De la Commune à l’anarchie/Chap. IV


Stock, éditeur (p. 43-58).


CHAPITRE IV.


L’ÎLE DES PINS ET SES HABITANTS.


La Nouvelle-Calédonie, par sa constitution géologique et la direction de ses grandes chaînes de montagnes, se rattache au prolongement du système asiatico-océanien, passant par les îles de la Sonde, la Nouvelle-Guinée, les Salomon et les Nouvelles-Hébrides, parallèlement à la chaîne de montagnes qui longe la côte australienne au nord et à l’est. Un mur de corail, coupé par des passes, l’encercle, se prolongeant, évasé, au nord et au sud. À une époque reculée, l’île occupait certainement tout l’espace limité aujourd’hui par le grand récif ; elle se reliait aux Bélep, aux Loyalty, à Kunié ; bien plus, elle avait dû, vers la fin de la période crétacée, se trouver, par suite de l’exhaussement du sol et du retrait de la mer, rattachée à l’Australie. Un continent, bizarrement dentelé, occupait alors la surface de l’Océanie. Plus tard, vers le milieu de la période tertiaire, la mer reprit ses droits : les terres mal soudées se disloquèrent, d’aucunes s’effondrèrent et disparurent dans les abîmes liquides ; d’autres demeurèrent presque à fleur d’eau et servirent de rendez-vous aux innombrables polypiers qui vinrent y édifier des îles de corail. La découverte d’un débris fossile de grand pachyderme confirme l’existence de cet ancien continent austral, car, à l’arrivée des Européens, la Nouvelle-Calédonie ne possédait plus aucun quadrupède. Les Canaques du sud ont, en outre, une vague idée qu’autrefois, on allait à pied du pays des Touaourous à Kunié ; est-ce une croyance qu’ils ont reçue des explorateurs blancs ou un lambeau persistant de tradition transmise à travers les âges par quelques descendants des aborigènes d’alors ? C’est une question difficile à résoudre, car les Néo-Calédoniens d’aujourd’hui ne constituent pas une race ancienne : ils sont formés du mélange des Mélanaisiens, petits, noirâtres, médiocrement intelligents, et des Polynésiens d’Ouvéa (archipel Wallis) grands, souples et forts, au teint cuivre-doré, à l’intelligence ouverte, arrivés plus tard, il y a environ cent quatre-vingts ans. Savoir si la Nouvelle-Calédonie avait des habitants humains à l’époque tertiaire est un problème dont on n’a pas encore trouvé la solution.

L’île des Pins, géologiquement, se rattache à la Grande-Terre. Elle est la continuation d’une chaîne serpentineuse passant par l’archipel Bélep, au nord, Arama, Poum, Koumac, Gomen, Gatope, Koné, Pouembout, Tiaoué, Adio, Mou, Monéo, Houaïlou, Canala, Thio, Bourendy, Yaté, le mont Dore. Les hauteurs sont rougeâtres et arides : la végétation mord difficilement dans ce sol tout de nickel, de pyrites et de chromate de fer ; mais les parties basses, fertilisées par les alluvions, arrosées par de nombreux cours d’eau, sont, en général, verdoyantes. Sur certains points, la mer semble se retirer, laissant à découvert des plages marécageuses où croît le palétuvier : les femmes indigènes s’aventurent sans hésitation sur ce sol mouvant pour y chercher des crabes, tandis que l’Européen risque à chaque pas de s’enliser.

Par le dialecte et les mœurs, les indigènes de Kunié se rattachent aux Nouméas et aux Touaourous. Ils ont eu avec eux de fréquentes guerres et les habitants de la grande terre les dépeignaient dans leurs légendes comme un peuple de géants. Le dernier grand chef de l’île des Pins fut Vandégou, brave potentat, qui, par amour des petits cadeaux, se laissa cajoler simultanément par les Anglais et les Français jusqu’au jour où, la grâce des maristes aidant, il se déclara sous le protectorat des seconds. Sa fille Hortense fut proclamée reine, au mépris absolu de tous les usages : cette innovation révolutionnaire n’a qu’une explication, mais toute plausible : Hortense avait été élevée par les sœurs et devait être l’instrument docile des missionnaires. Les bons Pères savent violer les usages dynastiques lorsque leur intérêt les y pousse !

