De la Constitution intérieure du globe terrestre

De la Constitution intérieure du globe terrestre
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 1319-1330).
SCIENCES





DE LA CONSTITUTION INTÉRIEURE DU GLOBE.[1]


RECHERCHES SUR LA FORME ET LES MOUVEMENS DE LA TERRE.





La réponse à la question : « Pourquoi la terre ne tremble-t-elle pas tous les jours? » c’est l’affirmative. En prenant le monde dans son ensemble, il n’est pas un jour où quelque contrée n’éprouve un de ces ébranlemens provenant d’un tassement et d’une rechute des masses continentales vers le centre de la planète. Ces légers brisemens de l’écorce du globe ne sont qu’une miniature de la grande catastrophe qui, il y a un petit nombre de mille ans, déprimant et noyant les anciens continens, soulevant et desséchant les continens actuels, circonscrivant le bassin des mers, élevant par entassement les montagnes, établit l’ordre actuel des choses à la surface de la terre, et, par suite du changement de l’état météorologique de la nature entière, substitua un autre règne animal et un autre règne végétal aux anciens règnes organiques, enfin introduisit ce qu’on commence à appeler le quatrième règne, savoir celui des êtres doués d’intelligence.

On sait que tout le littoral de la Baltique continue à se soulever graduellement, et j’ai moi-même constaté que toute la côte de France qui borde l’Atlantique s’élève de siècle en siècle d’une quantité sensible. Les cales des vaisseaux établies à Rochefort, du temps de Louis XIV, sont aujourd’hui de plus d’un mètre au-dessus des cales modernes. Les marais salans du littoral de l’Aunis passent successivement à l’état de marais-gâts, c’est-à-dire abandonnés par la mer, non pas que celle-ci se retire, mais bien parce que le sol se soulève réellement. C’est le contraire du sens exprimé par le fameux vers d’Ovide

Crescunt terræ decrescentibus undis.
Et la terre s’accroît par le décroît des eaux.


Le vers français est, je crois, de Chapelain. Je le répète, le sol mobile s’est soulevé. Il en est de même à Brouage, petite ville forte du temps de Richelieu, et d’où la malaria a chassé tous les habitans. Les murs de la ville portent encore les anneaux où s’amarraient les vaisseaux de Louis XIII; mais les fossés ne pourraient admettre aujourd’hui que de faibles barques, et encore au moment de la haute mer. Parmi les innombrables autorités que je pourrais invoquer sur l’Océan comme sur la Méditerranée, je prends le passage du continent dans l’île de Noirmoutiers, passage facile aujourd’hui même avec un cheval ou un âne, et qui, du temps de Henri IV, était parfois fort dangereux. C’était au point qu’un soir, se disposant à s’embarquer pour l’île, où l’attendaient une société choisie de dames et de seigneurs, une chère excellente et une belle partie de jeu, le roi fut forcé de passer la nuit très mal à l’aise dans la cabane du batelier, malheureux de l’incommodité présente comme du regret des jouissances qu’il n’avait qu’en perspective. Le fait géologique du changement d’état de ce passage acquiert une certitude complète par la connaissance du caractère du personnage, que tout le monde sait avoir été aussi brave que vicieux.

On ne saurait trop répéter du reste que les grandes catastrophes, les changemens universels n’ont lieu qu’à des époques prodigieusement éloignées les unes des autres. Pour former les dépôts qui séparent les époques antérieures à la nôtre, il a fallu des millions de siècles, et comme la dernière catastrophe ne date que de six mille ans, le genre humain peut être rassuré pour longtemps encore, sauf les petits soulèvemens, les petites rechutes, les petites dislocations locales, les petits retours à l’équilibre, qui ne sont rien pour l’immense nature, mais qui sont beaucoup pour l’homme, qui n’est grand que par l’intelligence.

