De la Commune à l’anarchie/Chap. VIII
Cette aventure ne fut pas la seule : après avoir échappé à l’eau, je faillis m’enliser dans la boue, ceci non au figuré, je vous prie de le croire.
À un certain nombre de kilomètres de mon bureau résidait un colon irlandais, nommé George Wright, qui n’avait jamais pu s’assimiler la question épineuse des frais d’exprès. Les bureaux télégraphiques, surtout à cette époque, étant plus rares en Nouvelle-Calédonie que les cocotiers, les facteurs avaient souvent à parcourir des distances considérables pour remettre les fatidiques « petits bleus » aux intéressés. Il s’ensuit que l’administration dans sa prévoyance maternelle autant qu’infinie, avait songé à indemniser les piétons indigènes de leurs fatigues, en leur allouant la somme déboursable par le destinataire, de cinquante centimes par kilomètre. Georges Wright, qui recevait fréquemment des télégrammes et qui, par conséquent était tenu de souvent débourser, n’avait jamais pu se mettre cela dans la tête.
Tenant à cumuler les relations cordiales de voisinage avec la régularité de mes devoirs professionnels, je m’en fus un jour, après déjeuner, visiter ce double insulaire, irlandais et néo-calédonien, avec le vague espoir de lui faire entendre raison. Il fallait encore traverser la Boima, mais cette fois, je m’étais fait indiquer un bon gué, et puis, d’ailleurs, ne savais-je pas nager ?
Je passai, en effet, d’une rive à l’autre avec de l’eau à peine jusqu’au bas-ventre. Je ne m’étais même pas déshabillé : à quoi bon ! Le soleil des tropiques ne chauffe pas pour des prunes.
Georges Wright avait tout l’aspect d’un vénérable patriarche doublé d’un marchand de cochons et telle était aussi son occupation lucrative. Je ne réussis pas à lui faire comprendre la justesse des réclamations administratives, mais je lui achetai une petite truie, charmante et mignonne bête, sevrée depuis peu du sein maternel, et qui me regardait avec des yeux langoureux.
Je n’ai jamais eu la passion propriétaire bien enracinée, mais il me semble que le prurit de la possession est bien plus avivé, bien plus triomphant lorsque cette possession s’étend à des objets non plus inertes, mais vous connaissant, vous comprenant, sensibles à vos caresses ou à vos rudoiements. Le potentat, le patron, le mari ne se sentent-ils pas délicieusement chatouillés dans leur orgueil de posséder des êtres vivants, capables d’aimer et de souffrir, devenus leur chose ?
Je ne me faisais pas alors toutes ces réflexions philosophiques à propos d’un cochon, d’un poôca, disent les Canaques qui ont adouci le mot porc, en lui ajoutant la voyelle a et en retranchant l’r. Je déambulais vers la rivière, après avoir annoncé à Wright que j’enverrais mon planton prendre livraison de la bête. Je me mis dans l’eau sans plus me déshabiller qu’à l’aller.
Ô étourderie de la jeunesse ? toi qui incitas Cham à manquer de respect au derrière paternel et Pâris à faire cocu Ménélas, tu faillis me coûter la vie. Je n’avais pris garde, deux heures auparavant en traversant la Boima, que la marée qui se fait sentir dans toutes les rivières néo-calédoniennes, était basse ; maintenant elle remontait.
Elle remontait même si vite que, tout d’un coup je fus emporté par l’irrésistible courant et, perdant tout à fait pied, dus nager, ce que je fis avec lourdeur, empêtré par mes habits. J’atterris cependant sur la rive droite.
Ce n’était point de là que j’étais parti ; je me trouvais maintenant plus en amont, plus rapproché de mon bureau, par conséquent, à ne considérer la distance qu’à vol d’oiseau. Mais dans quel endroit ! Devant moi, à ma droite, à ma gauche, s’étendait un vaste marécage où croissaient quelques palétuviers. J’eusse peut-être pu me remettre à l’eau et longer la rive à la nage, jusqu’à un endroit plus propre aux exercices pédestres : c’était peut-être le plus sage, mais j’aime peu me détourner de mon chemin à moins que l’obstacle ne me paraisse insurmontable et je ne voyais là rien de tel. Déjà trempé comme une soupe, le mal n’était pas grand de gâter encore tant soit peu ma toilette.
