De la Baisse probable de l’or, des conséquences commerciales et sociales/01

DE LA
BAISSE PROBABLE DE L’OR
DES CONSÉQUENCES COMMERCIALES ET SOCIALES QU’ELLE PEUT AVOIR
ET DES MESURES QU’ELLE PROVOQUE

PREMIERE PARTIE.
DE LA PRODUCTION ACTUELLE DE L’OR
ET DES DÉBOUCHÉS QU’ELLE RENCONTRE.



Si l’on se reportait par la pensée juste à trois siècles en arrière pour observer ce que l’Europe présentait alors de plus saillant, on la verrait fort occupée d’un continent nouveau, découvert depuis une soixantaine d’années déjà par un navigateur génois dont le génie et l’audace persévérante avaient été excités par une bienheureuse faute de calcul, au sujet de la distance à laquelle est reléguée la Chine. Dans ce nouveau monde dont Christophe Colomb avait montré le chemin, non pas seulement pour Castille et pour Léon, comme le prétend l’inscription placée sur son tombeau dans la cathédrale de La Havane, mais pour la civilisation tout entière, des mines d’or, des mines d’argent ensuite, d’une abondance inusitée, les secondes surtout, s’étaient offertes à l’avidité des conquérans. Les hommes les plus entreprenans de la péninsule ibérique étaient accourus au travers de l’Océan pour s’approprier ces trésors, dont leur imagination s’exagérait encore la grandeur; à leur suite, une foule d’hommes intrépides, de toutes les contrées de l’Europe, se précipitaient sur les différens points du nouveau continent, en quête des mines d’or et d’argent, La production des métaux précieux était enfin organisée dans les deux vice-royautés les mieux pourvues de mines et de bras, celles du Pérou et du Mexique. De 1492, année de la découverte, à 1500, c’est à peine si le Nouveau-Monde avait fourni, bon an mal an, une proie de 1,500,000 fr. d’or et d’argent. De 1500 à 1545, en ajoutant au produit des mines le butin ramassé dans la capitale de Montézuma, Ténochtitlan (aujourd’hui Mexico), ainsi que dans les temples et les palais du royaume des Incas, la somme retirée d’Amérique ne dépasse pas en moyenne 16 millions par an. A partir de 1545, la scène change. Dans un des plus affreux déserts que présente notre planète, au milieu des sites les plus escarpés et les plus inhospitaliers du Haut-Pérou, le hasard avait fait trouver à un pauvre Indien, qui gardait un troupeau de llamas, une incomparable mine d’argent. De nombreux mineurs furent attirés par la renommée qui fut immédiatement acquise aux riches filons épars dans les flancs de cette montagne du Potocchi (c’est le nom dont, par euphonie, nous avons fait le Potosi). L’envoi des métaux précieux d’Amérique en Europe monta rapidement à la quantité qui formerait aujourd’hui poids pour poids 60 millions de francs, puis à 80 et au-delà : à cette époque, une pareille masse d’or ou d’argent était une richesse bien plus grande que de notre temps. Sous l’influence de ces approvisionnemens extraordinaires, la valeur de l’or et de l’argent par rapport à toutes les autres productions de l’industrie humaine ne tarda pas à baisser en Europe, ainsi qu’il arriverait, par exemple, du fer ou du plomb, si l’on en découvrait des mines qui fussent surabondantes par rapport à l’emploi qui se fait présentement de ces deux métaux, et qui les livrassent moyennant beaucoup moins de travail que les anciennes, ainsi qu’il arrive effectivement de toute marchandise que de nouveaux procédés ou de nouvelles circonstances naturelles permettent de produire dans des proportions inaccoutumées, et avec une forte diminution de frais.

L’or et l’argent en effet sont des marchandises comme les autres, ayant, comme tout objet en rapport avec nos besoins, leurs mérites propres, et ils sont soumis dans la valeur qu’ils possèdent, relativement à l’ensemble des autres marchandises, aux mêmes lois de variation.

Mais les conséquences de la hausse ou de la baisse des deux métaux précieux se manifestent par des signes tout particuliers, à cause du rôle de monnaie qui leur est attribué de temps immémorial. Lorsqu’on dit qu’une marchandise comme le plomb, le fer, le blé ou le vin décroît de valeur, cela s’entend relativement aux autres produits, et signifie qu’il faut en céder une plus forte proportion qu’auparavant, pour obtenir en échange la même quantité de l’un quelconque de ces autres articles. Le prix de cette marchandise diminue donc, car le prix d’une chose est la valeur de cette chose spécialement rapportée aux métaux dont la monnaie est faite, ou, pour parler autrement, c’est la quantité d’unités monétaires qu’il faut donner pour en avoir un certain poids ou un certain volume[1]. La diminution de la valeur des métaux qui servent à faire de la monnaie se révèle tout différemment, en ce sens que leur prix reste le même; mais le prix de toutes les autres marchandises sans exception monte si leur valeur à eux-mêmes a descendu, et descend si elle a monté. Je dis que leur prix à eux reste le même, puisque, pour ces métaux spécialement et exclusivement, le prix est leur valeur rapportée à eux-mêmes; si la valeur de l’argent baisse de moitié, par exemple, comme l’unité monétaire ou le franc consiste chez nous en 4 grammes et demi d’argent[2], le poids du kilogramme de ce métal supposé fin ne cessera pas de valoir 222 francs 22 cent., parce que 1 kilogramme contient li grammes et demi 222 fois et une petite fraction; mais dans ce cas le prix du plomb, du fer, du blé ou du vin et de toute autre marchandise sera doublé, parce que, pour obtenir une même quantité de ces articles, il faudra donner une quantité double d’argent.

C’est ainsi que l’exploitation des mines de l’Amérique eut nécessairement pour effet la hausse générale des prix, renchérissement universel.

La baisse des métaux précieux ou, ce qui revient au même, la hausse des prix ne fut très sensible en dehors de l’Espagne qu’après le milieu du XVIe siècle. Peu après le commencement du XVIIe le fait était accompli de toutes parts en Europe, dans toute l’étendue qu’il y avait lieu d’attendre, en conséquence de l’abondance qui caractérisait les mines nouvelles et des moindres frais qu’en exigeait l’exploitation. Pour l’argent qui avait été extrait des mines en plus forte proportion que l’or et à des conditions plus avantageuses, la baisse avait été au moins dans le rapport de 1 à 3; la hausse des prix des marchandises était dans la même proportion. Dans les transactions où il avait suffi autrefois d’une livre d’argent ou d’une pièce de monnaie renfermant une quantité fixe de ce précieux métal, il en fallut au moins trois désormais[3]. A Paris, la quantité de blé que nous appelons aujourd’hui un hectolitre se payait, avant les voyages de Christophe Colomb, de 12 à 15 grammes pesant d’argent (c’est le métal renfermé dans la somme de 2 fr. 67 c. à 3 fr. 33 c). Cette même quantité valut désormais pour le moins de 45 à 50 grammes, soit le métal contenu dans 10 ou 11 fr. et plus de notre monnaie. Pour l’or, le changement, tout en étant marqué, resta moindre que pour l’argent.

Après s’être arrêté pendant une certaine période, et même après avoir fait place pendant un certain laps de temps à un mouvement ascensionnel, le mouvement descendant de la valeur des métaux précieux, ainsi que l’élévation des prix qui en était la traduction, reprit son cours sous l’influence de causes semblables aux approches de la fin du XVIIIe siècle, sans cependant égaler en intensité ni en étendue, à beaucoup près, ce qui s’était vu après la mise en grande exploitation des mines du continent américain. C’est ainsi que pendant la première moitié du XIXe siècle la valeur de l’argent semble être tombée au sixième de ce qu’elle était avant la découverte de l’Amérique, si on la rapporte à celle du blé, qu’on est convenu, assez hypothétiquement il faut le dire, de considérer en moyenne comme un terme fixe. L’hectolitre s’est vendu moyennement, pendant ce demi-siècle, à Paris, environ 20 francs, ou 90 grammes d’argent.

Aujourd’hui nous paraissons destinés à avoir, comme nos pères d’il y a trois siècles, le spectacle ou, pour mieux dire, la secousse et la crise de l’enchérissement universel; plusieurs personnes croient même que le phénomène est déjà en pleine activité. Seulement ce n’est pas à l’égard des deux métaux précieux qu’il se révélerait. Pour un seul des deux, l’or, des gisemens nouveaux d’une vaste étendue et d’une grande richesse relative ont été découverts successivement. En Californie, l’année même où la domination d’un peuple industrieux, rempli d’énergie et d’intelligence, y eut remplacé l’apathique autorité d’une poignée de moines ignorans qu’y entretenait le Mexique, d’admirables mines d’or furent trouvées sur les rives des cours d’eau principaux, et, aussitôt reconnues, furent exploitées avec vigueur par les colons qui s’y jetèrent de toutes les parties du monde. Ce fut en 1848. A trois ans de là, à travers le Grand-Océan, la trace des mines magnifiques de la Californie se retrouve en Australie. Un chercheur d’or qui avait fait ses premières armes derrière San-Francisco découvrit dans cette autre contrée des gisemens qui ne le cèdent en rien à ceux dont se vantent les vallées du Sacramento et du San-Joaquin. Les riches mines de la Californie et de l’Australie ne sont pas les seules sur lesquelles la civilisation chrétienne ait, de nos jours, étendu une main active et avide. Il y a une trentaine d’années déjà que des bancs aurifères connus des anciens et signalés dans un récit, fabuleux il est vrai, par le père de l’histoire, mais oubliés par les générations des siècles suivans, ont été mis en grande exploitation dans la Russie boréale et orientale, d’abord parmi les monts Ourals, et ensuite en Sibérie[4].

Sous l’influence de l’extraction considérable et relativement plus facile dont toutes ces mines d’or sont devenues le siège, on est fondé à prévoir, pour tous les pays du moins où la monnaie d’or circule en abondance et où ce métal est ou tend à être l’unique instrument des échanges, une perturbation générale des prix, le dérangement profond peut-être de différens intérêts, la modification plus ou moins radicale de différens rapports sociaux. Il n’est pas superflu d’examiner dans ses causes et dans ses conséquences, dans le bien comme dans le mal qu’elle peut faire, cette sorte de révolution qui paraît imminente, si même elle n’a pas commencé d’éclater, A l’égard de certains pays, et plus particulièrement de la France, il est opportun de rechercher jusqu’à quel point l’irruption que l’or fait dans le système monétaire, ou pour mieux dire la forme sous laquelle cet événement s’accomplit, est conforme aux lois existantes, aux prévisions et à la volonté du législateur, à l’honneur national, au respect d’engagemens sacrés contractés par l’état. S’il était démontré que ce qui se passe soit en opposition avec l’esprit et la lettre de la législation, il y aurait à rechercher les meilleurs moyens de revenir le plus tôt possible à la scrupuleuse observation de la loi.

Cette étude se composera, par une division naturelle, de plusieurs parties distinctes: dans la première, qui nous occupera aujourd’hui, nous essaierons de donner une idée, des chances de renchérissement, de la force qui y pousse et de celle qui tend à le restreindre. Un autre jour, nous chercherons à constater le sens de la législation monétaire de la France. Ensuite nous exposerons les inconvéniens principaux qui, dans l’ordre politique et social comme dans l’ordre économique, accompagneraient renchérissement, comme aussi les avantages que la baisse de l’or pourrait offrir à la société et à l’état, en compensation de l’ébranlement qu’elle leur causerait. Nous terminerons en nous efforçant de déterminer quelles dispositions seraient propres à empêcher ou à atténuer les fâcheux effets d’une production extraordinaire du précieux métal.