Le doyen des serviteurs de Dieu, à l’île des Pins, était le Père Goujon. Un nom prédestiné, car il aimait fort le poisson et avait un moyen original de s’en procurer, il faisait venir ses fidèles au teint bronzé et leur disait : « Mes enfants, le bon Dieu m’avertit qu’il doit donner ce soir ou demain un grand pilou[1]. Partez à la pêche pour qu’il ne manque de rien. » Et les canaques de partir, et lorsque la pêche n’était pas satisfaisante ou que le révérend avait à traiter ses collègues il gourmandait paternellement ses ouailles : « Vous oubliez, leur rappelait-il, que le bon Dieu a beaucoup d’invités ; ses douze apôtres et un grand nombre de saints. » Les candides insulaires retournaient alors lutter contre le poisson.

Ce fait paraîtra à d’aucuns peu vraisemblable, forgé peut-être par l’esprit de parti. Pourtant c’est une des supercheries les plus anodines de ces bons Pères qui, sentant leur règne fini en Europe, s’en vont colporter chez les sauvages les bourdes qui n’ont plus cours chez nous. Aussi s’efforcent-ils jalousement d’empêcher tout contact entre leurs fidèles noirs et les blancs infidèles ou hérétiques. Ils sentent qu’à côté des cadeaux néfastes qu’ils leur font, les Européens communiquent cependant aux naturels quelques bribes d’examen et de scepticisme. L’ivrognerie, la syphilis, passe encore ! Mais la libre-pensée, jamais !

Stylés par d’aussi bons éducateurs, les indigènes de Kunié ne devaient guère frayer avec les déportés : « Méchant Tayo[2], tu as tué le « bon Dieu de Paris ! » dirent-ils plus d’une fois aux communards. Il s’agissait de l’exécution de l’archevêque Darboy, imputable surtout à ses ennemis les ultramontains et au machiavélique Thiers, braves gens qui devaient se frotter les mains en chantonnant à la sourdine ces vers de Cavalier dit Pipe-en-Bois :

Et c’est ainsi qu’on creva la paillasse
À monseigneur l’archevêque de Paris !

Les directeurs spirituels de la reine Hortense avaient octroyé son cœur, sa main et ses dépendances à Samuel brave canaque à l’intelligence bornée, qui se distinguait de ses sujets en portant une paire de souliers. La chaussure est un des bienfaits de la civilisation auxquels s’accoutumeront le plus difficilement les indigènes. Les grands chefs qui, par amour de la fashion européenne, se soumettent à la torture du brodequin, perdent peu à peu leur qualité d’excellents marcheurs ; leur pied qui jadis défiait la morsure des rocs et des épines, devient sensible, en même temps que le soulier, auquel ils ne sont pas accoutumés, alourdit leur marche.

Nous eûmes le loisir d’étudier les hommes et les choses de l’île des Pins pendant à peu près un mois. Nous y connûmes intimement les Arabes, déportés parce qu’on leur avait volé leurs terres, leurs troupeaux, leurs femmes, parce que les spéculateurs algériens convoitaient leurs biens et que les officiers avaient besoin d’une campagne pour de l’avancement. Leur grand chef, Mokrani, parlait fort bien le français, voire même le parisien ; il descendait par les femmes, nous assura-t-on sérieusement, de l’aristocratique famille des Montmorency et son nom arabe n’était qu’une corruption du nom français. En tout cas, il possédait, ainsi que bien d’autres de ses compatriotes, les caractères physiques de race qu’on cherche en vain chez les descendants alourdis de nos seigneurs ; dents blanches, finesse des attaches, doigts fuselés aux ongles roses à faire crever de dépit toutes les duchesses du noble faubourg.