J’allai de l’avant, et doucement, mais je n’allai pas longtemps en dépit du proverbe italien chi va piano va sano. Au troisième pas, j’avais de la boue jusqu’aux chevilles, une boue molle dans laquelle on s’engloutissait comme dans du beurre ; au cinquième, j’enfonçai de vingt centimètres ; au huitième, je dus m’arrêter ayant les deux genoux pris comme dans un étau par l’immonde élément, ni solide, ni liquide, dans lequel je me sentais disparaître à vue d’œil.
J’avais fort admiré dans les Misérables la belle description de l’enlisement, c’est dire que je me rendais parfaitement compte de ma situation. Le soleil brillait au dessus de ma tête, à peine intercepté par les branches sombres des palétuviers ; le ciel implacablement bleu, semblait insulter à ma détresse ; derrière moi, à quelques mètres, coulait la rivière m’apportant doucement le murmure de la marée montante. Toutes ces choses inanimées m’entouraient de leur majesté puissante et je me sentais disparaître dans ce cloaque gluant et brunâtre, où, parmi le fourmillement des myriades d’infiniment petits couraient les crabes de marais, qui, dans un quart d’heure peut-être, allaient se repaître de ma chair, vengeant ainsi la race des crustacés sacrifiés à l’homme !
La position n’était pas gaie, pas du tout ! S’éteindre avant l’âge de la goutte ou des rhumatismes rien de mieux, mais dans un autre décor et surtout d’une façon moins lente, moins affreuse ! Dans cinq minutes, dix au plus, j’allais bien en avoir jusqu’à la poitrine et une fois là, la tête ne tarderait pas à suivre : c’était surtout pour la bouche et les yeux que la perspective me déplaisait.
Et, cependant, je ne poussai pas un cri, même d’appel : amour-propre mal placé ? Peut-être. Mais à quoi bon crier ! qui eût pu m’entendre ?
À défaut de cri, je jetai pourtant autre chose, le regard, autour de moi, et le regard fut aussitôt suivi des mains.
Je venais d’apercevoir, gisant à terre à deux pas de moi la verte branche d’un cocotier : le brin de paille du noyé.
Le cocotier, soit dit pour les personnes peu initiées aux mystères de la botanique, est un arbre droit, côtelé et spongieux, atteignant parfois soixante pieds et ne poussant de branches, si l’on peut employer ce mot, qu’à son sommet épanoui en un vert bouquet. Ces branches, larges et charnues à leur attache au tronc, se continuent en s’amincissant peu à peu en une simple tige d’où pendent de chaque côté des feuilles longues et dures, semblables aux multiples doigts de quelque vert géant.
J’avais justement devant moi la partie forte et arquée d’une de ces branches : je pouvais en m’appuyant des deux mains sur chaque extrémité, m’en servir comme d’un levier à bascule pour me hisser hors de l’abîme bourbeux. Je reconnus alors l’avantage de posséder des bras longs de quatre-vingts centimètres. J’atteignis la branche qui était pour moi celle du salut et grâce à quelques pression sur ce point d’appui, arrivai à me dégager : un moment après, j’étais à genoux sur ce radeau d’écorce, fait pour reposer sans y enfoncer à la surface des marécages, et le maintenant en équilibre.
Une fois sorti de ce mauvais pas, je respirai de bon cœur. Tout n’était pourtant pas fini : quitter mon radeau, c’était retomber au bout de deux pas dans les fondrières. Le mieux n’était-il pas de tâcher de regagner la rivière ?
Quoi qu’il en fût, je tins à honneur de ne pas m’en aller sans avoir repris mes souliers. Ils avaient tout doucement quitté mes pieds ou plutôt mes pieds les avaient quittés dans les efforts faits pour me dégager, et je dus, pour les reconquérir, plonger les bras jusqu’aux aisselles dans la vase.
Un bonheur n’arrive jamais seul : j’avais repris possession de ma chaussure et allais, avec des précautions infinies, me décider à abandonner mon minuscule refuge lorsque j’aperçus, venant à moi, une petite popiné d’une dizaine d’années. Les indigènes néo-calédoniens, sans atteindre le développement palmipède des Andamènes, ont cependant le pied assez sûr pour s’aventurer sur des fondrières où s’engloutiraient des Européens. La jeune enfant, qui me sembla, à ce moment, la plus charmante apparition, était attirée de mon côté par la recherche des crabes de marais. Moins farouche que d’autres picaninis, elle vint à moi sans se faire prier et me servit de guide pour trouver une mince lisière de terre ferme parallèle à la Boima. Au bout de quelques minutes, j’avais perdu de vue ce lieu maudit.