Les astronomes et les physiciens, qui ont conquis le monde des infiniment grands et celui des infiniment petits par la précision inconcevable de leurs moyens d’observation, se plaignent universellement de l’instabilité de la terre. Depuis l’Allemagne jusqu’en Amérique, depuis l’Inde jusqu’à la pointe méridionale de l’Afrique, en Angleterre, en France, en Italie, les lunettes et les niveaux décèlent un sol flottant, comme le serait le vaste pont d’un vaisseau de guerre dans un port calme. On voit l’étoile polaire troublée dans sa distance au pôle par d’inexplicables oscillations, dont l’instabilité bien avérée de nos continens nous dévoile aujourd’hui la cause. Et qu’on ne croie pas que ces minimes causes d’erreurs soient de peu de conséquence pour les astronomes, au moral comme au physique. J’ai parlé, à l’occasion des comètes, de ces passions froides qui sont plus puissantes encore que les passions fougueuses. Sans rappeler le conte de l’antiquité sur Aristote, que l’on prétend s’être jeté de dépit dans l’Euripe, parce qu’il ne pouvait pénétrer le secret des marées de ce détroit, nous avons dans ce siècle l’exemple de deux astronomes morts littéralement de chagrin pour cause de discordance dans leurs observations. Quand les astronomes sentent osciller la terre au moyen de leurs lunettes, qui semblent osciller dans le ciel étoile, on peut être assuré qu’elle oscille bien réellement et d’une manière tout à fait irrégulière. Nous retrouverons tout à l’heure ces curieuses observations, quand nous examinerons si les pôles ou pivots de la terre ne sont point ébranlés par les secousses du sol, ou si l’effet de ces commotions qui nous paraissent si fortes n’est point comme insensible par rapport à la masse entière du globe.

Ceux à qui l’on montre par la pensée un abîme de feu sous nos pieds, avec la seule épaisseur de l’écorce du globe qui nous en sépare, sont préoccupés tout de suite de la sensation de chaleur que nous devrions sentir par ce voisinage. Plusieurs auteurs ont cru que la végétation était activée par ce feu souterrain; il n’en est pourtant rien. On a cultivé un terrain placé sur une couche de glace permanente faisant glacière, et le blé y a cru comme sur un terrain ordinaire. Dans la Sibérie du nord, où le sol ne dégèle jamais, la croissance rapide des plantes dans la couche dégelée, qui n’excède pas deux mètres de profondeur, montre bien que la chaleur centrale n’est pour rien dans la cause qui produit la végétation, et qui n’est exclusivement que la chaleur solaire. La chaleur traverse rapidement les corps minces; mais quand l’épaisseur devient considérable, le passage de cette chaleur devient fort lent, même au travers des masses métalliques. J’ai vu dans les fonderies d’artillerie des blocs de cuivre qu’on venait de fondre, et qui n’avaient pas plus d’un demi-mètre en tous sens, conserver plusieurs jours leur chaleur centrale, en sorte qu’au moment même où ils semblaient assez refroidis pour qu’on pût les toucher impunément, si on les couvrait d’une substance qui arrêtât le refroidissement de la surface, ce corps posé dessus prenait feu. Je citerai encore un exemple curieux. — Des voyageurs égarés dans les hautes régions désertes de l’Etna, au milieu des poussières volcaniques, étaient tourmentés de la soif, comme cela semble naturel dans une contrée qui est le domaine exclusif des feux et des matières ignées. Un des guides, enfonçant par hasard un bâton ferré dans le sable brûlé et croulant, s’aperçoit que la pointe de fer mord dans quelque chose d’inaccoutumé : c’était une couche de neige et de glace que les éruptions du volcan avaient recouverte de matière volcanique sans la fondre entièrement, tant la chaleur envahit lentement les masses épaisses. Il est bien entendu que nos voyageurs profitèrent de l’utile dépôt respecté par les feux du dedans et du dehors de la montagne. Tous ceux qui arrivent aujourd’hui du Vésuve ne tarissent pas sur le peu d’épaisseur qu’il faut mettre entre le fleuve de feu et la chaussure du voyageur pour que celle-ci reste intacte. Fourier, d’après les notions de la physique moderne, a calculé que la chaleur qui peut traverser l’écorce du globe, même eu la supposant aussi perméable que les métaux, ne ferait pas, à beaucoup près, un millième de degré de notre thermomètre, et qu’ainsi, météorologiquement parlant, l’effet en est complètement nul.

Voici quelque chose de moins sérieux pour ceux qui voudront bien comprendre comment il est possible qu’une très petite couche de substance interposée arrête le progrès de la chaleur. L’historien Mézeray, homme grave et penseur, quoique assez excentrique dans ses manières, voit un jour entrer dans son cabinet une toute petite fille qui vient lui demander du feu. Il n’y avait peut-être pas à cette époque une seule maison, un seul ménage en France où il n’y eût un vieux sabot cassé destiné à aller chercher du feu chez les voisins en cas d’extinction de celui qu’on couvrait de cendre tous les soirs. « Volontiers, ma petite, mais tu n’as pas de sabot? — Oh! monsieur, si vous voulez le permettre, j’en prendrai bien tout de même. — Fais. — Alors l’enfant, s’accroupissant près du foyer, couvrit sa petite main gauche de cendre, et de la droite elle chargea cette cendre de charbons allumés qu’elle emporta en remerciant et sans aucune crainte de brûlure. — Tout philosophe que je suis, dit tout haut l’atrabilaire collaborateur du Dictionnaire de l’Académie, je ne me serais jamais avisé d’un tel expédient! »

