De la Constitution anglaise et des Conditions du Gouvernement représentatif

DE LA
CONSTITUTION ANGLAISE
ET DES
CONDITIONS DU GOUVERNEMENT REPRESENTATIF

The British Constitution : its history, structure, and working, by Henry, lord Brougham, etc. 1 vol. London and Glasgow, 1861.

Quelles sont les conditions des gouvernemens de libre discussion : ? quels en sont les dangers et les bienfaits ? Voilà une de ces questions qui réveillent le souvenir des anciennes formes parlementaires, et qu’il pourrait sembler peu opportun d’examiner aujourd’hui. Cependant on ne cesse de s’en occuper dans des pays voisins du nôtre, et nous regretterions par exemple de laisser passer, sans chercher à le faire connaître, un ouvrage récemment écrit sur ce sujet si grave et si délicat par un homme d’état éminent de la Grande-Bretagne, ce livre a pour titre : la Constitution de l’Angleterre, son histoire, sa structure et le jeu de ses institutions. L’auteur a été un ministre considérable de la couronne, et il demeure encore le premier légiste de son pays. Ayant dépassé sans faiblir les limites ordinaires de la vie active, lord Brougham paraît vouloir couronner aujourd’hui sa brillante carrière par la publication d’une sorte de testament politique plein des conseils éclairés d’une longue expérience.

Il est intéressant de voir dans quelle forme les écrivains supérieurs et les esprits politiques de l’Angleterre s’adressent à leurs concitoyens. Leurs écrits offrent souvent comme un reflet de l’habitude de parler à une chambre ou à un meeting. Peu soucieux des hauteurs de la philosophie historique, la plupart ne sortent que bien rarement du domaine de l’utile et des intérêts nettement définis qui constituent la vie quotidienne et la prospérité pratique des nations. Un livre ainsi conçu et écrit ne saurait avoir d’analogue chez nous ; trop aride et trop diffus dans ses détails techniques pour le commun des lecteurs, trop dépourvu de déclamations séduisantes pour le grand nombre, il paraîtrait aux esprits d’élite manquer de vues d’ensemble et d’aperçus nouveaux ; on le trouverait aussi trop rempli d’enseignemens et de remarques connues, répétées avec une insistance souvent exagérée et un trop grand luxe de développemens. Dans la brusque et originale familiarité de sa forme, l’ouvrage de lord Brougham a tous ces caractères ; il est écrit pour un monde politique différent du nôtre. On devine que toute l’Angleterre lira le livre de ce vétéran des assemblées délibérantes, tour à tour libéral et conservateur, et qu’on le rencontrera aussi bien sur le bureau des ministres que dans les mains des commerçans ou des grands fermiers, grâce à cette diffusion de la science politique et économique qui est peut-être le plus précieux apanage de cette nation si souvent enviée.

L’ouvrage est dédié à la reine, et la dédicace n’en est pas une des pages les moins caractéristiques. Dans les quelques lignes où l’auteur offre à sa souveraine « le fruit des longues études, des calmes réflexions et de l’expérience de toute une longue vie passée dans les affaires, il considère comme une bénédiction » le système politique de son pays, en même temps qu’il laisse voir avec quelque orgueil que les nations étrangères, malgré leurs efforts d’imitation, ne pourront jamais parvenir à goûter les mêmes bienfaits ; il célèbre les vertus privées de la reine et l’usage strictement constitutionnel qu’elle fait de ses hautes fonctions, la remercie des honneurs particuliers qu’il en reçut, et témoigne de sa reconnaissance, partagée par un grand peuple, envers un règne qui fait la gloire, la sécurité et le bonheur de la nation. Heureux ceux qui n’ont pas eux-mêmes brûlé les dieux de leur jeunesse ou qui ne les ont pas, vu traîner par d’autres dans la poussière et l’ignominie ! Heureux le vieillard qui, à la fin d’une longue carrière, vient, comme lord Brougham, bénir son pays et ses lois, nouveau laudator temporis acti, non pour se plaindre des temps nouveaux, mais pour se féliciter du présent, tout en louant les jours passés !

Le sujet du livre est une histoire des longues luttes de la liberté contre le despotisme en Angleterre, et l’explication détaillée des vraies conditions de l’usage légitime de la liberté ; mais indépendamment des savantes recherches historiques que renferment les pages de lord Brougham, on y découvre deux points de vue dominans : le premier, que la vraie science du gouvernement mixte et parlementaire est la science des compromis et des concessions mutuelles, c’est-à-dire que chaque parti politique, chaque branche du pouvoir doit alternativement se résoudre à ne voir jamais réaliser qu’incomplètement l’objet de ses vœux et de ses efforts les plus légitimes : grand et sage principe, dont on ne saurait trop proclamer l’utilité et l’importance ; le deuxième point de vue, c’est que le droit de résistance est le fondement même et la sauvegarde du système politique des Anglais, ce que démontre, dans l’ouvrage même, la suite des événemens.

Peut être sera-t-il difficile au lecteur français de suivre le noble auteur à travers cette longue leçon d’histoire, faite sous le double aspect du droit qu’a le peuple de résister à toute oppression et de la science des Compromis politiques. En effet, dans la succession un peu confuse des faits exposés par lord Brougham, on voit disparaître quelquefois si complètement et durant des intervalles si longs l’exercice et la notion du droit de résistance, qu’on s’étonne de le retrouver encore assez vivace et assez fort pour venir juste au moment favorable remporter la dernière victoire et marquer la base des institutions de l’empire britannique. La science des compromis réciproques entre les partis opposés n’a pas moins contribué pour sa part, selon lord Brougham, à créer l’Angleterre moderne, on ne saurait le contester ; mais il faut avouer aussi qu’elle fut de fort peu d’usage sous les Stuarts, comme le droit de résistance avait été bien oublié sous les Tudors.

Aussi cette double pratique du droit de résistance et de la science des compromis, érigée par la complaisance patriotique de lord Brougham en un système raisonné et de tout temps appliqué en Angleterre, pourrait-elle n’être, après tout, que le résultat des nécessités ordinaires de la vie historique d’une nation ; chez tous les peuples les luttes ont toujours été soutenues par l’esprit de résistance, et le succès définitif d’un parti a toujours été acheté par quelque compromis plus ou moins apparent. Les victoires absolues sont bien rares dans le monde. Si la théorie des compromis formait le fond des idées politiques d’un peuple, et qu’il en acceptât d’avance l’application constante, la pierre philosophale, en fait de gouvernement, serait trouvée, et les constitutions, ailleurs même qu’en Angleterre, pourraient presque prétendre à une éternelle durée.

Sans accorder absolument aux Anglais le monopole de l’esprit de résistance et de compromis, on doit reconnaître pourtant que ce peuple a toujours montré en ce point une supériorité dont au reste il a su tirer de grands avantages ; mais if faut ajouter qu’il a bien eu au moins autant de bonheur que de conduite.

Malgré son admiration passionnée pour les institutions de son pays, et après avoir dit que le peuple ne doit jamais rien céder des droits acquis au prix de son sang, lord Brougham cependant, à la fin de son livre, ne laisse pas de convenir que les plus sacrés de ces droits ont été plusieurs fois supprimés pour un temps, et de prétendre que la suprême perfection de la constitution anglaise est de pouvoir laisser suspendre légalement tous les droits qu’elle garantit. Mais qui sera juge entre le gouvernement et le peuple de l’opportunité de ces sortes de coups d’état ? C’est là l’éternelle question que le noble historien, pas plus qu’aucun autre, n’est en mesure de résoudre ; aussi il nous avertit avec une entière bonne foi qu’on ne doit pas mettre toute sa confiance dans les statuts écrits, les constitutions ou les chartes, quelles qu’en soient les perfections théoriques. Accueillons ce sage précepte. Il est, hélas ! trop vrai que c’est uniquement à la vertu et à l’énergie des citoyens, aussi bien qu’aux talens de ceux qui gouvernent, qu’il faut demander la stabilité et la liberté dans les institutions. La plus parfaite des constitutions, même celle de l’Angleterre, ne saurait donner une formule souveraine pour échapper aux difficultés sans cesse renaissantes de la vie des nations, et si l’Angleterre peut à juste titre être fière de ses institutions, elle doit l’être encore plus des hommes qui ont su la gouverner depuis deux cents ans.

Telles sont les remarques auxquelles on est conduit après une lecture attentive de l’ouvrage de lord Brougham. Ce n’est pas néanmoins sans quelque effort qu’on arrive à en dégager une conclusion nette et précise, car l’auteur, emporté par une érudition fougueuse, passe volontiers de Minos au duc de Wellington, ou des Saxons et des Danois au reform bill de 1832. Sans prétendre le suivre toujours dans la marche un peu capricieuse de ses déductions, attachons-nous à quelques traits essentiels, aux vues vraiment pratiques qui le recommandent à notre attention. Essayons de faire connaître, d’après lord Brougham, comment s’est formée, comment est pratiquée la constitution anglaise, et quels enseignemens on en peut tirer pour l’application du gouvernement parlementaire dans d’autres pays.


I

La première question qui se présente naturellement à l’esprit est celle-ci : Qu’est-ce que la constitution anglaise ? La réponse est difficile, si l’on exige qu’elle soit complète et précise. « La constitution anglaise, dit lord Brougham, est mixte, et non pas pure dans sa forme ; c’est une monarchie mixte, née de ce principe évident, qu’aucune des formes pures de gouvernement, monarchie, aristocratie où démocratie, ne suffit à la sécurité des droits d’un peuple et à la bonne administration de ses affaires. Toutes les formes pures de gouvernement donnent lieu aux mêmes objections, et sont pleines de violences, d’insuffisances et de dangers qu’on ne peut conjurer que par un mélange de pouvoirs combinés de telle sorte qu’ils se servent mutuellement de barrières et de contre-poids, car tant que l’homme sera soumis aux faiblesses de l’infirmité humaine, ceux qui auront le pouvoir en mains seront portés à en abuser. »

Certains esprits plus exigeans voudraient, pour trouver la définition pleinement satisfaisante, qu’on leur expliquât comment la constitution anglaise est faite, et pourquoi elle est ainsi faite. En effet, dira-t-on, quel fut le germe moral, quelle fut la tendance du caractère national qui fit naître et choisir la forme adoptée dans l’établissement des institutions de l’Angleterre ? L’esprit dominant qui constitua la France fut la tendance à l’unité de territoire et de nationalité par la centralisation monarchique, administrative et militaire, avec l’égalité pour passion et la gloire des armes pour premier penchant. Nos parlemens comme nos rois, la république comme le premier empire, ont tous marché dans ce sens, à travers bien des luttes et malgré les différens caractères des hommes et des temps. L’esprit des institutions anglaises, au contraire, est la tendance au self government, ce qui veut dire le citoyen administrant et gouvernant, sans pour cela devenir fonctionnaire. La constitution de l’Angleterre est donc une œuvre défensive contre tout pouvoir, elle est le rempart et le bouclier de la famille et de l’individu contre l’oppression d’un seul ou de plusieurs ; elle a pour but au dedans l’acquisition et la conservation de la richesse et de la liberté individuelle et politique, et au dehors la conquête commerciale et lucrative sous forme de colonies, avec l’empire des mers comme première ambition nationale.

