De la Chasse (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De la ChasseHachetteTome 1 (p. 401-403).


CHAPITRE XIII.


Suite du précédent. Vanité des sophistes. Conclusion.


J’admire, en vérité, ces gens que l’on appelle sophistes, qui prétendent pour la plupart conduire les jeunes gens à la vertu, tandis qu’ils les mènent en sens contraire. En effet, nous n’avons encore vu personne dont les sophistes de nos jours aient fait un homme de bien ; ils ne produisent aucun ouvrage dont la lecture rende nécessairement bon, tandis qu’ils publient nombre d’écrits frivoles qui donnent à la jeunesse de stériles plaisirs, sans un seul trait de vertu. Ils perdent en outre le temps de ceux qui espéraient en tirer quelque renseignement, détournent des études solides et n’enseignent que le mal. Je leur reproche donc gravement des torts aussi graves ; et de plus de ce que, dans leurs écrits, ils sont à la recherche des mots, tandis que les pensées justes, qui pourraient former les jeunes gens à la vertu, brillent par leur absence. Je ne suis qu’un ignorant ; mais je sais que la plus essentielle des leçons nous est donnée par la nature elle-même, qui est d’être homme de bien ; en second lieu, c’est de consulter ceux qui savent quelque chose de réellement bon, et non pas ceux qui ne connaissent que l’art de tromper. Peut-être mon style est-il dépourvu de l’élégance sophistique ; je ne la cherche point : mais ce qui peut servir à ceux qu’une bonne éducation conduit à la vertu, après y avoir bien réfléchi, j’essaye de le dire. Or, ce ne sont pas les mots qui instruisent, mais les pensées, si elles sont justes.

Beaucoup d’autres avec moi reprochent, je ne dis pas aux philosophes, mais aux sophistes du jour, de sophistiquer sur les mots, sans se préoccuper des idées. Je n’ignore pas que c’est une belle chose que d’écrire avec méthode ; aussi leur sera-t-il facile de me reprocher d’écrire vite et sans ordre ; cependant j’écris ainsi pour être net, et pour former non des sophistiqueurs, mais des sages et des hommes de bien ; attendu que je n’ai pas la prétention que mes écrits soient beaux, mais utiles et irréfutables. Les sophistes, au contraire, ne parlent, n’écrivent que pour tromper, que pour s’enrichir, et ils ne sont utiles à personne. Il n’y eut jamais, il n’y a pas chez eux de sage ; il leur suffit d’être appelés sophistes, nom flétrissant pour des hommes qui ont l’âme bien placée. J’engage donc à se tenir en garde contre les préceptes des sophistes, et à ne point dédaigner les saines réflexions des philosophes. Car les sophistes sont en quête des jeunes gens riches, tandis que les philosophes sont accessibles à tous, amis de tous : ce n’est pas la fortune des hommes qui règle leur estime ni leur mépris.

N’imitez pas non plus ces hommes qui ne respectent rien pour se pousser, soit dans le particulier, soit en public. Songez que les honnêtes gens se reconnaissent à des actions vertueuses, à une vie de labeur, tandis que les méchants n’ont que des passions honteuses et se reconnaissent à leur perversité. Spoliateurs des fortunes privées et de l’État, ils contribuent moins au salut commun que les ignorants, et ils n’apportent à la guerre que des corps épuisés, flétris, incapables de supporter la fatigue. Les chasseurs, au contraire, présentent toujours à la république des corps robustes et des ressources positives. Ils font la guerre aux bêtes, les autres la font aux amis. Or ceux-ci, en marchant contre des amis, se couvrent d’infamie aux yeux de tous ; tandis que les chasseurs, en marchant contre les bêtes, se couvrent de gloire. S’ils les prennent, ils seront vainqueurs d’ennemis ; s’ils ne les prennent pas, leur entreprise contre des ennemis de la cité leur vaut d’abord des louanges ; ensuite on leur sait gré de ce qu’ils le font sans nuire à personne et sans songer à leur profit ; enfin leurs efforts mêmes les rendent plus vertueux et plus habiles par la raison que nous allons dire. S’ils ne se distinguaient point par leurs travaux, leur sagacité, leur vigilance, ils ne prendraient aucune bête : car les ennemis auxquels ils ont affaire, combattant pour leur vie et dans leur retraite, sont vraiment bien forts : il en résulte que les peines du chasseur seraient inutiles, s’il ne se mettait beaucoup au-dessus d’eux par son activité et par son intelligence. D’un autre côté, ceux qui veulent dominer dans leur pays s’efforcent de vaincre des amis : les chasseurs luttent contre des ennemis communs ; les exercices de ceux-ci les rendent plus forts contre les ennemis ; ceux des autres les rendent pires : des deux parts c’est une chasse, mais faite ici avec l’intelligence ; là, avec une honteuse effronterie : les uns peuvent dédaigner la lâcheté du caractère, la cupidité sordide, les" autres ne le peuvent pas ; la parole de ces derniers indique une âme généreuse ; celle des autres, un cœur dépravé : il n’est pas de frein à l’impiété des uns, les autres sont pleins de respect pour la divinité.

C’est une tradition antique que les dieux eux-mêmes aiment à chasser ou à voir cet exercice. Si donc les jeunes gens se rappellent mes conseils et s’y conforment, ils seront amis des dieux, pleins de religion, persuadés qu’ils sont sous l’œil de la divinité. Par là, ils se montreront dignes de leurs parents, de leur patrie, de chacun de leurs concitoyens et de leurs amis. Et il n’y a pas seulement que des chasseurs qui soient devenus illustres : dans ce nombre on comprend aussi des femmes, auxquelles Diane a donné d’être chasseresses, Atalante, Procris, et d’autres avec elles.