De la Commune à l’anarchie/Chap. XIV
M’étant déjà longuement étendu, tant sur les mœurs des indigènes et celles des colons que sur l’insurrection, virtuellement étouffée, je n’emplirai ce chapitre, le dernier relatif à la Nouvelle-Calédonie que du récit rapide d’anecdotes.
Thio est, après Houaïlou, le principal centre minier de l’île. Les flancs rougeâtres de ses montagnes dénudées renferment abondamment le nickel et le chromate de fer. Un roc, entouré de fourrés inextricables, garde, comme une sentinelle avancée, l’embouchure de la rivière. Celle-ci, tout aussi traîtresse que la Boima, se replie dix-neuf fois sur elle-même, de sa source à la mer, ce qui, vu l’absence de ponts, procure bien des agréments aux voyageurs.
On dirait qu’un mauvais génie, sans doute l’énorme Coindé, le Neptune local, a jeté un sort sur ces eaux. Que de victimes elles ont englouti !
Une de celles-ci fut madame Panié, épouse surannée mais peu sévère d’un ex-caporal de pompiers auquel son passage dans ce corps d’élite avait brûlé le gosier. Tous deux buvaient, lui pour éteindre cet incendie, tentative aussi vaine que réitérée, elle pour tenir compagnie à son mari. Lorsque des visiteurs aux désirs lubriques, car Panié n’était pas jaloux, entraient dans la case hospitalière, les libations ne connaissaient plus de limites : ne fallait-il pas dignement arroser l’autel de Cypris ?
Qui eût pu prévoir que si fière personne périrait par l’eau ? C’est pourtant ce qui arriva. Au retour d’un déjeuner à la campagne, le mari, la femme et l’ami arrivèrent à cheval sur les bords de la rivière, encore gonflée par des averses récentes, et, avec l’insouciance de l’ivresse, ils forcèrent leurs montures à effectuer le passage. Le cheval de madame Panié ne tarda pas à perdre pied et, emporté par le courant, à disparaître avec la malheureuse. — Ma pauvre femme ! s’écriait en pleurant, au bout d’une semaine, l’inconsolable Panié, je suis bien à plaindre : c’est la troisième jument que je perds cette année !
À Thio, je fis la connaissance d’Amouroux. Lui et ses camarades avaient gagné à leurs bons services une assez grande liberté et, sous prétexte d’un tracé de route, on les laissait au large, livrés à eux-mêmes. Ils vinrent au bureau et nous fraternisâmes. Malgré leur attitude regrettable dans l’insurrection canaque, que seuls, d’ailleurs, ils avaient combattue sans cruauté, ils n’en étaient pas moins des communards : avec eux, je me retrouvais en terre républicaine. Deux déportés établis dans la localité se joignirent à moi pour leur donner un véritable banquet auquel prirent part, — signe des temps, — les deux sous-officiers du poste. L’ordinaire du bagne avait débilité les estomacs de nos hôtes et Amouroux, ayant commencé, au dessert, à déclamer les Iambes de Barbier, ne put jamais aller plus loin que le dixième vers. Je sortis de ces agapes avec les honneurs de la guerre, digne sans excès de raideur et remorquant un sergent sous chaque bras.
Plus tard, je revis Amouroux à Paris : il avait déjà un pied dans les grandeurs et, faiblesse bien humaine, se montrait gêné en ma présence, craignant peut-être que lui rappelant les mauvais jours, je ne lui demandasse à mon tour ses bons offices. Je n’aurais eu garde de le tourmenter sur ce point ! Amouroux, travailleur tenace, avait beaucoup plus de qualités d’esprit que de cœur : parti de la chapellerie, en passant par le bagne, il eût pu devenir ministre.
Deux déportés résidant à Thio méritent une mention spéciale.