Indiquer ces caractères dominans de la constitution anglaise, ce n’est pas la définir complètement. Personne n’ignore que cette constitution, monument antique et mystérieux, n’est point un corps de doctrines, un traité politique et philosophique, ou un contrat savamment rédigé d’après nos idées françaises. C’est un ensemble un peu obscur de lois nouvelles ou anciennes non abrogées et parfois contradictoires, un assemblage de traditions d’esprit public, d’usages et de formes neuves ou surannées, reliés par un amour du progrès égal au respect du passé, et qu’il faut étudier dans les faits comme dans les luttes de chaque jour depuis les temps les plus anciens. Sans prétendre refaire avec lord Brougham l’histoire de la constitution anglaise depuis les temps des Anglo-Saxons jusqu’à la grande révolte des barons sous Jean sans Terre et à la concession de la grande charte, sans accepter la théorie de ceux qui prétendent que le système représentatif a toujours existé en Angleterre sous une forme ou sous une autre, on ne peut s’empêcher de reconnaître que les grands propriétaires fonciers, c’est-à-dire les barons, ont eu à toutes les époques une grande part dans le pouvoir législatif, ou en d’autres termes dans le pouvoir suprême de l’état, et que l’aristocratie, pour soutenir ses longues luttes contre la royauté, fut obligée de se concilier le peuple et de s’assurer de son concours dans les guerres civiles. Aussi fit-elle à ses propres vassaux des concessions analogues à celles qu’elle réclamait du roi pour elle-même.

Au milieu des luttes et des désordres qui remplirent les premiers temps de l’histoire d’Angleterre, ce qui frappe d’abord, c’est la bassesse et la servilité des parlemens pendant les guerres des Plantagenets et des York, et surtout pendant la tyrannique domination des Tudors. De l’étude de cette partie de l’histoire au point de vue représentatif, on peut, avec lord Brougham, tirer ce principe, que le degré de tyrannie des chefs ou de la liberté des sujets dépend bien plus de la manière dont le peuple et ses guides se conduisent et tirent parti de leur constitution que de la forme de cette constitution elle-même ; on peut aussi s’indigner avec le noble historien de l’abaissement de « ces honteux parlemens ; » mais d’autres pourraient se montrer moins sévères, car enfin, malgré leurs faiblesses, ces parlemens méritent quelque reconnaissance pour avoir su ne se laisser jamais détruire et conserver intact et inviolable un lambeau de droit et de liberté, qui dans la suite a pu servir de point de départ et d’origine à la grandeur politique de l’Angleterre. Au reste, parmi les causes de ce long asservissement des parlemens, une des principales fut cette méfiance mutuelle que les hommes s’inspirent les uns aux autres alors qu’il faut risquer sa fortune ou sa vie pour donner le premier élan à la résistance contre l’oppression ; c’est ce sentiment de la crainte de n’être ni soutenu ni suivi par ses concitoyens qui fait la principale force des gouvernemens établis par la violence ; c’est ce qui permit aux triumvirs de la France en 1793 de dominer la convention et le pays pendant deux longues années de crimes et de souffrances, et ce qui explique aussi la tyrannie de la chambre étoilée, qui n’aurait jamais pu tenir contre une législature unie et courageuse.

Avec la dynastie des Stuarts commence et finit la lutte décisive du despotisme et de la liberté, lutte terrible qui, comme il arrive d’ordinaire, emporta les différens partis bien plus loin qu’aucun d’eux ne voulait aller, et les força bientôt par cela même à retourner en arrière. Lord Brougham affirme à ce propos qu’en Angleterre alors, comme en France cent cinquante ans après « la grande majorité de la nation était opposée au renversement de la monarchie, que le parti républicain, d’abord extrêmement peu considérable, fut toujours en Angleterre encore moins nombreux qu’en France, et qu’en outre, dans les deux révolutions, le parti vainqueur dut ses succès aux mêmes causes, car ce fut dans les deux pays la mollesse et la pusillanimité des gens honnêtes qui firent triompher les ennemis du peuple. À certaines époques, la faiblesse aussi est un crime, et celui qui permet le triomphe de l’injustice partage la culpabilité, bien qu’il ne partage pas la dépouille. « Le principe, — dit-il, et nous lui laissons la responsabilité de cette opinion, — la cause historique et le fondement même de l’établissement de la constitution anglaise, telle qu’on la voit pratiquée aujourd’hui, c’est la résistance nationale aux empiétemens et aux derniers efforts de la royauté sous Jacques II. Alors la base du gouvernement fut combinée de manière à trouver dans le droit de résistance du peuple sa pierre angulaire ; c’est un point capital qu’il ne faut pas perdre de vue. Il n’est pas moins utile de se rappeler toujours combien ce principe de résistance est essentiel à la conservation de la constitution ainsi établie et assurée, et combien aussi il importe aux gouvernans et aux gouvernés de considérer que le recours au droit de résistance est toujours possible dans les cas désespérés, recours, il est vrai, qu’on doit regarder comme une dernière extrémité, mais qui néanmoins est toujours un expédient à la portée du peuple, et qui, sera son refuge autant de fois que les maîtres du pouvoir le lui rendront nécessaire pour sa défense personnelle[1]. »

La durée et la conservation de l’édifice d’un gouvernement mixte, fondé ainsi après tant de combats sur le droit de résistance, sont uniquement dus à la sagesse de tous les pouvoirs, et ici commence le rôle de la politique de compromis. En Angleterre, les plus terribles conflits n’ont amené que des changemens modérés ; en France, au contraire, les luttes des partis ont généralement fini par des révolutions. Si les compromis ne suffisent pas, et si la concession à faire n’est pas radicalement désastreuse, un parti cédera parfois complètement à l’autre, à charge de revanche dans une occasion ultérieure. La conséquence est que personne ne l’emporte absolument dans aucune question d’après ses prétentions premières, et que les affaires prennent un cours différent de celui qu’elles auraient suivi, si un des partis avait eu seul la puissance.

De l’abandon d’une partie des prétentions de chacun résulte un mouvement combiné de toute la machine de l’état et une impulsion donnée tour à tour à l’ensemble du gouvernement par chacun de ses différens pouvoirs. Aussi est-ce une erreur grave, bien que généralement répandue, d’admettre comme un principe que chacun peut légitimement faire en toute occasion tout ce que comportent sa puissance et son droit poussés à la dernière conséquence. Si ce principe était vrai, toute société civile serait détruite et tout gouvernement renversé, ou plutôt aucun gouvernement ni aucune société ne pourrait être fondée.

La grande force de la constitution anglaise est la netteté avec laquelle elle reconnaît et établit les trois principes fondamentaux de tout gouvernement mixte. Le premier, c’est que la délégation du pouvoir suprême doit être confiée à plusieurs corps différens entièrement séparés et indépendans ; le second, c’est que le consentement de chacun de ces corps doit être regardé comme indispensable pour la validité de tout acte législatif ; le troisième enfin, c’est qu’aucun changement ne peut être fait aux lois, aucun acte adopté touchant la vie, la liberté ou les propriétés des citoyens, sans l’assentiment de chacun des trois pouvoirs dirigeans.

L’histoire nous a montré sur quelles bases s’appuie et sous quelles influences s’est développée la constitution anglaise. Examinons maintenant de quelle nature sont les droits qu’elle confère aux citoyens, comment ils se partagent, comment ils sont exercés.

L’exercice du plus important des droits et la grande affaire en Angleterre est l’élection des représentans de la nation, qui tiennent le gouvernement presque en entier dans leurs mains. La découverte moderne du principe de la représentation nationale a pu seule résoudre les difficultés du problème des gouvernemens mixtes, difficultés insolubles dans l’antiquité avec l’intervention directe de tous les citoyens dans les affaires. En outre « un des avantages du système représentatif est de permettre dans un vaste territoire l’établissement d’un gouvernement populaire tout en échappant à la domination de la foule. En effet, le corps restreint des élus n’est pas composé des mêmes élémens que le corps considérable des électeurs, car dans toute agglomération d’hommes la multitude des ignorans et des sots surpasse de beaucoup le petit nombre de gens instruits, réfléchis et sages. Ainsi, quand la totalité du peuple s’assemble pour discuter des mesures à adopter, les décisions sont prises selon le jugement et les lumières, ou bien plutôt selon la folie et l’ignorance de la majorité de cette multitude aveugle, qui forme nécessairement la masse de la nation rassemblée. »

Au reste, il est curieux de voir le peu d’effet que font de l’autre côté de la Manche, sur les esprits les plus expérimentés, les corruptions électorales. Le grand point aux yeux des Anglais, c’est que les représentans élus, fût-ce par de blâmables moyens, soient eux-mêmes incorruptibles, et lord Brougham affirme que, pendant les cinquante ans de sa vie parlementaire, il n’a jamais entendu exprimer un soupçon de corruption ou formuler un doute sur la pureté d’un seul des membres de la chambre des communes. Il propose bien quelque moyen d’atténuer le vice de la corruption électorale, mais laisse voir peu d’espérance qu’on puisse le supprimer jamais, et en prend fort tranquillement son parti. Il ne craindrait pas non plus le système du suffrage universel, dont les choix ne seraient pas très différens des choix actuels. Nous le croyons sans peine, car la puissance de la partie dominante de la nation est encore assez grande pour peser aussi bien su la totalité que sur une fraction des électeurs qui sont sous sa dépendance ou son influence immédiate[2].

