De la Création de l’Ordre dans l’Humanité/Ch. II.


CHAPITRE II


LA PHILOSOPHIE


§ I. — La Philosophie à la recherche des causes. — Aberrations
philosophiques ; hallucinations des penseurs.


79. Par la Religion, l’esprit demeure absorbé dans la substance : par la Philosophie, il s’affranchit de cette contemplation passive, et se met à rechercher la cause des phénomènes qui passent devant lui, la force qui fait mouvoir et changer incessamment la scène du monde. De là vient que la Philosophie a été définie par quelques-uns, science des causes[1], titre menteur, puisque la cause nous est aussi impénétrable que la substance.

80. L’idée de cause, dans l’entendement, est, ou peu s’en faut contemporaine de l’idée de substance ; mais, absorbée d’abord et comme éclipsée par celle-ci, elle s’en dégage peu à peu, et saisit à son tour le sceptre de l’intelligence. Et comme la religion expliquait l’univers par la division de la substance intime, par une sorte de démembrement du Tout divin ; de même la Philosophie prétend à son tour rendre raison des choses par une causation toute-puissante, et, si j’ose ainsi dire, par une extérioration de la force. De cette diversité d’hypothèses résultèrent, sur la création, l’essence et les attributs de Dieu, la nature de l’âme, ces systèmes d’ætiologie, ontologie et théosophie, qu’on a vus, avec des succès à peu près égaux, se partager l’empire de la spéculation, et qui, modifiés ou repétris, forment encore le fonds de la philosophie officielle. — De là aussi la différence du génie religieux et du génie philosophique : le premier, incurieux, inerte ; le second, scrutateur intrépide, aspirant à maîtriser la nature après l’avoir devinée.

81. Aussitôt que l’esprit a réfléchi en lui-même la notion de cause, qu’il s’en est imbu et comme saturé, l’homme change : auparavant il ne faisait que croire, maintenant il aspire à comprendre, que dis-je ? il se flatte de créer. Les rapports de coexistence et de succession qu’il découvre entre les propriétés et les modifications des êtres sont autant de prodiges qui l’étonnent et qui semblent lui promettre le secret de nouveaux prodiges. Prenant la succession des rapports pour la cause des phénomènes, il ne doute pas qu’en s’emparant d’une cause, il n’en tire de merveilleux effets ; et, dans son enthousiasme, s’imaginant avoir trouvé le secret de la création, il se promet d’égaler par ses œuvres les œuvres du Dieu que jadis il adorait. Dès lors il prend en mépris les prêtres et leurs dogmes : plus avancé qu’eux, en effet, puisqu’il possède une idée qui leur manque ; mais non moins ignorant, puisque l’expérience et la théorie ne l’éclairent pas encore, il laisse la foi brute au vulgaire, et se déclare philosophe, égal à Dieu.

Telle fut l’origine de la philosophie. Le premier qui remarqua le lien ou rapport qui unissait deux phénomènes consécutifs fut le père des philosophes. Mais, ainsi que nous l’avons fait observer, ce rapport étant pris pour cause, l’esprit humain dut s’égarer dès le premier pas, et la philosophie parcourir un immense dédale de superstitions et d’erreurs.

C’est ce qu’il est essentiel de faire ressortir.

82. Voici donc la philosophie tenant en main, à ce qu’il lui semblait, la clef de la nature. La première chose sur laquelle elle s’essaya fut la religion. Ainsi, avant de connaître rien du monde, la philosophie dogmatisa sur l’auteur du monde ; avant d’étudier l’homme, elle spécula sur Dieu : aujourd’hui même, les philosophes ne procèdent pas autrement.

La plus ancienne forme religieuse est le panthéisme. Or, la philosophie, en divisant les causes, divisa la divinité ; bien plus, elle décrivit la subordination des dieux, et raconta leurs généalogies. Le Chaos et la Nuit engendrèrent le Ciel et la Terre ; de ceux-ci naquirent l’Air et l’Eau (Jupiter et Neptune) ; lesquels produisirent ensuite : le premier, le Soleil et la Lune (Apollon et Diane) ; le second les Tritons et les Néréides, les monstres marins et leurs bergers. Par une allégorie plus abstraite, l’Amour et le Mariage naquirent de la Beauté, qui, avec la Jeunesse, était fille de l’Air et du Temps[2].

83. L’action philosophique fut certainement la cause déterminante du polythéisme et de la mythologie, comme elle devint par la suite la cause de leur chute et des réformes qui s’introduisirent postérieurement dans la religion. Car, il faut le redire, la religion est essentiellement immuable : les progrès qu’on lui attribue sont dus à l’influence secrète de la philosophie, qui, s’emparant du dogme, le modifie selon ses vues et façonne la religion à son image. Voilà comment s’est produite à la longue la religion quasi-rationaliste de Bossuet ; et ce mouvement, auquel la religion résiste toujours, quelques-uns l’ont appelé révélation progressive, attribuant à la religion ce qu’il est dans sa nature de repousser et de combattre. C’est ainsi que le gouvernement absolu, une fois envahi par les idées de constitution et de liberté, aboutit fatalement à une réforme et une organisation nouvelle : dit-on pour cela que le despotisme est progressif ?

84. L’espoir de deviner la nature et de commander aux éléments en s’emparant des causes produisit une foule de superstitions : les mathématiques mêmes n’en furent pas exemptes. Comme les nombres servaient à exprimer certains rapports, on crut qu’ils étaient causes de phénomènes : de là l’axiome de Pythagore : Les nombres gouvernent le monde. Le livre de la Sagesse dit simplement : Dieu a tout disposé avec nombre, poids et mesure. Ici, le nombre est considéré comme mode ou loi ; là il est pris pour cause : la différence est celle de la science à la superstition.

Toute l’antiquité attribuait des vertus occultes à certains nombres : Pythagore ne jurait que par le nombre quatre. Des propriétés merveilleuses étaient attribuées à la dyade, à la triade, au septénaire, à la décade. Celle-ci était regardée comme le nombre parfait, parce qu’il est la somme de un, deux, trois, quatre, additionnés. Les chronologies des Indiens, des Chaldéens et des Égyptiens sont des combinaisons allégoriques de nombres, que l’on admirait alors, et que nous trouverions puériles. Le fameux Kepler ne fut point à l’abri de ces superstitions arithmétiques : comme tout son siècle, il croyait aux propriétés magiques des nombres ; et ce fut cette singularité qui le conduisit à la découverte des lois auxquelles il a donné son nom.

85. La superstition dans les mathématiques ! est-il rien aujourd’hui de si peu croyable ? Et cependant rien de mieux attesté par l’histoire. Le premier pas de l’homme dans la science est toujours pour le merveilleux : ce n’est qu’après de longs efforts qu’il abandonne, pour le simple et le vrai, de futiles curiosités.

Au reste, nous serons moins surpris de ce fait, en réfléchissant que la géométrie et l’arithmétique sont quelquefois l’apanage de l’instinct, aussi bien que de la réflexion. N’est-ce pas par instinct que l’abeille construit ses hexagones ? On a des exemples d’animaux qui, attachés à une meule, à un tournebroche, à la corde d’un puits, etc., apprennent à calculer leur tâche avec la dernière précision. Ces animaux n’ont aucun système de numération : comment donc savent-ils compter ? Ainsi l’homme, avant de réfléchir, est soumis à la loi de l’instinct : et, pour achever notre comparaison, on a vu dans tous les temps des enfants étonner par leur instinct arithmétique les plus forts mathématiciens ; mais, chose singulière ! ces petits prodiges, une fois assujettis aux méthodes savantes, n’ont point paru en général s’élever au-dessus des autres hommes.

En résumé, le nombre exprime un rapport : or l’idée de rapport, postérieure à celle de cause, a été prise pour celle-ci : de là les chimères qu’on s’est forgées sur les propriétés causatives des nombres.

86. Sans parler des fausses hypothèses qui firent dans le commencement la base de l’Astronomie, hypothèses qui appartiennent plutôt à la science qu’à la philosophie, puisqu’elles ne sont que la description des mouvements apparents du ciel ; que de folies ne produisit pas l’étude des astres sous le nom d’Astrologie, c’est-à-dire, Divination par les causes célestes ?

Le cours du soleil étant la cause des alternatives du jour et de la nuit, la source de la chaleur et de la lumière ; les phases de la lune coïncidant avec le flux et le reflux de l’Océan, et paraissant jouir d’une influence secrète sur la végétation, les maladies, etc. : il n’en fallut pas davantage pour faire supposer dans les astres une puissance occulte qui gouvernait toutes les destinées. Puisqu’on calculait le retour d’une éclipse, les positions de la lune et le retard des étoiles, ne pouvait-on aussi calculer et prédire les gelées, les famines, les pestes, les guerres et les révolutions ?…

On dit : Ces prédictions étaient absurdes, de semblables effets étant sans rapport avec les causes. — Mais qu’on m’explique une fois ce que l’on entend par ces mots, rapport de l’effet à la cause ? Pour moi, je vois des termes enchaînés les uns aux autres dans des séries variées à l’infini ; mais je ne connais point de causes, bien que cette idée soit naturelle et nécessaire à mon esprit, bien même qu’elle y soit le produit de la perception externe (voir ch. iii ; § 7) ; et je ne saurais dire ce qu’une cause peut ou ne peut pas produire. Où donc est l’absurdité des astrologues, si on leur accorde que le soleil, la lune et les étoiles sont des causes ?

87. Faire d’un être brut ou vivant une portion de la divinité, ou bien attribuer à cet être une faculté causative, cela, au fond, revient absolument au même ; sur ce point la religion et la philosophie ne différent pas : je vais en donner de nouvelles preuves.

D’après l’ancienne mythologie, le chêne était, disait-on, l’arbre de Jupiter ; l’olivier appartenait à Minerve, le peuplier à Hercule, le pin à Cybèle, la vigne à Bacchus, le blé à Cérès, le myrte à Vénus. La germination était sous la garde de Proserpine, les fleurs sous celle de Zéphir et de Flore ; pendant que les fruits mûrissaient sous l’influence de Vertumne et Pomone. On sait les histoires de la myrrhe, du tournesol, du laurier, du roseau, du narcisse, de l’hyacinthe, du mûrier. — De même l’aigle fut l’oiseau du dieu du tonnerre ; le moineau, la colombe, la chèvre, animaux lascifs, appartinrent à Vénus, comme le hibou à Pallas, et le serpent à Esculape : Vesta fut traînée par des lions et Bacchus par des tigres ; Mars eut un coq pour favori. Telle fut la première histoire naturelle. Ce n’était qu’un panthéisme divisé d’après des analogies et de grossières comparaisons ; c’était, pour me servir de l’expression consacrée, l’incarnation de l’être infini et invisible, en autant de parties qu’il y a dans la nature d’animaux et de plantes.

La philosophie, opérant sur cette donnée avec le concept de cause, donna lieu à des imaginations encore plus extravagantes, et dont les esprits les plus sceptiques en matière de religion[3] ne furent pas toujours exempts. Ce même Dieu, cette nature, cette cause créatrice enfin, qui animait le lion, l’aigle, le cheval, le serpent, l’homme, le hibou, ne pouvait-elle aussi produire des phénix, des centaures, des hippogriffes, des licornes, des sirènes, des chevaux ailés, des animaux parlants, des arbres aux pommes d’or, des plantes douées de sucs merveilleux, capables de rendre ceux qui en boiraient invulnérables et immortels[4] ? L’anatomie et la physiologie comparées répondent positivement : Non, cela n’est pas possible ; et la métaphysique, ainsi que nous le verrons plus tard, donne la raison transcendante de ce jugement. Eh bien, quel est, encore aujourd’hui, je ne dis pas le théologien, mais le philosophe, qui osât à ce point limiter la puissance divine ?

88. M. Dumas a écrit tout au long l’histoire philosophique (lisez superstitieuse) de la chimie ; et il serait à désirer qu’un travail analogue fût exécuté sur toutes les sciences. Dans cet excellent ouvrage, on voit les chimistes s’opiniâtrer à poursuivre la découverte d’une panacée et le secret de la transmutation des métaux, sur la foi de ce principe que la nature est toute-puissante dans ses éléments, qu’il ne s’agit que de mettre en jeu leurs vertus latentes pour opérer des prodiges, en un mot sur la foi de l’idée de cause. Et ce qui surprendra peut-être, c’est que ceux-là mêmes qui ont renoncé à ces chimères ne sauraient encore prouver, ni par raisonnement, si par expérience, que le grand œuvre soit impossible. En effet, aucun des résultats de l’analyse et de la composition chimique n’est expliqué à priori par la science ; tellement que, sous ce rapport, les effets produits dans les laboratoires peuvent passer pour autant de merveilles. Comment donc la formation d’un sel, la désoxydation d’un métal, la concentration d’un acide, si surprenantes par elles-mêmes, n’eussent-elles pas fait espérer de découvrir à la fin l’eau de jouvence, le secret de faire de l’or et de se rendre invisible ?… Ici l’expérience ne nous a point encore appris à prévoir ; toute notre sagesse consiste à ne rien préjuger.

89. C’est Dieu, nous dit la religion, qui, s’entretenant avec notre premier père, lui apprit à parler : c’est Dieu qui, pour punir l’orgueil des premiers hommes, selon les uns ; pour les forcer à se répandre, selon les autres, divisa le langage, et produisit la multitude des idiomes.

Mais, se demanda la philosophie, Dieu qui nous a donné la parole n’a-t-il pu faire parler les bêtes ? Qui nous dit que les animaux n’ont point une langue dont ils se servent entre eux, et que nous n’entendons pas ? qui nous assure qu’autrefois ils ne parlèrent pas la nôtre ?… Tel fut le début de la pensée libre dans la linguistique, ou histoire naturelle des langues. Toutes les mythologies sont pleines d’animaux parlants ; et la question, pourquoi de tous les animaux, l’homme est le seul qui parle, est encore obscure en philosophie.

La parole servait à exprimer les lois, à invoquer les dieux et à rendre en leur nom des oracles ; à chanter les héros, à gouverner les conseils et conduire les armées, à prononcer les formules de jugement, de conjuration, de serment et d’anathème. C’en fut assez pour attribuer à certaines combinaisons de syllabes et de mots un pouvoir magique, capable de ressusciter les morts, de faire apparaître les démons, et de bouleverser la nature. Jésus, selon les Juifs, accomplit tous ses miracles à l’aide du nom de Jéhovah, qu’il avait dérobé dans le temple. Le pouvoir d’exorciser était le premier que l’Église conférait au prêtre, et que la rareté des possessions, dans ce siècle incrédule, a fait réserver aux évêques et tomber en mépris. — D’autres superstitions philologiques ont eu vogue dans ces derniers temps : mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler[5].

90. Dans la politique, l’idée de causalité est encore dominante : sous le nom d’Autorité, elle apparaît partout comme principe des institutions et des lois.