Mais, avant de commencer, il est utile de consacrer au moins quelques lignes à prévenir une confusion possible. La cherté n’est pas seulement un fait placé dans la perspective d’un avenir plus ou moins prochain : le temps présent est caractérisé par un enchérissement presque général. Il y a peu de marchandises dont les prix n’aient monté depuis cinq ou six ans, et plusieurs personnes sont portées à attribuer le fait à l’influence des nouvelles mines d’or. Je ne conteste pas que la production inaccoutumée de ce métal précieux n’y puisse être pour une part: mais on peut signaler d’autres causes complètement différentes qui, à cet égard, ont pesé beaucoup dans la balance.

Au sujet d’un grand nombre de denrées de première nécessité, de matières premières de l’industrie, et par suite d’articles manufacturés, de ceux-là surtout sur le prix desquels le prix des matières premières exerce plus d’influence, — ce sont en général les plus communs, — il y a lieu de constater un enchérissement très distinct de celui qui pourrait avoir pour origine l’affluence de l’or. Il provient de ce que pour ces denrées, matières premières ou marchandises, le rapport entre l’offre et la demande sur le marché, rapport qui détermine les prix, s’est beaucoup modifié. La demande s’est accrue plus que l’offre et les circonstances se trouvent ainsi plus désavantageuses qu’auparavant pour le consommateur, qui par conséquent est tenu de payer plus cher. Cet enchérissement spécial et distinct provient de deux faits qui, fort heureusement, sont essentiellement passagers.

En premier lieu, c’est que depuis quelques années, diverses classes de la société se sont mises à consommer davantage, soit qu’elles aient eu plus de moyens, soit qu’elles aient cessé de se livrer à l’épargne avec la même sollicitude qu’auparavant. En France, un assez grand nombre de personnes se sont enrichies par la hausse remarquable et motivée qu’ont éprouvée les actions de chemins de fer, et ont donné, en fait de luxe, un exemple qui a entraîné des imitateurs. En ce qui concerne les ouvriers, l’impulsion qu’ont reçue les travaux publics et diverses autres entreprises industrielles a procuré à certains corps d’état une occupation extraordinaire, et par suite des salaires élevés, qui leur ont servi à consommer en plus grande quantité certaines denrées alimentaires et certains produits manufacturés plus accessibles que le reste au grand nombre. Un des effets qu’on doit rapporter à cette cause est la cherté qui s’est révélée pour la viande en France.

En second lieu, la médiocrité, pour ne pas dire la pénurie des récoltes dans ces dernières années a été une raison déterminante d’enchérissement pour beaucoup d’articles. Le pain et le vin ont enchéri parce qu’on a récolté moins de blé et que la maladie de la vigne a sévi avec intensité. La cherté du pain a, par un lien tout naturel, entraîné celle de beaucoup d’autres alimens usuels. Une matière première d’un grand emploi dans les manufactures de l’Europe, la soie, est un des objets qui ont le plus enchéri; cela tient à ce que pareillement la récolte de cet article a manqué dans l’Occident. Il n’en a pas fallu davantage pour entraîner la cherté de tous les tissus de soie, parce que la valeur de la matière brute entre dans leur prix comme l’élément principal.

Il me semble qu’il convient de considérer ces deux circonstances comme ayant contribué jusqu’ici pour la plus forte part à déterminer l’aggravation des prix dont nous sommes les témoins et les patiens. Je ne les mentionne au surplus que pour qu’on n’en confonde pas les résultats, qui doivent être regardés comme accidentels, avec les effets des nouvelles mines d’or. C’est cette dernière influence, et elle seule, que je voudrais étudier par rapport à un avenir prochain. Pour être mieux à même de la mesurer, commençons par déterminer, s’il est possible, l’intensité de la cause elle-même.


I. — DE L’ETENDUE DE LA PRODUCTION ACTUELLE DE L’OR EN COMPARAISON DU PASSE, ET DE CE QU’ELLE SEMBLE DEVOIR ÊTRE DESORMAIS.

Au commencement du siècle, la quantité d’or versée par les différens pays producteurs sur le marché général, où puisent les états de la civilisation chrétienne, était d’environ 24,000 kilogrammes[5] de métal fin, sur quoi ces états n’en prenaient pas 20,000[6]. Elle s’éleva peu au-dessus de ce chiffre jusqu’à ce que l’exploitation des mines d’or de l’Oural, et surtout de celles de la Sibérie, qui de vinrent importantes vers 1840, fût venue, avec le concours d’autres extractions secondaires, la porter à plus du double. En ce moment, on peut évaluer en nombres ronds l’approvisionnement fourni aux peuples chrétiens à 275,000 kilogrammes, sinon à 300,000. L’augmentation, depuis quarante ou cinquante ans, est donc dans le rapport de 1 à 14 ou à 15. Pour l’argent au contraire, il n’y a presque pas de changement : la production, au commencement du siècle, était de 900,000 kilogrammes; on estime que présentement elle est d’un million.

On peut exprimer autrement le changement qui s’est révélé dans la production de l’or. La contrée qui, jusqu’à l’exploitation des mines de la Sibérie, était, pour les peuples de l’Europe, le principal foyer de la production de l’or, l’Amérique tout entière depuis le premier voyage de Christophe Colomb jusqu’à la découverte des mines de la Californie, c’est-à-dire pendant 356 ans (de 1492 à 1848), et en comptant l’or retiré des lingots d’argent aussi bien que celui des mines d’or proprement dites, n’a donné que 2,910,000 kil. de métal fin, soit 10 milliards 126 millions de francs, le franc étant, d’après la loi française du 7 germinal an XI, de 29 centigrammes d’or fin. Aujourd’hui la production de l’or approchant de 300,000 kilog., c’est qu’en une seule année les peuples civilisés reçoivent de ce métal le dixième environ du total qui en avait été fourni par l’Amérique depuis le premier départ de Christophe Colomb jusqu’à 1848.

On peut présenter sous une autre forme plus saisissante peut-être la puissance productive des gisemens aurifères de la Californie et de l’Australie. Ce serait d’indiquer la quantité de métal qu’un mineur en extrait moyennement par journée de travail. A l’égard de la Californie, nous avons le rapport du docteur Trask, dont un extrait a été donné par M. L’ingénieur des mines Delesse, dans les Annales des Mines, 3e livraison de 1856 (Ve série, t. IX, p. 649)[7]. On y voit qu’en 1854, par un travail de huit mois, chaque mineur a eu une quantité d’or évaluée à 700 dollars, et faisant environ 1,100 grammes d’or. A vingt-cinq journées par mois, ce qui est vraisemblablement exagéré, c’est par jour de travail effectif une rétribution moyenne de 5 grammes 1/2 d’or, qui, au taux de la monnaie française, feraient 19 francs. Un jeune officier de la marine française qui, au retour de la seconde campagne du Kamtchatka, a visité l’intérieur de la Californie en août 1855, et s’y est appliqué à recueillir des renseignemens positifs, M. Armand Coste, donne la somme de 15 francs comme le minimum de ce qu’un homme peut gagner communément sur les mines, ce qui suppose une moyenne générale au moins égale à celle que je viens de déduire des indications du docteur Trask. En Australie, la situation du mineur n’est pas moins favorable. Ainsi en 1854, dans le district de Ballaarat, un des plus productifs de la colonie de Victoria, qui elle-même est la plus riche en or, d’après un document parlementaire de 1856[8], le salaire ordinaire d’un mineur, mesuré de même par la quantité d’or qu’il extrait, a été par jour de 30 shillings ou 37 francs 80 centimes. La somme de 15 shill. (18 fr. 90 cent.) est indiquée comme un minimum dans le même document. Nous n’exagérons donc rien, bien au contraire, si nous adoptons ici, comme en Californie, la somme de 19 francs pour le montant normal de la rétribution présente du mineur : 19 francs! disons-le en passant, quelle différence avec l’orpailleur du Rhin, auquel sa journée de travail rapporte de la poudre d’or pour 1 fr. 50 c. ou 2 fr.[9], et qui continue le métier! Si donc les champs d’exploitation conservaient indéfiniment la même richesse, la valeur de l’or pourrait baisser jusqu’à ce que la somme de 19 de nos francs actuels en or ne fut plus que le prix ordinaire de la journée de travail dans la Californie et l’Australie, après que le prix des subsistances et le montant des salaires y auront trouvé leur niveau définitif. Or on est fondé à penser que, dans la Californie et l’Australie, la journée de travail doit graduellement se rapprocher du taux en usage dans les contrées les plus florissantes de la civilisation chrétienne, qui est d’environ 5 francs aujourd’hui[10]. Il s’ensuit que la valeur de l’or pourrait baisser de telle sorte que le poids de 5 grammes 1/2 de métal fin, qui forme aujourd’hui 19 fr., ne représentât plus que la somme de bien-être qu’on se procure aujourd’hui pour 5 francs. À ce compte, la baisse, parvenue à son terme, serait dans le rapport de A à 1 environ. Dès-lors, à l’heure qu’il est, nous serions bien loin encore de la fin de la crise.

Quant à l’énergie, je dirais volontiers la violence avec laquelle l’or se jette dans le système monétaire des états civilisés, et particulièrement dans celui de la France, depuis l’exploitation des nouvelles mines d’or, voici quelques rapprochemens qui parlent d’une manière significative.

Pendant tout le gouvernement de Napoléon Ier, du 18 brumaire à la restauration, le monnayage de l’or a été de 527 millions, soit en moyenne de 38 millions par an. Sous le règne de Louis XVIII, ce fut, à peu de chose près, dans la même proportion, au total 389 millions, soit par an 39. Sous Charles X, on observe une forte décroissance; pour le règne entier, le monnayage en or ne fut que de 52 millions. Pendant la série des dix-sept années de la monarchie de juillet, il n’a été frappé de pièces d’or que pour 215 millions, ou 12 millions 1/2 année moyenne. La réaction ascendante se révèle dès 1848, parce que, dans la détresse générale à laquelle la révolution de février donna aussitôt naissance, beaucoup de personnes apportèrent des matières d’or à l’hôtel des monnaies, pour les convertir en espèces; mais l’influence des mines nouvelles n’est sensible qu’à partir de 1850. Pendant la période de sept années, close au 31 décembre 1856, la fabrication de la monnaie d’or a été de 2 milliards 177 millions, soit en moyenne de 311 millions[11]. Pendant la période de quarante-huit ans comprise du 18 brumaire an VIII au 1er janvier 1848, elle n’avait été que de 1 milliard 186 millions, soit 24,700,000 francs par an. Le plus fort monnayage en or est celui de 1854; il s’est élevé à 526,528,200 fr.; ensuite vient 1856, qui a donné 508,281,995 fr. Chez aucun autre peuple d’Europe, le monnayage de l’or n’atteint ces proportions et même n’en approche. En Angleterre, où, à proprement parler, l’or seul est revêtu de la fonction monétaire, la période des sept mêmes années, du Ier janvier 1850 au 31 décembre 1856, n’offre qu’un total de 45,749,868 liv. sterl., ou 1 milliard 153 millions de francs, soit une moyenne de 6,535,005 livr. sterl., ou 165 millions de francs. C’est un accroissement considérable sur le monnayage anglais dans les temps antérieurs, car les sept années immédiatement précédentes n’offrent qu’un total de 28,539,711 livres sterling, ou 721 millions, et une moyenne de 4,077,101 liv. sterl., ou 103 millions; mais la progression est bien moins forte que chez nous.