Comme la cendre et le sable, on trouve que le charbon pilé, le duvet de cygne, celui de l’édredon, et plusieurs espèces de fourrures, sont presque imperméables à la chaleur. Les moules de sable, où l’on fond et coule les boulets et les bombes, sont froids à une petite distance du fer fondu, et les pauvres ramoneurs de la Savoie et de l’Auvergne trouvent dans un sac de suie l’équivalent du somptueux édredon enfermé dans la soie qui recouvre les lits de l’opulence.

Une dame qui avait suivi avec attention les considérations que je développe ici me fit cette observation : « Je suis enchantée de savoir qu’il passe si peu de chaleur au travers de l’écorce terrestre, et que par conséquent il faille tant d’années au globe pour se refroidir! — Et pourquoi donc, puisque la chaleur que nous recevons de l’intérieur de notre planète ne peut influer en rien sur les saisons et sur les productions de la nature? — Le voici : c’est que la terre mettant très longtemps à se refroidir, le noyau fondu et élastique qui porte nos continens sera extrêmement longtemps à perdre sa force par le refroidissement, et qu’il sera encore pendant bien des millions de siècles capable de porter nos continens actuels. Cela me rassure pour l’avenir. — Parfaitement raisonné, madame, et je ferai part de votre observation au public. »

A l’époque qui a précédé la nôtre, y avait-il plus ou moins de terrain à découvert? En un mot, les mers occupaient-elles plus ou moins d’espace qu’elles n’en occupent maintenant? Je crois qu’on peut présumer que des saillies du sol étaient moins prononcées quand l’épaisseur des continens était moindre, et que les primitives rechutes de la surface du globe, s’opérant dans un terrain moins épais, avaient dû enfoncer et creuser beaucoup moins les bassins des mers. Au reste, la science moderne marche vers la solution de ces questions, que l’on ne peut atteindre avant d’avoir recueilli les données qui nous manquent encore. On a placé sur nos cartes modernes de géographie physique non-seulement les diverses races d’hommes, mais encore toutes les races d’animaux, d’oiseaux, d’insectes, de végétaux, tant ceux de la terre que ceux de la mer. Si nous avions ces mêmes renseignemens pour les habitans de notre globe à l’époque antérieure à l’homme, nous pourrions poser les limites de la terre et des eaux, ou, comme disaient les Grecs, du sec et du mouillé ξηρον και ὑγρον (xêron kai hugron) à cette même époque. Les géologues travaillent activement à cette belle œuvre d’après la distribution géographique des restes fossiles des diverses races éteintes. Malheureusement, comme l’Océan occupe sans doute aujourd’hui une grande partie des terrains qui étaient à découvert dans la période qui a précédé la nôtre, il est à craindre que les notions que peut atteindre la science de l’homme ne restent toujours incomplètes.

On m’a demandé de préciser l’observation de M. de Humboldt relative à un terrain soulevé en Amérique de la même manière que celui de Trézène dans l’Attique. Voici des détails. C’est en 1757, au Mexique, qu’un terrain de trois à quatre milles carrés se souleva en forme de vessie qui se gonfle. On reconnaît encore aujourd’hui par les couches disloquées les limites où le soulèvement s’arrêta. Sur ces limites, l’élévation du terrain au-dessus de son niveau primitif, ou bien au-dessus de la plaine environnante, n’est que de 12 mètres; mais, vers le centre de l’espace soulevé, l’exhaussement total n’a pas moins de 160 mètres. Ce phénomène avait été précédé de tremblemens de terre qui avaient duré deux mois; mais quand le soulèvement s’opéra, tout était tranquille. Il se forma des milliers de petits volcans d’une à deux fois la hauteur d’un homme. Ces petits volcans microscopiques sont célèbres sous le nom de fours (hornitos) que leur donnèrent les indigènes. Enfin, au bout d’une longue crevasse du terrain, un véritable volcan, le Jorullo, de 4 à 500 mètres de hauteur, annonça son existence en vomissant des laves basaltiques. En 1822, à la suite du tremblement de terre qui détruisit en trois minutes les villes de Valparaiso, de Mélipilla, de Quillota et de Casablanca, au Chili, toute la côte américaine fut soulevée de d à 2 mètres. Les bancs d’huîtres qui affleuraient la surface de la mer étaient soulevés de cette quantité hors de l’eau.