Qui dit loi dit rapport : c’est, comme je l’ai précédemment exprimé, la condition de l’ordre, ce qu’il y a d’exclusivement formel et d’idéal dans la nature, partant de plus indépendant des concepts de substance et de cause. Or, qu’est-ce que l’autorité ? Le pouvoir de faire des lois, pouvoir qui, dans l’origine, fut attribué à Dieu seul, et devint plus tard l’apanage du souverain (peuple ou monarque), dont la volonté eut ainsi force législatrice. De là ces conséquences monstrueuses : que cela seul que le législateur déclare être bien est bien ; que ce qu’il déclare être mal est mal, et que le reste est indifférent ; que le droit n’existe qu’en vertu de la loi, écrite, laquelle n’a rien d’absolu ni d’immuable ; que l’état des citoyens, la division des pouvoirs, la distinction du juste et de l’injuste sont ce qu’il plaît au souverain, cause efficiente de la loi ; que le gouvernement de la société n’est point une science, mais un art, c’est-à-dire quelque chose d’essentiellement arbitraire, duquel on peut disputer sans fin, sans avoir jamais raison ni tort ; enfin que le dernier mot de la Politique est la force. Nous verrons plus tard comment la fabrication des lois se transforme peu à peu en description des lois : contentons-nous, quant à présent, de signaler les superstitions politiques et judiciaires qu’engendra l’idée d’autorité.

91. Comme les lois de la nature étaient définies un acte de la volonté divine, de même les lois civiles furent considérées comme l’expression de la volonté du souverain. Dès lors, l’essentiel fut, pour les peuples, non de contrôler la vérité de la loi, mais de s’assurer de l’idonéité du juge, de la légitimité du prince. Or en quoi consistaient cette idonéité et cette légitimité ? Dans la possession de certains signes ou ornements, et dans l’accomplissement de certaines cérémonies. De là une symbolique gouvernementale et judiciaire, faisant pendant à la symbolique religieuse : le roi fut inauguré par une onction ; il porta un sceptre et une couronne, il s’assit sur un trône, et fut l’ombre de Dieu. Le magistrat eut aussi ses insignes, sans lesquels toutes ses opérations eussent été nulles ; les jugements furent assujettis à des formalités, rendus avec appareil, exécutés solennellement. Mais c’est surtout dans la procédure et l’enquête que la superstition établit son règne : il suffit de rappeler les jugements de Dieu, la procédure secrète et la torture. Une sorte d’efficacité étant attribuée à tous ces rites, on finit par y voir la source de la légitimité du prince et de l’infaillibilité du juge ; la personne des rois fut sacrée ; et les jugements justes, c’est-à-dire rendus selon les formes prescrites, devinrent irréformables. — Présentement, les formalités imposées aux tribunaux, débarrassées d’une grande partie de leur antique appareil, se rapprochent davantage des méthodes analytiques et synthétiques ; mais combien il reste à faire encore, et que de résistances à vaincre !….

92. Je ne pousserai pas plus loin ces exemples, que tout le monde peut multiplier à son gré ; je dirai, en me résumant, que la confusion des rapports avec les causes, et l’espoir chimérique, bien que rationnel en un sens, de tout expliquer et de tout produire à l’aide de ces dernières, constituent l’essence de la philosophie ; que c’est elle qui a introduit la superstition dans la religion[6] ; elle qui, par son impuissante méthode, a si longtemps entravé le progrès des sciences ; elle qui a multiplié les discordes, allumé le fanatisme des sectes, légitimé tour à tour le despotisme monarchique et l’ostracisme républicain ; elle enfin qui, par l’effronterie de ses contradictions, a mis en péril la morale, et fait douter de la vertu même.

93. On doit comprendre à présent pourquoi de ses vastes con-ceptions la philosophie n’a jamais fait sortir que de vaines et im-puissantes théories. Comme elle prétendait, à priori, expliquer et produire les faits par les causes, elle se plaçait en dehors de l’expérience, et toujours l’expérience démentait la philosophie. Aussi voyez les livres des philosophes : grandes annonces, grandes prétentions, élans sublimes, discours magnifiques, style profond, air de mystère ; science nulle. Que de gens ont espéré voir jaillir de sociétés de maçons et rose-croix, des illuminés de Swedenborg et de Weisshaupt, de la théosophie des de Bonald et des de Maistre, de l’expansion d’Azaïs, de la palingénésie de Ballanche, du panthéisme allemand, de l’éclectisme français, et tout récemment des inspirations saint-simoniennes, une lumière pure et ardente, qui embraserait la société et régénérerait le monde ! On voyait des fanatiques, la plupart de bonne foi, épris d’une idée fixe ou éblouis de l’aperception soudaine de quelques rapports généraux, et qui se hâtaient de crier : Accourez tous ; voici la clef du grand arcane, la nature n’a plus de voiles : et l’on avait la complaisance de les écouter et de les suivre.

94. Le principe des illusions philosophiques est cette espèce de transport, quelquefois passager, souvent durable et opiniâtre, qui suit l’aperception subite d’une haute vérité, ou de rapports imprévus. Cette maladie mentale, particulière aux esprits contemplatifs, n’a point été signalée par les psychologues, peut-être parce qu’en étant atteints la plupart, ils ne pouvaient la reconnaître. Qu’on me permette, avant de terminer cet article, d’en donner la description.

Il n’est pas rare de voir des hommes d’une grande sagacité, d’un jugement exquis, d’une raison supérieure, poursuivis d’une idée qui, semblable à une illumination soudaine, leur a traversé le cerveau, et y produit les imaginations les plus singulières. Tantôt c’est une croyance superstitieuse qui les obsède, et qui, agissant sur toutes leurs idées, semble altérer leur raison ; tantôt ils se croient l’objet de la haine ou de la défiance universelle ; d’autres fois, saisissant de biais une vérité générale et la creusant avec une ardeur incroyable, on les voit s’ingénier à réaliser des hypothèses fantastiques, et se livrer à d’extravagantes spéculations. Chez tous, en remontant à l’origine de leur maladie, on découvre constamment, comme cause déterminante, soit un sentiment, soit une idée.

95. L’un des plus fameux exemples de cette idéomanie a été J.-J. Rousseau, qui, pour avoir très-bien aperçu les vices de la société, prit comme point de départ de ses écrits réformistes un état de nature impossible ; et pour avoir publié une profession de foi déiste avec quelques idées républicaines, et s’être montré peu favorable aux philosophes, crut l’Europe entière liguée contre lui.

Une autre célébrité du même genre fut Marat, né à Boudry dans le canton de Neufchâtel : celui-ci avait calculé que 200,000 têtes abattues sauveraient la révolution ; et, en qualité d’inventeur, il était persuadé que nul autre que lui ne pouvait s’acquitter de cette commission.

Je connais un paysan que ses mauvaises affaires ont fait surnommer le Cudot[7], et son entêtement Brutus, et qui, doué d’ailleurs d’un jugement sain et d’une intelligence peu commune, croit les plus singulières choses qui jamais soient entrées dans l’esprit d’un homme. Ainsi, il est persuadé qu’il existe un moyen occulte dont les ministres ont tous le secret, de pénétrer, à distance et sans communication intermédiaire, la pensée cachée d’un homme. Il prétend sentir en lui-même lorsqu’on le sonde ; et il appelle cet art de sonder, ou inquisitionner, comme il dit, des noms de métaphysique, métamorphose et métempsycose. Il a même forgé, pour son usage, les verbes métaphysiquer et métempsycoser. Lui-même se croit très-fort sur la métaphysique. Si, par exemple, venant à la ville, il aperçoit contre un mur quelque grande affiche en caractères rouges ou bleus, papier orange, il en tire à l’instant des conséquences à perte de vue et extrêmement originales. Une autre de ses imaginations est qu’il existe contre sa famille et lui un vaste complot, dont l’origine remonte au temps de François Ier, et dont l’épiscopat serait l’âme. Cet homme, lorsque ses idées le travaillent, est d’une extrême violence et d’une grande timidité.

Mais le type de la fascination intellectuelle, l’idéomane par excellence, a été l’auteur du Monde industriel, Ch. Fourier. Je donnerai, au chapitre suivant, la psychologie de ce rêveur phénoménal, que personne jusqu’à ce jour ne me semble avoir compris, je n’en excepte aucun de ses disciples, tous rêveurs comme lui.

96. Or, les hommes dont je parle ne sont ni fous ni maniaques ; mais, s’il est pour les facultés intellectuelles une hallucination analogue à celle des facultés sensitives, je dirai qu’ils sont véritablement hallucinés. Chez l’un, c’est la mémoire qui est frappée ; chez l’autre, le jugement ; chez la plupart, c’est la faculté de généraliser et d’abstraire. L’influence qu’ils exercent sur tout ce qui les approche est quelquefois extraordinaire : en dépit de l’étrangeté de leurs discours, la force de leur conviction, la persévérance de leur conduite, toujours conséquente à leurs idées, les rencontres singulières qui leur arrivent, et qui semblent autant de preuves de la vérité de leurs opinions, leur attirent à la longue des adhérents, souvent plus exaltés qu’eux-mêmes et plus fanatiques. S’ils sont doués de quelque talent, d’une instruction variée, d’une éloquence naturelle, d’une certaine audace de caractère, l’émotion qu’ils produisent, les sympathies qu’ils éveillent, s’étendent comme la flamme, et occasionnent parfois de terribles embrasements. Telle fut la célèbre et infortunée Jeanne Darc. Cette fille, que Voltaire a si indignement violée, que son siècle a trahie, cette pucelle que personne en son temps n’a comprise, et que de nos jours le ciseau d’une autre jeune fille a rendue populaire, n’était point, comme le prétend M. Lélut, hallucinée de l’imagination et des sens ; mais, selon notre définition, hallucinée de l’entendement. Chaste, douce et pieuse, pleine de courage et aimant sa patrie comme une Charlotte Corday, ayant pour toute philosophie, en un siècle d’ignorance, les leçons de son curé, Jeanne Darc était idéomane : son idée fixe était qu’elle devait faire sacrer le roi à Reims et chasser les Anglais. Mais comment expliquer cette hallucination de jeune fille, à laquelle le royaume dut sa délivrance ? Nous ne croyons pas à l’inspiration surnaturelle ; d’ailleurs, l’Église a condamné Jeanne comme sorcière et ne l’a jamais réhabilitée : pour les philosophes, ils n’ont jamais pu que sourire de sa mission politique, tout en admirant son caractère.

Dans certaines organisations, lorsque pour la première fois l’âme passe de l’opération instinctive à l’opération réfléchie, et que l’entendement, d’abord inconscient de lui-même, commence à s’illuminer de la raison, le passage est si prompt, l’éclair est si puissant et si rapide, le saisissement si universel, que l’intelligence, effrayée, éperdue, en reste comme paralysée et perdue dans quelqu’une de ses facultés. Si donc, dans ce moment où une vérité générale s’empare de la conscience, la perception est irrégulière ou incomplète, alors il s’établit pour toujours dans l’âme un préjugé, une superstition, une sorte de vision fantastique, qui obsède et fascine l’individu.

Dans Jeanne Darc, le sentiment patriotique, exalté par les discours du village, lui fit tout à coup entrevoir qu’un coup de main hardi sauverait la nation, et que le sacre du roi, produisant sur le peuple un effet magique, ferait plus de tort aux prétentions des Anglais que le gain d’une bataille. Cette idée, qui lui fut propre, car sans doute elle ne la tint de personne, bien que d’autres eussent pu l’avoir, se transforma bientôt en celle-ci, qu’elle seule, Jeanne Darc, devait exécuter ce dessein. Enfin, toujours assaillie des mêmes pensées comme d’une révélation impérative, incapable de juger un état si nouveau pour elle, croyant écouter, tandis qu’elle raisonnait, Jeanne en vint à prendre son propre jugement pour une voix intérieure : son imagination fit le reste.

97. Je range parmi les hallucinés de cette espèce les philosophes. Le principe de causalité, en se révélant à l’esprit, produisit l’idéomanie universelle et profonde, que j’ai retracée à grands traits, et qui résume à elle seule toutes les superstitions scientifiques, politiques et religieuses. Lorsque l’âme, novice encore, passe sans gradation de l’inconscience aux vives clartés de la raison, elle s’effarouche, se trouble, et en reçoit quelquefois d’irrémédiables atteintes. Voilà ce qui explique pourquoi certaines nations se sont de bonne heure arrêtées dans leur développement. L’explosion de bon sens pratique, de morale élevée et de haute raison fut prodigieuse en Confucius et ses successeurs : les Chinois en furent comme éblouis, et l’on ne saurait dire que leur civilisation ait fait depuis un seul pas.

J’oserai même affirmer que le progrès des idées en Europe vient uniquement du choc des préjugés, des superstitions et hallucinations diverses, qu’engendré la variété des tempéraments et des habitudes. L’antagonisme des idées provoquant incessamment dans les hommes nouveaux des perceptions plus compréhensives, des idées plus générales, leur faisant imaginer des causes toujours supérieures, l’esprit humain, de préjugé en préjugé, d’hypothèse en hypothèse, parvient à saisir les vrais rapports des choses, et s’arrête à la science pure.

C’est ce progrès de la philosophie qu’il me reste à décrire.


§ II. — Progrès dans la recherche des causes. — Invention
de la sophistique.


98. Toutes les superstitions qui ont précédé la constitution de chaque science ont eu la philosophie pour mère : cette assertion ne serait-elle point une calomnie ? — Je montrerai dans ce paragraphe que la partie essentielle de la philosophie, celle sans laquelle les autres n’existent pas, la Logique[8], en un mot, procède du même principe que les erreurs que nous venons de passer en revue, qu’elle est elle-même une hallucination de l’idée de cause.

99. On a vu que la Religion, première forme que revêt le sentiment, contemplation extatique de la substance infinie, absorption de l’entendement dans la conception de l’être, n’a point de méthode. Sa dialectique consiste à dire voyez ; et, lorsque voir est impossible, croyez. Quant aux problèmes, soit physiques, soit métaphysiques ou moraux, dont l’esprit de l’homme est invinciblement porté à chercher la solution, la religion se borne à les énoncer sous une expression hiéroglyphique, en un mot, à les symboliser : elle ne les résout pas.

Or, de même que la religion, première manifestation de l’esprit, naît du sentiment de l’existence ; de même la philosophie naît du sentiment de l’activité personnelle, de l’idée de causalité. Ni la religion ni la philosophie ne se demandent si les substances et les causes peuvent être saisies, analysées, connues ; elles croient fermement à leur réalité, parce qu’elles ne peuvent pas ne pas y croire, et cela leur suffit. En vertu de ce double principe, l’une conçoit des attributs et des propriétés, l’autre des phénomènes et des effets, là où nous verrons seulement (ch. iii) des rapports de succession, de juxtaposition, de quantité ou de forme. D’où il suit que savoir, pour la religion, c’est croire à la substance infinie et à ses attributs ; pour la philosophie, c’est saisir les causes et les suivre dans leurs effets ; pour nous, la science consistera dans la classification des rapports et la formation des séries.