Aziz-ben-Scheick-el-Hadded était un chef religieux, fort aimable avec nous, — on devint bientôt amis intimes, — et qui, dans l’insurrection arabe, n’avait pas donné sa part aux chiens. Jovial et tolérant en matière de culte, ce qui peut surprendre, il était dévoré d’un appétit énorme : un jour, en prison, il avait parié avec son geôlier de manger tout un gigot de mouton et gagné le pari. Les gigots de mouton, à force de s’accumuler, avaient fini par lui donner un embonpoint inquiétant ; du reste, figure souriante et belle, que ne déparait pas une balafre, reçue dans un combat. Rencontre bizarre, Aziz et celui qui lui avait administré ce coup de sabre se retrouvèrent un jour, à Nouméa, et tombèrent… dans les bras l’un de l’autre. Cet ancien adversaire, devenu ami, était un ex-maréchal des logis de cavalerie lequel, couché en joue avec un pistolet qui rata, avait jugé indispensable de mettre le tireur, Aziz, hors d’état de récidiver. Tous deux, par la suite, finirent tragiquement : le Français, après diverses aventures comme prospecteur[3] et colon, mourut de faim ; l’Arabe, réussit à s’évader, revint en son pays en un moment de troubles, et, luttant naturellement contre les roumis, tomba dans une embuscade où il périt.

Un autre, Ahmed, beau comme un prince des Mille et une nuits, s’éteignit d’une maladie de langueur, regrettant, comme tous les autres, son pays et sa famille, mais résigné aux volontés d’Allah.

Et Nanouch, un brave fanatique, qui expliquait ainsi ses antipathies pour un coreligionnaire déporté : « Lui kabyle Alger, moi kabyle Constantine ». Conclusion : il faut s’exterminer ! En voilà un qui ne transigeait pas avec les prescriptions du Coran ! Constamment, nous ayant accordé sa sympathie, il s’invitait à déjeuner chez nous, et, à la tête d’une bande d’affamés, envahissait notre paillotte à l’heure des repas, mais : « Madame, disait-il à ma mère, toi, ni pas mettre di la graisse di cochon ». Comment donc ! fils du Prophète, nous enverrons à Nouméa chercher du beurre exprès pour toi ! Ce que nous leur en avons fait commettre à leur insu des transgressions aux sacrés préceptes culinaires.

Ces malheureux, victimes de la cupidité européenne n’ont jamais revu leur pays : il eût fallu faire semblant de leur rendre ce qu’on leur avait volé et cela on ne le pouvait.

Le macaroni à la sauce tomate, confectionné par mon père avec un brio tout italien, les attirait. La vérité m’oblige à déclarer que, à table, ces Arabes démentaient la réputation de sobriété qu’on a faite à leur race. Ils nous remerciaient, à la fin du repas, en tirant de leur gosier quelques-unes de ces éructations sonores qui sont prescrites en pareille circonstance, par leur code de civilité. Cette coutume m’a mis plus tard, dans un grand embarras : j’avais été, ainsi que mon père, invité à déjeuner par Tahar-ben-Resgui, musulman élevé à l’européenne et fils d’un officier d’ordonnance du duc d’Aumale. « Comment faire ? me demandai-je avec anxiété entre le dessert et le café. Si je demeure aphone, sa susceptibilité arabe se froissera. Si je fais fonctionner mon larynx, il est capable, en tant que francisé, de me traiter de cochon. » Je regardais mon père qui demeurait impassible et j’étais tenté de lui crier : « Mais rote donc, ou tu vas nous faire prendre pour des gens sans éducation ! » Il ne broncha pas, et moi je simulai un hoquet étranglé, que notre hôte était libre d’interpréter comme il le voulait. Escobar n’eût guère mieux trouvé.