Selon lord Brougham, qui regrette de ne pas voir une plus grande part attribuée aux ouvriers anglais dans l’administration des affaires publiques, le grand progrès réalisé depuis 1688 est la constitution pure du parlement et l’extension donnée à la base de l’a représentation populaire. Tant que la chambre des communes, élue par une fraction trop restreinte de la nation, fut ainsi dominée par les sentimens et les intérêts d’une classe spéciale, le gouvernement ressembla plus à une aristocratie ou plutôt à une monarchie aristocratique qu’à un gouvernement mixte participant à la fois des trois formes pures, aristocratie, monarchie, démocratie. « Ce ne serait pas trop subtiliser, dit à ce propos lord Brougham, que d’affirmer que la constitution anglaise avant la réforme de 1831 et 1832 avait plutôt les caractères d’une monarchie aristocratique que ceux de la triple combinaison dont lui faisaient honneur ses admirateurs passionnés. » Il n’y aurait donc, à vrai dire, pas plus de trente ans que l’Angleterre est parvenue à la réalisation complète du gouvernement mixte et parlementaire. « Mais, ajoute le noble lord, en 1832, notre constitution fut placée sur une base plus large et plus sûre, et, bien qu’il reste quelque chose à faire, avant que nous puissions affirmer que toutes les classes sont suffisamment représentées au parlement, toujours est-il que nous ne sommes plus exposés ni au danger de voir nos libertés détruites, ni à la nécessité d’avoir recours pour nous sauver aux hasards du droit de résistance, car personne ne saurait nier qu’une part considérable n’ait été faite au principe démocratique dans la combinaison de notre monarchie mixte. »

Cette assertion sur la part faite au principe démocratique en Angleterre est fort contestable. Au temps de Cromwell seulement, sous la forme puritaine et militaire, cette part fut assez grande, et on sait quelle fut alors celle de la liberté. Accordons cependant que l’Angleterre possède les combinaisons les plus satisfaisantes au point de vue de l’exercice du gouvernement parlementaire. De quelles forces dispose-t-elle pour défendre ces institutions précieuses ? On trouvera la réponse à cette question dans un curieux chapitre intitulé : Des forces défensives matérielles. Ces forces sont considérables, à ne compter que celles que la courageuse et ferme aristocratie anglaise trouverait dans son immense et dévouée clientèle, et que le commerce et le demi-million de créanciers de la dette publique fourniraient aussi pour résister à outrance à toute tyrannie, soit d’un prince, soit d’une insurrection populaire. L’auteur estime que les détenteurs de la rente, dont le nombre dépasse six cent mille, pourraient fournir cent cinquante mille hommes bien équipés. La propriété foncière, qui représente un revenu de 60 millions sterling (1 milliard 500 aillions de francs), compte deux cent mille propriétaires, dont les tenanciers et les cliens sont certainement en nombre double, ce qui formerait une armée de six cent mille hommes, en supposant même que la classe des manufacturiers et des commerçans restât neutre, ce qui n’est guère probable, car autant que personne elle a intérêt à défendre l’ordre et la propriété.

Confiante dans son amour de la paix, l’Angleterre ne veut pas d’armée permanente à l’intérieur, et a l’œil très ouvert sur les dangers que fait courir aux libertés des peuples l’entretien régulier d’une trop grande force militaire ; la milice et le peuple armé en cas d’urgence lui paraissent de suffisans moyens de défense nationale à l’intérieur comme à l’extérieur. C’est l’idée qu’on a voulu réaliser par la formation des corps de volontaires, qui depuis deux ans a si fort occupé les esprits en Angleterre. La conscription est aux yeux des Anglais une institution injuste et tyrannique envers les individus, frappant très inégalement les diverses classes de la société, et trop favorable à la création des grandes armées permanentes, qui sont naturellement aux ordres des princes ; l’enrôlement volontaire leur semble une suffisante garantie pour maintenir leur effectif sur un pied normal, et en effet pendant les terribles guerres de l’empire ils n’ont pas cherché à changer ce principe de recrutement, Il faut remarquer ici qu’une organisation militaire aussi faible et aussi rassurante pour la liberté individuelle des citoyens peut convenir à l’Angleterre, mais serait insuffisante pour la plupart des grands états du continent. Les îles britanniques sont un champ clos où, à l’abri de l’invasion étrangère, les Anglais peuvent en sûreté prolonger ou vider leurs querelles intestines. La France au contraire, entourée d’ennemis et dépourvue de bonnes frontières, dut adopter une conduite opposée, et pour son salut sacrifier ses intérêts et ses droits aux avantages de l’unité militaire ; elle tendit à se constituer comme un camp toujours en armes où le roi seul serait maître. Nos pères n’ignoraient ni ces nécessités, ni les conséquences qui en pouvaient découler ; ils s’y résignaient, et la noblesse s’y soumit et s’y dévoua tout entière, mais non sans protester souvent. Commines ne disait-il pas : « Le roi Charles VII, qui gagna ce point d’imposer la taille à son plaisir, sans le consentement des états, chargea fort son âme et celle de ses successeurs, et fit à son royaume une plaie qui longtemps saignera[3] ? » Au reste, c’est aux malheurs de la guerre de cent ans et à la passion de la France pour l’expulsion de l’étranger qu’il faut attribuer l’impulsion définitive imprimée à notre histoire vers l’unité monarchique absolue ; c’est aux Anglais peut-être qu’à l’origine nous fûmes redevables de notre abaissement en fait de libertés politiques, et, comme disait Cominines, de cette « plaie qui saigne encore. »

Plus heureux que nous, les Anglais ont pu s’assurer d’une forme de gouvernement qui paraît réunir les conditions nécessaires à la liberté, dont les principaux points d’appui dans la marche quotidienne des affaires sont la presse libre, les meetings, le jury, la magistrature et la pairie héréditaire.

La grande garantie de la liberté générale, selon lord Brougham, est la liberté de la presse ; mais il fait contre elle une audacieuse et virulente sortie, l’accusant de pouvoir, sous le masque de l’anonyme, tromper le peuple aussi bien que l’éclairer. « Dans sa conviction profonde, la liberté de la presse est une conséquence inévitable de la liberté de discussion et le prix onéreux dont il faut payer cette liberté, qu’on ne saurait assez estimer et bénir. » Les meetings populaires, qui correspondent à notre droit de réunion, sont nécessaires aussi à de certains momens et de droit public dans les pays libres, mais ils ne sont pas aux yeux de l’auteur sans inconvéniens. Ses justes préférences sont pour l’institution du jury, qu’on ne saurait trop louer, car la société s’est fondée en grande partie pour jouir de la bonne distribution de la justice, et c’est précisément l’objet pour lequel l’homme consent à abdiquer une partie de sa liberté naturelle et à accepter les entraves d’un gouvernement régulier. En effet, une des grandes conquêtes modernes, dont la théorie et l’exemple nous viennent du moyen âge, fut l’institution du jury, c’est-à-dire la garantie pour tout citoyen d’être jugé par ses pairs et d’échapper ainsi à toutes les commissions ou tribunaux d’exception, tels que la chambre étoilée ou le tribunal révolutionnaire. Quant aux magistrats, bien qu’ils soient nommés par le roi, les plus minutieuses précautions sont prises pour qu’ils restent indépendans. les juges sont à tout jamais inamovibles, si ce n’est devant une double adresse des deux chambres appuyée de l’adhésion du roi, ce qui donne à la révocation le caractère d’une loi, puisque le concours des trois pouvoirs suprêmes de l’état est exigé pour la rendre valable. Le juge est néanmoins toujours sous le coup de la poursuite judiciaire de toute personne injustement arrêtée ; quand même il n’aurait suspendu, ne fût-ce que pendant une heure, le droit protecteur de l’habeas corpus, cette grande garantie de la sûreté personnelle, il serait menacé pour ce fait de la pénalité la plus sévère.

Une autre branche de la justice en Angleterre est représentée par les juges, de paix, qui sont presque tous de grands propriétaires dans les provinces, et ne reçoivent aucun salaire » C’est une grande économie pour l’état, et « en outre, dit lord Brougham, c’est un grand avantage pour les masses que de voir les pouvoirs de la magistrature confiés aux mains des plus considérables habitans du pays ; la nation elle-même fait ainsi partie du système judiciaire, et les hautes classes répandent dans le peuple un respect habituel pour la loi. »

L’institution de la pairie héréditaire, qui siège à la chambre des lords, est le point fixe qui aurait assuré jusqu’ici la durée et la puissance de la constitution anglaise. La pairie tire son origine des antiques réunions des grands barons et des évêques, qui formèrent peu à peu le parlement, d’abord à eux seuls, ensuite avec le concours des simples chevaliers, puis des représentans des villes et de la bourgeoisie, et furent enfin séparés en deux chambres à une époque non exactement déterminée. Les lords, qui forment aujourd’hui la partie supérieure et inamovible de la législature, se représentent non-seulement eux-mêmes, mais représentent encore leurs puissantes familles et leur clientèle, ainsi que la grande propriété territoriale du pays. Les intérêts, les préjugés mêmes de cette assemblée tendent à en faire un corps de conservateurs toujours prêt à peser de tout son poids dans la balance en faveur de la constitution existante, et à empêcher les conflits de devenir extrêmes entre le peuple et la couronne. Son veto, applicable à chaque mesure qu’adoptent les communes, la considération que lui apportent ses fonctions judiciaires, sa supériorité habituelle sous le rapport de l’intelligence et de l’instruction qui lui permettent d’exceller dans la discussion, son calme dans les délibérations, son dédain des clameurs populaires, ses vues politiques sur les affaires intérieures et extérieures dignes de véritables hommes d’état, donnent à la chambre des lords une influence extraordinaire dans toutes les questions nationales. À ces avantages particuliers, élémens naturels d’une grande aristocratie, on doit ajouter la prépondérance et le pouvoir direct assurés par de vastes possessions et un rang illustre, qui ne sont contrebalancés que par la formation populaire de l’autre chambre et la ferme ténacité de celle-ci à maintenir certains privilèges.

Cette institution, l’arche sainte de la constitution britannique, a toujours conservé tous les respects de l’Angleterre, et a dû être respectée aussi par la royauté, à laquelle on n’a jamais permis de l’affaiblir ou de la dénaturer par l’introduction d’élémens nouveaux, même dans les momens de crise les plus difficiles. Ainsi la couronne a le droit de nommer des pairs, mais jamais elle n’a usé de ce droit que pour choisir des pairs nouveaux parmi des hommes sans postérité ou parmi des fils aînés de lords, qui, devant naturellement hériter du siège paternel à la chambre haute, n’augmentent le nombre des lords que jusqu’à la mort de quelques individus. Lord Brougham raconte que le plus grand danger auquel il ait échappé pendant tout le cours de sa vie publique, ce fut lorsqu’il était au ministère avec lord Grey, et que, sous la pression des circonstances les plus graves, il s’agissait d’enlever le vote du reform bill par une large création de nouveaux pairs réclamée unanimement du reste par l’opinion publique.

« Près de trente années, dit-il, ont passé sur ma tête depuis la crise de 1832 ; je parle de cette question politique, comme de toute autre, avec le plus grand calme.

« Lorsque j’allai à Windsor avec lord Grey, j’avais une liste de quatre-vingts pairs nouveaux conçue dans l’idée de faire le moins qu’il se pourrait d’additions permanentes à la chambre et à l’aristocratie. Les choix ne s’étaient portés que sur des fils aînés de lords, sur des hommes sans postérité, ou sur des pairs irlandais et écossais. J’avais un sentiment profond de la nécessité des circonstances particulières qui nous pressaient, et cependant telle était l’impression que me faisaient les terribles conséquences d’un pareil acte, que je me demande encore si je n’eusse pas alors préféré de beaucoup nous exposer à tous les hasards de la confusion qui eût suivi le rejet du bill, et j’ai lieu de croire que mon illustre collègue aurait partagé la résolution où j’étais de courir toutes les chances et d’affronter les clameurs du peuple plutôt que d’exposer la constitution aux dangers d’un renversement complet et imminent. »

Si la chambre des lords garde encore toute sa majesté et toute son influence modératrice, c’est dans la chambre des communes qu’en pratique du moins doivent se voter les impôts et se vérifier les dépenses ; c’est là que se concentre aujourd’hui presque tout le mouvement des affaires et que se forment et se dessinent les grands talens politiques et oratoires. Avec leurs attributions diverses et distinctes, la chambre des lords et celle des communes constituent le parlement, qui, dans son omnipotence et sa liberté, est à la fois la sauvegarde, la direction suprême et l’orgueil de l’Angleterre.