Pendant qu’en France le monnayage de l’or prend ces développemens sans exemple, le monnayage de l’argent diminue. Dans la période de quarante-huit ans, du 18 brumaire an VIII à 1848, il avait été monnayé 3,891,000,000 de francs en argent, soit en moyenne 81,065,000 fr. Pendant les sept années terminées le 31 décembre 1856, ce n’a plus été en tout que 319,850,000 fr., ou une moyenne de 45,693,000 francs[12]. Il faut même observer que le monnayage d’argent des dernières années de cette période n’a eu lieu probablement que parce que le gouvernement a usé, à cet effet, de toute l’influence qu’il avait sur les directeurs des hôtels des monnaies. Laissés à eux-mêmes, ceux-ci n’eussent peut-être pas frappé une pièce de 5 francs depuis 1853.

Non-seulement il se fabrique beaucoup moins de monnaie d’argent, mais encore celle que possédait le pays s’en va à pas précipités. Les relevés des douanes donnent à cet égard des indications qui ne sont qu’approximatives, parce que pour cet article les déclarations ne sont pas toujours exactes, mais qui cependant ont de l’autorité. Autrefois la France importait beaucoup plus de matières d’argent[13] qu’elle n’en renvoyait au dehors. D’après le rapport fait en 1839 à une commission des monnaies que présidait M. Thénard, pendant la période de 1816 ou plutôt de 1829 au 1er janvier 1839, l’excès de l’importation de l’argent sur l’exportation avait été de 2,024,364,000 francs. Les mêmes proportions à peu près se maintiennent jusqu’à 1851; mais alors se produit un mouvement inverse qui se prononce davantage chaque année à peu près. Dans les trois dernières années, l’importation totale a été de 331 millions, et l’exportation s’est élevée à 975 : différence 644, ou, en moyenne, 215 millions d’excédant pour la sortie. Cet excédant a été plus fort en 1856 qu’en 1855, en 1855 qu’en 1854. Depuis le 1er janvier 1857, l’exportation n’est pas moins considérable, pas moins exubérante en comparaison de l’importation[14].

Mais ici se présente une question, les mines d’or resteront-elles ce qu’elles sont? l’abondance du métal y sera-t-elle indéfiniment la même, et y aura-t-on toujours les mêmes facilités d’extraction? Sur ce point il y aurait lieu à une longue controverse, dont l’issue cependant est incertaine faute de renseignemens assez circonstanciés et suffisamment authentiques. On peut penser que jusqu’ici, dans chacun des pays producteurs, les mineurs ne se sont attachés qu’aux champs d’exploitation les plus avantageux; mais aussi on est fondé à croire qu’on est bien loin d’avoir exploré tout l’espace, et qu’ainsi il reste encore à découvrir en Australie et en Californie beaucoup de gisemens à la fois excellens et vastes : c’est même un fait constant qu’il s’en découvre tous les jours[15]. On peut représenter encore que si les facilités naturelles de l’exploitation ne demeurent pas les mêmes, les procédés peuvent s’améliorer et compenser jusqu’à un certain point ce que les mines auraient de plus ingrat. Le rapport du docteur Trask sur la Californie constate un accroissement marqué dans la puissance productive du mineur, de 1852 à 1854. Au contraire dans l’Australie, pour la colonie de Victoria, la plus importante de toutes en fait de mines, la commission qui a présenté, au commencement de 1855, le rapport que j’ai déjà cité dépeignait la richesse des gisemens comme étant allée en s’affaiblissant d’une manière continue de 1852 à 1854; mais en même temps elle comptait sur l’amélioration des procédés pour balancer au moins dans une certaine mesure l’appauvrissement des gîtes sur lesquels on se tenait; au reste, postérieurement à ce rapport, c’est-à-dire en 1855 et 1856, les résultats de l’exploitation paraissent être devenus meilleurs.

En résumé, s’il fallait exprimer une opinion sur l’avenir des mines de l’Australie et de la Californie, je dirais que, sans croire à la permanence de la richesse du rendement, ou à celle de l’extraction moyenne qui répond à une journée de travail, il est bien difficile de se refuser à admettre que les mines de ces deux contrées doivent, pendant une série d’années longue encore, donner de l’or en telle quantité et dans de telles conditions, qu’une baisse de la valeur de ce métal soit inévitable. Ceci revient à dire que dans tous les pays où l’or est l’étalon monétaire, comme l’Angleterre, ainsi que dans ceux où, comme en France, on lui laisse exercer cette attribution à tort ou à raison (c’est un point que nous aurons à débattre plus tard), il existe une forte probabilité en faveur de renchérissement progressif des denrées et des matières premières. L’enchérissement se manifesterait dans la même proportion sur les articles manufacturés, si le perfectionnement industriel, beaucoup plus accéléré dans les manufactures que dans l’agriculture, ne devait réussir à balancer cette force partiellement ou complètement.

Dans l’exposé qui précède, j’ai à peine mentionné les mines d’or de l’empire russe, dont la production annuelle est demeurée jusqu’ici bien au-dessous de celle des mines de l’Australie et de la Californie, quoiqu’on en ait tiré jusqu’à près de 29,000 kilogrammes, ce qui ferait 100 millions de francs. Il ne faut cependant pas perdre de vue les deux faits suivans : 1° les gisemens aurifères des régions septentrionales et orientales de l’empire de Russie sont littéralement d’une étendue gigantesque, si bien que, dans l’état actuel des connaissances acquises, ce sont les plus vastes du monde entier; 2° par leur richesse, ils paraissent ne le céder en rien à ceux de l’Australie ou de la Californie.

La région occupée par la chaîne de l’Oural, qui est celle où l’exploitation de l’or resta cantonnée pendant les premières années, offrait déjà une vaste carrière aux hommes industrieux, car cette chaîne n’a pas moins de 1,900 kilomètres de longueur; mais à l’orient de l’Oural, dans la Sibérie, le champ d’exploitation se présente sur des dimensions prodigieuses. Depuis le Kamtchatka et les monts Ouskoï, dont le pied est baigné par l’Océan-Pacifique, jusqu’au méridien de Perm, à l’ouest de l’Oural, sur une distance qui embrasse la moitié du cercle qu’on décrirait en faisant le tour de la planète par ces latitudes, les dépôts aurifères sont distribués en groupes nombreux et d’une grande surface, et la zone où ils sont épars est d’une largeur moyenne de 900 kilomètres. La présence de l’or sur cette immense superficie est un des phénomènes les plus généraux qu’on puisse signaler sur le globe. En outre, la teneur des alluvions aurifères de la Sibérie est supérieure à celle qu’on remarque dans l’Oural, et elle ne paraît pas inférieure à celle des bons gisemens de la Californie et de l’Australie.

En présence de l’esprit nouveau qui se manifeste dans l’administration de l’empire russe, il y a lieu de présumer que la production de l’or des mines de la Russie boréale augmentera désormais dans une forte proportion.

Dans ces circonstances, le seul moyen qui pût empêcher l’or de baisser de valeur et par suite les diverses marchandises de monter de prix serait que ce métal trouvât dans le monde civilisé un débouché nouveau proportionné à la grandeur de la production nouvelle. Alors seulement, le rapport entre l’offre et la demande restant le même, les hommes ne pourraient se le procurer qu’aux mêmes conditions qu’aujourd’hui, c’est-à-dire seraient tenus de payer avec la même quantité de blé ou de travail. L’ouverture d’un pareil débouché est-elle possible ou vraisemblable? C’est ce que nous allons rechercher.


II. — DU DÉBOUCHE NOUVEAU QU’ON PEUT ESPÉRER POUR LA PRODUCTION NOUVELLE DES MINES d’OR, ET S’IL EST PROPORTIONNÉ A l’ÉTENDUE DE CETTE PRODUCTION.

Quels sont les emplois extraordinaires qu’on peut assigner à l’or, et qui seraient de force à balancer le développement inouï de l’extraction? C’est d’abord la place qu’il trouverait dans le système monétaire de différens peuples chez lesquels aujourd’hui l’instrument des échanges est principalement en papier, et qui sont désireux de donner à leur circulation le lest d’une forte quantité de métal, d’or particulièrement. On a cité en ce genre les États-Unis et l’Autriche. On parle aussi de la Turquie, où la monnaie de toute sorte est très rare. En second lieu, on allègue les progrès toujours croissans du luxe, qui provoqueraient la fabrication d’une grande quantité de bijoux, d’ustensiles et de galons en or; à cette fabrication se rattacherait l’extension de la dorure. Enfin on allègue la nécessité de proportionner la quantité de monnaie qui circule à la population toujours croissante des états civilisés et au mouvement progressif des affaires.

Essayons de nous faire une idée de la quantité d’or qui peut être réclamée par chacune de ces trois destinations. Examinons si la masse du précieux métal qui serait ainsi absorbée serait telle qu’il n’en dût plus rester sur le marché pour déprécier la monnaie d’or par rapport aux denrées ou autres marchandises, ou, ce qui revient au même, pour donner lieu au phénomène d’un enchérissement marqué de ces marchandises et denrées.

Il est exact que les États-Unis se sont proposé, dans ces derniers temps, d’avoir une notable quantité d’espèces en or, et qu’ils en ont beaucoup frappé; mais combien en ont-ils gardé, et combien leur en faut-il? L’or qu’en France nous trouvons extrêmement portatif, parce que nous étions accoutumés à la monnaie d’argent, parait plutôt incommode aux habitans des États-Unis, parce que l’usage est établi parmi eux d’avoir en billets de banque la somme qu’il est bon de porter sur soi, et chez eux le billet de banque répond à la plupart des besoins journaliers et courans, parce qu’il est en petites coupures. Dans ceux des états où l’on a le plus de réserve à cet égard, les billets de banque descendent jusqu’à 5 dollars (26 fr.). Dans les autres états, et particulièrement dans celui de New-York, on a le billet d’un dollar (5 fr. 18 c), et les billets d’un état, quand ils ont bonne renommée, circulent assez facilement dans les autres. Il faut aussi prendre en considération la coutume généralement suivie aux États-Unis par les particuliers d’être en compte courant avec une banque et de s’en servir pour toute sorte de paiemens, même pour ceux du ménage, ce qui dispense d’avoir chez soi une somme un peu importante en numéraire, même en numéraire de papier, c’est-à-dire en billets de banque[16]. Dans ces conditions, il est permis de croire que les États-Unis seraient convenablement pourvus avec la somme d’un demi-milliard de francs en espèces d’or. Je dirais même moins, sans les exigences du gouvernement fédéral, qui depuis un certain nombre d’années s’est fait une loi absolue de ne recevoir que du numéraire métallique dans ses caisses, ce qui astreint le commerce d’importation, qui a des droits de douane à payer, ainsi que les acheteurs des terres publiques, à avoir par devers eux une quantité assez forte de pièces d’or. On sait que la somme d’un milliard en pièces d’or a été souvent représentée comme suffisante pour l’Angleterre, dont la population est égale à celle des États-Unis, mais où le billet de banque ne descend pas, excepté en Ecosse[17], plus bas que 125 fr. Là où, pour les paiemens au-dessous de 125 francs, il faut de la monnaie métallique, on conçoit que l’or trouve encore une large place. Il n’en a plus qu’une très resserrée au contraire, si avec les billets de banque on peut solder tous les comptes de 26 francs, et même le plus souvent ceux de 5 francs environ. C’est de l’argent qu’il faut dans les pays où le billet de banque descend à d’aussi petites coupures. Au surplus, au moment où nous parlons, les États-Unis doivent être parvenus à se procurer, s’ils l’ont voulu, plus que ce demi-milliard en pièces d’or. Depuis la découverte de la Californie, leurs hôtels des monnaies ont une activité presque fébrile. En cinquante-cinq ans, de 1793 à la fin de 1848, année dans le courant de laquelle commença l’exploitation des mines de la Californie, il n’était sorti de leurs établissemens monétaires que 81 millions de dollars en pièces d’or, soit l,470,000 dollars année moyenne. Dans l’intervalle de six ans, du 1er janvier 1850 au 1er janvier 1856[18], ils ont frappé de l’or pour 320 millions de dollars, soit au-delà de 1,600 millions. C’est sur le pied de 46 millions de dollars (237 millions de francs) par an pour la moyenne des six années, et de 56 millions de dollars (290 millions de francs) pour les cinq dernières. Depuis le 1er janvier 1856, cette fabrication aura continué infailliblement. Ainsi, à l’heure qu’il est, l’émission de la monnaie d’or aux États-Unis, à partir de la découverte des mines de la Californie, a dû atteindre 2 milliards, et quoique l’Amérique du Nord ait exporté une bonne partie de son monnayage d’or, il est probable qu’elle en a, au moment où je parle, tout ce qui peut lui être nécessaire, et ainsi ce n’est pas sur elle qu’il faut compter pour donner un débouché à l’or des nouvelles mines. À ce sujet, on peut rappeler qu’elle a pu garder une partie de l’or qu’elle avait monnayé avant 1850, et qui formait une somme relativement plus forte dans les dernières années. En 1847, le monnayage de l’or aux États-Unis avait été de plus de 20 millions de dollars (104 millions de francs).