Nous eûmes bientôt un grand chagrin. Parmi les déportés qui avaient fait le voyage avec nous, se trouvait un ex-marin, Ponsard, garçon sympathique et d’à peu près vingt-huit ans. Fortement atteint de la poitrine, il s’était attaché à nous, avec cette affection mélancolique de certains malades, et mes parents qui le lui rendaient l’avaient invité, une fois arrivés, à vivre avec nous comme dans sa famille. Mais son état s’était tellement aggravé qu’on dut le transporter à l’hôpital. Nous allâmes l’y voir : justement, il y avait une amélioration sensible sur les jours précédents. Plus que jamais, nous parlâmes de la vie commune sitôt qu’il serait guéri définitivement, et Ponsard, pâle, la tête soulevée sur l’oreiller, nous suivait de son regard brillant. Il désirait une orange et en trouver n’était pas une petite affaire. Nous envoyâmes à la mission du Sud : le lendemain, ayant le fruit désiré, nous nous levâmes de bonne heure mon père et moi pour aller le lui porter. — « C’est inutile, nous dit ma mère, Ponsard est mort cette nuit, à telle heure : je l’ai senti. » Nous pâlîmes, car nous savions que ma mère, d’une intelligence affinée et d’une délicatesse de nerfs maladive, éprouvait, dans les occasions douloureuses, des pressentiments trop bien réalisés. Nous allâmes à l’hôpital : à l’heure dite, Ponsard était passé de vie à trépas !

Quatre ans s’étaient écoulés depuis l’écrasement de la Commune et l’on ne voyait encore aucun indice de changement : la réaction tenait la France et le monde. Plus d’un, parmi les déportés, commençait à regarder tristement en arrière. — « Ah ! si le petit Badingue pouvait revenir, on ferait l’amnistie et nous rentrerions ! » murmurait un mécanicien. Néanmoins, à l’exception de trois ou quatre pauvres diables qui s’étaient laissé ostensiblement convertir par les missionnaires, les proscrits se tenaient convenablement devant l’ennemi.

Le côté triste, c’était l’ivrognerie. À quoi bon cacher la vérité ? ce n’est pas ainsi que l’on fait triompher une cause. On buvait beaucoup pendant la Commune, un peu pour se donner du montant, un peu parce qu’on en avait pris l’habitude pendant le siège, alors que les vivres étaient introuvables et la boisson à bas prix. Du reste, les révolutionnaires sanguins de cette époque déjà vieille différaient beaucoup des cérébraux d’aujourd’hui. À la presqu’île Ducos et surtout à l’île des Pins, bon nombre, qui en avaient l’occasion, noyaient leur nostalgie dans le vin et quel vin ! Pas n’était nécessaire d’en boire beaucoup pour déraisonner ou rendre tripes et boyaux.

Deux officines d’empoisonnement sont restées célèbres parmi les anciens hôtes de Kunié. Elles étaient tenues, chose triste à dire, par des déportés que leur avidité avait retranchés de toute communion avec leurs frères d’exil, pour les ravaler au rang des plus âpres mercantis. En remplaçant le jus du vin par des mixtures infernales, ces mastroquets, protégés par l’administration, sont arrivés à la fortune au détriment de la vie de bien des malheureux. Le samedi soir, après la paie faite aux déportés employés aux travaux du génie, la route était jonchée d’hommes ivres-morts, qui n’avaient peut-être pas bu deux verres de ce liquide abominable.

Un de ces mercantis, séminariste défroqué, avait été homme de lettres et même secrétaire, non de Rochefort, comme on l’a écrit parfois, mais de son journal. Eugène Mourot était arrivé à l’île des Pins dans le plus grand dénûment. Ses camarades ouvriers, flattés de voir un homme de plume parmi eux, lui donnèrent qui des souliers, qui un pantalon, qui une chemise. Ainsi réquipé, il se présenta comme comptable chez le mercanti Pinjon, fut agréé et, à force d’esprit retors, s’implanta associé. Dès ce jour, le vin, très mauvais, devint exécrable. Mourot, non content d’empoisonner les déportés, spéculait sur eux de toutes manières.