100. Qu’est-ce donc qui distingue les alchimistes, les astrologues, les sorciers, des philosophes ? Rien, si ce n’est l’objet auquel les uns et les autres appliquent le principe de causalité. Pendant que ceux-là se flattent de produire des effets miraculeux en dirigeant l’action des puissances naturelles ou des causes, les philosophes, bornant leur sphère à la métaphysique et à la morale, se proposent d’arriver à la connaissance du vrai par la filiation des idées. Le procédé des uns et des autres est le même : saisir la cause, la puissance, le principe, et en faire jaillir le phénomène, le mouvement, l’idée. L’identité de méthode est tellement vraie qu’on la rencontre partout : partout on a vu, d’un côté, des magiciens et des astrologues, qui dans le fond n’étaient que de mauvais physiciens, chercher dans les forces de la matière des moyens de créer, de métamorphoser et de prédire ; de l’autre, des raisonneurs se persuader qu’avec des arbres généalogiques d’idées, ils résoudraient en dehors de l’expérience et de l’analyse les problèmes relatifs à l’homme et à la société.

101. Cette préoccupation de l’esprit humain paraît avoir été dans sa plus grande intensité vers les quatrième et cinquième siècles avant notre ère, au temps où vécurent, en Grèce, Socrate, Platon, et les sophistes : aux Indes, les gymnosophistes Gotama, Kanada, et autres.

Or, toutes les fois qu’une opinion, une pensée, une tendance quelconque, agite et gouverne un grand nombre d’hommes, tôt ou tard il se rencontre un individu en qui la pensée générale se concentre et se formule, et qui en devient le représentant, le théoricien, l’organe. Tel fut, pour me renfermer en un seul exemple, Aristote.

Aristote n’a point inventé la logique : comme de la comparaison des gouvernements il avait déduit une politique ; de la comparaison des orateurs, une rhétorique ; de la comparaison des poètes, une poétique : de même de l’analyse et de la comparaison des sophistes, il déduisit la logique, mais, on peut le dire, sans garantie de sa part, et sous bénéfice d’inventaire. Aristote ne fut pas plus créateur en ceci que dans ses autres ouvrages : il décrivit, ou réduisit en théorie les procédés dialectiques usités de son temps et avant lui, par les philosophes de toutes les écoles sans exception. Aussi Aristote distinguait-il la philosophie de la science, qu’il nommait épistémé, connaissance des choses susceptibles d’être démontrées. Il avait vu que la sophistique ne produit pas la certitude.

Je parlerai en leur lieu de la méthode de Socrate et des idées de Platon.

102. L’art des sophistes, décrit par Aristote, est renfermé tout entier dans la théorie du syllogisme.

Or, le syllogisme, de quelque manière qu’on le construise, se réduit invariablement à une seule opération : extraire d’une proposition générale (que l’on considère comme mère, puissance, cause, ou contenant) une proposition particulière (que l’on regarde comme fille, produit, ou contenu). Cette extraction se fait à l’aide d’une proposition intermédiaire, qui figure le rapport de la cause à l’effet.

Ainsi le syllogisme renferme trois termes : une proposition mère ou génératrice qu’on appelle majeure ; une proposition instrument, qu’on appelle mineure ; une proposition engendrée, qui se nomme conséquence. — On donne aussi aux deux premières propositions le nom commun de prémisses.

Tout syllogisme doit renfermer au moins une proposition générale, soit affirmative, soit négative. La raison en est claire : la cause doit impliquer l’effet, la mère être plus âgée que la fille, le principe précéder la conséquence, la puissance être capable de l’effort, etc.

Dans la construction du syllogisme, la proposition générale peut occuper indifféremment la première ou la deuxième place : en effet, c’est de la combinaison des prémisses, de la cause mise en action, que doit jaillir, comme l’éclair jaillit d’une batterie électrique, la conséquence.

Je laisse de côté les détails gymnastiques et stratégiques des auteurs, sur l’art d’employer le syllogisme, soit pour l’attaque, soit pour la défense. Les curieux peuvent consulter la logique de Port-Royal, ou celle de Bossuet, ou celle de Kant, et lire les aventures merveilleuses des argumentateurs célèbres, Protagoras, Gorgias, Dicéarque, Abailard, Guillaume de Champeaux, et autres, qui furent les preux du syllogisme. Contentons-nous d’analyser cette méthode, et montrons que, lors même qu’elle rencontre juste, ses conclusions sont toujours illégitimes.


SYLLOGISME
Majeure. ............................... Tout homme est mortel
Mineure. ............................... Or Pierre est homme
Conclusion. ............................... Donc Pierre est mortel.


Certes, il serait difficile de citer un meilleur syllogisme. La conclusion est sûre, et il n’entre pas dans mon esprit de la contester : je dis seulement que cette démonstration d’une vérité certaine ne vaut absolument rien.

Le vice radical de tout syllogisme est que la majeure est une hypothèse qui, loin de donner la certitude à la conséquence, la reçoit d’elle au contraire. En effet, Tout homme, dit-on, est mortel. Je ne remarquerai point que, dans l’état actuel des sciences, cette proposition ne saurait être démontrée à priori ; je ne demanderai pas si la mortalité de l’homme est un résultat nécessaire de l’organisation, et comment, pourquoi ?… D’après une tradition respectable, l’homme aurait été créé incorruptible : d’où vient qu’il ne l’est plus ? pourquoi l’équilibre entre la nutrition et l’excrétion, l’absorption et l’exhalation n’est-il pas tel qu’une jeunesse perpétuelle en soit le résultat ? pourquoi faut-il que l’homme vieillisse enfin ? Les philosophes spiritualistes et les théosophes nous promettent, après la mort, une vie nouvelle et impérissable : pourquoi cette vie ne commence-t-elle pas dès maintenant ? pourquoi une transition ?… Et, si cette espérance est fondée, qui nous dit qu’un jour, par le perfectionnement de l’espèce, la vie présente n’acquerra pas l’incorruptibilité ultra-mondaine ? Longtemps on a cru à la possibilité d’échapper à la mort ; on en a même cité des exemples. Preuve sans réplique que la première expérience que l’homme a faite du trépas n’a point suffi pour lui en démontrer la nécessité, qu’en cela, comme en tant d’autres choses, le particulier ne lui a pas immédiatement donné la révélation du général. — Encore une fois, je laisse toutes ces considérations ; j’admets que la proposition Tout homme est mortel soit prouvée, et je me borne à demander comment s’est faite la démonstration ? Sans doute en recherchant quels individus réunissent les caractères de mortalité, puis en formant de ces individus un groupe ou genre, qu’on aura appelé groupe des mortels ou des hommes. Il n’y a pas d’autre marche à suivre. Donc, puisque le genre n’est autre que la collection des espèces, la certitude du particulier est antérieure à la certitude du général ; donc, rigoureusement, la majeure de tout syllogisme n’est vraie qu’autant que la conclusion est prouvée, et le syllogisme n’est en lui-même qu’un cercle vicieux ou une pétition de principe.

104. Lorsque Descartes a dit : Je pense ; donc je suis ; s’il a voulu dire seulement (chose d’ailleurs probable) que, d’après notre manière de concevoir, ce qui pense à plus forte raison est, ou, en d’autres termes, indiquer le rapport de classification entre l’être et la pensée, c’est-à-dire entre l’être et l’être pensant, Descartes a parlé juste. Mais s’il a prétendu, comme tout le monde paraît l’avoir compris, déduire du fait de la pensée la réalité de l’existence, il a fait un cercle vicieux. En effet, qu’est-ce, pour nous, qu’exister ? c’est, au plus bas degré, avoir la solidité, l’impénétrabilité, la gravitation ; à un degré supérieur, sentir, croître, se mouvoir ; au degré le plus élevé, vouloir et raisonner. La majeure sous-entendue dans le cogito ergo sum de Descartes n’est donc pas autre chose qu’un genre abstraitement formé par nous sur des apparences ou modalités particulières : mais comme, selon la remarque de Kant, le concept de modalité ne renferme pas celui de substance, la réalité substantielle de ces apparences n’est pas prouvée par leur classification.

105. Arguments de l’immatérialité et de l’immortalité de l’âme

Ce qui pense est nécessairement indivisible :
Or la matière est divisible à l’infini ;
Donc le moi pensant n’est pas matière.
— La mort n’est que la division des parties :
Or l’âme ne peut être divisée ;
Donc l’âme est immortelle.


Ces deux syllogismes, longtemps regardés comme inattaquables, sont basés sur des généralités dénuées de certitude.

1o La science ne nie ni n’affirme que ce qui pense soit indivisible ; elle n’en sait rien : mais elle nie qu’on puisse démontrer la divisibilité à l’infini de la matière, et plusieurs physiciens ont pris décidément parti contre cette opinion. La substance de l’âme pourrait donc être une particule matérielle, indivisible, si l’on veut, atomiquement, mais soumise, comme toute autre, aux phénomènes d’affinité et de composition chimique. D’après cela, la monade qui pensait dans le cerveau de Newton ne serait point anéantie ; mais elle pourrait avoir passé indifféremment dans la pulpe d’une orange, dans le pis d’une chèvre ou dans la tête d’un enfant.

2o La mort, ajoute-t-on, n’est que la division des parties. — Mais s’il est une vérité reconnue en physique, c’est que la matière, divisible ou non à l’infini, est indestructible. Ce qui périt par la mort, c’est un aggrégat, un organisme, capable de certains effets spontanés et de certains mouvements. L’unité de substance, exclusivement attribuée à l’âme, ne lui donnerait donc aucun avantage sur la matière.

3o L’âme, dit-on, est indivisible, parce que la pensée est indivisible. Mais, observait Kant, l’auteur des catégories, c’est confondre mal à propos les concepts de quantité et de qualité : rien n’autorise à dire que l’attribut de la pensée soit en même temps l’attribut du sujet.

4o Qui nous assure, en effet, que la pensée ne puisse être aussi bien l’effet d’une synthèse organique que le produit d’une force simple et indivisible ? Connaissons-nous toutes les propriétés de la matière ? pouvons-nous limiter la puissance de ses organismes ? Pour moi, je ne vois point qu’il soit nécessaire de recourir à des forces occultes à mesure que l’on parcourt l’échelle des êtres ; et si je conçois qu’il y ait progrès du cristal à la plante, de la plante à l’insecte, et de celui-ci au quadrupède, je conçois aussi qu’il y ait progrès du quadrupède à l’homme. J’entrevois, d’après cette gradation, comment se constituent l’unité et la simplicité du moi humain ; je n’ai pas besoin pour cela de recourir à la présence d’un agent inconnu. Quoi donc ! faudra-t-il admettre des âmes de singes, des âmes de poissons, des âmes de chenilles, des âmes de poiriers et des âmes de champignons ?… Je n’ai garde, assurément, de donner ces analogies pour des preuves ; je ne les offre que comme probabilités ; et, contre le syllogisme plus haut proposé, cela me suffit ; je réponds à une généralité par une autre.

106. Dans le syllogisme analysé au no 103, la majeure était une roposition générale vraie ; dans les deux syllogismes que je viens d’examiner, comme dans ceux qui vont suivre, les propositions générales sont de pures hypothèses, que rien absolument ne démontre. C’est la marche ordinaire de la philosophie : sur un fait mal défini, sur une analogie vague, elle établit une proposition universelle, d’où elle tire des conséquences à l’infini.


SYLLOGISME SUR L’AUTEUR DU MAL

Le mal ne peut être l’effet que d’une nature intelligente et libre :

Or {
1° Dieu est l’être souverainement bon et parfait ;

2° Au contraire l’homme est curieux, indiscret, borné dans ses moyens, asservi a ses sens, sujet à l’erreur, etc. ;

Donc l’homme est auteur du mal.

Ce sophisme a été formulé en dogme par Rousseau, dans la première phrase d’Émile. « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. » Depuis que l’homme existe, la Religion et la Philosophie se sont accordées à le charger de tous les désordres de ce bas monde. Mais si, comme on le croit généralement, l’homme est sorti le dernier des mains du Créateur, d’où sait-on que le mal n’a paru sur la terre qu’à son arrivée ? d’où sait-on que le mal n’est point inhérent à la nature, une condition de la création ? Comment l’homme, né de Dieu tout bon et tout sage, a-t-il pu avoir une volonté mauvaise ? comment a-t-il pu se tromper ? pourquoi, si la raison ne lui devait venir que par degrés, un instinct sûr, en attendant, ne la suppléait-il pas ? Qui sait même si, au lieu de dire tout dégénère entre les mains de l’homme, nous ne devons pas croire que la destinée de l’homme est de procurer l’amélioration de tout ?…

Le respect d’un Dieu inconnu, la crainte de faire planer sur lui un soupçon injurieux à sa puissance et à sa bonté ont fait seuls imaginer l’horrible dogme d’une souillure originelle, et les expiations sanglantes qui en ont été la suite : c’est ce dogme qui a inspiré les sacrifices humains connus sous le nom d’actes de foi, les macérations et les extravagances des ascètes, le délire des stylites et des fakirs, et tant de pratiques abominables ou ridicules, depuis les reliques authentiquées du pape jusqu’aux pastilles du grand Lama.

107. J’emprunte le syllogisme suivant à l’école phalanstérienne.


L’organisation sociale est la combinaison régulière des forces individuelles ;
Or, la combinaison des forces est essentiellement subordonnée à l’accord des passions ;
Donc, organiser la société, c’est harmoniser les passions[9].


Le vice de ce raisonnement, comme de tous les syllogismes du monde, consiste à affirmer, sans preuves, une proposition générale, puis à passer de cette proposition hypothétique à une autre encore plus douteuse, et qui souvent en est séparée par des abîmes.

a) « L’organisation sociale est la combinaison régulière des forces individuelles. »

C’est probable : mais, bien que cette proposition puisse être vraie, elle n’est pas autre chose qu’une formule, c’est-à-dire le résumé d’une analyse qui épuiserait tous les faits d’organisation. Or, une formule est précisément ce qui a le plus besoin d’être démontré ; elle ne se pose pas, de prime-abord, comme principe. Sais-je, en effet, tout ce qui peut être affirmé de l’organisation sociale ? Ai-je saisi tous les points de vue d’après lesquels on peut la définir ? Faut-il ne voir dans les hommes que des travailleurs, et dans la société qu’un atelier ? et puis-je accorder une majeure qui suppose juste ce qui est en question ?

b) « La combinaison des forces est essentiellement subordonnée à l’accord des passions. »

Autre formule qu’il eût fallu démontrer. La force est-elle produite ou seulement excitée par la passion ? qu’est-ce que la force ? qu’est-ce que la passion ? La force est-elle dépendante de la passion, au point que la régularisation de celle-là ne puisse être obtenue que par la satisfaction de celle-ci ? et pourquoi ?… Il n’y a pas de fin aux questions que cette mineure soulève.

c) « Donc organiser la société, c’est harmoniser les passions. »

Pourquoi ne serait-ce pas plus simplement harmoniser les forces, c’est-à-dire le travail ? Quelle nécessité de remonter aux causes, tandis que l’on peut obtenir le même résultat en s’arrêtant à leurs effets ? Et qui nous dit que, dans le cas dont il s’agit, régulariser les effets ne soit pas gouverner les causes ; que discipliner les actions ne soit pas précisément harmoniser les passions ?