Sillaux, surnommé Double-mètre, parce qu’il atteignait juste cette hauteur, eût dit monsieur Sarcey, était un géant inoffensif comme nombre d’hommes vraiment forts. Avec lui et Panié, j’allai en excursion dans les montagnes de l’Aoui, pourchasser non les restes errants des tribus révoltées, mais simplement les cochons sauvages. Les animaux domestiques qu’élevaient naguère les Canaques d’Ataï et de Judano, étant privés de leurs maîtres, retournaient bientôt à l’état primitif : les chiens redevenaient loups et s’associaient par bandes pour attaquer les bestiaux, même de forte taille, tels que les veaux ; les chats prenaient le maquis, comme de véritables bandits corses et tombaient à coups de dents et de griffes sur les oiseaux, voire même les gallinacés ; les pocas, suivant l’exemple général, maraudaient dans la brousse et montraient de loin aux voyageurs des rudiments de défenses redoutables.
À côté de ses petits défauts, Panié était brave : au fort du danger, il n’avait pas déserté Thio. Le besoin aidant, il n’hésitait pas à pousser seul dans des parages peu catholiques et en revenait généralement chargé de dépouilles opimes. Le double désir de chasser et de voir du pays, m’entraîna, avec Sillaux, à l’accompagner : nous risquions cher à ce jeu ; une rencontre avec les derniers Aoui, dans les gorges de la chaîne centrale, eût été désastreuse pour notre petite troupe. À la vérité, nous possédions, plus riches que les fils Aymon, deux chevaux pour trois. Double-mètre et moi montions à tour de rôle, laissant Panié, notre doyen, vissé sur sa selle. La nature du terrain nous forçait à garder le pas : un bras de la rivière se présentait-il, nous entrions dans l’eau profonde, quittant nos montures pour les alléger et nous suspendant à leur crinière ou leur queue, d’une main, élevant de l’autre nos armes. Comme les compatriotes de Judano l’eussent eu belle de nous exterminer à coup sûr, vengeant leur chef fusillé ! Cependant, nous revînmes, sans gibier mais sans accident.
L’autre déporté, Baudin, était un des gaillards du légendaire 101e bataillon, qui fit tant de mal aux Versaillais et utilisa ses avant-dernières cartouches sur les Dominicains d’Arcueil. Je n’ai jamais connu meilleure pâte d’homme : il devait, lui aussi, mourir noyé peu après mon départ.
Baudin était le gardien d’un vaste terrain acquis par l’ex-mercanti de l’île des Pins, Mourot, dont j’ai parlé au début de ce livre. La culture d’un microscopique jardin et la chasse au gibier emplumé, qu’il abattait comme de simples soldats de Mac-Mahon, n’absorbant ni toutes ses forces ni tous ses loisirs, le défenseur de la Commune soupirait fort après la compagne inconnue qui eût allégé sa solitude en la partageant.
Je me trouvais moi-même dans une situation irritante, la mort de madame Panié, que je n’avais jamais connue qu’en tout bien tout honneur, réduisait le beau sexe européen à deux représentants : une Anglaise quinquagénaire et vertueusement acariâtre, une Espagnole buvant comme la Pologne et la Suisse réunies et paraissant âgée de soixante ans, bien qu’elle n’en comptât que quarante-neuf. Je me contentais d’admirer de loin ces deux dames, d’ailleurs en puissance de mari. Quant aux popinés, le missionnaire leur défendait, sous peine des flammes éternelles, de nous gratifier de leur visite et, à plus forte raison de leurs faveurs. Le vieux sagouin, qui pratiquait éclectiquement l’amour sous toutes ses faces, initiant les deux sexes à une corruption dont eût rougi Pétrone, se riait de nos souffrances de célibataires. Gredin ! j’ai tout de même réussi à te faire cocu.
Sur ces entrefaites, Baudin et moi apprîmes qu’une ravissante indigène, d’environ quatorze années, était à vendre dans le village du chef Kaké pour la somme dérisoire de cinquante francs. Les tribus auxiliaires, notamment celles de Canala, avaient fait de nombreux prisonniers mâles et femelles. Les premiers après la période de grande répression, étaient déportés aux îles Bélep, les secondes laissées à leurs captureurs, afin de leur permettre de lutter contre la dépopulation qui, chez les naturels, frappe surtout l’élément féminin.