Il y perdit les sympathies, mais il y gagna de l’argent, ce qui lui fut une ample compensation. Quelques années après, il arriva au chef-lieu avec soixante mille francs si honnêtement gagnés, spécula sur les mines et finit, bien après l’amnistie, par retourner dans la vieille Europe les poches à peu près vides, ayant perdu, bu ou mangé son saint-frusquin. Prêt à tous les métiers, il tenta de flibuster l’un, faire chanter l’autre, réclamant même à Rochefort, qui l’envoya promener, ses appointements de secrétaire de rédaction, au prix de quinze cents francs par mois, pour toute la durée des onze ou douze ans qui s’étaient écoulés depuis la mort du journal ! Je le revis deux ou trois fois sans échanger avec lui plus de dix mots, courtoisement, du reste ; aussi, grande fut ma stupeur en apprenant, proscrit à Londres, que cet ex-empoisonneur, pressé de gagner un louis ou deux, avait bravement profité de mon éloignement pour bâtir sur moi une histoire tintamarresque. J’étais tout simplement représenté comme agent de Rothschild au fougueux directeur de la Libre Parole, qui voit l’ennemi juif jusque dans son vase de nuit, et cela avait permis de tirer deux ou trois numéros à grand fracas. La vengeance étant le plaisir non seulement des dieux mais même des hommes, je n’ai pu résister au plaisir de consacrer une page à ce littérateur d’affaires.

Il y avait peu de vie publique à l’île des Pins : l’appel fait par les surveillants militaires, le soir en temps ordinaire, et deux fois par jour lorsqu’il y avait un navire en vue, était, avec les enterrements la seule occasion de rassemblements. Au début, quelques vauriens, étrangers à toute idée politique ou sociale, s’étaient constitués en une sorte d’association malfaisante, la tierce, à l’effet de vivre sans travailler sur les autres. On supporta quelque temps leurs attaques et leurs déprédations, puis on leur donna la chasse et on finit par n’entendre plus parler d’eux. Il en avait été de même à la presqu’île Ducos. À leur honneur, les déportés ne voulurent pas recourir à l’administration pour ce lavage de linge : un seul, Saint-Brice, délégué de commune à l’île des Pins, frappé par quelques ennemis, les avait signalés, à tort ou à raison comme appartenant à la tierce et les malheureux, trois jeunes gens, furent fusillés. Pour ce fait, Saint-Brice se vit mettre à l’index : personne ne lui parlait plus et ce supplice se continua, après l’amnistie, à bord de la Loire, qui le ramenait en France.

La prison de l’île des Pins, — l’hôtel Bardoux, comme on l’appelait, du nom de son principal geôlier, — était bien remplie. Pour la plupart, ses pensionnaires étaient coupables de tentatives d’évasion. Après celle, si heureusement réussie de Rochefort, une véritable fièvre d’escampette avait travaillé les déportés : ils ne rêvaient plus que barques les transportant sur la côte australienne. Comme la plupart étaient d’excellents ouvriers, ils se mirent en mesure de réaliser ce songe. Chaque nuit, la forêt longeant la mer fut remplie d’hommes qui, furtivement, coupaient et façonnaient des arbres, puis au petit jour, les cachaient sous quelque amas de feuillage. Combien furent surpris par les rondes de surveillants et condamnés à des années de prison pour vol du bois appartenant à l’État et dont il eût été moins dangereux de faire des flûtes ! Mais les autres ne se décourageaient pas. De toutes ces tentatives, la plus célèbre et la plus malheureuse fut celle du docteur Rastoul qui, avec vingt-et-un camarades, partit de l’île des Pins par une nuit de tempête. Sans doute, comptaient-ils trouver à peu de distance au large un bâtiment qui les prendrait à son bord, car à ceux mis dans la confidence qui leur disaient : « Attendez au moins vingt-quatre heures ! partir par ce temps c’est aller à la mort, » ils répondaient invariablement : « Il faut que nous partions cette nuit. » Ils allèrent et on n’eut jamais de leurs nouvelles. Seulement, plus tard, l’autorité pénitentiaire exposa à la presqu’île Kuto des débris de bateau comme étant celui de Rastoul, à l’effet de doucher les ardeurs d’évasion.