Par le choix des représentans de la nation, par le pouvoir qui est dans les mains des grands propriétaires du pays, par la continuelle discussion de toutes les questions intérieures ou extérieures au parlement, la publicité complète de ces discussions, les classes élevées et les classes moyennes de la nation ont une influence réelle sur la direction des affaires, un contrôle effectif sur les gouvernans, et pèsent d’un grand poids dans le choix des organes et des serviteurs de la puissance publique. Le dernier des citoyens anglais ne saurait être opprimé sans que l’acte injuste dont il serait victime fût connu de quiconque peut lire un journal et du parlement, qui est toujours prêt, en dehors même de la marche régulière des affaires, à recevoir les pétitions du peuple et les plaintes des individus. La constitution exige avant tout que, pour chacun des actes de la couronne ou du ministère, il y ait un conseiller et un agent responsable, de sorte que, depuis le premier ministre jusqu’au dernier des fonctionnaires, tous soient exposés à être poursuivis devant les tribunaux ou les chambres pour tout acte inconstitutionnel ou coupable.

Les parlemens ont gouverné l’Angleterre avec une grandeur et une énergie que n’a surpassées nulle part ailleurs aucune autre forme de pouvoir.


« N’a-t-on pas vu (nous laissons parler lord Brougham) les immenses armées de terre et de mer que mit sur pied à différentes époques notre population peu nombreuse ? Que l’on compte nos établissemens si multipliés et si divers sur les points les plus reculés du globe ; qu’on suppute les centaines de millions qui ont été levées sur la nation pendant les cent cinquante dernières années, presque sans aucune opposition, et qu’on avoue alors que, pour fonder un gouvernement fort, il n’y a rien de tel qu’une constitution populaire, et qu’aucun despote, quelque absolu qu’il soit, n’a jamais eu dans sa main une machine à imposition qui vaille un parlement.

« Qu’on ne prétende pas que le peuple américain pourrait aussi bien que nous faire appel aux ressources du pays, car je doute fort que les représentans ou le président des États-Unis, après l’expiration des trois premières années de leur pouvoir, aient assez d’influence et d’autorité pour faire peser sur le pays, comme notre parlement l’a fait si souvent, de lourdes taxes de consommation, et surtout l’écrasant impôt sur le revenu. Je suis convaincu qu’en cas de guerre le fardeau de charges aussi accablantes amènerait rapidement la fin des hostilités sans que le pays se montrât bien difficile sur les conditions de la paix. Le peuple anglais au contraire est ainsi fait qu’une fois la guerre engagée, la fermeté du ministère et des lords suffit pour arrêter tout désir inopportun de conclure une paix qui pourrait compromettre l’état, ou marquer d’une flétrissure l’honneur national. »

Un avenir prochain nous apprendra sans doute ce que vaut l’affirmation sur l’Amérique du noble auteur, qui dissimulé mal la vieille rancune de famille qui subsiste encore entre la métropole et les anciennes colonies émancipées. Ce pays a déjà trompé bien des appréciations et des prédictions politiques. La supériorité des institutions anglaises sur celles des États-Unis, d’après lord Brougham, tient à la vigueur et à l’unité que la couronne donne à l’ensemble de la constitution ; elle en fait un instrument de règne et d’administration complet et suffisant.

Le couronnement de tout l’édifice politique et social est donc la royauté, qui représente le pouvoir exécutif ; mais ce couronnement est-il une force ou un ornement de la constitution ? Comment les Anglais se sont-ils tirés de la grande difficulté des gouvernemens représentatifs, c’est-à-dire des conflits difficiles à éviter entre le gouvernement personnel du roi et celui des chambres ? Lord Brougham ne répond guère à ces questions importantes. Le roi représente le pouvoir exécutif ; mais ce pouvoir est en réalité aux mains des ministres, que le roi a la sagesse de choisir avant qu’on les lui impose, mais qui, en revanche, se font un point d’honneur de respecter et de couvrir toujours la majesté royale, quels que soient les rivalités, les dissentimens et les haines personnelles ou politiques, qu’ils ont soin de cacher dans leurs triomphes comme dans leurs défaites. Dirons-nous, comme dans ses mémoires je ne sais plus quel bourgeois de Paris du XVIIIe siècle, à qui un Anglais cherchait à faire comprendre la constitution et la monarchie anglaises : « Ah bien ! je plains vos princes ! » Non certes ; mais enfin si les Anglais étaient bien francs et très sincères, ils avoueraient peut-être qu’au fond le véritable esprit et la perfection dernière de la constitution anglaise seraient que tous les rois fussent des reines, non à la façon de la reine Elisabeth, mais représentant aussi bien que celle qui règne aujourd’hui la majesté, la vertu et la modération couronnée, ainsi que l’amour dévoué à la prospérité, à la grandeur et aux libertés de l’empire britannique ; car au sommet de leur système politique les Anglais ne veulent qu’un trône occupé : le spectacle d’un trône vacant leur paraît dangereux et redoutable pour la tranquillité d’un pays.

Sans doute le roi dans le gouvernement anglais n’est pas toujours « réduit à l’état de zéro ou d’objet de parade, et il a encore assez d’influence pour faire sentir le poids de ses opinions et de ses préférences dans tous les actes de l’état ; » mais d’importantes restrictions, indiquées par lord Brougham lui-même, réduisent notablement l’influence de la couronne. Cependant, si, telle qu’elle est, cette constitution fonctionne merveilleusement dans les temps ordinaires, ses admirateurs la vantent comme non moins bien appropriée aux circonstances extraordinaires, car elle se prête aux nécessités des temps, et parfois elle a permis que l’exercice des droits les plus importans ait été partiellement ou totalement suspendu. Ainsi, pendant toute la durée de la guerre qui finit à la paix d’Amiens, on interdit les meetings publics, on les interdit encore pendant quelques mois en 1820. L’opportunité de cette interdiction fut contestée, mais la légalité, le principe, jamais. La même remarque s’applique à la suspension bien autrement grave de l’acte de l’habeas corpus. Plusieurs fois, sous le règne de Guillaume III, ainsi que pendant ceux de George Ier et de George III, le gouvernement dut être investi du droit exceptionnel d’arrêter et d’emprisonner sans jugement, sous la garantie toutefois d’un bill d’indemnité, les personnes soupçonnées de projets de sédition ou de trahison. L’alien act (loi sur les étrangers et les réfugiés établis en Angleterre) fut aussi suspendu pendant les guerres, et des restrictions furent également apportées plusieurs fois à la liberté de la presse depuis 1688.

Il est sans exemple toutefois qu’aucune entrave ait été jamais imposée aux droits et aux privilèges du parlement. C’est là pour les Anglais le point sacré de la constitution, et à partir de 1688 aucune main n’a osé y porter atteinte.

Du reste, si la constitution anglaise est bonne, elle n’est ni absolument parfaite ni achevée, et l’on y pourrait trouver sans peine quelques contradictions. À côté de chacune de ses meilleures institutions, il y a comme un point faible ou un défaut soit apparent, soit caché. Ainsi le principe de la liberté et de l’indépendance de l’individu repousse la conscription et le service militaire forcé ; mais la presse maritime est là dans toute son injustice, et l’on ne sait comment y remédier en temps de guerre. La magistrature est indépendante et éclairée, et la justice égale pour tous ; cependant « les regrettables dépenses et les complications qui entravent encore la procédure ne permettent pas aux citoyens pauvres de jouir des bienfaits du système judiciaire. »

Comme cour de justice suprême, « si la totalité du corps des pairs exerçait le pouvoir judiciaire, ainsi qu’il le pourrait faire d’après la lettre de la constitution, de grands abus deviendraient inévitables, et une oppression sans limites en pourrait être la conséquence ; mais dans la pratique toutes les affaires juridiques sont abandonnées à cinq ou six pairs, légistes de profession. » Une autre anomalie curieuse est la combinaison par laquelle le lord chancelier, pour juger une cause, est assisté de deux pairs non-magistrats qui changent à chaque séance, de sorte qu’au jour où est prononcé le jugement, sur trois lords, il y en a deux qui n’ont rien entendu des débats.

Tous les conflits d’attributions de pouvoir entre les deux chambres ne sont pas encore terminés et résolus par une règle fixe. À côté de la belle application du principe de l’élection des représentans du pays se dresse le vice invétéré de la corruption électorale. Tous les grands intérêts du pays doivent être représentés, et pourtant, comme la propriété foncière donne seule le droit de voter, la plus grande masse de la propriété mobilière, c’est-à-dire les 800 millions sterling des prêteurs de la dette publique, ne sont pas représentés[4]. Pour être nommé aux chambres, il faut, si l’on n’est pas fils aîné de pair, 15,000 francs de rente en terre pour représenter un comté, 7,500, francs pour représenter un bourg. Un Anglais pourrait posséder un million sterling à la banque ou dans le commerce sans avoir le droit de représenter une ville commerciale, s’il ne possédait pas en outre 7,500 francs de rente en terre. Cette loi, il est inutile de le dire, est toujours éludée par des transferts temporaires de propriété.