Il y a des faits géologiques qui ont été tant de fois cités, qu’ils font l’effet de ces anecdotes que tout le monde sait, et dont il suffit de prononcer le premier mot pour qu’on puisse se dispenser de conter l’histoire entière. Telle est l’apparition de l’île voisine de Santorin (Saint-Irénée) en 1707, telle aussi l’apparition momentanée de l’Ile Julia ou Graham en 1831[2]. Cette île, pendant le peu de mois de son existence éphémère (de juillet à décembre), reçut la visite de Walter Scott presque mourant qui se rendait à Naples. Cependant le romancier survécut à l’île. Enfin on n’est pas moins las des redites sur le temple de Sérapis, dans la baie de Baïa, lequel, entre le IIIe et la XVIe siècle, s’est à une époque inconnue enfoncé sous la mer avec le sol qui le portait pour reparaître plus tard avec ses colonnes percées par les coquillages qui attaquent la pierre et s’y logent. On ne sait si la catastrophe a été subite ou si la dépression a été graduelle et lente. Le terrain paraît aujourd’hui s’abaisser un peu d’année en année. Au reste ce prétendu temple de Sérapis n’est pas plus, dit-on, un temple de Sérapis que la colonne d’Alexandrie n’est la colonne de Pompée, dont elle porte le nom. Si le lecteur se souvient de ce que j’ai dit sur la catastrophe de la Jamaïque[3], où le sol du Quai fut tellement abaissé, que la mer atteignait le faîte des maisons, il lui est facile de juger que si une future commotion relève quelque église engloutie, on observera sur ses murs l’empreinte des animaux marins et des mollusques qui s’y seront attachés. Un fait moins banal est celui des massives pagodes de Mélien-Warom, sur la côte de l’Inde, lesquelles, avec le sol qui les portait, sont descendues presque entièrement au-dessous du niveau de la mer, dont les vagues se brisent contre ces singuliers écueils faits de main d’homme.

En voilà assez sur ce qu’on sait. Voyons maintenant ce qui nous reste à savoir, ou du moins ce qu’on peut espérer de savoir un jour. M. Biot a dit fort éloquemment : « Rien n’est aussi facile que ce que l’on a trouvé hier, mais rien n’est si difficile que ce qu’on trouvera demain. » C’est aussi de cette manière que raisonne la curiosité, toujours avide de l’inconnu. Une fois satisfaite, le prix des objets baisse sensiblement pour elle. L’esprit humain vient à peine d’enregistrer ses récentes découvertes, qu’il aspire à de nouveaux succès. Horace l’a dit dans un beau vers :

Transvolat in medio posita et fugientia captat.

La première de toutes les conséquences qui découlent de la constitution de la terre, c’est sa forme extérieure, qui est exactement celle d’un corps fluide tournant sur lui-même, et par suite se renflant à l’équateur et s’aplatissant au pôle dans la forme d’une orange qui tournerait sur des pivots placés à l’extrémité de sa plus petite épaisseur. La France a eu l’initiative et l’honneur des expéditions destinées à la détermination de la figure de la terre, et dans le siècle dernier, tandis qu’une société d’académiciens partait pour le Pérou et l’équateur, d’autres, s’acheminant vers le sud, allaient, suivant Voltaire,

Geler auprès du pôle aplati par Newton.


Il est juste de dire que Newton n’était pas le premier qui eût aplati la terre. Huygens l’avait fait avant lui, mais la cause d’aplatissement qu’il alléguait n’était pas la seule agissante. Depuis Louis XIV, il ne s’est pas écoulé cinquante ans de suite sans une expédition, en France ou au dehors, ayant pour but la détermination de la figure de notre globe. Les travaux des académiciens sur ce sujet sont aujourd’hui remplacés par ceux des officiers d’état-major, auxquels on doit la nouvelle carte de France et un grand nombre de travaux géodésiques du premier ordre, qui, avec l’intervention du directeur actuel de l’Observatoire de Paris et les longitudes électriques, vont atteindre le dernier degré de la perfection.