Mais dans quel état me trouvais-je ! Un égoutier, un vidangeur en pleine activité de travail eussent eu honte de fraterniser avec moi. Aussi, tenant toujours à la main mes deux souliers remplis de vase, je me précipitais tel quel dans la rivière, ce qui délaya un peu ma boue. Je rentrai chez moi dans un état de saleté indescriptible.
Ces excursions accidentées m’aidaient à passer le temps. Sans elles et la lecture de mon vieil Horace, que j’avais eu soin d’emporter, l’affectionnant tout particulièrement, je serais mort d’ennui ou aurais fini par me laisser aller à l’abrutissement du milieu. J’avais, il est vrai, quelques conversations philosophico-familières avec les forçats, et surtout avec l’un d’eux, Bonsens, un fort honnête homme, envoyé aux galères par une payse qui l’avait faussement accusé de viol. Ce pauvre diable, dont l’innocence n’était mise en doute par personne, n’en demeurait pas moins pour la vie au ban de cette société qui s’agenouille en prostituée devant les malfaiteurs de haute marque. Il avait cependant gagné la sympathie des deux surveillants militaires qui, l’employant comme boulanger, lui faisaient une vie tolérable. Les Canaques l’avaient surnommé le capitaine Faraoua[1], car, pour ces naïfs, témoins de notre amour du galon, tout était capitaine : un géomètre, qui arriva plus tard, fut incontinent baptisé, capitaine Lunette, et moi, j’avais acquis le titre flatteur de capitaine Théô (tonnerre), en langue canaque, ou de capitaine Télégraphe, en langue… française.
Ils n’étaient pas rares les forçats envoyés à la Nouvelle, comme Bonsens, par la rancune d’une péronnelle, souvent dédaignée. En général, leur innocence est connue, car ils n’ont pas le cynisme orgueilleux du commun des criminels : ils n’en restent pas moins là ! La sacro-sainte justice peut-elle se déjuger !
Moins sympathique que Bonsens, mais bien curieux à étudier était le condamné Sanié qui, à la fois humble et souriant, vint, un jour, m’offrir ses services. « Merci, lui dis-je, je n’ai besoin de personne. » J’ai toujours détesté me faire servir et, en tous cas, les deux Canaques, cumulant les travaux domestiques avec leurs fonctions administratives, me suffisaient amplement.
Cependant, apprenant que Sanié avait été demandé comme garçon de famille par mon collègue Fournier, qui pouvait venir me relever d’un moment à l’autre et pensant que ce pauvre diable serait moins malheureux près de moi, qu’au campement, je finis par le prendre. Sanié avait été un peu de tout, au cours d’une vie non immaculée : enfant de chœur, instituteur, employé, cuisinier surtout. Avec un peu d’amour-propre, il eût pu finir comme Vatel, ce qui est beaucoup mieux porté que d’aller casser des pierres sous le tropique du Capricorne. Il se précipita, dès son entrée en fonctions, vers le gourbis servant de cuisine et, devant Péronéva émerveillé, confectionna une série de petits plats que n’eût pas désavoués le baron Brisse. Le second jour, mêmes prodiges, accompagnés de chansons comiques : Sanié cherchait à se rendre agréable. À cette époque, le sentiment l’emportait chez moi sur la réflexion ; je me fusse fait un scrupule de troubler le repos d’un pauvre diable de forçat : aussi Sanié, après s’en être convaincu, commença-t-il à se donner du bon temps. Le troisième jour, il était gris, le surlendemain il était ivre et il récidiva plus d’une fois ; ces ébriétés, explicables chez un homme longtemps privé de boissons fermentées, n’en étaient pas moins onéreuses pour ma bourse. Pendant les quelques semaines qu’il demeura près de moi, le scélérat fit danser à mon panier une sarabande épileptique et je le soupçonne vaguement d’avoir reçu des pots-de-vin du fournisseur. Bah ! sur une scène un peu plus pompeuse, quel est l’homme politique qui n’en fait pas autant !