Dans les premiers temps, les chefs alliés, en braves négriers, avaient vendu leurs captives aux colons en quête de bonnes à tout faire. Peu à peu, cependant, ils comprirent les subtilités de la rente et du capital, voire même du capital en tapa, bien que n’y attachant pas l’attribut de la virginité, — ils ignoraient Dumas fils et les moralistes ! Au lieu d’aliéner leur marchandise, ils se contentèrent d’en procurer sur place la jouissance à des consommateurs qui n’en conservaient point la possession.
Je n’ai jamais été esclavagiste, raison qui m’avait détourné de l’achat d’une Néo-Hébridaise, qu’on me proposait comme la chose la plus naturelle du monde ; Baudin, non plus, n’apparaissait pas comme un mangeur de noires, bien au contraire. Cependant, le besoin fait réfléchir et nous trouvâmes une solution qui, tout en respectant nos scrupules, eût donné satisfaction au moins à l’un de nous. Avant de conclure marché avec le débitant de chair, nous dépeindrions à la demoiselle en question, tout le bonheur qui l’attendait si elle consentait à accorder sa main gauche à n’importe lequel de nous deux. Baudin vanterait les charmes de la vie rurale ; je ferais miroiter les éblouissements du fonctionnarisme : nous serions l’un et l’autre éloquents et, cependant, loyaux. Il y avait neuf chances et demie sur dix pour que cette existence lui parût infiniment préférable à celle de bête de somme au sein de la tribu victorieuse. Si elle refusait, tout était dit ; mais pouvait-elle refuser ! Quant à décider nous-mêmes lequel mettrait la main sur la pomme dans ce jugement de Pâris à rebours, c’eût été vraiment délicat ou impossible ; mais nous nous étions donné parole de n’exercer aucune pression sur le libre choix de la belle, et le blackboulé pouvait in petto conserver l’espoir de faire cocu son camarade. C’était plus qu’il n’en fallait pour nous entraîner à la poursuite de cette jeune captive, pour laquelle, à en croire la renommée, André Chénier n’eût pas dédaigné d’accorder sa lyre.
Ayant auprès de moi deux Européens aptes à me remplacer, j’obtins facilement de mon chef de service un congé de quarante-huit heures et, le fusil sur l’épaule, le gousset bien garni, je partis pour Canala, en compagnie de Baudin, semblablement équipé. Notre intention était, pour gagner du temps, de parcourir de nuit les quarante-cinq kilomètres nous séparant du chef-lieu d’arrondissement ; mais le torrent de Mamari, gonflé par les pluies, nous contraignit à un assez long détour et, pendant des heures, nous errâmes dans les bois sans y voir goutte. Nous n’arrivâmes que le lendemain au grand jour, boueux, dépenaillés et moi nu-pieds, car mes chaussures m’avaient faussé compagnie. À Canala, pas plus de captive que sur la main et, sans l’obligeance non gratuite du chef de guerre Nundo, ainsi que de deux de ses épouses, nous n’eussions rapporté à Thio pas même un souvenir agréable.
Étrange figure que ce chef de guerre ! Il semblait le dernier représentant d’une race de géants sauvages. J’ai déjà esquissé son portrait physique ; au moral, c’était un redoutable ivrogne qui ne reposait que vide à ses côtés le litre de tafia qu’il avait porté plein à ses lèvres. Il entrait alors dans un état terrible, saisissait une trique et parcourait son village en frappant à tour de bras sur ses sujets. À jeun, il prostituait ses sœurs aux soldats pour une pièce de quarante sous. Aussi son domaine n’était-il guère peuplé que d’éclopés et d’hétaïres.
Un peu plus tard, j’eus la chance d’arracher à l’esclavage, peut-être même à la strangulation deux popinés des villages révoltés. Elles s’étaient échappées de la tribu de Nakéty, qui les gardait avec une jalousie propriétaire, pour se réfugier dans celle de Thio, où les attirait une inclination amoureuse. Les auxiliaires vinrent réclamer leur bétail humain ; mais, le poste militaire ayant été retiré depuis peu, je me trouvais la seule autorité du district et en profitai pour imposer ma médiation. Les fugitives, au lieu d’être rendues à leurs maîtres, sort qu’elles annonçaient l’intention d’éluder en se pendant, furent acquises par leurs amoureux, moyennant une rançon de monnaie calédonienne, et les deux parties s’en retournèrent dos à dos, très satisfaites.