Une étude approfondie de l’Angleterre ferait découvrir encore sans doute d’autres lacunes et d’autres contradictions, mais on a pu voir déjà comment en Angleterre la raison publique est assez haute pour se résigner à des imperfections et à des contradictions même choquantes, et comment aussi la vitalité de la nation est assez puissante pour la faire prospérer glorieusement malgré des plaies connues ou cachées, qu’on cherche paisiblement à guérir à chaque occasion favorable. Pour nous, en France, si nous ne possédons pas les institutions de l’Angleterre, adoptons au moins ses vertus morales et politiques, ainsi que ses maximes de conduite. Nous avons largement usé du droit de résistance : n’essaierons-nous pas un jour de l’efficacité de la science des compromis ? Si nous savions être bientôt assez tenaces et assez sages, nous saurions bientôt aussi être suffisamment libres avec toutes les combinaisons politiques. La liberté a toujours été pour nous une ivresse suivie d’un prompt assoupissement ; saurons-nous au réveil demeurer sobres et travailler avec obstination et sans éclat sur nous-mêmes d’abord, et sur les petites choses à défaut des grandes ? La victoire reste toujours aux entêtés plutôt qu’aux téméraires. Apprenons, comme les Anglais, à nous défaire du fâcheux sentiment de l’envie et à être fiers et heureux de voir, parmi nos égaux, la fortune qui prospère et le talent qui réussit ; sachons surmonter la contrariété bien naturelle de voir des supériorités fermement établies : c’est un sacrifice à faire, mais qui ne sera peut-être pas sans profit ; surtout ne rêvons pas quelque forme subite de gouvernement parfait et sans défaut, qui assure à chacun un bonheur facile et chimérique. Comme disent encore les Anglais, « la vie est une bataille ; » sachons y prendre notre rang, et pour tout privilège ne demandons que des armes égales. A-t-on, au reste, le droit de se plaindre de l’omnipotence croissante de l’état, quand, grands et petits, nous tendons tous vers lui des mains suppliantes comme vers une idole dont nous attendons tous les biens et tous les maux ? L’état c’est nous, si nous voulons, mais nous tous, et non pas quelques-uns alternativement, ainsi qu’il est arrivé plusieurs fois depuis quatre-vingts ans. L’état, tel que nous l’avons laissé se former, c’est comme la vieille tour féodale des villes du moyen âge, le donjon inexpugnable dont chacun successivement parvient à s’emparer par surprise, et d’où à l’abri des créneaux, des fossés, des contrescarpes et autres circonvallations administratives, on prétend rudement dominer les petits bourgeois et les manans qui tremblent à l’entour, Chaque parti proclame que pour être libre il lui faut la clé du donjon ; mais quand il est entré par aventure, nous savons comme il ferme la porte derrière lui, et comment il impose la liberté à sa façon. Toutefois il faudrait se garder de jeter la vieille tour par terre ou d’y mettre le feu : de tels essais nous ont déjà porté malheur, et les Anglais s’y sont mieux pris pour arriver au point de liberté politique qu’ils ont atteint aujourd’hui.


II

L’ouvrage de lord Brougham nous montre comment marche la constitution anglaise ; il n’explique pas assez peut-être ni pourquoi elle marche, ni où se trouve cette force vive qui donne l’essor au système entier. Ce livre a été fait pour les Anglais, qui tous sans doute savent ou sentent d’où vient la vitalité puissante de leur système politique. Pour nous, il en est autrement : nous avons de nombreux et habiles écrivains qui ont décrit les proportions grandioses et la solidité de l’édifice de la constitution anglaise ; mais il en est peu qui aient ouvert une tranchée profonde au pied du monument, pour sonder le terrain et pour voir sur quel sol primitif est posée la première assise qui supporte cette admirable et puissante construction. Il nous manque un livre qui mette en lumière, par des leçons à la portée de tous, les théories comme les applications pratiques de la constitution anglaise. Serait-il trop difficile à faire accepter s’il était vrai et sincère, trop facile à réfuter s’il ne l’était pas, et le parallèle et les conclusions où l’on serait nécessairement amené seraient-ils trop humilians pour notre orgueil national ? Quoi qu’il en soit, un plus utile sujet d’étude ne saurait être offert à la génération actuelle, et ce serait lui rendre un signalé service que de résumer les excellens travaux historiques déjà faits, en y ajoutant des notions plus complètes dans la forme lucide et familière qui convient à notre pays. On voudrait croire qu’il se rencontrera un talent élevé et mûri par l’expérience pour nous prémunir contre les erreurs et les illusions du passé, et nous montrer, par l’exemple de l’Angleterre, où manquait la base fixe et solide qui eût dû soutenir et faire réussir nos précédens essais de libre gouvernement. Montesquieu, qui passa deux années en Angleterre avant d’écrire son immortel ouvrage de l’Esprit des lois, n’a point laissé sur ce sujet l’un de ces chapitres lumineux et concis par lesquels il sait faire pénétrer une clarté soudaine et si vive dans les ténèbres historiques des constitutions des peuples. Voltaire lui-même, après trois années de séjour en Angleterre, où il étudia la philosophie, la politique et la littérature, ne paraît pas non plus avoir pénétré bien avant dans la connaissance des principes fondamentaux des institutions de ce pays, qu’il fit profession d’admirer, témoin ces vers connus de la Henriade, mais peu exacts dans leur précision exagérée :

Aux murs de Westminster, on voit paraître ensemble
Trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble,
Les députés du peuple et les grands et le roi,
Divisés d’intérêts, réunis par la loi.

Dans les libres institutions dont l’Angleterre de George II lui offrait le spectacle, Voltaire semble n’avoir pas su ou voulu démêler la réalité de l’apparence ; car « les députés du peuple » et les « trois pouvoirs étonnés » n’ont jamais eu une égalité de puissance ni des rapports aussi nets qu’il le prétend. En dépit des progrès que les études sur la constitution intérieure des états ont faits chez nous depuis Voltaire, voilà plus d’un siècle bientôt que le fond de notre science politique sur l’Angleterre se résume à peu près dans les vers de la Henriade. Il était pourtant facile de découvrir que depuis 1688 surtout aucun pays n’a marché d’un pas plus ferme et plus sûr vers l’unité de gouvernement établie en dehors du peuple et de la royauté. Guillaume III, une fois affermi sur le trône, sentit si bien la vanité de ses efforts pour résister à ce mouvement, qu’il concentra toutes les forces de son pouvoir personnel vers la guerre et les affaires diplomatiques, laissant en grande partie la gestion des affaires intérieures à ceux qui l’avaient appelé au trône, c’est-à-dire à l’aristocratie, qui avait chassé les Stuarts pour diriger à son gré et sans l’intervention du pouvoir royal presque tous les intérêts du pays. C’était au reste la perpétuelle tendance à laquelle avaient voulu imprudemment s’opposer, comme les rois du continent, l’infortuné Charles Ier et ses malheureux successeurs, qui rougissaient d’être si fort en retard, en fait d’absolutisme et de centralisation, sur tous les monarques de l’Europe. La royauté nouvelle et la classe prépondérante s’étaient comprises, elles ont continué de se comprendre jusqu’à nos jours, et l’Angleterre a marché et prospéré sous la direction et le pouvoir d’une des plus grandes unités de gouvernement qui aient jamais figuré dans l’histoire.

En effet, en prenant toute la hiérarchie des fonctions et des influences politiques ou administratives en Angleterre depuis la base de la société jusqu’au sommet, nous rencontrons toujours à chaque degré la même et unique origine, de l’autorité, c’est-à-dire la richesse, représentée d’abord exclusivement par les possessions territoriales, ensuite par la propriété industrielle ou commerciale, qui plus tard fut admise au partage de l’influence. Il s’éleva parfois des rivalités violentes entre les représentans de ces deux formes de la richesse, mais toujours la terre et l’argent furent l’origine de la puissance. Ce fait peut facilement se reconnaître des les débuts de l’établissement des Normands.

Fille directe et légitime de la féodalité, l’Angleterre a su, par je ne sais quelle sagesse ou quelle fortune, sans avoir recours aux traditions du droit romain, sortir sans trouble et sans bruit des embarras du servage, des droits féodaux, des complications des terres nobles et non nobles, de toutes ces difficultés inextricables léguées à nos pères par le moyen âge, et pour la solution desquelles la France faillit périr après 89. Pourtant, chez les auteurs les plus connus, on ne saurait où trouver sur cet immense, mais pacifique changement, une étude historique complète. Le servage des vilains, organisé des la conquête de Guillaume plus strictement peut-être qu’ailleurs, paraît avoir duré plus longtemps qu’on ne pense généralement, car lord Brougham raconte qu’à la suite de l’insurrection du peuple conduite par Wat-Tyler, le roi accorda une charte d’émancipation des serfs, et que cette charte fut révoquée bientôt par la noblesse (de 1379 à 1386). Comment donc s’opéra cette transformation du servage qui existait encore à la fin du XIVe siècle ?

À défaut de documens détaillés et certains, ne serait il pas permis d’affirmer que la solution anglaise de la plus grande des difficultés du moyen âge fut vraisemblablement celle-ci : les seigneurs et les lords, déjà puissans, prirent en toute propriété, par toute sorte de moyens, les terres qui les entouraient, et n’en aliénèrent jamais aucune fraction. Se trouvant alors maîtres absolus du sol, ils changeaient, renvoyaient ou conservaient leurs serfs ou leurs vassaux, devenus de simples locataires. Ces derniers n’avaient plus aucun de ces droits dont jouissaient, moyennant dîme ou rente inaliénable, les paysans et les censitaires de France, c’est-à-dire ceux de cultiver une terre ou d’habiter une maison appartenant au seigneur, mais d’où ils ne pouvaient être renvoyés : sorte de propriété double et partagée, du fonds pour l’un, pour l’autre de la jouissance. Cette organisation était la source de difficultés infinies, et de plus les droits féodaux qui se payaient au seigneur étaient souvent plus vexatoires que lucratifs. Plus chevaleresque assurément que la noblesse anglaise, celle de France aliénait de mille façons ses prés, ses bois, ses moulins, pour aider Charles VII, pour secourir Henri IV ou pour amener une compagnie à Louis XIV vaincu, et mériter ainsi la croix de Saint-Louis. Elle ne se releva jamais de la gêne et de la pauvreté où la jeta son dévouement pendant de longues guerres intestines et étrangères ; si elle eut la gloire de soutenir et de sauver parfois la monarchie, moins prévoyante que fidèle, dénuée du sens politique profond de nos voisins, elle alla toujours en s’appauvrissant, et ne put ni ne sut se tirer des difficultés matérielles et morales inhérentes aux institutions vieillies du moyen âge en renonçant à mille droits et redevances bizarres, dernières ressources de sa pauvreté, et dont le règlement ou l’abandon n’eût été qu’un jeu pour une aristocratie riche et puissante. En Angleterre, les seigneurs ayant tout pris ou racheté, il n’y avait plus aucun droit réciproque entre eux et les paysans, et le problème social du passage de la propriété féodale à la propriété moderne se trouva peu à peu résolu sans avoir été posé.

Malgré des intervalles de ruine et d’abaissement temporaire, l’aristocratie anglaise ne cessa d’aller toujours en s’enrichissant. D’abord l’enclosure-act de Henri III donna les biens communaux à ceux qui les feraient enclore et cultiver, c’est-à-dire aux riches, qui seuls purent faire les frais d’une telle opération ; les édits de Henri VII ne les favorisèrent pas moins ; puis vint enfin cette immense spoliation des biens de l’église et le partage qui s’en fit entre les grands propriétaires après la réforme commencée sous Henri VIII. Les confiscations qu’amenèrent les guerres civiles de l’Angleterre contribuèrent encore à concentrer la propriété dans les mêmes mains, car, loin de consacrer les propriétés confisquées à récompenser le dévouement de serviteurs pauvres ou d’aventuriers heureux, la royauté ne s’en servait presque toujours que pour acheter l’adhésion de riches seigneurs dont l’influence était à redouter. Il y aurait d’ailleurs, dans l’histoire de l’aristocratie anglaise, une distinction à faire. Les hauts barons, comparables en quelques points à nos grands feudataires, disposèrent plusieurs fois, à la tête de véritables armées, de l’état et de la couronne ; mais les rois les anéantirent, et les premiers rangs de la noblesse féodale une fois abattus, ce fut la seconde ligne de l’aristocratie qui recommença la lutte, et qui, après beaucoup de vicissitudes, étant parvenue à la puissance, laissa pour héritiers les grands propriétaires de nos jours. En France, ce fut le roi ou plutôt l’état qui hérita des grands feudataires, aussi bien que du reste de la noblesse féodale, au moyen d’une étroite alliance entre la monarchie et le peuple, tandis que chez nos voisins ce fut l’aristocratie qui s’allia avec le peuple pour dominer la royauté.