Parmi les vingt-deux, se trouvait un Italien d’un grand courage, Palma, qui avait fait le coup de feu contre celui d’État, avec mon père. Je me rappelle ce dernier me narrant l’épisode : après la prise de la barricade du faubourg Saint-Martin, qu’ils défendaient, mon père, Palma, quelques Italiens et Hongrois s’étaient cachés dans une cave sous des sacs à charbon. La troupe victorieuse perquisitionnait partout : au moment juste où elle descendait dans le sous-sol, Palma, qui voyait plutôt le côté comique que le côté tragique des choses, partit d’un formidable éclat de rire, à la grande fureur de ses compagnons. Par un bonheur providentiel, les soldats, harassés de luttes et d’exécutions ne poussèrent pas leurs recherches à fond. Plus tard, Palma alla se battre avec Garibaldi, prit part à la fameuse expédition des Mille et continua de déployer pendant toute la guerre franco-allemande et la Commune, une bravoure souriante. Au moment suprême, il a dû narguer encore la mort de quelque insulte.

La navigation côtière est pleine de difficultés et de périls, tant devant la grande-terre que devant les îles qui en dépendent. Elle demande non seulement des hommes du métier, mais aussi des hommes connaissant à fond le littoral. Parmi ces loups de mer, — et la Nouvelle-Calédonie en comptait d’excellents : les pilotes Fabre, Leleizour, le capitaine Gaspard, etc., — il y en avait un d’une originalité sans bornes, le capitaine Hubert.

Hubert, qui se surnommait « de la Marmitte » parce que sa famille paternelle s’appelait Delamare ou de la Mare, était fils d’un directeur des postes et avait atteint, dans la marine de l’État, le grade d’enseigne de vaisseau. Il possédait toutes les aptitudes requises pour faire un marin de premier ordre, n’eût-ce été un désastreux penchant pour l’absinthe. Un jour, à bord d’une corvette ou d’un aviso, sur les côtes du Sénégal, Hubert, de service, probablement éméché, avait laissé clocher quelque détail. « Quel est le cochon qui a fait cela ? s’écria le Ramollot du bord, je le foutrai aux fers. » « Mon commandant, nasilla l’enseigne, qui semblait avoir le larynx dans les narines, le cochon c’est moi, et on ne fout pas aux fers un officier. » Mais on le flanqua aux arrêts pour trente jours. Cette punition expirée, Hubert, en grande tenue, s’en fut rendre à son chef hiérarchique la visite que doit tout officier puni : « Mon commandant, en vertu de l’article tant du règlement, je viens, etc. » Puis, comme ils étaient seuls, Hubert en profita pour administrer à son commandant une maîtresse raclée. À la suite de cette algarade, le jeune officier donna sa démission et, ne sachant trop que faire, s’en alla en Chine, d’où il vint en Nouvelle-Calédonie. Là, il courut un peu la côte, passa pilote et acquit une réputation hors de pair à la fois comme navigateur et comme ivrogne. Nul ne conduisait plus habilement un navire au milieu des traîtres récifs de la mer de Corail et à bord, il était d’une sobriété remarquable, — peut-être aussi l’empêchait-on de boire. Cette abstinence le rendait malade, mais comme, une fois à terre, il prenait sa revanche ! On le voyait passer dans les rues de Nouméa, tantôt raide et majestueux comme l’incarnation de la justice, tantôt décrivant les plus folles figures géométriques et fourrant sous le nez des passants ahuris un squelette de hareng saur dans lequel il mordait à belles dents : « Je n’ai encore bu que quinze absinthes ! clamait-il. Qui me paie la seizième ? Je crève de soif ! » Et, sans respect de l’étiquette ou de la discipline, l’ancien enseigne interpellait vertement, en leur tapant sur le ventre, lieutenants de vaisseau ou capitaines de frégate. Souventes fois, il irruptait dans les bureaux de l’administration, faisant entendre aux ronds-de-cuir de tout grade de dures vérités. Le chef de la colonie même n’était pas à l’abri de ses mercuriales qu’il tolérait par restant de sympathie pour un ancien officier de marine et aussi par ce sentiment qui portait les rois à recevoir sans se fâcher les remontrances de leurs fous. Lorsque, dans la bonne ville de Nouméa, si respectueuse des tyranneaux administratifs, on entendait une voix éraillée par l’alcool hurler : « Je les emm… tous, depuis le gouverneur jusqu’au dernier policeman », on se disait sans la moindre hésitation : « Tiens ! le capitaine Hubert qui passe ! »

