribué aux actionnaires.

Il y a donc nécessité et opportunité de relever le crédit des chemins de fer, si l’on veut y ramener la confiance et les capitaux. Maintenant que l’on examine froidement, avec soin et maturité les conséquences financières des mesures que nous proposons, et l’on reconnaîtra que, si elles imposent sur des dépenses effectuées des sacrifices considérables, elles ne grèvent le présent et l’avenir que de diminutions de recettes annuelles peu importantes, ou d’éventualités de dépenses annuelles aussi, qui assurément sont loin d’égaler les sommes que l’état consacrerait à la construction et à l’exploitation des lignes encore à exécuter.

De l’exploitation, nous n’avons dit qu’un mot, mais ce mot exprime toute notre pensée. Croit-on que sur un territoire aussi étendu que le nôtre au milieu de cette multitude d’intérêts divers, compliqués, rivaux, l’état puisse se faire utilement messagiste et entrepreneur de roulage ? Cela est-il possible ? Le sens commun peut-il l’admettre ? Une commission de l’assemblée s’est chargée de la réponse dans le rapport qu’elle a déposé le 27 juillet dernier ; nous n’oserions pas en dire autant qu’elle, et nous le dirions avec moins d’autorité.

En résumé, nous avons l’espoir qu’à l’aide de bonnes combinaisons, les capitaux étrangers peuvent être rappelés dans nos entreprises, et nous fondons notre opinion sur la constance de ces capitaux à demeurer dans les anciennes lignes. Ils y sont, en effet, plus nombreux encore aujourd’hui qu’ils ne l’étaient au point de départ, après 1840. Nous appelons l’attention sur ce fait remarquable, il est d’une vérité arithmétique. C’est en ne désespérant pas de l’avenir et en rassurant loyalement ceux qu’elle conviait à y croire, que l’administration française, sous des ministres habiles tels que les Corvetto et les Louis, a fondé son crédit. Que le gouvernement suive aujourd’hui la même marche, nous en obtiendrons le même résultat. L’esprit d’association ranimé, encouragé, fera renaître la confiance et le travail ; il paiera ainsi promptement sa dette de reconnaissance à la société tout entière.

C. L.