Ici, je ne dispute point sur la valeur du système de Fourier ; qu’il soit vrai ou faux, peu importe : je constate seulement que la méthode syllogistique par laquelle ses disciples s’efforcent de le démontrer est radicalement nulle.

108. L’auteur que je viens de citer ajoute :

« Donc, puisque ce sont les passions qui dirigent, c’est par l’étude des passions qu’il faut aborder la solution du problème social. »

Voilà l’illusion perpétuelle des philosophes : se rendre maîtres de causes par elles-mêmes incoercibles, afin de produire des effets préconçus. Remarquons, en outre, dans ce dernier passage, la confusion des idées de force, cause, puissance, agent ou moteur, avec celles de règle, direction, loi, mesure. Les passions sont tout au plus les forces motrices et impulsives des actions ; mais, en déterminant la volonté, elles obéissent à certaines indications du sens intime, qu’on appelle motifs. Le motif est à la passion ce que la morale est à la physiologie, ce qu’une direction bien calculée est à une fougue aveugle et imprudente. Selon que les motifs sont bons ou mauvais, les actions deviennent utiles ou funestes : la passion, l’essor qui nous fait agir, est par elle-même indifférente au bien et au mal.

J’accorderai volontiers que les motifs par lesquels on a prétendu jusqu’ici gouverner les passions, considérés scientifiquement, sont détestables : mais cela ne prouve pas que la physiologie des passions, séparée de l’étude des motifs, puisse seule conduire à la régularisation de la société : et quand on aura bien préconisé l’utilité, la sainteté et l’orthodoxie des passions, on ne sera pas plus avancé que si l’on avait fait un long discours pour démontrer que l’homme qui veut vivre a besoin de manger. Car, en bonne hygiène, la question n’est pas de savoir si manger est une chose utile et permise, mais ce qu’il convient et combien il convient que l’homme mange. Bien loin que l’appétit puisse en cela servir de règle, l’expérience prouve qu’il est de sa nature insatiable : comparez la dépense comestible d’un vieux gastronome avec celle d’un jeune soldat ; la soif de maîtresses d’un célibataire à cheveux blancs avec la continence d’un robuste campagnard marié[10].

109. Toute preuve fournie par voie de syllogisme peut être infirmée par un autre syllogisme : c’est ce qui ne manque pas d’arriver dans les disputes, pour peu que les parties déploient d’habileté.

Ainsi au premier syllogisme que nous avons analysé, Pierre est mortel, on a répondu, il y a bien longtemps, par cet autre :


Ce qui fait mourir, c’est la peine, la douleur, la misère, les qualités grossières, et morbifiques des aliments, le défaut d’équilibre dans les fonctions :

Or, on peut concevoir un état social et un milieu tel que ces causes de mort n’existent pas ;

Donc alors l’homme ne serait plus mortel.


Ce syllogisme, qu’on trouve dans tous les traités de théologie, et que Malebranche a développé dans sa Recherche de la vérité, n’est autre que la fable du Paradis terrestre, formulée en abstraction.

Au syllogisme sur l’immortalité de l’âme on a répondu, comme je l’ai rapporté (105), par un syllogisme tiré de la loi de progrès, et de la communauté organique qui rattache l’homme aux animaux, aux plantes, aux cailloux.

Au syllogisme sur l’origine du mal on a opposé celui-ci :


Si l’homme est auteur du mal, ou Dieu a prévu que sa créature abuserait de sa liberté, ou il n’est pas omniscient.
S’il l’a prévu, et qu’il ne l’ait pas empêché, il est impuissant ;
S’il a pu l’empêcher, et qu’il ne l’ait pas voulu, il est méchant.


En un mot, on a dit : Dieu est tout-puissant ; or le mal existe, donc Dieu est inexcusable.

Cet effroyable syllogisme, dont toute la force s’évanouit dès qu’on abandonne la conception anthropomorphique des attributs de Dieu, se dressant comme un fantôme sorti de l’enfer, a donné le cauchemar à toutes les cervelles de docteurs ; et de leurs longues et tribulantes insomnies sont nés les systèmes fameux sur la grâce, le libre arbitre, la prédestination, le double principe, le Paraclet, etc. : excréments de l’intelligence, qui ont infecté pendant des siècles la raison des peuples.

Enfin, contre les partisans de la réhabilitation des passions, on a opposé la foi et l’expérience universelle :


Tous les maux de l’humanité viennent des passions ;
Plus on leur lâche la bride, plus le crime abonde ; — moins on leur accorde au contraire, plus on s’élève dans la vertu :
Donc, il faut réprimer, dompter, anéantir les passions ; — donc, il faut des prisons, des bourreaux, des gendarmes, des diables, pour intimider les passions, etc.


110. Le résultat final de cette méthode d’argumentation devait être le suicide de la philosophie. Le scepticisme est l’inévitable conséquence de la logique d’Aristote.

En fait, certaines idées nous paraissent vraies, certaines autres fausses ; de plus, nous revenons à tout moment d’opinions que nous avions d’abord admises ; nos jugements sont pleins de contradictions, et nous savons que les sens, la conscience, le raisonnement nous trompent. On demande donc, d’une part, si la raison a un moyen quelconque de s’assurer de la vérité et de redresser ses jugements ; de l’autre, si ce qui lui semble invinciblement vrai, est vrai. C’est à quoi l’on a fait la désespérante réponse que voici :


argument du scepticisme


Nous ne savons rien que par la raison ; elle est le principe causateur de toutes nos idées.
Or, la légitimité de la raison, ou sa conformité avec le vrai, ne se peut démontrer par la raison, puisque ce serait faire la raison principe et conséquence, cause et effet, sujet et objet, et tourner dans un cercle ; ni par un principe en dehors et au-dessus de la raison, puisque pour découvrir sûrement ce principe, il faudrait le posséder déjà.
Donc, puisque la raison est le principe de la connaissance, notre condition nécessaire est le doute.


Voilà donc la philosophie, comme l’astronome de la fable, tombée dans un gouffre. Depuis que cet argument a été fait par les sceptiques, les dogmatistes se sont évertués à retirer la philosophie de ce gouffre ; mais, hélas ! chaque fois qu’ils ont cru la ressaisir, elle s’est enfoncée davantage. Aucun syllogisme, en effet, n’est possible contre celui des sceptiques, puisque, s’attaquant à la raison, à la cause effective de tout principe et de toute idée, il ne laisse hors de lui rien à quoi l’esprit se puisse prendre.

111. De nos jours, on a cru échapper au scepticisme en lui faisant sa part. On a dit : Les principes premiers de la raison sont indémontrables ; l’entendement est ainsi fait qu’il y adhère fatalement, invinciblement. Il est inutile, il est absurde de chercher si ces principes sont d’accord avec la réalité objective et absolue : ce serait sortir de notre condition d’hommes ; ce serait dire à Dieu : pourquoi nous as-tu faits ainsi ? Mais, ce qui est possible, c’est de vérifier la conformité de notre connaissance avec les principes premiers, avec les lois formelles de notre raison ; c’est, en un mot, de nous assurer si nous sommes d’accord avec nous-mêmes, ou non.

L’inventeur de cette échappatoire est Kant. Toute sa philosophie consiste à déterminer quels sont les principes premiers de la raison, et à donner des règles pour conduire l’esprit dans le raisonnement. Cette entreprise fit grand bruit, et l’on admira la puissance de génie vraiment extraordinaire du philosophe.

Mais, répliqua-t-on aussitôt, si les lois formelles de la raison sont indémontrables à priori, si la raison ne peut être contrôlée par un principe hors d’elle, nous ne sommes décidément sûrs de rien : qu’importe que notre croyance soit invincible ? nous vivons sur une hypothèse.

Et, pouvait-on ajouter, la prétention de vérifier l’accord de la connaissance avec les lois formelles de la raison est tout à fait vaine. D’abord, comment distinguer, dans l’entendement, ce qui est principe premier et loi formelle, de ce qui est simplement connaissance ? cette opération ne suppose-t-elle pas déjà l’emploi d’un principe premier ? nous voilà à reculons. Admettons ensuite que les principes premiers soient trouvés : pour vérifier si la connaissance est d’accord avec eux, il faut une règle : où la prendre ? dans les principes premiers ? nous tournons dans le cercle. Dira-t-on enfin que l’évidence ne se démontre pas ? Mais nous éprouvons tous les jours qu’une connaissance, d’abord obscure, se détermine peu à peu, se débrouille, et tout à coup paraît évidente : il arrive même quelquefois que des choses que nous trouvions évidentes ne le sont pas du tout. Qu’est-ce donc qui produit l’évidence, et à quel signe se reconnaît-elle ?

Il est évident, si quelque chose peut l’être, qu’avec la méthode syllogistique la raison est comme un labyrinthe où les routes se croisent et se confondent sans commencement ni fin ; où le général devant sa certitude au particulier, et le particulier n’étant intelligible que par le général, tout devient à la fois principe et conséquence ; où l’esprit, enfin, n’ayant aucun point d’attache, ne sait d’où il vient ni où il va, ne peut connaître et répugne à douter.

Ce qui prouve, du reste, mieux que tous les raisonnements, que l’Analytique transcendentale n’a pas même résolu, comme l’espérait son auteur, la moitié du problème, c’est que, depuis Kant, la mêlée est devenue générale parmi les philosophes, et que sur les matières de philosophie le doute plane aujourd’hui plus profond que jamais. La théologie seule a profité de ces disputes : à son ancienne dialectique elle a ajouté ce dilemme : la Foi ou le Doute. C’est la fraternité ou la mort.

112. Redisons-le : La philosophie n’est qu’une méthode illusoire, consistant à aller du général au particulier, ou plutôt, comme elle ose encore s’en vanter, de la cause au phénomène : et cela avant d’avoir étudié la loi des êtres, avant d’avoir classé les faits, avant d’avoir établi, par des analyses et des comparaisons suffisantes, des genres et des espèces véritables. Aussi de ses prétendues généralités, de ses aphorismes hypothétiques et de ses abstractions causatives, la philosophie n’a-t-elle déduit le plus souvent que des propositions fausses, que l’expérience a dû rectifier tous les jours, détruisant ainsi, par un travail contradictoire, ce que la théorie syllogistique avait édifié.


§ III. — Influence de la sophistique sur la civilisation.


113. La méthode de déduction ayant été, pour ainsi dire, réduite en machine par Aristote, cette invention parut si merveilleuse que tout le monde s’empressa de l’adopter et de s’en servir. Alors le vertige fut universel : religion, jurisprudence, morale, médecine et physique, tout releva de généralités, entités, quiddités et qualités occultes, dans lesquelles, ainsi qu’en leurs sources, on commença de puiser à plein syllogisme la science et la foi.

Ici de nouveaux détails sont nécessaires.

114. Religion. Ce fut vers l’époque où la philosophie d’Aristote nous revint des Arabes que la théologie chrétienne prit une forme systématique et régulière. Les premiers Pères, plus contemplatifs que dialecticiens, avaient laissé la doctrine flottante, vague, indécise : les scolastiques mirent l’ordre dans les matériaux et les idées, et tout ce que l’exposition de la foi eut de rationnel peut être attribué à Aristote. Thomas d’Aquin, surnommé le docteur angélique, ne connaissait et n’employait que le syllogisme : l’usage des divisions et sous-divisions, si fréquent dans la Somme, n’y est guère qu’un auxiliaire de la méthode déductive ; l’idée de faire servir le classement des rapports à l’argumentation est aussi loin de la pensée du théologien qu’il l’avait été de celle d’Aristote son maître.

L’édifice des scolastiques, fondé et achevé presque en même temps que les cathédrales du moyen âge, n’a pas sensiblement changé depuis ; maintenant, comme alors, la démonstration catholique se réduit à une série de syllogismes, dont je vais rapporter le sommaire[11].


115. a) Tout ce qui arrive a une cause et suppose une fin : donc l’existence de l’homme et l’ordre de l’univers prouvent un Être nécessaire, créateur, tout-puissant, bon, juste, sage, rémunérateur et vengeur.

b) L’idée de Dieu nous conduit à celle de rapports entre lui et ses créatures : donc il existe pour l’homme une loi naturelle, qui n’est autre que la première manifestation de la volonté divine, manifestation à laquelle ont participé tous les peuples.

c) Cette loi naturelle s’oblitérant dans l’intelligence des hommes par suite de la barbarie du premier âge, la raison conduit à admettre une révélation subséquente, par laquelle Dieu aura fait connaître d’une manière plus précise le culte qui lui plaît, les dogmes qui le concernent, les lois morales que nous devons suivre, etc.

d) Mais une révélation divine ne peut s’opérer que par des signes divins, c’est-à-dire par des prophéties et des miracles : donc, il est absurde de disputer sur la possibilité de choses dont on démontre à priori la nécessité : il ne s’agit que de savoir si ces prophéties et ces miracles sont suffisamment attestés. Or, des écritures, des lois, des fêtes commémoratives, des annales authentiques, des révolutions miraculeuses, des martyrs, une tradition non interrompue, etc., etc., sont les attestations de ces prodiges, les lettres de créance des intermédiaires entre Dieu et nous.

e) Des dogmes divins doivent être par eux-mêmes au-dessus d’une raison bornée : or, la Trinité, la Rédemption, l’Eucharistie, etc., satisfont à cette loi.

f) Ces dogmes doivent être en rapport avec nos devoirs et notre destinée : en effet, le dogme de la Rédemption explique notre misère, et soutient notre espérance, en nous montrant une vie meilleure ; l’Eucharistie augmente en nous la force et la charité, en faisant descendre la divinité dans nos âmes, etc.

g) Toute législation suppose une magistrature et un enseignement : donc il y a une Église, un corps de prêtres enseignant, et réglementant de la part de Dieu. Le principe des prétendus réformés est l’anarchie.

h) L’interprétation des choses divines ne pouvant se faire par les seules forces de la raison, la révélation doit être permanente dans le corps enseignant : donc l’Église est infaillible.