Je passe à l’Autriche. Supposons qu’elle frappe de la monnaie d’or pour un demi-milliard; c’est au-delà de ce qu’il y a lieu d’attendre d’elle, et pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’on ne voit pas comment l’empire d’Autriche pourrait avoir subitement besoin de pièces d’or en une aussi grande quantité. Le pays a toujours eu de la monnaie d’argent plus que de la monnaie d’or. Les pièces d’argent de 20 kreutzer (87 centimes) étaient la monnaie qu’on y rencontrait le plus, et la majeure partie a dû rester dans le pays, quoiqu’elle y soit latente depuis que l’Autriche est sous le régime du papier-monnaie. Le numéraire métallique de l’empire offrait depuis longtemps ces deux caractères : il était peu abondant et il consistait principalement en argent, parce que le public autrichien a l’habitude des billets de la banque de Vienne, qui descendaient très bas déjà avant qu’ils n’eussent un cours forcé. Les billets de 10 florins (26 fr.) et de 5 florins (13 fr.) abondaient. Jusqu’ici, rien n’autorise à croire que l’administration autrichienne, dans ses efforts pour dégager le pays du papier-monnaie sous lequel il a le malheur de vivre encore aujourd’hui, pense à changer de système, c’est-à-dire à répudier les billets de banque en petites coupures. Or, quand on a le billet de banque de 13 francs, à quoi bon les pièces d’or? On sait d’ailleurs que, par le fait du nouveau système monétaire auquel l’Allemagne entière vient de se rallier, l’Autriche, de même que tous ses confédérés germaniques, s’est placée dans des conditions telles que les pièces d’or semblent ne devoir jouer désormais chez elle qu’un rôle secondaire, quand bien même, ce qui n’est pas vraisemblable, elle renoncerait aux billets de banque d’un faible montant comme ceux de 26 et de 13 francs. Dans ce système monétaire en effet, c’est l’argent et non pas l’or qui sert de pivot, et qui est l’étalon. L’unité monétaire est en argent, et s’il est vrai que, même avec cette donnée, il soit possible, moyennant certaines combinaisons, d’assurer à l’or une circulation passablement large, on ne voit pas que ces combinaisons soient adoptées ni aient présentement grande chance de l’être; les indications sont plutôt en sens opposé.

Je me place donc au-delà du probable en admettant que l’Autriche offrira, d’ici à un certain nombre d’années, aux producteurs d’or un débouché d’un demi-milliard de francs, soit 145,000 kilogrammes d’or, dans son mécanisme monétaire; mais je veux faire la partie belle aux personnes qui croient qu’il est aisé de trouver un débouché à l’or des nouvelles mines.

Quant à la Turquie, il m’est impossible, quelque bonne volonté que j’y mette, de la prendre au sérieux ici. La Turquie n’a ni commerce ni crédit; ce qu’elle peut attirer et garder en fait de matières d’or est insignifiant en comparaison de ce qui se produit de ce métal, et il n’y a pas lieu de lui attribuer le moindre poids dans le débat qui nous occupe.

Et puis si l’on compte les états qui peuvent absorber de fortes quantités d’or, pourquoi ne pas compter ceux qui pourraient être tentés de démonétiser ce métal? Ce ne serait pas une prévision chimérique, car la Hollande, pays où l’on possède au plus haut degré le sens pratique, a pris ce grand parti à peu près; la Belgique, où l’on entend les affaires, a fait de même[19]. La puissante compagnie anglaise des Indes a agi de la même façon dans ses vastes domaines. L’Espagne a commencé, en ce sens qu’elle a retiré la qualité monétaire aux pièces d’or étrangères; il serait possible assurément qu’elle allât plus loin.

Il ne faut pas perdre de vue, en effet, qu’une des raisons qui ont valu aux deux métaux précieux la fonction monétaire dont ils sont revêtus, simultanément ou séparément, dans les différens états civilisés, consiste en ce que ce sont des marchandises d’une valeur plus fixe en général que les autres. La fixité relative de valeur est une des conditions essentielles auxquelles un objet doit satisfaire pour servir de monnaie, car si cette fixité n’existait pas, comment la monnaie ainsi constituée pourrait-elle être la mesure des valeurs? Du moment que cette condition cesse d’être remplie ou doit rester suspendue pour un laps de temps de quelque étendue, ce n’est ni plus ni moins qu’un cas de déchéance. Cela est si bien senti par les hommes versés dans ces matières, qu’en Angleterre, aujourd’hui que la baisse de la valeur de l’or est imminente et même déjà en voie de s’accomplir, de bons esprits ont émis l’avis qu’il fallait quitter l’étalon d’or et passer à l’étalon d’argent. L’or désormais, suivant ces personnes, devrait être démonétisé en Angleterre. J’aurai lieu plus loin de citer une publication-remarquable où cette opinion est soutenue avec beaucoup de force. A plus forte raison, pour les pays tels que l’Espagne, où les deux métaux, l’or et l’argent, circulent parallèlement sans que l’un soit plus que l’autre qualifié d’étalon, une mesure pareille peut-elle être raisonnablement prévue ou tout au moins rangée au nombre des choses possibles.

Je crois pouvoir passer ici sous silence le débouché de l’Asie et de l’Afrique. Tout le monde sait que dans les régences barbaresques, dans le Levant, en Chine et dans l’Orient en général, l’argent est le métal préféré. Ce sont des pièces d’argent que l’Europe expédie à ces contrées, et non pas de l’or. Ce n’est pas que dans quelques-unes des régions de l’Asie lointaine, dans l’Inde par exemple, l’or ne soit un métal apprécié et recherché; mais les mines locales et celles des îles de la Sonde, particulièrement de l’île de Bornéo, qui sont importantes, suffisent à ces besoins.

En résumé, d’après ce qui précède, si l’on cherche à évaluer la quantité d’or qui pourrait être réclamée d’ici à une dizaine d’années pour compléter ou rétablir sur ses fondemens naturels le numéraire des états qui, notoirement, manquent de métaux précieux, ou qui, soumis au régime du papier-monnaie, sont en position de faire de grands efforts pour s’y soustraire, on n’arrive à rien qui soit bien important. L’Autriche seule apparaît comme pouvant accueillir une certaine proportion du noble métal, et c’est en vertu d’une hypothèse complaisante que j’ai porté à 145,000 kilog. pesant l’or qui pourrait trouver un écoulement chez elle. Cependant, pour ôter tout prétexte à la contradiction, j’estimerai à plus du double, à 300,000 kilog., la masse totale de l’or qui devra, pendant la période décennale qui s’ouvre, se placer dans l’empire d’Autriche et dans les autres états où l’on éprouve des besoins analogues.

Voilà pour le premier des débouchés extraordinaires qui se présentent à l’or de la Californie et de l’Australie et à celui dont il y a lieu de prévoir l’extraction dans la Russie boréale.

Que faut-il penser du second, de celui qui serait ménagé par les développemens toujours croissans du luxe ? Sur ce point, il ne faut pas qu’on se fasse illusion ; le siècle est moins fastueux qu’on ne le représente, ou plutôt il ne fait pas consister son faste à se donner beaucoup d’objets en or. Il aime la dorure, et à en juger par Paris, il la répand dans les appartemens, sur les meubles, les boiseries et les plafonds ; mais en fait de bijoux, il n’en fait d’or que de très légers. On fabrique beaucoup de bagues en or, de boîtes de montres en or, mais très peu de ces articles qui exigeraient une quantité un peu forte de ce métal. La preuve en est écrite dans les relevés des bureaux dits de garantie chez les différens peuples civilisés.

Qui ne supposerait que dans la Grande-Bretagne, où une aristocratie opulente fait volontiers étalage de ses richesses, et où, depuis la paix de 1815, les fortunes commerciales se sont agrandies et multipliées à un degré surprenant, la fabrication des ustensiles en or a dû prendre un accroissement considérable ? C’est pourtant le contraire qui est vrai. J’ai sous les yeux le relevé des opérations des bureaux anglais de garantie depuis le commencement du siècle, jusques et y compris 1850, qui a été publié par M. Porter dans son excellent ouvrage du Progrès national. D’après ce tableau, la progression de la fabrication des articles en or est restée, qui aurait pu le croire ? en arrière de celle de la population. De la première période quinquennale du siècle à celle qui se clôt en 1850, l’augmentation de la quantité d’or qui a passé par ces bureaux est de 50 pour 100 ; pendant le même intervalle, la population a doublé, et puis, si l’on se rend compte de la quantité d’or que cette fabrication exige, on est confondu de la trouver aussi faible. C’est un atome en comparaison de l’extraction totale. Pendant la dernière période quinquennale du demi-siècle, la moyenne annuelle n’a été que de 7,636 onces (216 kilogrammes). Indépendamment des indications de M. Porter, j’ai pu me procurer les chiffres relatifs aux deux exercices les plus voisins (1855 et 1856). La moyenne est de 295 kilogr., en comptant ce qui est destiné à l’exportation. Il faut dire que plusieurs articles, tels que les boîtes de montres, sont exclus de ce relevé ; mais qu’on double le total, qu’on le quadruple, qu’on le décuple, qu’on aille encore bien au-delà : à combien cela montera-t-il en comparaison de la production actuelle du métal ?