C’est à Louis XIV qu’il faut faire remonter l’honneur de la première mesure exacte de la terre. Il confia ce travail à l’abbé Picard, dont la réputation dans le monde littéraire n’est pas à la hauteur de son mérite. Cet excellent observateur adapta le premier des lunettes à ses instrumens géodésiques. Il poussa ses triangles jusqu’à Amiens, et pour point de départ il mesura exactement une distance de dix kilomètres sur la route de Paris à Fontainebleau. Cette localité doit être à jamais célèbre dans les fastes de la géodésie. Au-dessus de Villejuif commence une plaine immense, élevée de quatre-vingts à cent mètres au-dessus du niveau de l’océan, et qui atteint à son extrémité les premières maisons de Juvisy. La route traverse en ligne droite cette vaste étendue, qui n’offre aux regards rien de pittoresque. Pour toute contemplation, le vent y fait l’été onduler les épis d’un sol d’une fertilité rare. L’hiver, ce plateau se couvre d’un tapis de neige non moins monotone. La verdure du printemps, les guérets de l’automne qui nous y montrent homériquement la terre noircissant sous le travail de la charrue, tout y est réglé et normal. C’est là le domaine exceptionnel de la météorologie pour les pluies, les rosées, les orages, les vents, la chaleur et les influences agricoles. Au milieu de cette base de l’abbé Picard, à la rencontre de la route qui vient de Versailles, quelques maisons formant le hameau de la Belle-Épine marquent l’origine des eaux qui vont sourdre plus bas, à quelques centaines de mètres, et qui alimentent l’aqueduc d’Arcueil. Là, loin de l’influence de la capitale, les saisons conservent leur type normal. Les nuits, peu semblables à celles de Paris, sont calmes et obscures.

On n’y voit que la nuit, n’entend que le silence,


pour emprunter l’expression de ce Delille auquel on refuse aujourd’hui le titre de poète. Là sans doute on élèvera quelque jour un monument à l’abbé Picard. Ce fut sa mesure de la terre qui révéla à Newton qu’il tenait le secret de l’univers, l’attraction. La mesure de la terre par Picard lui disait : Tu l’as trouvé!

Voilà la terre définie dans son ensemble, mais les mesures modernes sont si précises, qu’on aperçoit mille petites irrégularités dans cette figure. J’ai hasardé depuis bien des années l’idée que cette vaste masse fluide ne tournait pas uniformément sur elle-même, et que les parties centrales tournaient un peu moins vite que les continens qui en constituent la surface. Cette théorie est d’accord avec l’idée des rechutes successives de l’enveloppe extérieure vers le centre, lesquelles ont dû donner aux masses rapprochées du centre un surcroît de vitesse de rotation. Le calcul appliqué à cette hypothèse montre que vers les latitudes moyennes il doit se produire un renflement additif à la figure que prendrait une masse fluide tournant tout d’une pièce. Le fait du renflement semble mis hors de doute par les mesures géodésiques. Ainsi, tandis qu’en général la terre est une sphère aplatie d’un trois-centième, l’Europe et les latitudes moyennes semblent appartenir à une sphère d’un aplatissement presque double, et que le docteur Young évalue à un cent-cinquantième. Les mesures des parallèles conduisent à des conclusions analogues; toutes donnent, à moitié distance entre l’équateur et le pôle, la ceinture de la terre plus grande qu’il ne convient à sa forme générale. Notre XIXe siècle laissera encore sans doute bien des choses à trouver là-dessus au XXe, qui nous arrive à grands pas.

Si l’hypothèse hardie que je viens d’indiquer est réellement la cause efficace de ce qu’on observe, on voit que les continens, tournant plus vite vers l’orient que le noyau central qu’ils devancent, feront de la terre une véritable machine électrique qui aura ses courans de l’est à l’ouest, et qui, par suite, dirigera l’aiguille aimantée du nord au sud avec toutes les irrégularités que comportent naturellement l’inégalité des épaisseurs de la croûte terrestre, les accidens de température et le déplacement intérieur de la lave et du fluide central. La seule conclusion générale que l’on puisse tirer de cette idée théorique, c’est que nos continens, marchant plus vite que le noyau central, laisseront quelque peu en retard les lignes magnétiques dont le globe est couvert, et que par suite tout le système de ces lignes semblera marcher vers l’occident. C’est aussi très expressément ce qui a lieu et qui jusqu’ici n’a point été expliqué. Pour éclaircir ce fait, il faut savoir qu’à Paris, en 1666, année de la fondation de l’Académie des Sciences, l’aiguille aimantée pointait juste au nord, et qu’ainsi elle indiquait exactement le sens du méridien. Il n’en fut pas de même les années suivantes. L’aiguille aimantée faussa sa direction polaire, et quelques années plus tard ce fut Londres, à l’occident de Paris, qui jouit du privilège de voir la boussole indiquer le vrai nord. Plus tard, ce fut l’Irlande, et de nos jours il faut franchir l’Atlantique et même pénétrer assez avant dans les États Unis pour trouver l’aiguille nord et sud comme elle était à Paris en 1666. Je crois me souvenir que c’est en quatorze cents ou quinze cents ans que les lignes magnétiques font le tour du globe, ce qui indiquerait que les continens feraient une révolution de plus que le noyau central en quinze cents ans environ. Ce serait un tour de plus au bout de cinquante mille tours, ce qui n’a rien d’improbable. Ce résultat est-il d’accord avec le suraplatissement de la terre en Europe? C’est ce qu’il faudra calculer.