116. Toutes ces propositions sont autant de formules syllogistiques, renfermant par-ci par-là quelque lambeau de vérité, mais la plupart basées sur des faits altérés, défigurés, mal interprétés, sur des légendes populaires, des allégories ou des symboles pris au pied de la lettre ; enfin sur des généralités imaginées après coup pour le besoin de la cause, et dépourvues de réalité. J’omets, pour abréger, la démonstration de l’existence et des attributs de Dieu, sur laquelle il y a tout à dire.

c) L’insuffisance d’une première révélation, loin de prouver la nécessité d’une deutérose, prouverait seulement l’incapacité du révélateur. Puis, quand on admettrait l’hypothèse des théologiens, il faudrait encore montrer que la plus grande barbarie a régné là où une seconde révélation a fait défaut ; et réciproquement, que là où cette révélation a eu lieu, la plus haute civilisation a suivi. Mais qui nous dit que la première révélation, c’est-à-dire la loi naturelle, soit insuffisante ? L’Église catholique n’a jamais connu la loi naturelle.

d) Une révélation divine se reconnaît, dit-on, à des signes divins, à des prophéties et des miracles. Elle se reconnaîtrait encore mieux à son universalité, à sa permanence dans tous les lieux et tous les hommes. Or, c’est ce qui ne se rencontre pas : Dieu a donc des préférences ; pourquoi ?… — Mais qui ne voit que la majeure de ce syllogisme n’est que le cas particulier des miracles transformé en thèse générale ?

e f) Même observation sur l’incompréhensibilité des dogmes. Les dogmes, en effet, sont des symboles représentatifs des grands phénomènes de la nature et des problèmes sociaux, dont on a fait des mystères et des talismans. Cette origine des dogmes se reconnaît à leur énoncé aussi bien qu’à leur histoire.

g h) Relativement à l’Église, si je faisais ce syllogisme : le représentant de Dieu doit être le plus savant, le plus bienfaisant, le plus pur, le plus chaste, le plus dévoué, le meilleur parmi les hommes ; — or ;… — donc les prêtres ne sont pas les organes de Dieu : que répondraient MM. du Clergé, eux qui ne s’adjugent que l’infaillibilité ? Que mon syllogisme est mauvais[12]. Soit : mais le leur ne vaut pas mieux. En effet, j’admets la nécessité d’une juridiction et même d’une révélation permanente ; sur quoi portera l’exercice de ce privilége ? sur les faits ou sur le dogme ? Si l’infaillibilité de l’Église ne s’étend pas jusqu’à la critique des faits, les faits sur lesquels cette infaillibilité repose tombent alors dans la critique humaine ; la raison les déclare insuffisants, et tout est à recommencer.

Ainsi la religion, dans laquelle les sophistes ne virent qu’une invention des législateurs, parce qu’ils la trouvaient à l’origine de toutes les sociétés ; la religion, d’abord mystique et naïve, a fini par être elle-même syllogistiquement démontrée. Le syllogisme seul a fait la théologie ; le raisonnement servait la déraison : mais ne nous en plaignons pas, c’était un progrès immense. Une religion qui argumente est une religion qui s’exécute : le premier qui mit la philosophie au service de la foi (philosophia theologiæ ancilla) jeta, sans y penser, les fondements de l’incrédulité : l’humble servante a détrôné sa maîtresse.

117. Législation. Ceux qu’on appelle publicistes et jurisconsultes sont à la politique et aux lois ce que les théologiens sont à la religion : interminables syllogiseurs in baroco et barbara. L’idée de causalité les domine au point qu’ils en sont quelquefois torturés et comme stupides. Quoi de plus pitoyable, par exemple, que de les voir se demander : Quelle est l’origine des lois ? Avant qu’il y eût des lois écrites, existait-il des droits et des devoirs ? y avait-il des actions répréhensibles ? y avait-il du bien ou du mal ?

La notion exacte de loi est de toutes celle qui entre le plus difficilement dans la tête d’un légiste : c’est à peine si nos jurisconsultes les plus philosophes commencent à comprendre que le législateur ne crée pas d’obligations ni de droits, qu’il ne fait que les proclamer ; que le rapport naturel indiqué par la formule de proclamation est précisément ce qu’il faut entendre par le mot loi ; que ce rapport existe indépendamment de la promulgation du souverain ; qu’il commande par lui-même la soumission de la conscience et l’adhésion de la volonté ; que par conséquent toutes ces expressions d’obligations légales, conventions tacites, droit naturel, quasi-délit, quasi-contrat, servitudes contractées par la prescription, juridiction volontaire, etc., etc. et les innombrables rubriques qui en naissent, n’ont pas de sens.

Que l’on ne s’attende pas à ce que je me mette en frais d’érudition : là où il faudrait citer tous les auteurs, le plus court est de ne citer personne. L’histoire syllogistique de la jurisprudence embrasserait vingt volumes, et remplirait un cours de trois années. Quelques exemples seulement, pour faire mieux entendre le procédé législatif.

118. Aux yeux du légiste, toute loi procède de l’Autorité.

Or, l’autorité, c’est la coutume, ou le droit écrit, ou les conventions, ou la volonté manifestée du souverain.

De là cette double conséquence : 1o la loi n’oblige qu’après la promulgation faite par l’autorité publique ; 2o  la loi n’a point d’effet rétroactif. Propositions aussi fausses que le principe dont elles émanent, mais qui, dans l’état actuel des choses, sont de précieuses garanties, qu’il ne sera de longtemps possible d’abroger.

M. de Maistre a prétendu que les principes de la société ne s’écrivaient pas, et, à ce propos, il s’est beaucoup raillé de la Déclaration des droits faite par l’Assemblée constituante. M. de Maistre s’est trompé : en aucun pays on n’a vu de principes politiques reconnus que ceux qui étaient écrits ; en aucun pays on n’a regardé comme crimes ou délits que les actions déclarées telles par des lois écrites ; la pratique des sociétés, sur ce point, a été constante, et c’est elle qui a donné lieu aux théories syllogistiques des auteurs. Le Décalogue, écrit sur deux tables de marbre, n’est pas autre chose qu’une déclaration de principes.

Par la disposition naturelle de l’esprit humain de ne reconnaître comme vrai que ce qu’il a lui-même déclaré vrai, le peuple, comme les enfants, est toujours porté à concevoir la loi comme un commandement émané d’un maître : il se plaindrait qu’on voulût le juger sur des lois qu’on ne lui aurait pas fait connaître, qu’on lui appliquât des principes trouvés pendant l’instance, ou après la perpétration du délit. De là, nécessité de légiférer tant bien que mal ; nécessité d’écrire.

119. La loi étant l’expression d’une volonté souveraine, principiante et causatrice, la politique, le gouvernement des États a été un art, quelque chose d’arbitraire, non une science : cela est encore de foi pour les philosophes, aussi bien que pour les poëtes. « Les lois des nations, dit Rousseau, ne peuvent avoir l’inflexibilité de celles de la nature[13]. »


Tu regere imperio populos, Romane, memento ;
Hæ tibi erunt artes…


écrivait Virgile[14].

Les principes de cet art sont curieux.

Toute autorité vient de Dieu, dit l’Apôtre. C’est bien : mais où commence le droit de remontrances ? où finit-il ? Et si l’autorité n’a point égard aux réclamations, à qui appeler ? où est le recours ?

Si veut le roi, si veut la loi, disent les monarchistes ; car, ajoutent-ils, le roi est le mieux éclairé sur les besoins de l’État ; le roi n’a point d’autre intérêt que celui du peuple ; le roi ne peut vouloir le mal de la nation ; le roi ne peut mal faire de propos délibéré… N’est-ce pas parfaitement déduit ? Mais, Dieu ! si l’on venait aux preuves !

Toute justice émane du roi, est-il écrit dans la Charte, d’après une ancienne coutume féodale, prise à contre-sens. Autre consécration du bon plaisir.

Mais non, s’écrient les démocrates : la souveraineté est au peuple ; le plébiscite est la loi suprême… — Le peuple est donc législateur et gouvernement ? — Non, il se fait représenter. — À merveille : et quelles sont les règles d’après lesquelles agissent les représentants du peuple ? — Le but de la société est le bonheur commun. — Assurément : mais les règles pour y parvenir ? — Les droits de l’homme et du citoyen sont la liberté, l’égalité, la sûreté, la propriété. — Sans doute : mais les règles qui doivent réaliser et maintenir ces droits ? — Tous les citoyens sont électeurs. — C’est juste : et les règles qui dirigeront les élus ? — Quand la loi est violée, l’insurrection est le premier des droits et le plus saint des devoirs[15]. — D’accord : je m’engage à prouver, quand on voudra, que tout ce que fait aujourd’hui le gouvernement pourrait motiver l’exercice de ce droit. Mais, encore une fois, à quel signe reconnaîtrai-je que la loi est violée ?…

120. C’est ainsi qu’ont de tout temps procédé les faiseurs de constitutions et de déclarations de droits : après quelques banalités solennellement énoncées sur le but de la société, sur la source des lois et l’origine de la souveraineté, et sur les droits naturels[16], ils énumèrent les attributions du prince, règlent les conditions électorales et d’éligibilité, la tenue des assemblées et leurs prérogatives ; quelques mots sur les ministres et les différents ordres de fonctionnaires : et la constitution est faite. Mais le comment, le pourquoi, la raison définitive de chaque chose, en un mot, la science qui prescrit un tel arrangement, et permettrait au premier venu de le retrouver, si le souvenir en était perdu : voilà ce qu’un homme de bon sens est en droit d’exiger, et qui n’a été publié nulle part.

Ce que l’on découvre de plus clair dans ces inventions constitutionnelles, c’est le classement hiérarchique des citoyens et des fonctionnaires, divisés, comme la formule d’Aristote, en majeurs, mineurs et supérieurs. Dans l’ordre civil, l’ouvrier dépend du fabricant ; le fabricant, de l’entrepreneur ; l’entrepreneur, du négociant ; le négociant, du banquier ; le banquier, du capitaliste, qui, principe universel d’action, domine tout et ne dépend de personne. Dans le militaire, le soldat obéit au caporal, qui obéit au sergent, qui obéit au capitaine, qui obéit au commandant, qui obéit au général, qui obéit au roi, qui n’obéit à aucun. Dans les sphères administratives, même subordination : le substitut est sous la main du procureur du roi, qui est sous la main du procureur général, qui est sous la main du ministre. Quelquefois la subordination se croise et se complique : un agent de police, par exemple, reçoit également des ordres de la municipalité, du parquet, de la préfecture. Tous ces hommes sont enfilés les uns à la suite des autres comme les grains d’un chapelet, ou plutôt comme les membres d’un syllogisme sans fin. Selon qu’ils se rapprochent davantage de la tête ou de la queue, la somme de leurs avantages augmente ou diminue. Sans doute, ce système a sa raison d’être, puisqu’il existe ; je reconnais même que l’invention n’en revient à personne : mais enfin, existe-t-il en vertu d’une loi absolue, nécessaire, immuable ? ou bien ne serait-ce qu’une forme d’organisation préparatoire et sujette à métamorphose ? Quelle que doive être la réponse, il faut démontrer, analyser, formuler : il faut une science, enfin, avec laquelle l’autorité du Péripatétique n’a rien de commun.

121. Ainsi que la politique, la jurisprudence est réglée selon la méthode déductive : un coup d’œil jeté sur le code suffit.

Du principe que l’homme à dix-huit ans et la femme à quinze sont capables d’engendrer, on a tiré la conséquence qu’ils pouvaient contracter mariage : de là un immense désordre dans les familles ; le bonheur des mariages, la condition des femmes, la vigueur des enfants compromis, etc.

Du principe que le consentement seul fait l’union des personnes, on a conclu doctement que, ce consentement venant à cesser, le mariage est rompu de fait, et que le divorce peut avoir lieu : de là une large porte ouverte aux caprices des époux, au désordre des femmes, à l’abandon des enfants, à la promiscuité des sexes. Le divorce, en certains cas, peut être utile et nécessaire : mais les théories d’après lesquelles on a voulu l’établir l’ont rendu monstrueux, et l’on a été forcé d’y renoncer.

Du principe que la dernière volonté de l’homme est sacrée, on a déduit toute la théorie des testaments, théorie souvent utile, souvent odieuse ; modifiée sans cesse, remaniée, retournée de cent façons étranges. — Puis, comme on a cru pouvoir présumer, en certains cas, cette volonté dernière, on a déterminé d’après cette présomption les degrés de parenté conférant droit d’héritage ; et l’on a introduit le hasard dans la distribution des biens, et le hasard a conduit à des résultats immoraux et absurdes.

Du principe que la propriété est entière et absolue, est sorti le droit d’accession ; puis, comme la propriété se limite par la propriété, on a été conduit à une foule de spéculation sur l’incorporation, l’alluvion, l’usufruit, les servitudes, les prescriptions, la mitoyenneté, etc., où les contradictions fourmillent, et où l’atroce le dispute quelquefois à l’absurde. Les jurisconsultes ont prétendu régler la propriété sans connaître les lois de la production : c’était prendre la chose à rebours. L’homme n’étant propriétaire que des choses qu’il consomme à titre de dividende et n’exerçant sur les instruments de travail et les produits qu’un droit d’usage, la science de la production est la base de la justice distributive et du droit.

Malgré ces énormités, tout n’est pas, en jurisprudence non plus qu’en politique, absolument faux, absolument mauvais : disons même que, par le travail interne des sociétés et les progrès de l’expérience et de la raison, le chaos se débrouille peu à peu, les éléments se classent et se coordonnent, si bien qu’au point où nous sommes parvenus, il est déjà possible de découvrir par l’analyse les lois absolues selon lesquelles s’accomplit insensiblement la réforme, et, sans révolution ni déplacements, de hâter la constitution normale des sociétés.

122. La philosophie est le mouvement de l’esprit vers la science, avec le syllogisme pour méthode : elle n’est point la science ni aucune espèce de science. Aussi n’a-t-elle jamais pu, malgré les efforts de ses adeptes, ni déterminer son objet, ni circonscrire son domaine, ni se créer une méthode : elle reste, malgré l’appel des modernes éclectiques, sous l’empire du syllogisme, et placée en dehors de l’observation et de l’expérience. Ce qu’elle a produit dans les diverses parties du domaine qu’elle s’attribue se réduit à rien ; ce qu’elle sait de plus positif, elle le tient d’ailleurs ; ce qu’elle tente d’opérer est copie ou plagiat.

123. Psychologie. Les prêtres trouvèrent la raison de chaque chose en Dieu, et virent tout dans le moi divin : les philosophes modernes ont changé cela ; ils rapportent tout au moi humain. Le moi est le principe et le sujet de l’investigation philosophique : sensations, sentiments, idées, instinct moral et religieux, justice, droit, sociabilité, certitude, tout se connaît, se démontre, s’explique, suivant eux, par la contemplation du moi. C’est toujours l’inconnu servant de point de départ pour arriver à l’inconnu ; le phénomène étudié, non dans ses lois, mais dans sa cause.