De l’Angleterre, passons à la France. Ici, peu s’en faut qu’on n’observe de même, dans la fabrication des objets en or, un mouvement en arrière par rapport à la population, lorsqu’on embrasse une certaine période, de près d’un demi-siècle aussi, dans laquelle est comprise, il est vrai, toute la durée de la révolution. Necker, qui devait être bien informé, évaluait en 1789 l’orfèvrerie fabriquée en France, tant en argent qu’en or, à 20 millions de matière ; en 1821, ce n’était que 21,750,000 fr., ce qui faisait dire à M. de Humboldt : « Les tableaux publiés par M. Le comte de Chabrol prouveraient donc, si les évaluations de Necker sont exactes, que l’état de l’orfèvrerie n’a pas considérablement changé[20]. » M. de Humboldt aurait pu ajouter que, l’emploi de l’argent ayant dû s’étendre parce que les couverts d’argent s’étaient beaucoup répandus, du moment que pour l’ensemble des deux métaux le changement était insignifiant, il s’ensuivait forcément que l’emploi de l’or avait dû se restreindre. Depuis 1821, une certaine progression se fait remarquer en France. D’après les relevés des bureaux de garantie, la moyenne des années 1822-23-24 donne 3,059 kilogrammes pour l’or, et la moyenne des deux années closes au 1er janvier 1857 est de 8,185 ; mais de ces quantités il y a lieu, comme on va le voir, de rabattre une bonne partie pour tenir compte du vieux métal, de la vieille orfèvrerie ou bijouterie qu’on remet au creuset. C’est donc le cas de dire, pour la France comme pour l’Angleterre, qu’un débouché aussi borné, s’accroissant aussi lentement, ne pourrait contribuer sérieusement à élever l’usage du précieux métal au niveau d’une production si grandement augmentée.

En 1827, M. de Humboldt a évalué la quantité d’or qu’employaient la bijouterie et l’orfèvrerie à 9,200 kilogr. pour toute l’Europe ; mais de là il y aurait à retrancher l’or vieux que Necker supposait faire la moitié. Portons au double l’or que manipulent ces industries aujourd’hui, sans faire aucune déduction pour le vieil or que fournit la refonte des anciens bijoux et ornemens ; ce sera comme si nous quadruplions l’emploi effectif de l’or en 1827, en admettant l’hypothèse de Necker sur la part pour laquelle la refonte des bijoux et ornemens anciens entre dans la fabrication des nouveaux. Voilà donc le placement de 18,400 kilogr. sur la production annuelle des mines. Afin d’avoir égard largement à la petite quantité d’articles en or qui se fabriquent en dehors de l’Europe, dans les pays de la civilisation occidentale ou chrétienne, je veux dire aux États-Unis et dans le reste de l’Amérique, mettons le total à 25 000 kilogr., année moyenne, pour la période décennale qui s’ouvre. C’est le porter bien haut, car nous n’y comprenons pas ce qu’il faudrait d’or pour deux annexes du même chapitre, la dorure et le galon, dont dans un instant nous tiendrons compte avec non moins d’ampleur. On voit par là quelle est la limite de ce que peuvent faire la bijouterie et l’orfèvrerie d’or pour empêcher ce métal d’être en excès sur le marché ; c’est bien éloigné de ce qu’il faudrait.

Le monde, dira-t-on, a bien absorbé la masse de près de 40 millards d’argent ou d’or que l’Amérique a fournis depuis Christophe Colomb. Eh ! sans doute, mais à quelle condition cette masse de matière précieuse a-t-elle pu se placer ? A la condition que la valeur de l’argent baissât dans le rapport de 6 à 1 et celle de l’or dans le rapport de 4 à 1. C’est moyennant un changement analogue (sauf la proportion de la baisse, sur laquelle je ne me prononce pas), et c’est ainsi seulement que l’or qu’on extrait avec tant d’abondance des mines nouvelles parviendra à se colloquer quelque part. L’essai que je soumets aujourd’hui au public est destiné à prouver, non pas que cette production inusitée du précieux métal ne saurait rencontrer un emploi à aucune condition, ce qui serait absurde, mais simplement qu’avec la valeur qu’il possède présentement par rapport à l’ensemble des autres marchandises en général, il ne pourrait réussir à s’écouler. Le genre humain n’est pas assez riche pour en payer aussi cher une masse aussi considérable, ni ne le sera de longtemps. Pour trouver une issue par où passer, il faut de toute nécessité que cette énorme extraction s’abaisse fortement dans sa valeur.

Mais n’anticipons pas sur la conclusion. Poursuivons l’énumération des différens débouchés extraordinaires qui peuvent être ouverts à la production extraordinaire de l’Australie et de la Californie, et avant tout finissons le compte de la bijouterie et des usages analogues ; parlons de la dorure et des galons. À Paris, nous nous dorons beaucoup, nous prenons du galon d’une façon surprenante. N’y a-t-il pas là une consommation très grande qui permette aux producteurs d’or de placer leur matière précieuse presque indéfiniment, sans qu’elle ait à baisser de valeur ? — Afin de répondre à cette question, rendons-nous compte de la quantité de métal qui est requise pour dorer une surface donnée. L’or, on le sait, est le plus malléable des métaux ; il l’est à un degré dont on se ferait difficilement une idée sans interroger la pratique. On le met en feuilles qui, par le progrès de l’industrie du battage, sont tellement minces aujourd’hui, que quatorze mille ne font que l’épaisseur d’un millimètre, et par conséquent 14 millions de feuilles mises l’une sur l’autre occuperaient une épaisseur totale d’un mètre seulement. Avec un mètre cube d’or massif, qui à la vérité ne pèserait pas moins de 19,258 kilogrammes, on pourrait dorer une superficie de 1,400 hectares; avec 1,000 kilog., on couvrirait d’or 72 hectares ou 720,000 mètres carrés; c’est un résultat qui confond l’imagination. Et pourtant l’or qui sert à faire les galons s’étend bien plus encore. Le fond des fils dont le galon se tresse est d’argent, la surface seule est d’or, et avec un gramme d’or valant aujourd’hui 3 fr. 44 cent., on peut dorer un fil de 200 kilomètres de long. Dans une pièce d’or de 20 francs, il y a tout l’or nécessaire pour recouvrir un fil qui irait de Calais à Marseille.

Je pourrais faire remarquer encore que, dans le calcul de ce qu’on peut faire de dorure avec un mètre cube d’or ou bien avec 1,000 kilogrammes, j’ai parlé comme si c’était de l’or absolument fin qu’on y employât, supposition inexacte. L’expérience démontre que pour tirer tout le parti possible de la malléabilité de l’or, il y a de l’avantage à y mêler une certaine proportion d’alliage qui diminue d’autant l’emploi du métal précieux. Il est vrai que cette proportion n’est pas grande; elle est d’environ 4 pour 100, et nous en ferons abstraction ici.

Supposons maintenant que dans un salon convenablement doré, il entre cinq mètres carrés pleins de feuilles d’or; c’est, je le crois, être assez large. Avec 1,000 kilogr., on pourrait donc dorer cent quarante-quatre mille salons ou chambres, c’est-à-dire vingt fois au moins le nombre qui s’embellit ainsi tous les ans dans l’ensemble des rares villes où l’on dore l’intérieur des maisons. Avec ce qui resterait, quelle masse de cadres et de livres, de timbales d’argent, de couverts, et d’épaulettes, et d’objets de toute sorte ne couvrirait-on pas de l’éclat de l’or! Qu’on augmente le nombre des feuilles par salon, qu’on enfle autant qu’on le voudra le nombre des livres ou des cadres dorés, et l’on n’arrivera encore à rien qui mérite qu’on s’y arrête. A Paris, où l’on bat à peu près la totalité de l’or qui sert à la dorure par application en France et dans une partie de l’Europe[21], le battage n’opère pas sur plus de 1,150 à 1,200 kilogr. Je tiens le fait d’un homme fort honorable, qui était à la tête de cette industrie, et qui en possédait à fond la statistique[22].

La dorure par la voie humide, c’est-à-dire au moyen d’une dissolution d’un sel d’or dans l’eau, ne consomme non plus qu’une très faible quantité de métal. De même, pour tout le galon de la passementerie de Paris ou de Lyon, il suffit d’un nombre médiocre de kilogrammes d’or.

En définitive, pour les dorures de toute sorte, ainsi que pour toute espèce de passementerie en or, ce sera se placer au-delà de la vérité que de porter à 10,000 kilogr. La quantité d’or qui pourra être réclamée chaque année, d’ici à dix ans. Il est vraisemblable qu’au moment où j’écris on est loin d’en atteindre la moitié. En ajoutant cette quantité à celle que nous avons déjà admise pour l’orfèvrerie et la bijouterie, nous arriverons à un emploi annuel de 35,000 kilogrammes pour les différens arts.

Voilà donc à quoi se réduit, pour l’écoulement de l’or fourni par les mines nouvelles, la portée du luxe envisagé sous ses divers aspects. C’est une véritable déception pour le statisticien qui aurait cru apercevoir là un débouché indéfini. On peut cependant se rendre raison d’une consommation aussi restreinte. L’étalage de l’or en ustensiles plus ou moins massifs est le luxe de gens peu raffinés, dont l’œil s’est machinalement épris pour l’éclat d’un métal éblouissant et dont l’esprit se passionne pour une matière à laquelle le vulgaire attache l’idée de la richesse par excellence. C’est une magnificence réservée aux souverains chez les peuples primitifs; c’était le faste des Incas, celui d’Attila et de Genséric; c’était l’orgueil des peuplades sauvages que les Européens trouvèrent en Amérique; ces pauvres indigènes portaient des parcelles d’or suspendues au nez et aux oreilles. Nos nations intelligentes, dont le goût est cultivé, ornent leurs appartemens avec des étoffes artistement tressées, qui offrent des dessins élégans et des couleurs brillantes ou délicates. Elles les embellissent avec des objets d’art, des sculptures de tout genre, des tableaux de toutes les écoles ou de fines gravures. Un luxe pareil est plus intelligent, il est plus conforme à une civilisation avancée.

Ce n’est pas que je veuille soutenir ici l’opinion que, dans un accès de raffinement idéaliste, les peuples les plus civilisés s’apprêtent à dédaigner désormais l’éclat de l’or; je représente seulement que l’observation de ce qui se passe tous les jours sous nos yeux autorise à considérer la passion du luxe comme inclinant volontiers vers des satisfactions autres. A tant faire que de consacrer une grosse somme à un objet destiné à embellir la demeure, on recherche de préférence le plus souvent quelque chose qui se recommande autrement que par le poids qui y sera entré d’une matière aussi coûteuse que l’or. L’homme de peu de goût peut être flatté de posséder quelque grand vase d’une substance qui vaut seize cents fois son poids en cuivre, dix ou quinze mille fois son poids en fer, treize mille fois son poids en blé; mais cette cherté est tellement excessive, que pour les personnes qui ont le sentiment du beau, alors même qu’elles sont riches, c’est une objection qui les arrête, et elles se retournent d’un autre côté. Cependant l’or n’en a pas moins sa splendeur incomparable, et s’il éprouvait dans sa valeur une forte baisse, il est probable que la mode lui viendrait dans une certaine mesure, sous la condition que le mérite de la forme égalât la beauté de la substance.