À cette époque comme aujourd’hui, j’aimais beaucoup la lecture : j’étais resté, un matin, en chemise, dans mon fauteuil bureaucratique, absorbé par une mythologie orientale, lorsque la porte s’entr’ouvrit pour donner passage à mon directeur, le père Lemire ! Il ne parut pas surpris outre mesure de la légèreté de mon costume et, pendant que j’enfilais en hâte un pantalon, il commença l’inspection de mon poste.
L’insurrection de Poindi-Patchili touchait à sa fin : elle avait été une série plutôt de marches fatigantes que de combats. Quelques Canaques avaient mordu la poussière, deux ou trois soldats avaient reçu des meurtrissures de sagaïes ou de pierres de fronde, les flammes avaient dévoré une demi-douzaine de cases, et le grand chef, traqué, reculait toujours vers les gorges étroites de la Ti-Pindjié. Sa capture ou sa soumission n’était plus qu’une question de jours. Quelle différence avec la grande révolte de 1878, qui dura dix mois, couchant dans la tombe trois cents colons et deux mille Canaques !
Néanmoins, ce petit mouvement avait éveillé l’attention des administrateurs coloniaux qui, mus par l’intention d’éviter des conflits, ou par celle de déposséder davantage les tribus, nommèrent à ce moment une commission de délimitation. En faisaient partie : mon chef de service, celui du domaine, un géomètre, un riche colon négrophobe mais républicain, ce qui le faisait tenir un peu à l’écart, et un révérend mariste, le père Vigouroux, qui avait la réputation de ne pas bouder les popinés. Ce quintumvirat, arrivé à Houaïlou sans tambour ni trompettes, descendit chez Girard qui, du coup, mit ses petits plats dans les grands, et il commença, sans plus tarder, à délimiter à outrance.
L’indigène océanien n’entend rien à la culture intensive : muni des instruments les plus primitifs, il lui faut une surface considérable pour obtenir la même récolte qu’un Européen sur un terrain beaucoup plus restreint. Une fois le sol fatigué sur ce point, il se porte vers un espace voisin et, pour mieux le défricher, commence par mettre le feu aux herbes sauvages qui y ont poussé. Ces incendies couvrent souvent de très grandes étendues et présentent un beau spectacle. Armé de quelques branches en guise de balai, le Canaque s’entend d’ailleurs admirablement à diriger la flamme, à la circonscrire ou à l’étouffer. Menace-t-elle par trop un lieu habité ? vite il brûle d’avance les petites herbes voisines, et, lorsque la grande vague rouge arrive, elle ne trouve plus qu’un sol dénudé sur lequel elle ne peut mordre.
Tout ceci est fort curieux, fort pittoresque : cependant, les colons, gens pratiques ou du moins avides, s’indignaient de voir les primitifs gâcher un terrain qui eût suffi à un nombre cinquante fois plus grand d’agriculteurs européens. Ce à quoi, les tribus répondaient que le sol leur appartenant, elles étaient libres de le cultiver à leur guise et même de le laisser en friche. Si on eût écouté les colons, on aurait d’un trait de plume décrété l’expropriation totale des indigènes, mais cette mesure parut excessive et on s’en tint à une cote mal taillée.
La politique des missionnaires apparut alors, comme chaque fois, fort habile. Il est indéniable qu’après avoir abruti les indigènes, les bons pères les ont souvent préservés contre l’envahissement des civilisés : ceux-ci, même les plus grossiers, n’apportaient-ils pas avec eux quelques bribes d’incrédulité ? — on n’est pas pour rien les petits-fils de Voltaire ! — ne contaminaient-ils pas le troupeau naïf des ouailles ? En s’intitulant les protecteurs des natifs, les maristes acquéraient des droits à leur reconnaissance et, dans les conflits à venir avec les colons, pouvaient jouer le rôle de médiateurs, qui leur a toujours réussi. En outre, si l’immense majorité des immigrants volontaires, par platitude et crainte du gourdin administratif, se montraient catholiques fervents, il était à prévoir qu’il n’en serait pas toujours ainsi, qu’à cet élément servile et abrupt, succéderait un autre plus indépendant, plus éclairé et, contre celui-là, la multitude noire, le jour où elle serait convertie, pourrait constituer une force de réaction toute entre les mains du clergé. Si antidémocratique qu’apparaisse ce dernier, il a toujours attiré à lui une partie, — la plus inconsciente, — de la masse pour écraser sous son poids celle qui pense et qui s’agite. Il y eut par conséquent, dans la commission de délimitation de 1876, cette anomalie que les indigènes, menacés dans leurs possessions, eurent pour adversaire un républicain, radical s’il vous plaît, et pour défenseur un prêtre.