Nulle part mieux qu’en Angleterre l’histoire de la propriété ne sert à éclairer l’histoire politique. On y voit, à mesure que la propriété s’y concentre, le pouvoir aussi, par une conséquence naturelle, devenir l’apanage exclusif de ceux qui possèdent le sol et la richesse. Cette agglomération est arrivée aujourd’hui à un tel point qu’une réaction se prépare contre elle, et que, par l’excès même de ses préjugés, la grande propriété doit craindre l’avènement d’un ordre nouveau, dans le cas où les élections descendraient encore d’un ou deux degrés, et permettraient à la protestation des mécontens de se faire jour. Chez nous, les mutations de la propriété ont pris un autre cours, et pour exprimer d’un seul mot la différence des deux pays ne pourrait-on pas dire qu’en Angleterre ce sont les riches qui possèdent à peu près la totalité du sol, et qu’en France ce sont les pauvres ? Cet état de choses en Angleterre date du jour où, après la conquête de Guillaume, les biens des vaincus furent partages entre ses compagnons d’armes avec une régularité légale sans exemple dans aucune autre conquête : spoliation consignée dans le Doomsday-book, qui encore actuellement est le point de départ de presque tous les titres de propriété.

Si la France rurale, partagée aujourd’hui entre cinq ou six millions de propriétaires, souffre dans quelques provinces d’une excessive division de la propriété, les grandes possessions territoriales en Angleterre au contraire sont réunies à ce point que le « tiers de la propriété rurale et de son revenu total se trouve concentré dans les mains de deux mille possesseurs[5]. » Viennent ensuite les terres moyennes de la gentry, qui passeraient chez nous pour de la grande propriété, puis enfin quelques rares terrains constituant la petite propriété, et le tout ne représente qu’un ensemble total de deux cent cinquante mille propriétaires fonciers[6]. Le yeoman et le paysan petit propriétaire ont presque absolument disparu. La population des campagnes, dont la plus grande partie a reflué vers les villes manufacturières, ne se compose plus que des ouvriers ruraux à gages, des grands fermiers et des petits tenanciers, lesquels n’ont souvent que des baux annuels. Les uns comme les autres sont à la merci des propriétaires, qui peuvent les changer ou les expulser à leur gré, et l’ont souvent fait, lorsque, par exemple, ils ont voulu convertir en vastes pâturages de maigres terrains mal cultivés, opération souvent pratiquée de nos jours avec une violence qui va parfois jusqu’à mettre le feu aux chaumières des récalcitrans. C’est dans cette propriété territoriale si fortement constituée, où le lord, possédant le sol et les maisons, est par le fait maître absolu de tout ce qui pose le pied sur sa terre, que paraît résider le vrai principe du pouvoir et du gouvernement. Partagée depuis peu, bien qu’inégalement encore, avec le commerce et l’industrie, la prépondérance politique est l’objet d’une sorte de guerre intestine entre la richesse territoriale et la richesse commerciale ; mais dès qu’une mesure ou un événement menace de faire sortir le pouvoir de leurs mains, soit au profit des classes non riches, soit au profit de la centralisation de l’état, on voit se réunir et combattre intimement serrés les deux partis qui semblaient ennemis. La réforme de la loi des céréales a été un épisode éclatant de cette lutte, et moins encore une concession aux classes populaires qu’à l’intérêt commercial et manufacturier. Les concessions et les compromis sont faciles aux partis politiques qui ont au fond les mêmes intérêts.

À tous les échelons du pouvoir, du reste fort simplement constitué, se retrouve la richesse comme point de départ. « Le plus riche propriétaire d’un comté est d’ordinaire lord-lieutenant… Les plus riches après le lord-lieutenant sont juges de paix, c’est-à-dire les premiers et presque les seuls magistrats administratifs et judiciaires, les représentans de l’autorité publique. En France, les fonctionnaires, presque tous étrangers au département qu’ils administrent, ne tiennent par aucun lien aux intérêts locaux. En Angleterre ce sont les propriétaires eux-mêmes qui sont fonctionnaires dans leur pays, et quoique la couronne les nomme en apparence, ils sont fonctionnaires par ce seul fait qu’ils sont propriétaires. Il n’y a peut-être pas d’exemple qu’un commission de juge de paix ait été refusée à un propriétaire riche et considéré[7]. » Ces fonctions sont gratuites, de même que celles des shérifs qui ont plusieurs des attributions de nos préfets, et sont nommés annuellement par la couronne.

Tout le monde connaît les procédés électoraux des Anglais et le prix que coûte une élection à la chambre des communes. Si, dans les beaux temps, on en citait dont les frais approchaient de 1 million, aujourd’hui la dépense de 50 ou 100,000 francs suffit à maintenir les nominations des députés dans la classe la plus riche. La chambre des lords est formée, comme chacun sait, des chefs des familles puissantes, et la chambre des communes ne s’est composée, jusqu’en 1832, que de leurs cadets, ou des aînés de familles ou branches secondaires. Les ministres et les chefs d’administration sont nommés par les chambres ou choisis dans leur sein. Tous les grades de l’armée ne se peuvent obtenir qu’à prix d’argent, et coûtent, selon les régimens et les grades, depuis 40,000 fr. jusqu’à 300,000. Toutes les places lucratives en Angleterre ou aux colonies sont exclusivement réservées à l’immense clientèle des ministres ou des membres du parlement. L’administration, comme le gouvernement, est donc tout entière aux mêmes mains[8].

Pour commencer un procès, il faut déposer une somme si considérable, que les riches seuls peuvent en affronter la dépense. La caution judiciaire à prix d’argent est encore un privilège pour la fortune[9]. Les grandes charges de l’église et leurs beaux revenus sont pris par les fils de l’aristocratie, et dans beaucoup de cas la possession ou l’acquisition d’un domaine donne droit à la nomination d’un ou plusieurs vicaires et curés, et à la distribution de certains bénéfices.

L’alliance intime et absolue du pouvoir et de la richesse, et l’agglomération de cette richesse une fois reconnues, n’en faut-il pas conclure que la plus évidente unité est la base du gouvernement anglais, concentré héréditairement par le droit d’aînesse dans les mains de trente ou quarante mille familles, les plus riches du pays, qui, choisissant les premiers talens parmi elles, ou attirant les hommes nouveaux de grande valeur, leur confient le gouvernement, les soutiennent et les défendent avec une sagacité et une énergie traditionnelles qui s’expliquent facilement, car, pour cette aristocratie, toutes les affaires de l’état, grandes ou petites, sont presque des affaires de famille ? C’est ce qui lui donne cette clairvoyance pratique qui ne se laisse surprendre ni par les entraînemens de la logique, ni par ceux de cet esprit de généralisation, dont l’abus fut parfois si funeste parmi nous. Au reste, une des raisons qui font paraître cette aristocratie si habile, c’est qu’elle est assez solidement constituée pour pouvoir, en cas d’erreur, revenir sur ses pas ou pousser en avant et marcher toujours à la tête de ses propres concessions.

Dans l’histoire de la révolution de 1688 en Angleterre, lord Macaulay, à propos de l’acte de tolérance dont il loue l’habileté, l’opportunité, mais dont il expose les contradictions flagrantes, insiste en des pages remarquables sur le dédain des Anglais pour les idées abstraites et spéculatives en politique, dédain, ajoute-t-il, qui, depuis le roi Jean jusqu’à la reine Victoria, a successivement animé l’esprit de deux cent cinquante parlemens, lesquels se sont guidés par la seule convenance et l’intérêt pressant du moment, sans aucun souci des inconséquences où ils sont tombés plus d’une fois. La force et l’habileté de ce gouvernement, exercé par la famille et par la propriété, n’ont guère laissé de place au développement de l’influence royale. Les rois ont pu avoir, selon leur valeur personnelle, une plus ou moins grande part dans les affaires, mais jamais une véritable prépondérance, et cette chimérique formule de la division égale des pouvoirs, qu’on a crue réalisée en Angleterre sous le manteau du gouvernement parlementaire ou représentatif, n’a jamais réellement existé. On pourrait dire que la chambre des lords, celle des communes, l’armée, l’administration et le clergé sont comme les cinq doigts de la main d’une aristocratie peu nombreuse, qui par la concentration héréditaire de toutes les richesses et de tous les pouvoirs, et par un sens profond de l’art de gouverner, a su, depuis deux cents ans surtout, maîtriser et dominer à la fois avec une inflexible énergie la royauté au-dessus d’elle et le peuple au-dessous.

Depuis 1831 et 1832, l’influence prépondérante a passé de la chambre des lords à celle des communes, dont la composition a été modifiée par l’entrée d’un grand nombre de représentans de l’intérêt commercial et manufacturier. À cet égard, un nouvel ordre de choses semble se préparer de loin ; mais l’ordre ancien n’en subsiste pas moins encore dans tout son ensemble, car parmi les hommes nouveaux qui ont pris place à la tête du pays, il en est bien peu qui ne jouissent pas d’un revenu suffisant pour constituer une complète indépendance de fortune.

La forteresse et la garantie connue de toute cette antique organisation, c’est le droit d’aînesse, sur lequel sont établies l’agglomération et l’assiette de la propriété, et qui a pour effet de ne placer jamais le privilège et l’autorité en dehors de la puissance substantielle que donnent la fortune et la possession du sol. Que l’on condamne ou que l’on défende le droit d’aînesse, parmi ses avantages il en est un dont on ne saurait contester les heureux résultats pour la Grande-Bretagne : c’est l’existence utile de ces innombrables cadets de bonne maison pour qui la noblesse et les titres sont annulés dès la première ou la deuxième génération. Ce sont les cadets de l’Angleterre qui lui ont conquis le monde en le fouillant et le parcourant en tous sens, pour y acquérir la richesse ou l’aisance, et qui ont assuré sa force intérieure en répandant dans la masse de la nation où ils vont se confondre cet esprit de respect et de dévouement pour l’ordre social et politique de leur pays, qui est chez eux si remarquable. Soutiens de cette aristocratie qui n’est point une caste, où l’on entre quand on est puissant ou célèbre, et d’où l’on sort bientôt quand on n’a pas pour soi le hasard de la primogéniture, ou le talent personnel, les cadets sont élevés dans les somptueux manoirs de leurs parens absolument avec les mêmes soins que leurs frères aînés, futurs propriétaires de l’héritage paternel, et partagent les sentimens aristocratiques et le sens profond des saines conditions du gouvernement et de l’ordre qui distinguent les classes supérieures de la nation. Ce sont les cadets qui s’en vont remplir toutes les places de l’administration, de l’armée, de la marine, des colonies, de la magistrature, ou parfois aussi du haut commerce, de la banque et des entreprises coloniales, avec les mêmes mœurs, le même esprit, la même distinction de manières ou le même orgueil que les chefs de famille restés à la tête du pays. C’est ce qui explique cette similitude de goûts, d’antipathies, cette unité dans la foi politique et sociale qui du sommet de la société anglaise descend d’échelons en échelons jusqu’aux couches inférieures.