À Thio, j’avais retrouvé Pricot, le raseur du Var, sa femme, qui m’appelait le Régent (pour gérant !) long comme le bras, et leur enfant, de plus en plus malmené par les auteurs de ses jours. On formait des manipulateurs pour les postes secondaires : j’enseignai le maniement du Morse à mon ancien compagnon de voyage, qui partit bientôt, fier comme Artaban, pour une destination quelconque. Il fut remplacé par un surveillant métropolitain, Caisson, qu’accompagnait un jeune facteur français, fils d’un déporté mort à Uaraï. Mon Mercure avait de prodigieuses dispositions pour la chasse et l’équitation, mais aucune pour l’étude ; ce fut en vain que je tâchai de l’initier à la syntaxe ou à des sciences quelconques : il ne voulait connaître que le sport !
J’administrais, à ce moment, le télégraphe, la poste, le timbre et enregistrement, le domaine, le port et la caisse de l’État, — un maître-Jacques rond-de-cuir ! La force armée était même sous ma direction, quarante guerriers canaques, commandés par le chef de guerre Simon devant croiser la sagaïe à ma première réquisition. J’eus la sagesse de laisser tous ces bras à l’agriculture.
Parti de l’exil volontaire, j’étais devenu peu à peu une sorte de roitelet, représentant dans ce district perdu le gouvernement français qui, avec la logique des gouvernements passés, présents et futurs, devait, plus tard, m’expulser comme étranger. J’eusse pu être très inconstitutionnel, et le seul reproche que m’adressaient les colons de la localité, était de ne point assez faire sentir mon autorité en m’immisçant dans leurs affaires. Devant ma persistance réitérée à me confiner dans mes services suffisamment multiples, ces amoureux de l’esclavage adressèrent, peu avant mon départ, une pétition au gouverneur pour qu’il leur octroyât des gendarmes : leurs désirs ont été exaucés.
Le père Morris, seul, me boudait. Ce missionnaire, pour mieux asseoir son influence sur les indigènes, les avait convaincus qu’il travaillait papier, — autrement dit, était en correspondance, — avec le bon Dieu. Avant mon arrivée, il ne manquait pas d’envoyer, chaque jour au télégraphe un messager chargé de lui rapporter non verbalement, et pour cause, les indications barométriques et thermométriques. Il s’en prévalait alors pour prophétiser le temps, à l’instar des sorciers et faiseurs d’eau, faisant gober sans peine à ses fidèles émerveillés que cette prescience lui était venue d’en haut. Lorsque j’eus été mis au fait, je vengeai la crédulité populaire surprise, en communiquant à l’astucieux mariste des renseignements météorologiques peu exacts. J’ignore comment les deux pères, le révérend et l’Éternel, se sont tirés de là ; toujours est-il qu’au bout d’un certain temps, l’homme de Dieu s’abstint de m’envoyer son commissionnaire. Peut-être s’absorbait-il dans son harem dont la belle Flore et le jeune Nabori étaient les plus aimables ornements.
Ce charlatanisme clérical ne se bornait malheureusement pas là : il allait beaucoup plus loin, sans s’arrêter au choix des moyens, comme le prouvera l’histoire suivante, trop grave pour que je m’y permette la moindre inexactitude.
La tribu de Thio, forte seulement de trois cents âmes, était gouvernée par un crétin de la plus belle eau, Philippo Dopoua, docile instrument du père Morris. Ce pauvre hère avait pour suzerain le grand-chef Kary, résidant à trois lieues de là, à Bourendy. Entre les deux Océaniens, quelle différence ! le vassal presque aussi piètre au physique qu’au moral ; l’autre, au contraire, un colosse comme Nundo, mais avec une figure plus avenante et un tout autre caractère. Intelligent, brave, hospitalier, le grand-chef avait toujours refusé de se laisser convertir : aussi le père Morris le poursuivait-il d’une haine toute chrétienne.
L’insurrection éclata : le missionnaire tenta aussitôt de faire passer Kary pour rebelle et par les armes, l’un étant la conséquence de l’autre. Il ne put y réussir, Kary ayant, dès la première heure, embrassé la cause des blancs.