Le philosophe s’enferme dans sa chambre, ferme ses contrevents, tire ses rideaux, se met les poings sur les yeux, et songe. Ne troublez pas sa contemplation ! il étudie le moi, il fait de la psychologie. M. Jouffroy, notre plus grand psychologue, raconte de lui-même qu’il passa de la sorte les deux premières années de son professorat ; aussi, quelles hautes vérités lui furent révélées pendant cette retraite, sur l’amour et la haine, le désir et l’aversion, l’expansion et la concentration, l’attraction et la répulsion !… Demandez plutôt à ceux qu’il louait et qui le louent.

Ôtez de la psychologie la sensibilité, l’activité et la liberté ; la sensation, l’attention, la perception, le jugement, l’imagination, la mémoire, la volonté, la passion, c’est-à-dire les noms qu’on a donnés aux apparences du moi, aux phases de son développement et de son action, et dites ce qui reste ? Que l’on me montre une seule loi animique découverte par la psychologie traditionnelle : et je consens pour ma peine à relire tout le fatras des psychologues.

124. Ontologie ou Métaphysique. Qu’est-ce que l’ontologie ? est-elle science ou méthode ? que veut-elle ? que cherche-t-elle ? qu’est-elle dans sa spécialité ? et si elle n’a pas de spécialité, qu’est-elle par rapport à l’univers ? Que le plus hardi des philosophes réponde s’il l’ose.

« L’ontologie, selon M. Jouffroy, est la science du monde invisible, des substances et des causes. » Par ce seul mot, l’ontologie est jugée.

Au reste, puisque le propre d’une science est, avant tout, de déterminer son objet, voyons comment l’ontologie définit les objets et les instruments de son étude.


DÉFINITIONS DE L’ÂME


Aristote : L’âme est la première entéléchie d’un corps naturel doué d’une vie potentielle.
Descartes : L’âme est un être pensant, indivisible et inétendu.
Hegel : L’esprit, c’est le dernier mot de la nature : l’esprit, c’est la nature qui, après avoir subi un certain nombre de déterminations, s’élève à une sphère plus haute. — (Il ajoute que la philosophie est le dernier terme de la manifestation de l’esprit, le fin du fin.)
Damiron : L’âme est autre chose que le moi ; ou plutôt elle est davantage, elle existe avant d’être moi ; elle le devient en se développant ; et, dans la suite de ses destinées, lors même qu’il lui arriverait de cesser de se connaître et de mourir à la conscience, elle serait encore, malgré tout, dût-elle n’être à d’autre titre que les éléments désunis d’un corps qui se dissout, ou qu’une force qui se perd dans le vague sein de l’être.
Desquiron de Saint-Agnan : L’âme est un feu électrique qui anime et vivifie le corps de l’homme.
L’âme est l’éther de l’éther.
L’âme est un principe créateur qui vivifie la matière.
L’âme est une émanation de la divinité.
(Ces dernières définitions sont renouvelées des anciens.)
Les Pythagoriciens : L’idée est l’objet du raisonnement démonstratif. D’autres : L’idée est un nombre.
Platon : Les idées sont les types éternels ou les modèles des choses, et les principes de notre connaissance, auxquels nous rapportons par la pensée l’infinie variété des objets individuels.
Descartes : L’idée est la forme de chacune de nos pensées, par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées.
Locke : Ce qu’on nomme idée est l’objet de la pensée.
Condillac : Une idée est une sensation transformée.
La Romiguière : L’idée est un sentiment distinct.
Destutt de Tracy : L’idée est une vue, une perception, enfin une connaissance quelconque.
Buffon : Les idées sont des sensations composées.
Bonnet : L’idée est toute manière d’être l’âme, dont elle a la conscience et le sentiment.
Kant réserve le nom d’idées aux catégories de l’entendement, revêtues par la raison du caractère de l’absolu.
Baron de Reiffenberg : L’idée est ce que chacun sait.


Assez de galimatias. Nous pouvons définir l’ontologie : Science qui a pour base la facilité de parler, et l’impuissance d’examiner. (Montesquieu.)

125. Morale. La philosophie revendique la morale comme partie intégrante de son domaine.

Aux yeux de la critique, l’étude de la morale ne constitue point une science, ni même une section de science : c’est un recueil de préceptes et de règles de conduite empruntés à l’esthétique, à l’hygiène, à la physiologie, à l’économie politique, à la psychologie, etc. ; en un mot, aux différentes sphères de la science. L’obligation morale consiste dans l’adhésion forcée de la raison aux lois de l’ordre.

Ainsi, devoirs sociaux, ou rapports de l’homme à l’homme : matière d’économie politique.

Tempérance, chasteté, politesse : matière d’hygiène, de physiologie et de goût.

La morale, je le répète, est cet ensemble de motifs destinés à régler nos actions et à servir de frein à nos penchants ; c’est la pharmacie de l’âme, comme disait l’Égyptien Osymandias : ce n’est point une science, c’est une encyclopédie.

126. Les philosophes l’entendent autrement : selon eux, la morale naît tout entière de la psychologie, de la connaissance du moi. Dieu, disent-ils, a mis en nous l’image du bien. Cette image du juste, du beau, du saint et du vrai, est la grande matrice de toutes nos idées morales, l’archée de nos devoirs et de nos droits, le paradigme de nos vertus. Or la morale est la conformité de notre volonté à l’idéal qui nous est révélé dans la conscience ; d’où il suit que pour accomplir la loi deux choses sont nécessaires : 1o connaître le type divin qui existe en nous ; 2o diriger nos facultés vers la réalisation de ce type. Tout cela est d’une déduction rigoureuse : malheureusement, le prétendu type est sujet à s’altérer, par conséquent à fausser notre conscience ; et l’on a oublié de nous dire à quoi nous pouvons reconnaître que les inspirations de celle-ci sont légitimes. N’importe : un si beau raisonnement ne pouvait manquer d’être admiré ; aussi l’a-t-on poussé à outrance.

La loi morale n’étant autre chose que le commandement absolu de la conscience, on s’est demandé ce que la conscience prescrivait à l’homme de faire à l’égard du prince, à l’égard de ses semblables, à l’égard de lui-même. Au lieu de regarder l’homme et son semblable, le prince et le citoyen, comme deux termes dont le rapport existait indépendamment de la conscience, et constituait la véritable loi morale, on s’est imaginé que celle-ci préexistait tout entière, avec ses conséquences et ses applications, dans le moi, et l’on a entrepris de le démontrer syllogistiquement en dehors de toute observation et analyse. C’est alors que l’arbitraire s’est introduit dans la morale, et que le respect de la tyrannie, le mépris du travail sous prétexte de détachement et de mysticité, la, pratique de superstitions ridicules ou atroces, ont été érigés en vertus : c’est alors qu’on a pu former les âmes à la servitude par une morale imaginaire, et justifier toutes les formes du gouvernement. Je n’irai pas loin chercher mes preuves.

127. Je commence par la politique.


« L’ère des gouvernements simples est l’enfance de l’humanité. La vérité n’est dans aucun de ces gouvernements : car la vérité, c’est la vie ; et la vie n’est pas une chose simple. La vie est partout l’harmonie de deux termes : dans la nature, c’est l’accord du mouvement et de la mesure ; dans la société, c’est l’union de l’ordre et de la liberté. »


Majeure magnifiquement énoncée, et dont la démonstration complète immortaliserait un auteur : Le gouvernement est chose complexe, ou synthétique. Poursuivons.


« Je ne sache rien de plus propre à inspirer le dégoût des théories creuses, que l’étude attentive du gouvernement représentatif… Ce gouvernement ne représente ni des volontés, par elles-mêmes variables et changeantes ; ni des classes, il n’y en a pas : il représente des principes.

« Ces principes sont l’ordre, la liberté, raccord de l’ordre et de la liberté.

« Le pouvoir qui représente l’ordre doit être fort et un : donc royauté et hérédité.

« Le pouvoir qui représente la liberté proviendra de l’élection, parce que la volonté représente le mieux la liberté.

« Le pouvoir modérateur est une espèce d’aristocratie, formée des notabilités de la nation. » (Cousin, Cours de Philosophie de l’histoire.)


Reprenons : Le gouvernement doit être synthétique. — Or le gouvernement représentatif est synthétique, puisqu’il représente des principes opposés ; — donc le gouvernement de juillet est le plus respectable des gouvernements, et la charte est un chef-d’œuvre !

Je laisse à penser au lecteur s’il ne lui semble pas, au contraire, d’après l’expérience des vingt dernières années, que les principes monarchique et démocratique soient toujours au moment de s’entredévorer, bien loin de s’unir ? Ô philosophe ! votre merveille de gouvernement représentatif a tout l’air d’une Thébaïde ; et votre syllogisme pèche, non par la règle générale, mais par le vice de l’application. Il s’agissait de synthétiser deux principes, l’ordre et la liberté, la démocratie et l’unité ; et vous n’avez fait que mettre aux prises des passions et des intérêts !

128. La politique étant, d’après les philosophes, une dépendance de la morale, et la morale une dépendance de la philosophie, les philosophes se sont trouvés, en vertu d’un sorite, les arbitres des princes, des législateurs, des parlements, de l’instruction publique ; pour tout dire, les premiers dans la société, les plus grands parmi les hommes.


« Quels sont, demande M. Cousin, les genres les plus favorables au développement des grands hommes ? La religion tue l’individualité ; l’industrie ne se développe que petit à petit ; les arts et le gouvernement des états offrent plus de chances ; mais les deux genres qui se prêtent le plus au développement des grandes individualités sont la guerre et la philosophie. »


Certainement M. Cousin, lorsqu’il débitait cette phrase, ne faisait aucun retour sur lui-même ; je voudrais pourtant avoir vu le jeu de sa physionomie.


« Nulle autre part il n’y a plus de grands hommes qu’en philosophie. »


J’en conclus qu’il est moins difficile de s’y faire grand qu’ailleurs.


« Les deux plus grandes choses qui soient dans le monde, c’est agir ou penser… »


M. Cousin prend-il le fracas et la grandiloquence pour la grandeur ?


« Le champ de bataille, ou la vie de cabinet. »


Bien entendu que l’homme qui pense doit l’emporter sur celui qui tue. On prendrait cela pour une facétie de M. Cousin, si l’on ne savait jusqu’où va la candeur philosophique.


« La pensée a droit à la grandeur et à la protection de l’État. Il remplit directement sa mission, lorsqu’il consacre par une loi la liberté de penser, de parler et de publier ; il la remplit encore, mais indirectement, quand il proclame l’admissibilité de tous aux emplois. Qui ne voit, en effet, que la pensée pour se développer veut un but, et que le monopole des hautes fonctions lui coupe les ailes, en lui enlevant l’espoir d’une haute récompense ? »


Ici la pudeur du maître a tellement enveloppé le syllogisme qu’il est nécessaire que je le dégage :


La plus haute capacité a droit à la plus haute fonction de l’État, sans quoi elle ne pourrait vivre :
Or le philosophe est l’homme de capacité, l’homme grand par excellence ;
Donc c’est au philosophe de gouverner l’État.


Frédéric II a répondu à ce syllogisme, en disant que, quand il voudrait châtier une province, il y enverrait des philosophes.

129. Souvent, au lieu de formuler sa pensée en syllogismes complets et enchaînés l’un à l’autre, le philosophe se borne à exprimer une série de généralités sans rapport entre elles et sans conséquences indiquées : alors l’œuvre philosophique devient un galimatias continuel, que l’on admire d’autant plus qu’il étourdit davantage, et dont l’effet sur l’entendement ressemble à celui d’une potion opiacée sur le cerveau. Les moralistes, surtout, sont sujets à ces divagations : entre dix mille exemples que je pourrais citer, je choisis le suivant :


« Si le sexe est à vrai dire le moyen matériel dont se sert la nature pour fonder la famille, il n’est ni le seul ni le plus puissant ; et il y en a un autre, à la fois plus élevé, plus vif, plus durable et plus pur. Il y a aussi le sexe moral : dans l’âme comme dans les organes, il se rencontre des qualités qui de conscience à conscience font qu’on a besoin de s’unir et de marier en quelque sorte sa pensée à une autre pensée, sa volonté à une autre volonté. Tout est arrangé avec harmonie ; tout est fait pour le concours, et il n’y a pas contradiction entre la destination physique d’un être et sa destination spirituelle. L’homme est homme à la fois par le corps et par l’esprit, et la femme pareillement. Mais dans ce concert, le premier rôle est toujours à l’esprit ; c’est ce qui sent et qui pense, ce qui veut et qui fait, c’est la tête et le cœur, c’est la personne en un mot que l’on aime, quand elle est bonne, de ce long et tendre amour qui dure autant que la vie… Et quand deux âmes sont encore unies par le caractère de la beauté, c’est-à-dire quand la première excelle par la grandeur et l’élévation de ses facultés, la seconde par la grâce et le doux mouvement des siennes, tous deux se charment de manière à s’adorer avec ivresse et une entraînante admiration. La beauté n’est nullement chose de sens, et ne paraît dans le sens que par reflet et expression…

« Les époux ont des enfants ; avant de les avoir, ils les espéraient ; quand ils les ont, ils les chérissent ; ils en sont heureux comme d’un bien qui comble le vœu de leur amour… C’est ici leur sang, c’est leur fruit, c’est leur vie même reproduite sous les formes les plus gracieuses et les plus touchantes, qui sert d’expression et de symbole à leur union ; et l’expression est d’autant plus fidèle, qu’elle procède de l’acte même où l’union est la plus complète[17]… »


Arrêtons-nous sur l’acte où l’union est la plus complète. Ce style et ces idées sont inqualifiables : est-ce une méditation philosophique, une pastorale ou un dithyrambe ? Que résulte-t-il de là ? quel est ce sexe de l’âme ? qu’est-ce que l’amour ? qu’est-ce que le mariage ? quelles sont les lois de l’un et de l’autre ?… Est-ce là, enfin, ce que les éclectiques nomment de la philosophie morale ?…

130. Terminons ce paragraphe par une double observation.

1o Pendant la première période du mouvement philosophique, l’esprit, fidèle encore à la religion, s’était borné à l’agiter en tout sens, à en développer les fictions et en poursuivre les mystères : pendant la période que nous venons de décrire, il se sépare hautement de la donnée religieuse et la traite en ennemie. Fier de sa puissance logique, il dédaigne la foi, et n’admet plus que ce que le syllogisme révèle. Alors commence la guerre entre les hommes de la résistance et de l’immobilité, et les chercheurs d’aventures et poursuivants de découvertes : prêtres d’un côté, philosophes de l’autre, également aveugles et par là même également intolérants, se maudissent et se signalent à la haine et à la vengeance des peuples. Sous couleur d’impiété, les ministres des cultes font brûler les philosophes, qui, de leur côté, conspirant dans l’ombre, ourdissent les révolutions où l’on massacre les prêtres par milliers. Mais les uns ni les autres ne savent, pour parler comme l’Évangile, de quel esprit ils procèdent : marchant et s’égarant dans une égale obscurité, une même lumière doit à la fin les envelopper tous, éclairer leurs pas et dissiper leurs rêves.