Avant d’aller plus loin dans le champ de ces conjectures, remarquons que cette constitution a fait de notre globe une vaste machine électrique par le frottement des continens solides sur le noyau fluide intérieur, et que dès lors nous avons en main une cause qui peut-être rendra raison des aurores boréales et australes, si complètement inexpliquées jusqu’ici. Tout ce qu’on sait de ces brillans météores, c’est qu’ils tirent leur origine de l’électricité en mouvement, et que par suite ils illuminent le ciel en agissant sur l’aiguille aimantée, qu’ils tourmentent pendant toute la durée de leur apparition. C’est certes un phénomène bien extraordinaire que de voir un léger barreau aimanté, délicatement suspendu sous les voûtes de l’Observatoire de Paris, trembler et s’agiter aux lueurs d’un météore qui n’illumine que le nord de la Suède. Ces belles observations sont de M. Arago. Voici un fait dont j’ai été témoin. Un savant voyageur, M. Fiedler, lui parlait de ses voyages dans le Nord à la recherche des mines. — Avez-vous observé de belles aurores boréales? lui dit M. Arago. — Sans doute, lui répondit M. Fiedler, et au commencement de 1825 j’en ai vu une d’un éclat éblouissant... — Arrêtez, lui dit M. Arago, ne me dites pas la date, je vais la trouver sur mon registre d’observations de l’aiguille aimantée. Pendant la sortie de M. Arago, M. Fiedler me donna exactement la date de son aurore boréale, qui coïncidait avec le jour de la naissance de son premier fils. Sur ces entrefaites, M. Arago descendit avec son registre, et nous montra une perturbation très grande de l’aiguille magnétique au jour précis indiqué par M. Fiedler, date qu’il avait, à la demande de M. Arago, inscrite sur mon portefeuille. Ici comme partout, c’est la même remarque : si nous ne savons pas, la postérité saura.

Depuis Laplace, les mathématiciens, rebutés par les difficultés de l’entreprise, semblent avoir déserté le champ des spéculations relatives à la forme de la terre, à la stabilité des mers, à l’équilibre général ou plutôt à la constance des mouvemens de rotation du globe sur lui-même. Un jeune mathématicien anglais, M. Hennessy, me paraît être entré dans la bonne voie de l’école française et avoir posé les bases de la solution de bien des problèmes aussi importans que nouveaux. Malheureusement le nombre de ceux qui peuvent apprécier des travaux d’un tel ordre est très petit. Laplace, qui dédia à Napoléon sa célèbre Mécanique céleste, en reçut une lettre de félicitations aussi noble que profondément pensée, et qui confirme ce que je viens de dire.

De toutes les périodes naturelles, à savoir le mois lunaire, l’année solaire, les révolutions des planètes, aucune n’est fixe. Le jour seul est invariable; c’est la seule mesure exacte du temps. L’année est aujourd’hui plus courte de quelques secondes qu’au commencement de notre ère. Le mouvement de la lune est on ne peut plus irrégulier. C’est donc au jour qu’il faut tout rapporter. Or, physiquement parlant, peut-on admettre que la rotation de la terre, qui donne cette période, est tout à fait constante?