J’arrive au troisième et dernier des débouchés qui ont été énumérés plus haut, celui que présente le monnayage chez une catégorie de peuples différente de celle par laquelle nous avons commencé. Suivant les personnes qui soutiennent que le métal ne va pas surabonder par rapport aux besoins, et par conséquent que la baisse de sa valeur n’est pas probable, ce ne serait pas seulement dans les pays qui présentement ont peu ou point d’espèces métalliques dans la circulation, ou qui veulent se soustraire au régime du papier-monnaie, qu’un large débouché serait ouvert à l’or par la voie de la monnaie. Tous les états civilisés, tous ceux du moins où l’or est admis à la fonction monétaire, en devraient réclamer un approvisionnement nouveau pour plusieurs motifs, et d’abord à cause de la progression des affaires, de la multiplicité toujours croissante des transactions. Ceux qui argumentent de la sorte ne se sont peut-être pas suffisamment rendu compte des procédés suivant lesquels le commerce d’un grand état étend ses opérations et élargit sa sphère. Ils auraient pu constater que le progrès des institutions commerciales, des institutions de crédit particulièrement, a pour effet de permettre aux affaires de s’accroître dans une proportion très forte avec une extension fort médiocre de l’instrument métallique des échanges. L’emploi des billets de banque, des viremens de parties ou comptes-courans, des lettres de change ou des billets à ordre, des mandats tels que les chèques qui sont en usage parmi les Anglais, la mise en activité d’établissemens analogues au Clearing-House de Londres, l’usage judicieux de toutes les ressources que présente une comptabilité perfectionnée pour les rapports de maison à maison, de ville à ville, d’état à état, tout cela tend à limiter chaque jour la partie métallique de l’instrument des échanges. Cet instrument est une machine qui a éprouvé et éprouve d’une manière continue des perfectionnemens considérables, à peu près comme la machine à vapeur.

Il y a cinquante ans, une machine à vapeur de quarante chevaux aurait coûté 100,000 francs; aujourd’hui, en France, Farcot, Cavé, Cail et dix autres la livrent pour 25,000. Pareillement à l’étranger. C’est que la construction de la machine à vapeur s’est perfectionnée beaucoup depuis un demi-siècle; c’est moins massif qu’autrefois, cela contient bien moins de métal coulé ou martelé, et pourtant c’est tout aussi solide, tout aussi sûr, sinon davantage. De même de l’instrument des échanges. Jadis il exigeait une forte quantité de métal, or ou argent. Aujourd’hui, pour une même quantité d’affaires, il y en suffit de beaucoup moins. Et pour quel motif? Parce qu’avec un bon mécanisme, comme celui qui existe en Angleterre, et dont la France et les autres états se rapprochent avec assez de célérité, la plupart des opérations commerciales s’accomplissent sans qu’on ait mis un écu en mouvement, ou du moins sans que les espèces métalliques soient en jeu autrement qu’à titre d’appoint. Les lettres de change, les traites ou mandats et les autres titres du même genre se multiplient avec les transactions du commerce, mais le numéraire métallique nécessaire aux transactions s’accroît à peine.

Voici un fait qui me paraît propre à mettre en relief ce caractère presque stationnaire du numéraire métallique dans les pays où le mécanisme commercial est bien organisé. Les billets de banque sont, on le sait, une autre espèce de numéraire, non métallique il est vrai, mais servant de substitut direct au numéraire métallique, se développant ou se restreignant suivant la même proportion à peu près, dans la circulation, selon les nécessités des opérations commerciales, et comme lui soldant définitivement les comptes. Le billet de banque se présente ainsi surtout lorsque, comme le billet de la Banque d’Angleterre, il est investi de la faculté désignée par les mots anglais de legal tender. On sait qu’en Angleterre, en vertu de cette faculté, le débiteur peut donner ce titre en paiement à son créancier, sans que celui-ci puisse le refuser, sous la réserve qu’au même moment la Banque d’Angleterre rembourse à vue en espèces métalliques ses billets au porteur. Dans ces conditions, à peu près toutes les raisons qui provoquent l’augmentation de la masse de pièces d’or en circulation sont applicables aussi au billet de banque, et on est autorisé à conclure du souverain au billet de banque et réciproquement. Or on connaît de la façon la plus exacte les variations que subit en Angleterre la quantité de billets de banque nécessaire pour les transactions : des relevés officiels constatent périodiquement le montant des billets de banque qui circulent. D’un coup d’œil sur ces relevés, on peut reconnaître que c’est une somme presque stationnaire, malgré la surprenante rapidité du développement commercial. En dix ans, de 1846 à 1856, pour l’île de la Grande-Bretagne, qui est le principal foyer des affaires du royaume-uni, la circulation en billets de banque ne s’est accrue que de 75,904 liv. st. sur 30,925,123[23]; ce serait, en moyenne, par an la somme insignifiante de 7,590 liv. st. seulement, ou la proportion de 1 sur 4,000 : progression pour ainsi dire imperceptible à côté de celle de la population, et surtout de celle des affaires telle que celle-ci est accusée par le tableau des importations et celui des exportations[24].

Voici un autre fait qui est bien propre à montrer jusqu’à quel point le perfectionnement des institutions commerciales permet aux affaires de s’agrandir sans qu’il y faille un surplus de numéraire métallique, ou de numéraire quelconque du genre des billets de banque. Le Clearing-House (maison de liquidation) de Londres est, comme l’indique son nom, un établissement où viennent se liquider chaque jour les comptes des particuliers, commerçans ou autres, par l’intermédiaire de leurs banquiers. Déjà en 1839 cet établissement était efficace à ce point que, pour une liquidation annuelle de 950 millions sterl. (24 milliards de fr. environ) ou une quotidienne de 3 millions sterling (75 millions de fr.), il suffisait chaque jour en moyenne de 200,000 liv. st. en souverains ou plutôt en billets de banque. Aujourd’hui, avec une masse de comptes montant pour le moins à 1 milliard sterling 1/2, sinon à 2 milliards (37 milliards de francs à 50 milliards), on en est venu à se passer complètement même de billets de banque. Tout se termine par des viremens à la Banque d’Angleterre.

Ce n’est pas à dire que partout, à mesure que la population augmente, il ne faille pas plus de monnaie pour les transactions, autres que celles du négoce proprement dit, qui se passent dans la vie civile, pour les achats au détail par exemple, pour les salaires et pour mille menus paiemens. Cette influence du chiffre de la population sur la quantité du numéraire métallique, et particulièrement de la monnaie d’or, peut surtout être sensible là où il n’y a pas de billets de banque de moins de 125 francs, comme en Angleterre, ou de moins de 100 francs, comme c’était chez nous jusqu’à la loi votée à la fin de la session dernière; mais la population n’augmente, en quelque lieu que ce soit, qu’avec lenteur, en comparaison de la croissance qu’a éprouvée la production de l’or. En Europe, c’est, selon les états, de 1 1/2 pour 100 à 2 1/2 par an. Aux États-Unis, par une exception unique, c’est de 3 pour 100, sinon d’un peu plus. Admettons en moyenne la proportion de 1 1/2 pour 100, ce qui sera une exagération. Maintenant quelle est la masse de monnaie d’or d’où il faut partir? Il serait bien difficile de porter au-delà de 4 ou 5 milliards ce qu’il en faut dans la circulation, indépendamment de la monnaie d’argent, pour l’ensemble des pays de la civilisation chrétienne[25]. Disons 5 milliards : 1 1/2 pour 100 sur cette somme fera 75 millions de francs, soit 22,000 kilogr. d’or.

Ici on représentera qu’il ne faut pas envisager seulement le développement de la population, que le progrès de la richesse générale, ainsi que la diffusion du bien-être parmi les classes ouvrières, doit aussi être pris en considération. On remontrera que les transactions du détail, qui ne se soldent qu’avec du numéraire métallique, sont bien plus étendues lorsque les populations jouissent de l’aisance que lorsqu’elles en sont privées. — Il est vrai, mais est-ce bien la monnaie d’or qui doit se multiplier ainsi? C’est bien plutôt, ce me semble, la monnaie d’argent ou celle de cuivre qui servent aux achats journaliers du grand nombre des ménages. Avec l’or, on ne fera jamais de pièces de moins de 5 francs, et même le succès des pièces d’or de 5 francs qu’on vient d’émettre en France reste fort problématique, malgré le soin qu’on a pris de leur donner une grande surface, afin qu’elles glissassent moins entre les doigts, et déjà la pièce de 5 francs est une forte somme pour les transactions de cette sorte.

Ce serait ici le lieu de faire remarquer que l’introduction du billet de banque de 50 francs dans la circulation de la France, qui vient d’être autorisée par la loi, est de nature à diminuer dans une assez forte proportion l’emploi de l’or dans la monnaie. Il y a là une force restrictive qui peut beaucoup plus que balancer l’expansion que l’accroissement de la population et celui des affaires tendraient à imprimer au numéraire en or. La Banque de France n’a pas été empressée de donner au billet de banque de 100 francs toute la circulation à laquelle ce signe représentatif pouvait prétendre. Elle peut de même retarder le moment où le billet de 50 francs circulera au gré des vœux du public. Cependant l’antipathie de la Banque pour les nouveautés a ses limites, et ses oreilles ne sont pas fermées à la voix de la raison. Dans ces derniers temps, elle a consenti à répandre le billet de 100 francs d’une main moins avare; elle le répandra plus encore, et elle acquiescera pareillement aux réclamations du public en faveur du billet de 50 francs.

Par cet ensemble de considérations, je crois ne devoir rien ajouter, pour le fait de l’accroissement des affaires, aux 22,000 kilog. d’or qui ont été indiqués plus haut pour l’addition à faire à la monnaie, en vue des besoins du surplus de population. Cette addition a été supputée fort amplement, et on pourrait la trouver excessive, si on la rapportait à l’unique destination pour laquelle elle a été calculée.

La monnaie d’or donne lieu, par le fait même de sa circulation, à une certaine consommation d’or. Elle s’use, et de là une perte qu’il faut remplacer. Ce qu’on nomme le frai des monnaies ne laisse pas que de s’élever, sur le total des espèces en mouvement dans un grand état, à une quantité très appréciable de métal chaque année. Sur ce sujet, des renseignemens assez variés ont été fournis par des expériences ou des constatations dont les plus remarquables sont celles qui ont été faites en Angleterre à diverses époques, mais surtout en 1798 par un physicien célèbre, Cavendish, et un chimiste distingué, Hatchett, — en France plus récemment par MM. Dumas et de Colmont, au nom de la commission des monnaies, déjà nommée ici, que présidait Thénard, et enfin en Hollande, tout nouvellement à l’occasion du changement apporté au système monétaire. Il a été ainsi prouvé qu’à dimensions égales, les pièces d’or renfermant un modique alliage de cuivre et surtout d’argent s’affaiblissaient beaucoup moins par l’usage que celles d’argent. Il est établi aussi qu’à mesure qu’il s’agit de pièces moindres, le frai augmente, rapidement même, soit parce que les petites pièces passent de main en main beaucoup plus que les autres, soit par le motif qu’en proportion du poids elles présentent plus de surface. Il y a lieu de croire qu’en adoptant la proportion de 2 sur 1,000 ou de 1 sur 500, on exagérera notablement la perte probable des pièces d’or par an. À ce compte, sur la masse de 5 milliards de francs qui serait plus que suffisante pour saturer d’or la circulation de l’Europe et des autres pays de la civilisation chrétienne, il y aurait tous les ans un déchet de 10 millions de francs, soit un nombre rond de 3,000 kilogrammes de métal[26].