2o Comme la religion est la contemplation du Tout indistinct et infini, la conception de l’absolu par la foi ;

De même la philosophie est l’investigation de la cause universelle, la recherche de la toute-science par la déduction des idées.

Jusqu’ici donc la philosophie n’est qu’une pansophie impuissante : nous allons voir comment le progrès des découvertes et le changement de la méthode, amenant la création de sciences spéciales et positives, conduit à l’extinction de la philosophie.


§ IV. — Transformation du syllogisme. — Démembrement et fin de la
philosophie.


131. Les prêtres disaient : L’univers est le reflet du grand Être, dont l’essence et les attributs se découvrent à nous dans ses ouvrages. Adoration, foi, amour au Créateur des mondes.

Les philosophes répondirent : Les ouvrages de Dieu sont impénétrables dans leur substance ; nous ne voyons que des puissances et des phénomènes ; pour nous élever jusqu’à Lui, il faut parcourir la chaîne des effets et des causes.

Mais, observent les savants, les causes ainsi que les substances sont insaisissables ; nous ne percevons que des rapports et des lois.

En deux mots, comme la méditation sur Dieu et ses œuvres avait conduit à la conception des forces et des causes, de même l’investigation de celles-ci aboutit sur tous les points à la découverte de l’ordre et de ses conditions.

Mais cette évolution n’a point lieu par un vaste mouvement d’ensemble ; elle ne s’opère que par une fragmentation insensible du champ philosophique et religieux. Au commencement, la philosophie abandonne une foule de choses à la religion ; de son côté, la science, nécessairement spéciale, reste longtemps étrangère aux spéculations de la philosophie : mais enfin, la carrière philosophique s’étendant toujours envahit la religion, et les spécialités scientifiques se multipliant sans fin, le domaine de la philosophie disparaît.

132. La décadence de la philosophie, ou plutôt sa conversion en connaissance exacte, commence par l’altération de sa méthode. Le syllogisme, de formule généalogique et déductive qu’il était, devient, à l’insu même de ceux qui l’emploient, formule d’équation et de généralisation. Car il n’est point dans la marche habituelle de l’esprit humain, non plus que de la nature, de sauter brusquement d’une idée à l’idée contraire, de quitter une ébauche pour recommencer à nouveau son travail ; mais d’arriver au but par des rectifications et des amendements graduels, dont le résultat n’est point une destruction, mais une métamorphose.

133. Lorsque le mathématicien, formé à l’école philosophique, s’est dit, le compas à la main :


A est égal à B,
Or B est égal à C,
Donc A est égal à C ;


il a donné à sa démonstration le tour syllogistique, mais il n’a pas fait de syllogisme ; il a fait une équation. Toutes les démonstrations de la géométrie sont de cette espèce ; elles ont été résumées dans cet axiome, Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles, axiome qui n’est point, comme on le dit, une vérité simple, mais la formule générale de la méthode géométrique.

134. Or, dans ce raisonnement de géomètre, deux choses sont à noter :

1o La majeure et la mineure peuvent être deux propositions particulières, et la conclusion être une proposition plus générale que les prémisses, sans que la certitude du raisonnement en soit le moins du monde affectée, ce qui n’a pas lieu dans le syllogisme. C’est même ainsi que les mathématiques s’élèvent à ces hautes et magnifiques formules, qui sont comme le résumé succinct d’une longue série d’équations, et qu’on appelle lois.

2o La comparaison des termes ayant fait ressortir le rapport d’identité qui les unit, l’idée qui représente ce rapport est dite abstraite, comme qui dirait, tirée de deux ou plusieurs sujets différents. L’idée abstraite ne représente par elle-même rien de réel, c’est-à-dire, ni cause ni substance.

135. Toute la science humaine consiste à abstraire et formuler des rapports… À ce compte, dira-t-on, la philosophie est la science par excellence : quelle autre est plus riche en abstractions ? — Oui, me permettrai-je d’ajouter, en abstractions mal tirées, c’est-à-dire en rapports imaginaires. Depuis que la philosophie s’est proclamée science des causes, du général, de la vérité, de l’être, elle n’a cessé, tout en syllogisant, de formuler et d’abstraire ; mais jamais elle n’a déterminé l’objet sur lequel elle opérait : or, la marche de l’abstraction varie selon l’objet de chaque science ; et la philosophie a l’univers entier pour objet, et la philosophie n’a pour méthode que le syllogisme ; — jamais elle n’a essayé de donner une théorie générale et transcendante de l’abstraction ; or, sans cette théorie, la certitude sur les points controversés encore par la philosophie ne peut être acquise. Plagiaire de la science et toujours poursuivie par son hallucination de causalité, la philosophie a montré son impuissance jusque dans ses imitations : empruntant des abstractions partout, et de leur comparaison ne tirant que des analogies ; prenant ses syllogismes retournés (l’induction) pour un art d’abstraire, et les abstractions qu’elle forgeait pour des causes.

Mais j’ai trop parlé déjà des aberrations de la philosophie : hâtons-nous d’achever son histoire.

136. La comparaison des termes, le rapport, qu’elle fournit, l’idée abstraite qui en résulte, ayant donné le signal de la révolution, on commença à renoncer aux rêveries de l’école, et à revenir à l’expérience. Bacon fut, comme chacun sait, le promoteur principal de cette réforme. La méthode syllogistique fut délaissée, mais prêta encore sa forme aux assimilations progressives ou équations graduées, par lesquelles on s’élève du connu à l’inconnu.

Il n’est pas peut-être une seule loi, en physique, qui n’ait été de la sorte découverte. Descartes expliquait le système du monde par l’hypothèse syllogistique des tourbillons ; Newton renversa cette hypothèse en faisant équation entre la chute d’une pomme et la révolution de la lune.

Avant Lavoisier, le phlogistique passait pour une des grandes puissances de la nature, et l’on appelait les oxydes métalliques, métaux déphlogistiqués : on croyait que l’oxyde était un corps simple, et le métal, ce même corps simple, vivifié en quelque sorte par le phlogistique. Lavoisier montra, la balance à la main, par une équation sensible, que l’oxyde étant plus pesant que le métal, c’était lui qui était le composé ; puis, en dégageant l’oxygène, que le phlogistique n’existait pas.

137. En politique, le principe d’hiérarchie, qui attribuait jadis une autorité absolue au père de famille, avait conduit à l’esclavage, au plébéianisme ou prolétariat, et enfin à la monarchie absolue : le principe nouveau, bien que partant d’une hypothèse fausse, commença la période d’affranchissement des nations modernes.

On disait autrefois :


Obéissance à Dieu ;

Obéissance à la loi qui vient de Dieu ;

Obéissance au roi qui tient ses pouvoirs de Dieu[18].


On dit maintenant :


Respect aux conventions et aux contrats ;

Respect aux institutions, qui ne sont que des contrats,

Respect à l’autorité publique, conservatrice du pacte social.


La première formule emporte l’idée de filiation, de causation ; la seconde implique l’idée d’égalité, de ressemblance. En effet, qu’est-ce qu’un contrat, sinon la reconnaissance des rapports d’individu à individu ?

Bossuet est l’orateur de l’ancienne politique ; Rousseau celui de la nouvelle. Reste à savoir si l’ordre social repose sur des conventions et des contrats : mais toujours est-il que déjà la méthode nouvelle a pénétré notre droit public.

138. Aussitôt que par la détermination de leur objet et la création de leur méthode, les diverses spécialités scientifiques se furent détachées de la philosophie, la guerre s’alluma entre les savants et les philosophes, comme autrefois elle s’était allumée entre les philosophes et les prêtres. Toutefois la rivalité fut moins passionnée, elle ne s’étendit point jusqu’aux masses, et s’exprima seulement par le mépris. Les savants prirent en pitié profonde ces philosophes, dont un ancien disait, il y a plus de deux mille ans, qu’il n’était absurdité si grande qu’ils n’eussent soutenue ; les physiciens se divertirent des théories sur le vide et les atomes ; les chimistes, par l’organe de l’un d’eux, érigèrent cette plaisanterie en axiome : Bon péripatéticien, mauvais chimiste, et réciproquement ; les mathématiciens badinaient de l’ontologie et de la logique ; les physiologistes tournaient en ridicule la psychologie : toutes les sciences, enfin, à peine délivrées du cauchemar philosophique, levèrent le pied contre celle qui avait été leur mère.

Les philosophes, de leur côté, toujours superbes, toujours présomptueux malgré leurs mécomptes, dédaignent, comme de petits génies, ces hommes enfermés dans l’étroite sphère de leur spécialité ; ils se flattent d’avoir seuls des idées universelles, et se prétendent savants, à tout le moins, dans la première des sciences, la science de l’homme, de la société, de Dieu. Ils oublient que limiter ainsi leurs prétentions, c’est perdre du terrain : que dis-je ? une foule de spécialités naissantes déjà menacent le champ qu’ils se sont arrogé. La philologie a planté son drapeau sur l’un des plus fertiles cantons de la science de l’esprit ; la physiologie, l’anatomie comparée, la crânioscopie, le magnétisme animal, se permettent tous les jours des excursions sur les terres de la psychologie ; l’économie politique paraît vouloir prendre pour elle tout ce qui concerne le gouvernement des sociétés. Que restera-t-il tout à l’heure à la philosophie ?

139. Autre observation non moins importante : À mesure que la philosophie se retire, la certitude se forme ; à mesure que l’analyse, la comparaison, l’abstraction et les méthodes de classification se perfectionnent, la science naît ; en sorte que l’on peut dire avec vérité, que le plus grand obstacle à la science, après la religion, c’est la philosophie. Bien plus, le scepticisme lui-même, ce fils aîné de la philosophie, semble la suivre dans sa déroute ; déjà il est évincé d’une foule de positions, et, chose à noter, les seules où il règne encore sont précisément les mêmes que la philosophie occupe, et que la vraie méthode n’a point éclairées de son flambeau. À cet instant suprême, la philosophie éperdue se recueille, et tente un dernier effort.

140. Après avoir, pendant une longue suite de siècles, tourmenté la nature et fatigué la conscience de ses ardentes investigations ; après avoir élevé système sur système, et, toujours élargissait ses hypothèses, s’être pour ainsi dire égalée à l’infini, la philosophie en vient à se saisir elle-même : elle s’interroge à son tour ; elle veut se connaître, et elle entreprend de dresser son inventaire. Les philosophes, entraînés par l’exemple général et par la puissante voix de Bacon, honteux de se voir dépassés, veulent, eux aussi, observer, analyser, comparer. Mais, comme ils ne sauraient déroger, les faits qu’ils observeront, analyseront, compareront, seront des faits philosophiques. Sans sortir du domaine qui leur est propre, ils se font historiens, compilateurs, érudits : par cela seul ils deviennent d’autres hommes. Pour la première fois l’esprit de science les illumine ; pour la première fois leur psychologie promet quelque chose, et l’on espère que de l’histoire de la philosophie sortira peut-être une science philosophique.

Il n’en sera rien pourtant : cette tentative désespérée n’aboutira qu’au néant. La destinée de la philosophie est de porter le flot de l’esprit humain jusqu’aux rives si longtemps désirées de la certitude et de la méthode : une fois l’initiation accomplie, l’initiatrice doit mourir.

141. Cette vaste exégèse de philosophie ancienne et moderne, entreprise à la gloire des penseurs dits philosophes, et au grand bénéfice de leurs successeurs dits éclectiques, a produit, selon les tempéraments, un double résultat.

Les uns n’ont vu dans l’amas incohérent des songes philosophiques que des témoignages de folie et d’impuissance, et se sont rejetés aussitôt, qui dans le scepticisme, qui dans la religion[19].

Les autres, plus robustes ou plus opiniâtres, ont senti leur confiance se raviver, plus forte que jamais. D’une part, ils avaient aperçu, à travers le chaos des doctrines, une gradation qui, par une suite d’oscillations et avec une force invincible, conduisait l’esprit d’un système à l’autre, sans qu’il lui fût possible d’anticiper jamais sur sa route ; et cette marche, constamment observée, leur faisait entrevoir pour la philosophie le commencement d’une nouvelle période. D’autre part, présumant que, de l’ensemble même des sciences constituées hors de leur domaine, il sortirait une philosophie qui les embrasserait toutes, ils se mirent, par provision, à préparer les matériaux de cette philosophie, en faisant une sorte de choix et d’assortiment parmi les immenses ruines que le temps avait accumulées sur leur territoire.

Quel fut le résultat de cette entreprise ?

142. D’après ce qui vient d’être dit et ce que l’on a vu plus haut, la période philosophique se développe en quatre moments principaux :


L’ère des superstitions, dans laquelle la philosophie se rapproche de la condition religieuse, et où l’esprit, entraîné par le concept de cause, prend son essor dans l’infini des spéculations ;
L’ère de la sophistique, ou de la constitution du syllogisme, première régularisation du jugement ;
L’ère de la détermination des sciences, par l’observation des faits et la transformation du syllogisme en équation ;
Enfin l’ère de l’autopsie philosophique, ou prélude à la découverte de la méthode universelle.


Tel est le véritable cycle philosophique.

143. Mais l’exégèse des nouveaux sophistes n’embrasse pas les choses d’une manière aussi simple : ils ont tracé de leur côté un cycle de la philosophie, qui, par certains points, se rapproche de celui-là, mais dont l’échelle est beaucoup moins exactement déterminée, et les époques plus indécises.


Période panthéiste, où l’esprit, absorbé dans la contemplation de la nature, plongé dans les idées d’être, de vie, d’intelligence, ne voit qu’un être, une cause, un esprit. Cette période est, comme l’on voit, semi-religieuse et semi-philosophique : les philosophes modernes revendiquent, comme étant de leur domaine, les systèmes religieux de théogonie, cosmogonie et politique.
Période matérialiste et période spiritualiste, ordinairement contemporaines, réactionnaires l’une à l’autre, et belligérantes. Les systèmes que ces deux périodes représentent emploient également le syllogisme, et s’en servent avec un pareil avantage.
Période sceptique et période mystique, produites par l’épuisement intellectuel qu’occasionnent les disputes des périodes précédentes. Le scepticisme et le mysticisme sont le Charybde et le Scylla de la philosophie.
Enfin période éclectique, coïncidant avec le quatrième moment de la série plus haut énoncée.


144. Le vice de cette classification, consiste en ce que les auteurs ont varié dans leur point de vue (voir ch. iii, § 5), et ont caractérisé leurs périodes, tantôt par la doctrine, tantôt par la méthode. Ainsi, la période éclectique indique moins un système qu’un procédé ; les périodes matérialiste et spiritualiste, au contraire, sont prises des systèmes en vogue ; tandis que les périodes sceptique et mystique n’indiquent ni système ni méthode. Ce cycle, en un mot, ne formule pas le progrès de l’éducation de l’intelligence : il rappelle seulement quelques vues de la raison, et le double écueil où elle se brise.