Oui, si l’on pense que dans les commotions du globe les masses qui retombent sont de très petite importance par rapport au globe entier; autrement le mouvement de rotation de la terre serait accéléré, et le jour diminuerait dans sa durée. Or nous savons, sans crainte d’erreur aucune, que la durée du jour est restée invariable depuis la naissance de l’astronomie jusqu’à nous, car les anciens ont mesuré plusieurs périodes astronomiques avec le jour de leur époque, et comme ces durées se trouvent exactement les mêmes quand on les mesure avec notre jour du XIXe siècle, il faut nécessairement en conclure que le jour est resté le même, puisqu’en se servant de cette mesure pour le même objet, on trouve le même résultat. Cependant, à l’époque des grandes catastrophes et des grandes chutes des matériaux de la surface du globe vers son centre, la rotation a dû être sensiblement accélérée. Il est facile du reste de calculer l’effet produit sur la durée du jour par un rapprochement du centre égal à dix, à vingt, à trente mètres pour toute l’écorce du globe. La communication du mouvement de la partie extérieure à la partie intérieure, en changeant les vitesses primitives, doit être aussi une cause de changement lent dans la forme du globe et dans la durée de sa révolution. Enfin, en admettant une vitesse plus grande des masses continentales, il devra résulter plusieurs effets curieux de réaction entre les continens et le noyau central, suivant que les continens passeront sur telle ou telle partie du noyau, accidentellement plus chaude ou plus élastique, plus légère ou plus compacte.

Il n’est guère personne qui ne sache que la terre tourne autour d’un axe passant par deux pôles ou pivots qui sont fixes dans le ciel comme sur la terre. C’est ce qu’on voit quand on fait tourner un globe géographique ordinaire sur les supports qui le dirigent. Or ce cas de la fixité des pôles est en mécanique un cas exceptionnel. Un corps en rotation pourrait, comme la toupie, tourner en se balançant circulairement, et l’axe de rotation tournerait lui-même dans un cercle autour d’un axe fixe. Tout ce qui trouble la rotation d’un corps tournant produit cet effet du balancement en rond de l’axe du corps. Ainsi cet effet a dû se produire au moment de la dernière catastrophe du globe, car il n’est guère possible d’admettre que la précipitation des matériaux vers le noyau intérieur ait été assez régulière pour ne donner aucun balancement à l’axe et aux pôles de la terre. Voici tout ce que nous savons, ou plutôt tout ce que nous pouvons présumer là-dessus. L’excellent astronome M. Peters a cru reconnaître un petit balancement de huit centièmes de seconde dans la ligne des pôles autour d’un état moyen. La période de ce mouvement est d’environ dix mois ou 304 jours. Ce déplacement, mesuré sur la surface terrestre, ne serait que d’à peu près cinq mètres, quantité bien minime. Le travail de M. Peters a donné l’éveil, et dès lors il est fort utile. L’exactitude de cet excellent observateur est connue de tout le monde astronomique.

Pour avoir quelque chose de moins sérieux sur ces mouvemens de rotation qui ont épuisé la force intellectuelle de Newton, de d’Alembert, de Laplace, de Poisson, nous dirons qu’à la visite de la reine d’Angleterre, conduite par l’empereur à l’exposition universelle, les deux souverains se sont arrêtés plus de vingt minutes auprès du merveilleux appareil de M. Léon Foucault. La terre (pour me servir d’une assez méchante plaisanterie polytechnique) a eu l’honneur de tourner devant leurs majestés ; mais un autre instrument du même physicien pour la rotation des corps, le gyroscope, n’a pas moins attiré l’intelligente attention des illustres visiteurs. Un lourd anneau tournant, mis en mouvement circulaire, s’est montré presque doué de volonté ; il s’est dirigé comme l’aiguille aimantée, il a résisté aux caprices des mains qui le tenaient ; enfin il a semblé voler circulairement autour du fil qui le portait, exactement comme si la pesanteur eût perdu tout empire sur lui. — Incroyable ! ce mot sortait en français et en anglais de toutes les bouches.

Au moment de l’exposition universelle de l’industrie du genre humain, ce ne serait guère être de son temps que de ne pas considérer au point de vue industriel la question de la constitution intérieure du globe terrestre ; mais on me demandera quel rapport il y a entre cette constitution et une opération industrielle quelconque, et si je veux mettre en exploitation le feu central de la terre ? A cela je réponds sans hésiter : oui, et je déclare que l’entreprise n’offre aucune difficulté insurmontable. Passons à la preuve.

Chacun sait qu’on fait tout avec de la chaleur. On substitue le travail de quelques centimes de charbon au travail de l’homme pendant toute une journée. Avec le feu, on pare aux inconvéniens des climats, on modifie les substances alimentaires, on active la croissance des plantes, et on rend possibles des cultures que refuserait le climat ; enfin on compose et on décompose tous les corps. Prométhée, en donnant le feu à l’homme, lui donna l’empire du monde et la multiplication indéfinie de sa race. Eh bien ! il faut aller prendre au sein de la terre cet élément précieux, qui s’y trouve en si grande abondance. La terre a ses mines d’or, d’argent, de cuivre, de fer, de sel, de charbon, mais elle est tout entière pour ainsi dire elle-même une vaste mine de chaleur.