Ne pouvant rien faire de cet opiniâtre mécréant, l’acharné catéchiseur s’était rabattu sur le frère cadet du grand-chef, qu’il avait baptisé sous le nom de Louis. C’était peu, mais le ciel se décida enfin à venir en aide à son serviteur. Celui-ci, vers la fin de l’insurrection, époque encore favorable aux disparitions d’hommes, s’était rendu dans la tribu de Bourendy. Bien qu’aimant peu les missionnaires en général et le père Morris en particulier, Kary lui offrit l’hospitalité, car il avait toujours un poulet et une natte au service des voyageurs. Le lendemain, coïncidence bizarre, ce guerrier herculéen commença à tousser, pour la première fois de sa vie ; le surlendemain, il était attaqué de la poitrine ; vingt-quatre heures plus tard, il s’éteignait, baptisé in extremis par son hôte, qui fit aussitôt proclamer Louis chef mais non grand-chef. Cette dignité se trouva à la surprise générale, transférée à l’ex-vassal Philippo, l’homme-lige du missionnaire et aussi son voisin, ce qui facilitait désormais le gouvernement spirituel et temporel des tribus. Inutile de dire que, Kary n’étant plus là, les Bourendy, sous la double pression de leur chef et du père, furent baptisés en un tour de main.
Je serais un ingrat, si parlant des individus bons et mauvais, rencontrés sur cette terre d’exil, j’omettais Pierre Delhumeau. Il avait quatre ans, lorsque ses parents, pauvres habitants du littoral vendéen, arrivèrent avec lui en Nouvelle-Calédonie : ils s’établirent à Yaté, en pleine brousse, n’ayant de voisin européen qu’un vieux missionnaire. Pierre grandit en enfant de la nature, se mêla aux indigènes, partagea leur vie et apprit leurs dialectes qu’il parlait à la perfection. Néanmoins, il était tourmenté du désir de savoir et, avec une courageuse ténacité, ne laissa de répit au mariste que celui-ci ne l’eût initié aux doubles mystères de l’alphabet et de l’addition.
Lorsque je le connus, il comptait vingt ans et en avait passé seize auprès des sauvages Touaourous ; je l’appelais en riant « un Canaque blanc. » On ne pouvait trouver de nature plus droite ni plus courageuse. Exception faite des missionnaires, c’était, de tous les Européens que j’ai connus, celui qui possédait le mieux la Nouvelle-Calédonie. Je lui dois une partie de mes notes sur les dialectes et les légendes et, longtemps après mon retour en France, nous étions encore en relations épistolaires, lui m’adressant avec une infatigable ardeur tous les renseignements qu’il pouvait glaner. À une époque où mes préjugés bourgeois n’étaient point dissipés, il m’apparut comme la preuve que, à l’instruction près, les primitifs ne sont inférieurs ni moralement ni intellectuellement aux fruits hâtifs de notre civilisation.
De mon côté, j’appris à Delhumeau la soustraction et la multiplication. La dernière des quatre règles restait seule inexplorée, lorsqu’il dut me dire adieu pour tenter fortune dans le nord. Ce brave cœur bat-il toujours ? Qui le sait ? Les meilleurs ne disparaissent-ils pas les premiers ?
Cependant, la grande nouvelle, attendue impatiemment depuis tant d’années, arriva sur les ailes du télégraphe européo-australien, éclatant comme une tumultueuse fanfare de délivrance : l’amnistie ! La colonie en tressaillit depuis la baie du Sud jusqu’à la pointe de Paâba. Six mille communards et leurs familles se levèrent pour acclamer le triomphe de la république une et indivisible.
Radieuse et fugitive liberté, on croyait t’avoir à jamais conquise !
En toute impartialité, je dois avouer que les marchands de vin firent de bonnes affaires ce jour-là… et les jours suivants.
— Que voulez-vous ! déclarait avec une rondeur qui ne le quittait jamais l’ex-chef de flottille Peyrusset, pendant la Commune, tout le monde se soûlait : je faisais comme tout le monde et ça m’est resté.