La famille, fondée sur le droit d’aînesse, est constituée comme la société dont elle est l’abrégé et le modèle. Au même foyer, on voit s’élever en paix une génération de riches et de pauvres unis et solidaires malgré la différence de leur avenir : grave exemple de l’égalité de la naissance et des droits civiques accompagnée de l’inégalité de fortune ; leçon éminemment utile aux peuples, auxquels il est difficile de faire entendre que l’égalité des droits politiques et moraux n’entraîne pas comme conséquence l’égalité des biens et de la richesse. Cette inégale destinée des frères parmi les riches et les puissans entretient la résignation à l’inégalité parmi ceux qui ne possèdent pas, et l’on peut dès lors proclamer sans danger pour la paix publique la juste doctrine de la fraternité dans un pays où les frères eux-mêmes ne sont pas égaux.

On a souvent prétendu que cette puissante organisation anglaise s’ignorait elle-même, et l’un de nos premiers écrivains disait naguère, à propos de combinaisons ministérielles essayées en France par la restauration : « En 1814, l’expérience ne nous avait rien appris encore sur ces graves sujets, et en Angleterre même on agissait bien plus par instinct que par réflexion. Le gouvernement libre[10] était une science dont la pratique existait en Angleterre et la théorie nulle part[11]. » Qu’on nous permette de remarquer qu’il n’est guère probable pourtant qu’un des gouvernemens du monde les plus habiles l’ait été sans le savoir et sans s’être posé des règles traditionnelles fixes et des principes raisonnes, quoique non développés dans une constitution. Sans compter les nombreux écrivains whigs et tories qui ont discuté une à une et par occasion presque toutes les questions politiques et presque tous les faits historiques, selon les besoins de leur cause et de leur parti, la lecture des bons romans anglais du temps présent nous fournirait des notions intéressantes sur la connaissance du gouvernement intérieur, sur l’économie politique et sur la pratique des élections, qui dépasseraient peut-être en enseignemens utiles ce qu’ont pu en répandre chez nous bien des livres plus sérieux. Mais s’il est facile d’exposer la situation de l’Angleterre, il l’est beaucoup moins d’expliquer par quel effort de raison une nation si jalouse de ses droits a consenti longtemps à se laisser gouverner par une minorité, qui, tout en faisant si bien ses propres affaires, a su pourtant satisfaire aux intérêts comme aux préjugés du pays ; comment enfin cette nation, au prix de l’égalité et par amour de ses libres institutions, ne veut confier son gouvernement et la défense de ses droits qu’à ceux qui possèdent héréditairement la richesse et le pouvoir, ou à ceux qui savent s’y élever à force de talent, car, bien que la porte soit étroite, l’aristocratie est ouverte à tous, et c’est là son salut.

Cette organisation politique, à peu près unique dans l’histoire, du gouvernement d’un grand peuple par la richesse a porté l’Angleterre à un haut degré de puissance et de prospérité continues, et aujourd’hui encore la population ne cesse de s’accroître dans ce pays malgré l’émigration, pendant que chez nous, où tout paraît combiné pour le bien-être et le développement des classes démocratiques, la population reste stationnaire ou diminue, quoique l’émigration soit presque nulle. Ne pourrait-on pas dire sans paradoxe qu’en réalité le gouvernement fut mixte en Angleterre tant qu’il y eut combat entre les diverses influences, sources directes du pouvoir, mais qu’il ne l’est plus aujourd’hui que la victoire semble être restée aux mains d’une seule fraction de la nation ? Après l’avènement de Guillaume III, les contestations des partis sur la constitution fondamentale cessèrent, et depuis ce temps-là le gouvernement a présenté dans son essence tous les caractères de l’unité, en conservant néanmoins dans sa forme la division extérieure des trois élémens qui ont figuré dans les luttes anciennes.

Il ne s’est plus agi réellement, depuis 1688 jusqu’en 1832, ni de pondération ni d’équilibre ; tous les poids et toutes les forces ont été placés dans un seul des plateaux de la balance, qui, touchant le sol d’un seul côté, donna au gouvernement britannique une fixité qu’empêchaient d’apercevoir clairement les changemens successifs du pouvoir, passant Jour à tour aux mains des deux fractions (wighs et tories) du grand parti de la richesse et de la propriété ; ce que lord Brougham lui-même ne se refuserait peut-être pas absolument à admettre, lui qui reconnaît qu’avant 1832 « la constitution anglaise avait plutôt les caractères d’une monarchie aristocratique, que ceux de la triple combinaison dont lui faisaient honneur ses admirateurs. » En effet, une aristocratie riche fut prépondérante en Angleterre jusqu’en 1832, non parce qu’elle était aristocratie, mais parce qu’elle était riche. Dans ce pays, pour gouverner la fortune publique, il faut être actionnaire de cette fortune publique, et gros actionnaire. Il paraîtrait aussi absurde aux Anglais d’admettre les pauvres au gouvernement de la richesse publique qu’à nous Français de nommer administrateurs d’un chemin de fer les mécaniciens et les cantonniers. La question connue qu’on fait en Angleterre à propos de tout étranger ou de tout homme nouveau : « Combien vaut-il ? (how much is he worth ?) » et la réponse inévitable et confuse : « il vaut tant de mille livres de rente, » ou, dans le cas contraire, le terrible nobody, ce n’est « personne, » cette question et cette réponse peignent toute l’Angleterre.

La royauté nomme à tous les emplois, mais d’après l’inévitable et absolue influence du parlement. Le roi déclare la paix ou la guerre, mais ne saurait un seul jour soutenir l’une ou l’autre sans la permission des chambres : il peut dissoudre un parlement, mais pour en faire nommer immédiatement un autre, et c’est toujours aux chambres que dans ce conflit reste la victoire. On a souvent vu imposer un ministère au roi par le parlement, mais jamais au parlement par le roi. La royauté en Angleterre est un énorme et indispensable blanc seing en dehors duquel rien n’a de valeur, mais que se disputent et remplissent à leur gré les habiles parmi les plus riches et les plus puissans du pays.

Quant aux forces vives de l’Angleterre, à cette classe qui remplit toutes les fonctions petites ou grandes dans le gouvernement et les chambres, qui fait et subit tour à tour l’opinion du Times et du reste de la presse, qui fournit ces légions de touristes amateurs et politiques qui vont par le monde critiquant les gouvernemens et méprisant les peuples étrangers, nous en pourrions trouver le dénombrement tout fait dans le passage du livre de lord Brougham[12] où il suppute les forces de résistance que la nation possède pour s’opposer à tous les changemens subversifs. Les deux cent mille propriétaires fonciers, les six cent mille détenteurs de la rente et des effets publics, les grands commerçans et manufacturiers, dont l’auteur ne donne pas le nombre, mais qu’on pourrait peut-être porter à deux cent mille, voilà l’Angleterre ou plutôt la partie de l’Angleterre qui compose le gouvernement ou le soutient. Ajoutez à ce million de citoyens deux ou trois cent mille électeurs, pris dans les villes et les campagnes, et vous aurez complété le nombre d’un million deux cent trente-sept mille électeurs anglais que citait naguère encore M. Baroche[13], et qui gouverne tout le royaume-uni et ses vastes possessions. Le reste de la population est pauvre, sans être pour cela délaissée ; son travail et son industrie sont habilement et efficacement protégés par des lois libérales ; mais aussi au moindre signe de trouble ou de révolte la ligue de la richesse et de la propriété se trouve inébranlable et décidée à tout. Miséricordieux et bienfaisans pour les classes nécessiteuses, dont les intérêts les préoccupent tant qu’elles sont résignées, tous les riches du pays courraient aux armes, si ces classes faisaient mine de se révolter, et l’Angleterre ne reculerait pas devant l’emploi des mesures les plus rigoureuses, si elles étaient nécessaires pour faire rentrer les ouvriers et le peuple dans les voies des réclamations légales et régulières ; ces derniers le savent si bien que dans leurs grèves fréquentes, presque jamais ils n’osent se porter au-delà de certaines limites. Une crainte salutaire et non la seule modération, telle est la cause de leur sagesse comme la sauvegarde de la paix publique.

Le solide édifice de cette société paraît donc divisé en étages réguliers, et l’on pourrait dire que, sur les vingt-trois millions environ d’habitans qui peuplent les trois royaumes, un million d’Anglais est chargé ou se charge de posséder la fortune publique et de gouverner tout l’ensemble de l’empire britannique ; les vingt-deux autres millions d’Anglais cherchant à s’enrichir se chargent de manufacturer et de vendre tout ce qui sert à vêtir, à armer, à outiller ou à médicamenter les cent cinquante millions de sujets britanniques de race étrangère répandus sur la surface du globe, qui à leur tour sont chargés, de gré ou de force, d’être les consommateurs des objets manufacturés par la métropole, ou parfois aussi de devenir producteurs de matières premières. C’est là sans doute la pyramide humaine à laquelle fait allusion et qu’admire lord Brougham. Nous admirerons avec lui la grandeur et la majesté de l’édifice, mais nous n’aurons garde de demander de quel poids il pèse sur les assises inférieures de sa large base. Quelles que soient les conséquences qu’on déduise des faits exposés dans le livre de lord Brougham, on ne saurait nier que la nation et le gouvernement anglais vivent et prospèrent, non par la division des pouvoirs, mais au fond par l’unité, premier principe de toute puissance, et par cette unité absolue, la plus matérielle et la plus palpable de toutes, celle de la richesse et de la propriété.

On ne saurait non plus disconvenir que la France est et a toujours été bien éloignée de réunir toutes les conditions du gouvernement anglais. Dès longtemps en Angleterre, chaque particulier a toujours défendu avec acharnement sa propre liberté dans sa personne, dans sa maison, dans ses droits ; chacun, sans grandes vues générales et comme d’instinct, a aidé et encouragé son voisin à faire de même, et sans qu’on eût promulgué de « déclaration des droits de l’homme, » la liberté est née, a su ne pas mourir, et a pu servir aux besoins de chaque jour. Chez les Anglais, la liberté était presque devenue pour la nation entière une affaire de ménage, quand elle n’était encore chez nous qu’à l’état de découverte philosophique.