Nous aurons occasion de reparler de ce loup de mer, qui avait, à l’île des Pins, un rival en originalité aussi bien qu’en intempérance dans la personne du déporté Léonce Rousset. C’était un petit bossu, non pas tout à fait bègue, mais bredouillant fortement, d’où l’harmonieux sobriquet de Caracaca. Intelligent, instruit et d’un caractère fort serviable, il professait un amour immodéré pour la bouteille, qu’elle contînt du vert, du jaune, du rouge ou du blanc. Il en résultait des situations parfois comiques, parfois tragiques, parfois les deux : ainsi il faillit, un jour, disparaître dans une fosse d’aisance. Les surveillants militaires, lors même qu’ils ne l’entendaient pas répondre, deux ou trois jours durant, à l’appel de son nom, ne s’émouvaient pas outre mesure, certains de le retrouver endormi du sommeil d’Épiménide, au coin de quelque fourré. Ce passionné buveur possédait une plume alerte : il créa, en collaboration avec quelques camarades, le Parisien illustré, petite feuille lithographiée qui eut quelques numéros hebdomadaires et débita de l’humour à défaut d’informations. Après l’amnistie, Caracaca, rentré en France, prit femme et se lança dans le journalisme industriel, mais il ne renonça pas à son goût favori et, comme le capitaine Hubert, il est, je crois, mort d’avoir bu trop souvent et trop à la fois.

Un mois et demi environ s’était écoulé depuis notre arrivée à l’île des Pins. Des poules picoraient derrière notre cuisine, le jardin promettait beaucoup, mon père se tuait à arroser ses choux ; j’alternais, avec la lecture de mes vieux classiques, les excursions dans la forêt, d’où je rapportais de grands papillons aux ailes d’azur, lorsque, un soir, arriva de la presqu’île Kuto l’ordre de nous préparer à partir, le lendemain, pour Nouméa.

Nous nous regardâmes tous trois stupéfaits, n’ayant jamais rien demandé de semblable. Comment ! à peine avions-nous eu le temps de savourer les douceurs du propriétarisme rural et déjà il fallait nous y arracher ! Mon père qui se remémorait sans doute le vers virgilien :

O fortunatos nimium sua si bona norint agricola !

eut un mouvement de refus très catégorique qui fit hausser les épaules à tous nos camarades :

— « Ah ça, nous dirent amicalement ceux-ci, vous êtes donc les derniers des crétins ! Comment vous bénéficiez d’une mesure que d’autres ont sollicitée depuis deux ans et que vous n’aurez même pas eu la peine de demander, et vous iriez bêtement la refuser, préférant vous enterrer ici, loin de toute activité, de tous débouchés. Il n’est pas permis d’être stupides à ce point-là ! »

Ces conseils persuasifs firent leur effet. Parler à mon père d’activité, de mouvement, d’affaires, c’était faire vibrer en lui une corde sensible. Le lendemain, ayant chargé un ami de réaliser en temps opportun notre paillotte, notre jardin, nos poules, nous quittions l’île des Pins pour Nouméa à bord du vapeur « La Dépêche. »




  1. Pilou-pilou ou simplement pilou, grande solennité dansante, accompagnée de festins où jadis la viande humaine tenait la première place.
  2. Tayo, mot d’origine polynésienne qui veut dire « ami, camarade » et, par amplification « homme ». L’idée que les hommes sont des amis ne pouvait naître évidemment que dans un cerveau sauvage.
  3. Nom donné à ceux qui vont à la découverte des mines.