Il exagérait, certes, du moins, en ce qui concernait « tout le monde, » mais la vérité est que, tandis que les Versaillais se grisaient avec du sang, nombre de fédérés se grisaient avec du vin : ils continuaient simplement l’habitude prise pendant le premier siège, alors qu’à défaut de manger il fallait bien boire pour soutenir sa misérable carcasse.
Peu à peu, j’appris le départ de tous nos amis : le père Étienne, Littré, Cipriani, Rava, Louise Michel. Le périodique cyclone arriva, renversant comme un château de cartes les édifices de Nouméa, interrompant les communications du chef-lieu avec le reste de l’île : à peine mon père et moi y prîmes-nous garde.
Nous étions libres ! Mais une tombe nous retenait sur cette terre de proscription : n’était-ce pas une trahison de l’abandonner ? D’autre part, j’avais une situation fort sortable : venant en tête du cadre colonial, je pouvais devenir en peu de temps un personnage de marque dans l’Éden administratif. Dans ces conditions, la ligne d’un bourgeoisillon eût été toute tracée : rester, arborer d’une façon coquette et non farouche le drapeau du fonctionnarisme républicain, épouser la fille de quelque colon argenté et amoureux de la particule, puis laisser voguer la galère.
Ce n’était pas mon idéal : certes, le service télégraphique semi-indépendant semi-périlleux, si différent de la sujétion du bureau parisien, cette vie de plein air et de naturalisme primitif, me plaisaient bien. La vraie liberté n’était-elle pas là, bien plus que dans les tournois oratoires ou les luttes sanglantes des partis politiques ?
Oui, mais c’est la vie végétative du mollusque, la seule digestion béate sous un beau ciel bleu. Mieux ne vaut-il pas l’enfer où l’on pense que le paradis où l’on somnole éternellement ? De fait, resté en Nouvelle-Calédonie, je serais aujourd’hui quelque grave fonctionnaire à peine radical, ne connaissant l’anarchisme que de très loin, comme un rêve affreux, et ses adeptes que comme des criminels !
Mon père, lui, s’ennuie désespérément dans ce pays d’où toute vie publique se retire avec les déportés. Plus de presse démocratique, de polémiques fougueuses, d’élections républicaines emportées d’assaut ! Privés de leur appoint, les journalistes locaux brisent leur plume, Locamus s’adonne aux conserves alimentaires : Nouméa va redevenir la ville des épiciers.
Je vois les souffrances de mon père, qui se meurt faute de débouchés ouverts à son activité. Il se remémore aussi les heureux jours d’autrefois et ces souvenirs, combinés avec le soleil des tropiques, l’étouffent ; les coups de sang se succèdent : il est temps que nous partions.
Allons, le sort en est jeté ! Six années de repos forcé, sous les cocotiers du monde océanien, ont dû nous retremper pour les combats de la société civilisée, — civilisée ! Nous ne sommes pas plus riches qu’à notre arrivée, mais qu’importe ! Et voilà qu’une lettre de France nous annonce la mort d’une parente avare et riche dont je serais naturellement héritier. Du coup, mon père s’imagine que tout va pour le mieux, sauf la défunte ; moi pas ; j’entrevois la silhouette d’un oncle coureur de succession, médecin militaire bonapartiste qui nous exècre et sera enchanté de damer le pion à des communards. Beautés de la famille !
Je demande ma rentrée au chef-lieu, et un jeune collègue, Desruisseaux, vient me remplacer.
Adieu, Thio, ses mines et ses mineurs, ses mercantis rapaces, ses débris indigènes et son fourbe missionnaire ! Deux Canaques pour porter mon bagage, un cheval pour franchir les quarante lieues me séparant de Nouméa et… en route !
En soixante heures de chevauchée, montagnes, forêts, rivières, marécages disparaissent successivement. Dans mon impatience, je dépasse et perds de vue mes compagnons. Encore une nuit passée à la belle étoile, revolver au poing, dans la plaine de Cocétolocoa et, le lendemain soir, je foulais le pavé de Nouméa.
Le 18 février 1881, ma démission ayant été acceptée, nous nous embarquâmes sur le vaisseau la Loire, qui appareilla, le lendemain matin, à destination de Brest.