Toutes les conditions que nous avons énumérées ou quelques-unes seulement sont-elles indispensables à la liberté ? Quels sont les élémens à notre portée qui peuvent remplacer les conditions qui nous manquent ? C’est l’enseignement que nous demandons aux esprits les plus éclairés. L’histoire d’Angleterre n’est certes ni à découvrir, ni à refaire ; mais il n’en est pas moins vrai que les notions de détail relatives à un gouvernement qui vit sans préfets et sans gendarmes ne sont point généralement répandues en France. Supposons un instant, par une fiction rétrospective, que, malgré d’essentielles différences géographiques et historiques entre les deux pays, la liberté en France ait pu, comme en Angleterre, recueillir l’héritage de la féodalité et profiter des conséquences naturelles des luttes du moyen âge, voici peut-être, pour n’envisager qu’un des côtés principaux de la société, quelle serait aujourd’hui chez nous l’assiette de la propriété et de l’influence politique.

Vers 1789, il n’y avait en France, d’après Lavoisier, que quatre-vingt-trois mille personnes nobles[14], qui ne devaient pas composer plus de quinze mille familles. On comptait soixante-dix mille fiefs et arrière-fiefs[15] très inégalement groupés ; les justices seigneuriales étaient au nombre de cinquante mille. Ce dernier chiffre peut servir de base à l’estimation approximative de celui des grandes ou moyennes possessions territoriales, dont la plupart eussent appartenu de nos jours à des familles ne faisant pas partie de l’ancienne noblesse, ce qui du reste existait déjà bien avant la révolution, et occasionnait des plaintes et des difficultés infinies au sujet de droits et d’exemptions de toute sorte, compliqués par la contradiction existante entre l’état des personnes et celui des terres qu’elles possédaient.

Si la propriété, tout en pouvant changer de main, avait conservé sa forme comme en Angleterre, il y aurait probablement en France aujourd’hui environ cinquante mille grandes ou moyennes propriétés rurales, à peu près cinq cents par département. Ces anciens fiefs et terres nobles, actuellement transformés, n’auraient plus d’autres privilèges que de payer la taxe des pauvres et d’entretenir les hospices et les écoles, tandis qu’en même temps seraient assurées aux aînés des fils des propriétaires les modestes fonctions de maires, de juges de paix ou de conseillers d’arrondissement, et à un petit nombre d’entre eux les honneurs de la représentation nationale à la chambre des députés ou un siège à la chambre des pairs. La petite propriété, mieux agglomérée, n’aurait pas à souffrir de la plaie que produit la subdivision parcellaire, et, changeant moins souvent de main, se serait groupée comme une libre clientèle autour de ses patrons naturels. Tout comme en Angleterre, de grandes fortunes territoriales ou commerciales se détruiraient par l’incurie ou l’extinction d’un certain nombre de familles ; d’autres se formeraient. De riches industriels ou commerçans de Rouen, de Mulhouse, du Havre, de Marseille, etc., ou bien des colons enrichis revenus des Indes, du Canada ou de l’Algérie, achèteraient les anciennes terres sans les diviser, ou en formeraient de nouvelles dans les contrées arriérées et stériles qui seraient rendues à la culture par d’intelligens et nombreux capitaux. Dans les comices agricoles, dans les conseils-généraux, dans les chambres, les fortunes, ainsi que les illustrations anciennes ou nouvelles, siégeraient confondues, comme chez les Anglais ; la gloire et les travaux personnels des individus trouveraient d’amples récompenses, mais les services des aïeux ne seraient pas oubliés. Bien que le talent ne soit certes point un don héréditaire, les familles anciennes seraient dans le pays un élément précieux d’ordre et de gouvernement. La naissance et la richesse, il est vrai, ne suffisent pas pour bien gouverner ; mais le contraire ne suffit pas non plus.

Si nous avions réussi en 89, l’égalité se serait faite, non pas en abaissant tout ce qui était élevé, mais en relevant tout mérite véritable. Peut-être on eût appelé gentilhomme, comme on appelle en anglais gentleman, tout homme ayant reçu une éducation libérale et vivant honorablement de son intelligence ou de sa fortune. Sans rien effacer du passé, on eût, pour satisfaire les justes prétentions, trouvé de ces titres nobiliaires qui encore aujourd’hui plaisent tant à notre démocratie. Les héritiers des grandes positions sociales, appuyées sur de solides propriétés, auraient favorisé tous les progrès, et auraient pu prétendre à représenter réellement les intérêts du pays avec une complète indépendance et avec les lumières que donnent, en fait de conduite politique, les traditions de famille. Les diverses assemblées politiques du pays, par l’indépendance de situation d’une partie de leurs membres, eussent été un rempart contre les entraînemens démagogiques et contre l’omnipotence de l’état ; on aurait eu peu à redouter les excès de la centralisation et de la puissance bureaucratique. Dédaigneuse des faveurs du budget qu’elle vote, la représentation nationale aurait été gratuite. Les majorités se seraient déplacées et les ministères se seraient succédé sans trouble, après des combats animés et loyaux de tribune et d’élections qu’auraient livrés une gauche modérée et une droite éclairée. Bien que la presse eût été libre, on eût pu voir s’opérer des réformes efficaces sans révolutions, au lieu de révolutions sans réformes. On eût vu peut-être les souverains mourir sur leur trône ; le pays, fortement uni et jouissant de grandes libertés municipales et provinciales, aurait pu se montrer satisfait de son gouvernement et de son administration.

Mais une semblable forme politique et sociale, ou quelque autre forme analogue, étant regardée comme possible dans notre pays, une question reste à poser : — est-ce un tel ordre de choses que voulait la France en 89 ? Nous croyons que non. La France alors savait parfaitement bien ce qu’elle ne voulait pas, mais savait moins bien ce qu’elle voulait. Peut-on affirmer qu’il en soit autrement aujourd’hui ?

Quelle que puisse être la réponse à ces questions, on ne saurait se résigner à croire qu’il n’y a dans le monde qu’une seule et unique combinaison sociale qui permette à une nation de concourir librement et directement au gouvernement de ses affaires intérieures et extérieures. Si le privilège de se faire représenter réellement par des députés, de discuter et de voter l’impôt, si le droit de témoigner sa confiance dans le pouvoir ou de signaler efficacement la répulsion du pays pour quelque mesure de l’administration étaient réservés aux seuls peuples qui auraient une organisation identique à celle de l’Angleterre, si l’égalité et la liberté, qu’on croyait sœurs, n’étaient pas faites pour marcher ensemble à la tête des nations modernes, il y aurait de quoi être saisi d’une profonde tristesse.

Assurément c’est une idée chimérique de vouloir faire de la France une copie servile de l’Angleterre ; mais il n’en faut pas moins chercher, sans se décourager jamais, sous quelle forme peut s’établir chez nous une liberté sage et durable. Les Anglais ont été quatre cents ans à trouver la forme définitive de leurs institutions actuelles. Nous sommes plus avancés que ne l’étaient les promoteurs de la grande charte du roi Jean, et chez nous, il faut l’espérer, on n’aura pas besoin pour réussir d’un laps de temps aussi considérable. À force de défaites, nous devons apprendre à triompher. L’examen du livre de lord Brougham montre une fois de plus que l’œuvre est difficile : on le sait de reste ; mais qui osera dire qu’elle est impossible ? Dans tous les cas, elle ne saurait être abandonnée, car, indépendamment des convictions raisonnées, il y a comme une sorte de point d’honneur libéral et parlementaire qui survit toujours, malgré les malheurs et les nécessités des temps, dans bien des cœurs honnêtes et dévoués à notre pays.


DUC D’AYEN.

  1. Chapitre XVII, page 251.
  2. Le duc de Bedford, qui disposait de six collèges électoraux, disait « qu’avec le suffrage universel, il aurait dans la main encore un plus grand nombre d’élections, » (Page 92.)
  3. Cité par Tocqueville, l’Ancien régime et la Révolution.
  4. Lord Brougham, p. 68, 74, trad. 20-22.
  5. M. Léonce de Lavergne, Economie rurale de l’Angleterre, p. 104.
  6. M. Disraeli, cité par M. Léonce de Lavergne, Économie rurale, etc., p. 101. — Lord Brougham ditdeux cent mille propriétaires, p. 388.
  7. M. Léonce de Lavergne, ibid.
  8. Qu’on ne croie pas d’ailleurs que l’Angleterre ait moins de fonctionnaires que nous ; elle en compte peut-être davantage et les paie plus richement, mais ils sont en grande partie employés au dehors. Il y a dans les Indes et les colonies anglaises bien des gouverneurs plus richement rétribués que le gouverneur de l’Algérie, beaucoup d’autres qui sont sur un pied presque équivalent, et un nombre infini de fonctionnaires ; mais cela fait moins de bruit que chez nous, parce que le gouvernement britannique, pour chacune des fonctions à remplir, n’appelle pas à son de trompe vingt concurrens pour renvoyer dix-neuf mécontens, et que du premier coup il choisit un titulaire. Louis XIV disait qu’à chaque faveur qu’il accordait il faisait un ingrat et dix mécontens ; de nos jours le gouvernement français pourrait presque en dire autant. Les concours et les examens sont une belle chose et ont leurs avantages, mais ils ont aussi un grand inconvénient : c’est de former dans la jeunesse une classe nombreuse et assez redoutable qu’on pourrait appeler la classe des refusés. Certes, parmi les candidats malheureux aux examens, beaucoup savent se créer d’honnêtes moyens d’existence et se rendre utiles au pays ; mais enfin un certain nombre des désappointés de chaque année devient une proie facile dont s’empare l’esprit de bouleversement. Lorsque vient à souffler le vent périodique de la révolution, les chefs de l’armée du désordre sont tout trouvés, et l’on s’étonne à tort de leur funeste capacité, car entre les hommes qui forment la masse des fonctionnaires désignés par les concours pour administrer et protéger la société et la tête de l’armée, de factieux qui la veut désorganiser il n’y a pas une grande différence ; ils sortent des mêmes écoles, et la distance des talens n’est pas grande entre le numéro six investi par un succès d’examen de la mission de défendre la société et le numéro sept refusé qui l’attaque.
  9. Voyez lord Brougham, p. 277.
  10. Appliquée à l’Angleterre, cette location communément usitée de gouvernement libre est-elle exacte ? Serait-ce un vain jeu de mots de dire qu’en Angleterre il n’y a que le gouvernement qui ne soit pas libre, et qu’en France il n’y a que le gouvernement qui le soit ?
  11. M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XVIII, p. 117.
  12. Pages 387-388.
  13. Discours au corps législatif en réponse à M. Jules Favre (Moniteur du 15 mare 1861).
  14. Les ci-devant nobles formaient « environ le trois centième de la population, c’est-à-dire hommes, femmes et enfans compris, environ quatre-vingt-trois mille âmes. » — Tableau par aperçu des habitans de la France, avec distinction d’état et de professions, page 27, 1 vol. in-12, ayant pour titre : Résultats extraits d’un ouvrage intitulé : De la richesse territoriale du royaume de France, etc. (inachevé), remis en 1791 au comité de l’imposition par M, Lavoisier, député suppléant, etc.
  15. Expilly, Dictionnaire géographique de la France, 1764, au mot France, p, 364.