Il ne s’agit point ici de percer le fameux puits de Maupertuis, qui, suivant Voltaire, voulait traverser la terre de part en part pour que nous pussions voir nos antipodes en nous penchant sur le bord de ce puits profond d’environ six mille quatre cents kilomètres. Il ne s’agit aujourd’hui que de s’enfoncer sous terre de quatre kilomètres au plus. Déjà à trois mille mètres on aurait la température de l’eau bouillante. Une capacité souterraine à cette profondeur serait donc un véritable magasin de chaleur qu’on pourrait regarder comme inépuisable.

Rappelons, avant de finir, que c’est ainsi qu’agit la nature dans la production des eaux thermales : elle précipite des sources froides dans de profondes cavités dont le fond est par suite à une haute température, et dès lors l’eau, qui tombe froide dans ces cavités souterraines, en fait déborder l’eau chaude qui les remplissait d’abord. Or des eaux venant de quatre mille mètres de profondeur seront plus que bouillantes et propres à mille usages industriels. Est-ce donc la difficulté de pénétrer à quelques kilomètres de profondeur qui pourra noua arrêter, quand nous avons vu les Américains forer à la vapeur des tunnels immenses dans le roc siliceux ? Au lieu d’un tunnel horizontal, il faudra seulement forer un tunnel en pente ; voilà tout. On formera un escalier tournant suivant une vaste hélice d’une inclinaison convenable pour une descente aisée et surtout pour la construction des ouvrages préservatifs des infiltrations et des éboulemens. Le résultat sera une source de chaleur inépuisable, et pendant le forage, avec une aération bien entendue, les travailleurs et les machines ne craindraient guère la chaleur du sol. Bien plus, à une certaine profondeur, on ferait travailler la chaleur même du terrain au forage ultérieur et à l’agrandissement de la cavité souterraine. On aurait à sa disposition le choix du local et le temps : rien d’impossible dès lors. Il y a en Suisse telle galerie percée dans des rochers qui a demandé plusieurs siècles de travaux. Il n’en faudrait pas à beaucoup près autant ici, si l’on pense qu’il ne s’agit au total que d’un tunnel de quelques kilomètres, ouvrage exécuté bien des fois dans les percemens des voies de fer. Je ne crains pas d’affirmer que les travaux qui créeraient ainsi des sources thermales artificielles seraient tout aussi profitables à la science qu’à l’industrie. Par exemple, à quatre kilomètres de profondeur, le baromètre se tiendrait à une hauteur de trois mètres et demi au lieu de soixante-seize centimètres, qui est sa hauteur moyenne à Paris ;

Au moment où je termine cette étude, un grand événement met en fête la France et l’Angleterre. Entre ces deux pays alliés pour la cause de la justice et de la civilisation, il n’y a plus de détroit. Si les deux nations sont unies pour les conquêtes politiques, elles doivent être unies aussi pour les conquêtes scientifiques. Serait-ce être trop exigeant que de demander qu’à l’exemple de l’expédition d’Egypte et de celle de Morée une commission de savans fût bientôt adjointe à l’expédition de la Mer-Noire, que le merveilleux câble électrique de 600 kilomètres qui nous a transmis les nouvelles de nos victoires nous donnât l’importante longitude de Sébastopol, qui autrefois avait été forcément conclue de celle de Malte, que ce Gibraltar anglo-français devînt pour la civilisation ce qu’il était contre elle, que le degré de salure des mers environnantes fût fixé dans les diverses Saisons et à diverses distances des embouchures des fleuves, — enfin tout ce que peut apprendre une région si nouvelle et si exceptionnellement située entre le Caucase et le Danube, le Tanaïs et le Bosphore ? Jusqu’ici, les graves préoccupations de la guerre ont dû écarter l’idée d’une commission scientifique du Pont-Euxin. Rien aujourd’hui sans doute ne peut s’opposer à cette création. Qu’on se souvienne de tout ce que l’expédition scientifique d’Égypte a ajouté d’éclat à la campagne militaire, et quel prix y attachait le grand capitaine qui mettait en tête de tous ses titrés Celui de membre de l’Institut. Aujourd’hui comme alors, la science n’est-elle pas une des gloires de la France ?


BABINET, de l’Institut.
  1. Voyez les livraisons du 15 août et 1er septembre dernier.
  2. Voyez, sur l’île Julia, un article de M. Constant Prévost, Revue des Deux Mondes de 1831, vol. III-IV.
  3. Voyez la livraison du 15 août dernier.