Il faut encore avoir égard à une autre consommation d’or qui est possible, je veux parler de la thésaurisation. L’usage de thésauriser, c’est-à-dire de conserver des pièces de monnaie en nature dans une cachette, est le propre d’une civilisation arriérée, où la richesse est obligée de se réfugier sous terre pour éviter la spoliation, ou dans laquelle le prêt à intérêt existe à peine, soit que le préjugé le condamne, soit qu’on ait lieu de craindre que le plus souvent une somme prêtée serait livrée aux aventures. C’est une coutume qui pendant longtemps non-seulement a retiré de la circulation des sommes importantes, mais même les a fait perdre, parce que, au milieu des révolutions, des invasions et des autres malheurs publics, elles ont été oubliées après avoir été enfouies : le secret de la cachette se perdait par la mort ou l’exil du possesseur; mais en Europe, au moment où nous sommes, la quantité de métaux précieux qui sort des cachettes est vraisemblablement plus forte que celle qui va y chercher asile. Ainsi la thésaurisation ne saurait guère, à l’heure qu’il est, être signalée comme faisant dans la monnaie un vide que les mines auraient à combler.

Cependant, pour écarter plus péremptoirement le reproche de n’avoir pas tenu suffisamment compte de tous les débouchés possibles pour le métal extrait des nouvelles mines d’or, je supposerai que tous les ans une cinquantaine de millions soit enlevée au courant par cette voie; mais aussi on ne trouvera pas mauvais que j’impute sur ce compte la quantité d’or qui peut se perdre par divers accidens et particulièrement par les naufrages. Ces 50 millions de francs feraient en nombre rond 15,000 kilogrammes de métal.

La conclusion de cette analyse me semble aisée à tirer. De quelque côté qu’on se retourne, on n’aperçoit aucun débouché nouveau qui puisse offrir une issue proportionnée à la production extraordinaire d’or à laquelle nous assistons, de telle sorte que la valeur de ce métal ne baisse pas. Il n’y a qu’un moyen de faire écouler ces masses d’or, c’est de les monnayer et de les précipiter dans le courant de la circulation chez les peuples qui sont déjà suffisamment pourvus de monnaie de ce métal. Ce courant les absorbera, parce qu’il est pour ainsi dire insatiable : il prend et emporte tout ce qu’on y jette; mais s’il s’en empare et se l’assimile, c’est à une condition, à savoir que l’or diminue de valeur, si bien que dans les mêmes transactions où il avait suffi jusqu’ici d’une pièce d’or, il en faille une et demie, ou deux, ou plus encore. En un mot, si l’or peut entrer dans la circulation en quantité indéfinie, c’est en se soumettant à une loi rigoureuse, en se dépréciant de plus en plus.

Ici se manifeste un désavantage que l’or présente relativement à l’argent. Ce dernier métal a, en dehors de la monnaie, des emplois assez étendus. La vaisselle plate, les couverts, les timbales d’argent, les ornemens des églises en prennent de grandes quantités. L’argenture, qui se répand si fort depuis quelques années, doit finir par en prendre beaucoup : on peut croire que nous ne sommes encore qu’au début des services que doit rendre cette intéressante industrie, et par conséquent que la consommation d’argent à laquelle elle donne lieu est bien faible en comparaison de celle qu’on est fondé à prévoir. Sans doute l’or n’est pas sans avoir quelques emplois dans les arts, et il se peut que prochainement la dorure soit d’un usage presque aussi général que l’argenture; mais, pour dorer suffisamment une surface déterminée, il faut bien moins d’or qu’il ne faut d’argent pour convenablement la recouvrir de ce dernier métal; de cette manière, le mérite qui distingue l’or d’être infiniment malléable, ou d’adhérer extrêmement à l’état de couche infiniment mince, n’aboutit qu’à en restreindre l’emploi. Ainsi ce n’est pas moins de 5 grammes d’argent qu’on met sur un couvert dans la fabrication de la maison Christofle; au lieu de cela, la dorure dont on recouvre des ustensiles, des cadres, des plafonds mêmes, n’exige jamais que des atomes d’or : 4 ou 5 centigrammes par exemple, au lieu de 5 grammes. C’est par rapport à l’argent dans le rapport de 1 à 100.

Maintenant, pour fixer les idées et donner de la précision à nos conclusions, récapitulons les différens emplois que nous venons de signaler pour l’or, en les représentant par des nombres.

D’après ce qu’on vient de voir, le monnayage de ceux des états qui sont à court de monnaie d’or ne paraît pas devoir réclamer, d’ici à une dizaine d’années, plus de 300,000 kilogr. de métal. Pour arriver à cette quantité, il a fallu forcer toutes les prévisions. C’est exagérer, au-delà même de ce qui serait permis, la quantité d’or neuf réclamée par la bijouterie ainsi que pour les divers modes de dorure et pour la passementerie en or, que de la porter à 35,000 kil. en moyenne d’ici à dix ans, soit pour la période décennale 350,000 kil. Quant au surcroît de monnaie nécessité par l’accroissement de la population et parle développement de l’aisance dans l’ensemble des états de l’Europe et de l’Amérique, je l’ai calculé d’une manière large en le supposant de 22,000 kilogr. par an, soit en dix ans 220,000, Pour ce qui est du frai, on a vu qu’on ne risquait pas de l’évaluer trop bas en le portant à 3,000 kil. ou en dix ans 30,000, et enfin la thésaurisation, en y joignant les pertes accidentelles, semble devoir être plus que comblée, si on lui attribue 15,000 kil. annuellement, ou en dix années 150,000. On arrive ainsi, en outrant toute chose, à un total de 1,050,000 kilogrammes, comme indiquant le bloc du précieux métal qui trouverait un emploi naturel d’ici à dix ans. Par ces mots un emploi naturel, je veux dire qu’il s’écoulerait aux mêmes conditions que par le passé, et par conséquent sans qu’il y soit aidé par la baisse de la valeur de l’or. En estimant la production moyenne annuelle, pour la période de dix ans qui commence, à 250,000 kilogrammes seulement (et il est plutôt à présumer qu’elle ira à 300,000), la masse flottante dont la pesanteur agirait, à l’expiration de la période décennale, pour déprimer la valeur de l’or serait donc de l,450,000 kilogr., c’est-à-dire de la moitié de tout ce que l’Amérique a fourni d’or depuis le premier voyage de Christophe Colomb jusqu’à la découverte des gisemens californiens en 1848, en trois cent cinquante-six ans.

Qu’on rabatte de là deux ou trois cent mille kilogrammes, cinq cent mille même, afin de pourvoir de la façon la plus ample à toutes les éventualités, même les plus improbables, il restera encore une masse énorme pour exercer sur le marché une pression sans précédens. Pour exprimer la même idée autrement, à mesure que l’or sera extrait des mines, tout ce qui n’aura pas été absorbé par les arts industriels se placera dans la monnaie, chez tous les peuples qui l’admettront en cette qualité, et sur chaque territoire il se répandra dans des proportions mesurées sur les facilités qu’il y rencontrera. Mais il y sera en grand excès par rapport à tout ce que le service des transactions aurait pu réclamer, si le métal eût gardé sa valeur entière, c’est-à-dire que l’or y circulera dans des conditions qui sont précisément celles qu’on indiquerait, si l’on avait à exposer ce qu’il faut pour en déterminer infailliblement la baisse.

A moins donc d’avoir une foi bien robuste dans l’immobilité des choses humaines, on doit considérer la baisse de l’or comme un événement auquel il faut se préparer sans perdre de temps. Et qui ne sait que la valeur de l’or par rapport aux denrées en général et par rapport à l’argent en particulier, au lieu d’être fixe, a éprouvé de très nombreuses variations, qu’elle a été en se modifiant, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, depuis le commencement du monde, sous l’influence de forces bien moins énergiques que celles qui sont en action aujourd’hui? Je renvoie ceux qui voudraient des renseignemens sur ce sujet à un écrit où une autorité illustre, M. de Humboldt, l’a traité avec la supériorité qui le distingue, et en répandant sur la question les vives lumières qu’il apporte toujours avec lui. On y verra, par exemple, qu’en jetant dans la circulation du monde romain une masse d’or très importante, il est vrai, Jules César détermina une baisse du métal telle que quelque temps après avoir valu dix-sept fois son poids d’argent, il tomba à ne plus le valoir que neuf fois[27]. Par quel sortilège exceptionnel les causes naturelles de la baisse de l’or seraient-elles paralysées, maintenant qu’elles se révèlent sur des proportions inusitées?

Indépendamment de tout calcul détaillé, dans le genre de celui qui précède, et que je crains d’avoir trop allongé, il y a une manière générale de se convaincre de l’imminence de la baisse de l’or, à moins qu’une cause, présentement impossible à prévoir, n’en fasse brusquement cesser la production extraordinaire. Le métal qu’on extrait avec tant d’abondance en comparaison du passé, s’il se jette dans la monnaie, en fera fléchir le cours par sa masse. Pour l’empêcher de s’y précipiter, il faudrait que le luxe lui présentât un débouché suffisant, et cela est-il possible? L’or ne faisait plus défaut sur le marché général depuis l’exploitation des mines de la Russie boréale. La majeure partie de ce qu’en rendent l’Australie et la Californie constitue donc un véritable excédant; or comment les développemens du luxe suffiraient-ils à l’absorber? Quelques-uns de nos nouveaux enrichis qui, parce que l’existence s’est subitement transformée pour eux, supposent que tout est changé pour le mieux sur la surface de la planète, pourront bien imaginer qu’il en doit être ainsi; mais quiconque réfléchit, observe et compte se fera une opinion différente. Non, le genre humain n’est pas en mesure de prélever sur les fruits de son travail la part considérable qu’il faudrait livrer aux producteurs d’or pour que leur métal ne baissât pas de valeur, parce que le genre humain est pauvre encore, même dans les états les plus civilisés. Prétendre que, pour satisfaire son goût du luxe, il continuera de prendre au taux ancien tout l’or des nouvelles mines, c’est comme si l’on disait qu’il est subitement devenu assez opulent pour consacrer 4 ou 500 millions, sinon davantage, à s’acheter des articles de luxe, de cette catégorie même qui mérite le plus le nom du superflu, — 4 ou 500 millions pour le moins, puisque, au prix que l’on a conservé à peu près intact jusqu’ici, la quantité de ce métal qui est versée sur le marché général fait un milliard en nombre rond. Les nations civilisées, bien loin de pouvoir se passer des fantaisies pareilles, ont à pourvoir à toute sorte de besoins plus pressans, et qui les préoccupent davantage. Les populations sont encore mal nourries, mal vêtues, mal logées, mal approvisionnées de toute sorte d’objets qui répondent aux besoins de l’intelligence et aux satisfactions les plus conformes à la dignité humaine, satisfactions qu’elles apprécient de plus en plus, quoi qu’on en dise. La monnaie offre donc la seule issue par où la majeure partie de cette production inouïe de l’or puisse s’écouler; encore plusieurs nations la lui ont fermée chez elles. Comment donc les canaux de la circulation ne s’encombreraient-ils pas de ce métal chez les peuples qui restent fidèles à la monnaie d’or? En d’autres termes, comment ne subirions-nous pas prochainement en France un enchérissement général, si l’on maintient à l’or, dans notre système monétaire, la place qu’il y occupe de fait aujourd’hui?


MICHEL CHEVALIER.