Le cycle décrit par nous, au contraire, représente uniquement le mouvement de l’esprit hors de la religion et sa marche vers la science : c’est ainsi, par exemple, que l’ère éclectique s’y trouve régulièrement placée après l’ère de la détermination des sciences, qui suit elle-même la transformation du syllogisme.

145. Quoi qu’il en soit de l’exactitude du cycle philosophique décrit par les modernes, et dont M. Cousin s’est fait l’interprète dans une suite de leçons les plus intéressantes de ses cours, les conséquences qui en résultèrent furent précieuses, soit pour l’intelligence de l’histoire, soit pour l’avancement de la psychologie. On peut affirmer hardiment que ce qui a été dit de meilleur sur l’enfance des sociétés, le progrès de la civilisation, la valeur du symbolisme religieux, et la tendance des gouvernements, date de la publication de ces idées, qui, rapidement vulgarisées, gouvernent maintenant l’opinion.

L’histoire de la philosophie, entreprise par les philosophes, a donné le secret des révolutions de l’humanité et soulevé un coin du voile qui couvre notre nature. Grâce à ces études, nous savons que le développement de l’individu est identique au développement de l’espèce, et que celle-ci n’étant, pour ainsi dire, que le grossissement de celui-là, c’est dans l’histoire et la législation comparées qu’il faut étudier le moi, et chercher la psychologie. Grâce à cette revue des philosophies, la Religion a été devinée ; le sens de ses dogmes et de ses mystères a été compris, et nous avons senti en même temps que cette forme primitive de notre pensée révélait en nous des aspirations inexplicables et d’impérieuses tendances. Grâce enfin à l’examen de conscience des philosophes, le jour commence à luire sur l’avenir des peuples, ensevelis encore dans les langes d’une superstition sacrée ou d’un fatalisme inflexible ; le respect de l’homme et la foi à ses hautes destinées sont revenus au cœur des politiques ; les royautés s’abaissent, le prolétariat grandit, et de toutes parts on proclame que le peuple atteint l’âge viril, et qu’il est temps de constituer la grande famille.

Ce que ne comprenait pas Bossuet, et qu’il adorait sous le nom de Providence ; ce que Montesquieu soupçonnait à peine ; ce qu’entrevirent Herder et Vico, la grande loi de l’histoire, en un mot le Progrès, nous le voyons se dégager devant la discussion éclectique comme le soleil apparaît au milieu des nuages chassés par le souffle de la bise. De tels services ne s’oublient pas, et suffisent à légitimer, aux yeux de la raison, le passage de la philosophie. Mais tous les faits sociaux ne sont pas donnés ; encore quelques efforts d’intelligence, encore quelques secousses du monstre populaire, et l’histoire se lira dans l’avenir comme dans le passé : alors, embrassant le temps dans ses deux dimensions, nous commencerons à devenir comme des dieux, éternels.

146. Quelles sont donc les conclusions prises par la philosophie elle-même, d’après les données de son histoire, sur sa destinée future ? Elles sont au nombre de deux.

a) La première pensée que suggérèrent l’analyse et la comparaison de tant de doctrines fut une pensée d’éclectisme : il n’en pouvait être autrement. En effet, disait-on, l’erreur n’est jamais absolue : cela se démontre à priori. L’erreur n’est qu’une image inexacte de la réalité, un rapport mal saisi, une loi mal formulée. On peut affirmer, jusqu’à certain point, que sur Dieu, l’homme et la société, toutes les vérités essentielles ont été entrevues ; qu’elles se trouvent chacune consignée quelque part dans les écrits des philosophes ; seulement, elles ont été ou mal rendues, ou mal classées ; par conséquent, la preuve reste à faire. Si donc il était possible, dans tout ce que la philosophie a produit, de dégager le vrai du faux, de retrouver l’ordre et la série, sans doute il sortirait de ce travail une masse d’idées qui, si elle ne dissipait tous les doutes et ne répondait à toutes les questions, offrirait du moins les parties principales d’une philosophie définitive, qu’il serait alors plus aisé de compléter.

Certainement l’éclectisme, en se proposant de faire l’épuration des matériaux accumulés par la philosophie, poursuivait une tâche utile, et, sous ce rapport, je le trouve exempt de blâme. Mais qui dit éclectisme dit nécessairement ordonnance de choses dispersées et confondues ; pour trouver cette ordonnance, il faut une règle, une mesure, une méthode enfin : donc, d’après le but avoué des éclectiques, l’éclectisme se résout tout entier dans la recherche d’une méthode.

147. b) La méthode nécessaire à la constitution de la science philosophique présumée ne peut être ni celle usitée jusqu’à ce jour en philosophie, puisque par son moyen l’on n’a rien su produire ; ni aucune des méthodes particulières suivies dans les sciences, puisque ce qui a détaché chaque science du faisceau philosophique est précisément la spécialité de sa méthode.

Il reste que la méthode demandée résulte de la comparaison des sciences et des méthodes : ainsi donc, ou cette méthode n’est pas, ou elle est universelle, transcendante, absolue.

148. Une dernière question se présente : La méthode universelle conduira-t-elle à une science universelle ?

Sur ce point, les opinions se divisent. Les uns, et ceux-là forment le plus grand nombre, travaillent résolument à réaliser l’ancien programme, scientia Dei, hominis et mundi, à ramener tout à un seul principe, à une seule cause, à un fait unique ; à faire de la philosophie, en un mot, une pansophie. Telle est la pensée qui a fait éclore les grands systèmes de philosophie allemande, et chez nous, les hardies synthèses de MM. Azaïs, de Lamennais, Saint-Simon, Fourier. Il n’est si mince bachelier qui, jetant pêle-mêle physique et littérature, histoire naturelle et psychologie, morale et langues, ne s’imagine arriver bientôt au dernier mot de la science, à la possession de l’absolu[20].

Les autres protestent contre cette intempérance de généralisation, et craignent que l’intervention des sciences dans la philosophie n’ait pour résultat final de lui enlever la spécialité, sans laquelle une science, ne se distinguant pas des autres, est comme si elle n’était pas. M. Jouffroy, dans sa classification posthume des sciences philosophiques, a même cherché à déterminer cette spécialité : selon lui, la philosophie est la connaissance du moi, de ses facultés, de ses rapports avec l’Univers et Dieu ; elle se divise naturellement en psychologie, logique et morale.

149. Au chapitre suivant, nous ferons voir, contre les partisans de la première opinion, que l’idée d’une science universelle est, comme la quadrature du cercle et la transmutation des métaux, une chimère irréalisable, presque une contradiction dans les termes. Quant aux autres, sans revenir sur ce que nous avons précédemment démontré, savoir : que la logique n’est point une méthode, mais une hallucination ; que la morale n’est point une science, mais un spicilége ; que la psychologie est toute dans l’histoire, la biographie, et même la zoologie : nous prouverons que l’invention de la méthode universelle aura pour effet immédiat de diviser ce qui reste du domaine philosophique, et de ses fragments séparés de constituer autant de sciences spéciales et régulières.

150. Résumons.

De même que la Religion, la Philosophie est tout, et n’est rien.

Première forme de la pensée, première hypothèse offerte au travail de l’entendement, lien d’amour entre l’homme et Dieu, la Religion a été bonne, et toujours on se rappellera avec complaisance cet âge poétique du cœur et de la raison. Comme système ou doctrine révélée d’en haut, aspirant à soumettre l’esprit par l’obéissance, et bravant le contrôle de la science, la Religion est mauvaise, et doit être au plus tôt abolie.

La Philosophie, essor de l’intelligence vers la certitude, révolte de la conscience contre le joug religieux, cri de liberté, la Philosophie a été bonne : mais, source de sophisme, principe de doute et d’opiniâtreté, de contradiction et d’orgueil, aujourd’hui instrument de despotisme pour quelques charlatans, la Philosophie est détestable : guerre à la Philosophie !

La Religion est la nourrice de l’homme ; la Philosophie, comme une enchanteresse, le ravit sur ses pas, le conduit au temple de la vérité, et ne l’abandonne que sur le seuil. C’est pourquoi les noms de Religion et de Philosophie ne périront pas : la période du sentiment se renouvelant sans cesse pour chacun de nous, et la marche déductive s’offrant toujours la première pour les choses inconnues, l’on continuera de dire un esprit philosophique, une pensée religieuse. Mais on cessera de prendre pour des réalités la Religion et la Philosophie.

Sans la Religion, l’humanité eût péri dans l’origine ; sans la Philosophie elle croupissait dans une éternelle enfance : mais l’opinion que Religion et Philosophie signifient autre chose qu’un état particulier de la conscience et de l’entendement, a été la plus grande maladie de l’esprit humain. La Religion et la Philosophie, conçues, la première comme révélation de dogmes divins, la seconde, comme science des causes, ont rempli le monde de fanatiques et d’hallucinés, dont les fureurs et les ridicules ont fait douter si le monde n’était point l’œuvre d’un Dieu paillasse ou anthropophage.

Toujours un peu de philosophie s’est mêlé à la Religion ; toujours un souffle de religion a pénétré la Philosophie. Le christianisme fut une religion philosophique, la plus philosophique des religions : Confucius, Platon, Paul apôtre, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, ont été des philosophes religieux. Leurs écrits sont immortels : mais de toutes les choses qu’il nous importait le plus de savoir, et dont ils ont parlé quelquefois avec une si grande éloquence, Dieu et la société, ils n’ont rien su, ils ne nous ont rien appris : et le mélange de qualités contraires que nous remarquons en eux a été sans fruit pour la science.

Quelle est donc l’illusion de ceux qui maintenant parlent d’unir, comme deux réalités, la Philosophie et la Religion ? La théologie est tombée, la sophistique est frappée à mort : il n’y a plus de religion, il n’y a point de philosophie.

  1. L’homme d’expérience, dit Aristote, ne sait que le fait : l’homme d’art sait le pourquoi, la cause.
  2. « Bacchus était fils de Jupiter et de Sémélé, c’est-à-dire que le vin est fils du ciel et des montagnes, parce qu’on plante la vigne sur des hauteurs, Bacchus amat colles, et qu’elle a besoin pour fructifier des influences du ciel. Sémélé, pendant sa grossesse, ayant voulu voir Jupiter dans l’éclat de sa gloire et avec sa foudre, en fut consumée, et Bacchus naquit avant terme. Cela signifie que dans les pays chauds la vigne, plantée sur des montagnes, est souvent desséchée par des ardeurs excessives, et qu’alors elle ne peut pas mûrir. Jupiter mit cet enfant dans sa cuisse, et après sa naissance, il fut élevé par le secours des Hyades, des Heures et des Nymphes. Cette fable nous fait entendre que, pour préserver le raisin de la sécheresse, on s’avisa de le mettre à l’ombre, et de planter la vigne sous des arbres ; qu’étant ainsi à couvert, elle mûrit avec le secours des Hyades ou de la rosée ; des Heures, c’est-à-dire du temps ; et des Nymphes, ou de la culture que lui donnent les femmes. » (Bergier, Éléments primitifs des langues.)
    …...La Religion avait divinisé tous les êtres : la Philosophie établit des rapports de cause à effet entre ces divinités.
  3. Témoin Sénèque et Pline.
  4. Les Égyptiens parlaient d’un livre de Thaut sur les trente-six herbes qui servaient aux horoscopes. Dans l’Odyssée, Mercure apporte à Ulysse l’herbe Moly, qui doit le préserver des enchantements de Circé. L’antiquité est pleine de ces superstitions, dont le cours s’est encore accru au moyen âge.
  5. La superstition est tellement de l’essence de la philosophie, que, sous les empereurs, les noms de philosophe et de magicien étaient synonymes. La secte néoplatonique tout entière était livrée à la magie. Le fameux Julien, qui essaya de rationaliser le paganisme et de mettre la raison dans la mythologie, fut le plus fanatique et le plus célèbre de tous ces nécromans.
  6. D’après l’origine que nous assignons à la philosophie, on comprend que l’athéisme et la superstition puissent fort bien s’allier ensemble, cette apparente contradiction n’a plus rien qui étonne.
  7. Mot du patois de Franche-Comté : spéculateur, faiseur de projets, visionnaire.
  8. La logique n’est pas autre chose ici que la syllogistique. (Note de l’éditeur.)
  9. A. Paget, Introd. à la science sociale, p. xxxiii.
  10. L’irritation croissante de la passion par la jouissance a donné lieu au proverbe populaire : L’appétit vient en mangeant ; ainsi qu’au vers de Juvénal sur Messaline : Et lassata viria necdum satiata recessit.
  11. Voir Bossuet, Traité de la connaissance de Dieu, Méditations sur les Évangiles, Exposition de la foi catholique ;Fénelon, Lettres au Chevalier de Hamsay ;Bergier, Traité de la Religion ; — Laluzerne, Dissertations ;Frayssinous, Conférences, etc.
    …...Comparer aussi la démonstration de l’Existence de Dieu par Clarke, et celle de l’Immortalité de l’Âme, par Rousseau, avec les preuves récemment apportées par les philosophes allemands, écossais, français et autres.
  12. C’est pourtant le même que faisait Bossuet contre l’infaillibilité du pape. Le gallican ne s’apercevait pas que ce qu’il disait d’un seul pouvait se dire de deux, de cent, de tous, même assemblés en concile. En effet, d’après cet argument, qu’on pourrait appeler exception d’indignité, qui m’assure qu’un prêtre soit jamais en état de dire la messe, et un concile, de définir une question de foi ?
  13. Émile, liv. ii.
  14. Œneid, lib. vi.
  15. Constitution de l’an 2 et de l’an 3.
  16. Voir, comme modèle de ce style, l’Introduction au Dictionnaire politique, par Garnier-Pagès, petit chef-d’œuvre de sophistique et d’insignifiance.
  17. Damiron, Philosophie morale.
  18. La première loi de notre nature, dit Domat, est d’être faits pour Dieu.
  19. L’Essai sur l’Indifférence de M. de Lamennais ne fut pas moins une œuvre de réaction religieuse dirigée contre la philosophie, qu’une mercuriale adressée à l’insouciance épicurienne du siècle. — On n’a pas oublié non plus les conversions, vraies ou simulées, de MM. Bautain, Buchez et autres. — Le plus illustre des disciples de M. Cousin, M. Jouffroy, ne cachait pas dans l’intimité le dégoût qu’il éprouvait pour la philosophie. Lui qui avait montré, dans des articles devenus fameux, comment les religions finissent, pressentait aussi la fin de la philosophie. Il n’en a pas moins prétendu que la philosophie avait son objet à elle, son champ d’observation et sa méthode ; mais comme il n’a fait que le dire, et que tout concourt à prouver le contraire, j’aime mieux, pour l’honneur de M. Jouffroy, croire aux confidences de l’homme qu’aux écrits du professeur.
  20. L’auteur ne serait-il pas lui-même un de ces minces bacheliers ?… (Note de l’éditeur.)