Mon chef de service, excellent homme, d’une érudition solide et assez progressiste dans ses idées politico-sociales n’avait cependant pas inventé l’anti-cléricalisme, — on n’est point parfait ! — Peut-être sentait-il qu’en se mettant le clergé à dos, sa situation eût été intenable dans cette colonie où tout, même la police, sentait l’eau bénite. À Nouméa, il faisait, le dimanche, pendant cinq minutes, acte de présence à la messe, à côté du gouverneur et des fonctionnaires grands et petits, pendant que ses employés, presque tous radicaux, discutaient avec chaleur le républicanisme de Gambetta, quelques-uns poussant même jusqu’à Barodet. Son collègue à la commission, le père Vigouroux, en profita pour lui quémander une des pièces de l’immense bureau, afin d’y célébrer le saint sacrifice, dont les malheureux habitants de Houaïlou avaient été privés depuis si longtemps. Lemire y accéda et, comme mon autorité de gérant intérimaire disparaissait devant la sienne, je n’eus ni à approuver ni à blâmer : je me bornai à ne point entrer dans le sanctuaire improvisé, observant du dehors le coup d’œil.
Il était vraiment curieux : Sanié qui, la veille, s’était grisé abominablement, buvant à même le saint ciboire, servait d’enfant de chœur et dégoisait fort dignement son latin devant une barrique vide servant d’autel.
L’élément féminin avait donné et se prélassait en rang d’oignons sur des chaises empruntées à Girard. Coquetterie et bigoterie vont généralement de pair : ces dames avaient arboré leurs plus pimpantes toilettes et se dévisageaient avec fureur, un œil rivé sur l’officiant et l’autre sur leur voisine. Cette mimique, grosse de jalousie et de dédains, ne les empêchait pas, en même temps, de se redresser sous le feu des regards masculins : l’une, sous prétexte de donner à téter à son enfant, s’était entièrement dégrafée et, sans la moindre gêne, exhibait intégralement les richesses de sa poitrine. De leur côté, les hommes, mineurs et stockmen abrupts, depuis longtemps déshabitués des choses saintes, exécutaient à contre temps les mouvements horizontaux ou verticaux inhérents à toute cérémonie religieuse et tourmentaient furieusement la poche dans laquelle se trouvait remisée leur bouffarde. Les membres de la Commission, présents, sauf le colon républicain, représentaient le plus select high life et, à côté d’eux, Bailly, sanglé dans son uniforme de surveillant, tiré à quatre épingles, prenait des poses donjuanesques.
La pieuse cérémonie fut troublée par l’incontinence d’urine d’un chien de forte taille qui avait accompagné son maître jusqu’à la porte du lieu saint, et qui, au moment de l’élévation, s’en fut, le plus naturellement du monde, pisser sur la soutane du révérend père. Cet incident causa quelque tumulte : l’insolent quadrupède fut expulsé ; après quoi, tenant sans doute à donner aux gens de Houaïlou une idée favorable de ses capacités oratoires, le père Vigouroux y alla d’un sermon.
Je n’eus pas le plaisir de l’entendre, mais je suppose qu’il fut touchant, car l’auditoire me parut donner des signes d’émotion. Une femme qui cocufiait son mari à… bouche-que veux-tu, fondit en larmes ; deux mineurs, qu’on ramassait ivres-morts tous les samedis, derrière le magasin de Girard, cachèrent leur visage dans leurs mains et lorsque, après l’Ite missa est, les fidèles eurent vidé les lieux, l’un d’eux s’approcha du missionnaire prêt à s’en aller et, dans un accent de lyrisme :
— Nom de Dieu ! mon père, lui dit-il, ce que vous avez bien parlé ! Voulez-vous que je vous paie l’absinthe ?
- ↑ Faraoua, corruption en bichelamare du mot anglais flour, farine.