  1. On voit qu’ainsi le mot valeur a un sens relatif, mais général. Le mot prix a un sens relatif aussi, puisque c’est la valeur rapportée à une substance déterminée, c’est-à-dire au métal dont est faite l’unité monétaire; mais, par cela même, c’est spécial et précis.
  2. dans le cours de cette étude, lorsqu’il sera parlé d’un poids déterminé d’or ou d’argent, sans indication du litre, c’est-à-dire du degré de finesse, je prie le lecteur de se souvenir qu’il s’agit de ces métaux à l’état absolument fin ou exempt d’alliage. C’est ce qui se désigne ordinairement par le titre de 1,000 millièmes. On sait que le titre des monnaies françaises est de 900 millièmes, ou 9 dixièmes, c’est-à-dire qu’elles contiennent un dixième d’alliage.
  3. Je n’ai pas besoin de dire qu’en assignant cette progression de 1 à 3, je suppose que toutes choses fussent égales d’ailleurs, je veux dire que les marchandises diverses fussent dans la même abondance par rapport à la demande et produites dans les mêmes conditions qu’auparavant. Pour une marchandise qui serait devenue relativement plus abondante et dont la production aurait reçu de grands perfectionnemens, il y aurait eu une cause de diminution de prix, et cette cause aurait balancé dans une certaine mesure l’enchérissement causé par la baisse de valeur des métaux dont la monnaie est faite.
  4. Les alluvions aurifères ont été observées en Russie dès 1774, dans la chaîne des monts Ourals; mais on ne commença à les exploiter un peu sérieusement qu’après 1810. En 1816, le rendement n’était encore que de 96 kilogrammes de métal. A partir de 1823, il prend une marche progressive. En 1830, la production officiellement constatée fut de 5,779 kilogrammes, ce qui ferait environ 18 millions de notre monnaie. Vers cette époque, les gisemens aurifères de la Sibérie sont découverts, et à partir de 1840 ils donnent une masse d’or bien supérieure à celle qu’on extrait de l’Oural.
  5. Je crois devoir établir ici les comptes en kilogrammes d’or fin plutôt qu’en francs. Les nombres seront alors beaucoup moindres, et on les comparera plus aisément les uns aux autres On sait que le kilogramme d’or, aux termes de la loi du 7 germinal an XI, fait 3,444 fr. 44 c.
  6. Les calculs de M. de Humboldt l’ont conduit au nombre de 15,800 kilogrammes pour la production, au commencement du XIXe siècle, de l’Amérique, de l’Europe et de la Russie asiatique. (Essai sur la Nouvelle-Espagne, édition de 1827, tome III, p. 436.) C’est à peine si l’or que la civilisation chrétienne puisait à d’autres sources ajoutait à cet approvisionnement 2,000 kilogr. On avait ainsi un total d’environ 18,000 kilogrammes.
  7. Voyez page 80 du rapport de M. Trask.
  8. Rapport de la commission chargée par le gouverneur de la province de Victoria de lui faire un rapport sur l’état des mines. Ce rapport fait partie du document parlementaire intitulé Further papers relative to the discovery of Gold in Australia. Février 1856.
  9. D’après un curieux mémoire, qui remonte à un petit nombre d’années, de M. L’ingénieur des mines Daubrée, le lavage des sables aurifères du Rhin est une industrie qui persiste. La production d’or s’élève annuellement à 12 ou 15 kilogrammes, ou en valeur à 40 ou 50,000 francs.
  10. L’hypothèse indiquée ici, d’après laquelle, dans la Californie et l’Australie, le prix d’une journée de travail sur les mines d’or devrait finalement tomber à une somme représentant cinq francs d’aujourd’hui en consommations et autres jouissances, paraît plausible. La Californie et l’Australie sont des pays salubres, où la race européenne supporte facilement le travail, et où les moyens de subsistance doivent être bientôt, si ce n’est déjà, acquis à un prix modéré, soit parce que le sol peut en produire abondamment, soit parce qu’il est aisé d’en importer par mer. Sans doute, si le nombre des bras y restait aussi insuffisant qu’aujourd’hui, la rétribution du travail manuel y resterait très élevée; mais on sait avec quelle facilité déjà se transportent aujourd’hui les émigrans peu aisés jusqu’aux contrées les plus lointaines, et des moyens nouveaux et plus économiques de transport s’organisent entre l’Europe et l’Australie, de même qu’entre le versant oriental de l’Amérique et la Californie.
  11. Il n’est pas inutile de connaître année par année la marche du monnayage de l’or pendant cette période. La voici :
    1850 85,192,390 fr.
    1851 269,709,570
    1852 27,028,270
    1853 312,964,020
    1854 526,528,200
    1855 447,427,820
    1856, 598,281,995
    Total 2,177,132,265 fr.
  12. Voici le détail année par année :
    1850 86,458,485 fr. 20 c.
    1851 59,327,308 90
    1852 71,918,445 50
    1853 20,099,488 20
    1854 2,123,887 20
    1855 25,500,305 50
    1856 54,422,214 »
    Total 319,850,134 fr. 50 c.
  13. Ce qu’on nomme les matières d’argent se compose des lingots et des espèces monnayées.
  14. Voici le tableau de l’entrée et de la sortie des matières d’argent, année par année, depuis 1856 :
    Années. Importation. Exportation.
    1846 106,858,680 fr. 60,086,980 fr.
    1847 138,307,280 84,678,220
    1848 233,330,020 19,396,560
    1849 291,414,760 46,847,060
    1850 147,693,360 82,308,900
    1851 178,629,800 100,680,840
    1852 179,857,460 182,574,720
    1853 112,568,040 229,453,480
    1854 99,848,480 263,542,200
    1855 120,891,400 318,051,040
    1856 109,895,300 393,518,600
    Totaux 1,719,294,580 fr. 1,781,138,600 fr.
  15. Le fait résulte des renseignemens publiés par M. Armand Coste, par exemple.
  16. J’emploie ici le mot de numéraire dans le même sens que les Anglais celui de currency, qui comprend non-seulement les espèces métalliques, mais les billets de banque, lesquels représentent la monnaie.
  17. Par sa population, l’Ecosse n’est que le dixième du royaume-uni.
  18. American Almanac de 1857, p. 218.
  19. En Hollande et en Belgique, les pièces d’or continuent de circuler, mais purement et simplement comme une marchandise, et par conséquent il en est fait peu d’usage. C’est presque l’équivalent d’une démonétisation absolue.
  20. Essai sur la Nouvelle-Espagne, édition de 1827, tome III, p. 467.
  21. En 1855, la France a exporté 358 kilog. d’or battu en feuilles, et 26 kilog. d’or tiré ou laminé. Il y a eu en outre une exportation de 713 kilog. d’or filé sur soie; mais dans cette dernière marchandise, la soie fait de beaucoup la majeure partie du poids.
  22. M. Favrel, un des notables commerçans de Paris. Il est mort il y a peu de mois.
  23. En 1846, la circulation moyenne de la Grande-Bretagne en billets de banque a été de 30,925,123 liv. sterl., savoir :
    Billets de la Banque d’Angleterre 20,786,500 l. st.
    — des autres banques de l’Angleterre et du pays de Galles. 7,645,855
    — de l’Ecosse 2,492,768
    Total égal 30,925,123 l. s.

    En 1856, cette circulation moyenne a été de 31,001,027 liv. sterl., savoir :

    Billets de la Banque d’Angleterre 20,083,000 l. st.
    — des autres banques de l’Angleterre et du pays de Galles 6,756,872
    — de l’Écosse 4,161,153
    Total égal 31,001,027 l. st.
  24. En 1842, la valeur des exportations du royaume-uni en objets de provenance nationale a été de 47,285,000 liv. sterl. En 1856, elle était montée à 115,891,000 liv. st. Le mouvement des importations ne s’est pas moins développé.
  25. La quantité des monnaies tant d’argent que d’or qui circulaient en Europe il y a une trentaine d’années était estimée à moins de 9 milliards. M. de Humboldt rapportait comme plausible en 1827 le chiffre de 8,600 millions (Essai sur la Nouvelle-Espagne, t. III, p. 469). Elle a dû augmenter depuis lors, mais les institutions de crédit et de comptabilité commerciale se sont développées bien davantage. Si l’on tient compte de ce que l’Amérique a donné, presque constamment jusqu’en 1848, beaucoup plus d’argent que d’or, à peu près dans la proportion de 3 francs du premier métal contre 1 franc du second, on trouvera plausible notre assertion, que, eu égard aux monnaies d’argent que possède l’Europe et la civilisation chrétienne en général, et à l’organisation présente du numéraire, l’ensemble des états chrétiens ne comporte pas plus de 5 milliards en espèces d’or dans la circulation.
  26. Au sujet de la question de savoir ce qu’est le frai d’une manière absolue, les données qu’on possède sont moins précises pour l’or que pour l’argent, et même pour l’argent elles ne concordent pas très bien. Pour ce dernier métal, un fait parfaitement constaté, c’est que notre pièce de 5 fr., dont on se rappelle que le poids est de 25 grammes, ne perd que 4 milligrammes par an : c’est 16 parties sur 100,000, ou 1 sur 6,250. En Angleterre, d’après les expériences de Cavendish et Hatchett, interprétées par M. Jacob, c’était pour la couronne (pièce de 5 shillings, pesant 30 grammes 7 centigr. et valant 6 fr. 10 c.) de 18 parties sur 100,000, ou de 1 sur 5,643, et pour le shilling, pièce d’une circulation beaucoup plus active, de 1 sur 219. Des relevés ont été faits sur une plus grande échelle en Hollande, il y a peu d’années, pendant la refonte générale de la monnaie d’argent, et ils sont rapportés dans l’écrit qu’a publié à l’occasion de cette vaste opération, par ordre de son gouvernement, M. Vrolik, alors président de la commission des monnaies des Pays-Bas et depuis ministre des finances. Il s’ensuit que le frai des espèces hollandaises d’argent d’un petit échantillon est sensiblement moindre que ce qu’a indiqué M. Jacob pour celles de son pays. M. Jacob a tiré des expériences faites à la (monnaie de Londres, en 1826, la conclusion que la monnaie d’or perd annuellement 1/800e. Les expériences de 1807, d’après l’interprétation qu’en donne ce même auteur, auraient indiqué un frai annuel de 1 sur 1,050 pour les guinées et de 1 sur 460 pour les demi-guinées. Si ensuite on avait égard à ce que les guinées ou pour mieux dire aujourd’hui les souverains forment la majeure partie de la monnaie d’or qui circule en Angleterre, les 9/10es à peu près, la conséquence des expériences de 1807 serait qu’en Angleterre le frai moyen annuel des pièces d’or serait de 1 sur 950. En France, où la pièce d’or dominante semble devoir être toujours celle de 20 francs, qui ne diffère pas considérablement en volume et en dimension du souverain anglais, mais où l’on a retiré de l’or, avant de le monnayer, plus soigneusement qu’en Angleterre, la petite proportion d’argent qui se trouvait dans les lingots, et qui aurait ajouté à la dureté des pièces, la proportion du fraiserait plus forte; mais je la croirais fort inférieure à 2 sur 1,000 ou à 200 sur 100,000. Lorsque l’on compare des pièces de 20 fr. un peu anciennes, et qui n’ont pas été rognées, aux pièces de 5 francs du même millésime, autant qu’on en peut juger à l’œil, elles sont moins usées. Or on a vu que celles-ci ne perdaient que 1 sur 6,250.
  27. Ce travail du patriarche des sciences d’observation est antérieur de plusieurs années à la découverte des mines de la Californie, il date de 1838. Le Journal des Économistes de mars, avril et mai 1848, en contient une bonne traduction, due à M. Rempp.