De l’utilité morale de l’instruction pour le peuple


DE L’UTILITÉ MORALE

De l’Instruction

POUR LE PEUPLE.


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Quand l’académie de Dijon posa pour sujet de discours cette question si favorable au génie de Rousseau : Le progrès des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les mœurs ? elle fit preuve de courage et de philosophie ; car c’était la première fois qu’une académie s’avisait de pareille alternative. Aujourd’hui on crierait à la barbarie, et le premier de nos écrivains serait lapidé à Paris comme à Mottiers-Travers. Seulement ce ne serait plus comme philosophe, ce serait comme obscurant. Les peuples éclairés font ce que faisait le cheval de Lénore : ils vont vite.

L’académie de Dijon manqua cependant son but, en ne prenant pas la question d’assez haut. Il fallait demander : À quoi sert l’instruction, et quels avantages la civilisation a-t-elle retirés de l’invention de l’écriture ?

Le génie de Rousseau eût été plus à son aise dans la discussion ainsi élargie ; et, si je ne me trompe, les motifs de sa solution seraient sortis de son sujet d’une manière plus claire. Il est heureux pour moi que leurs développemens puissent se passer des ressources de l’imagination et de l’éloquence. C’est un thème si naïf qu’il y aurait scrupule à le charger des ornemens de la parole, si on les avait à sa disposition. La vérité y perdrait. On la reconnaît à sa simplicité ; et c’est pour cela que l’antiquité la peignait toute nue.

L’invention de la lettre fut le chef-d’œuvre de l’homme civilisé ; et j’entends ici par chef-d’œuvre, non pas ce qu’il avait à faire de mieux, mais ce qu’il pouvait faire de plus. La multiplication indéfinie de la pensée par l’imprimerie n’est qu’un résultat. Arrivé à l’invention de la lettre, l’homme avait parcouru tout le cercle de sa puissance intellectuelle. Il était parvenu à matérialiser l’esprit. La civilisation, à ce degré, n’a plus qu’à finir, et tous les efforts qu’elle tenterait pour se donner une nouvelle destinée seraient inutiles. Elle est à la pente de sa décadence : il faut qu’elle descende.

Toutes les histoires de l’antiquité ont des mythes et des symboles pour exprimer cette idée, bien connue des premiers sages. C’est Prométhée qui dérobe le feu divin, et qui n’enfante que la mort. C’est Adam qui cueille le fruit de la science, et qui n’apprend que le malheur de sa race, à jamais condamnée. Ce sont les descendans de Noé qui élèvent des tours vers le ciel, et qui arrivent à leur sommet avec des langues confuses, comme pour étaler de plus près, sous les yeux du Dieu vengeur, le tableau de leurs folles ambitions et de leurs incurables misères.

Tant que la pensée de l’homme ne fut pas écrite, elle s’entretint jeune, brillante et sublime, comme le feu sacré qui vit sur un autel. C’était un hymne dans la parole ; c’était une loi dans la tradition ; c’était une religion dans les siècles.

Fixée avec des signes convenus, elle fut ce qu’est la monnaie aux trésors de la Providence, ce qu’est un morceau de cuivre empreint ou flétri d’une effigie d’homme, qui représente le travail du pauvre et le pain de ses enfans, mais qui ne le nourrit point : un algèbre stérile et froid pour ceux qui l’entendent, incompréhensible pour ceux qui n’en ont pas l’inutile et triste secret ; quelque je ne sais quoi qui n’a pas plus de nom que d’ame, comme ce qui reste du cadavre dont parle Tertullien.

Voilà ce qu’est l’écriture ; et les premiers peuples qui en firent usage le savaient si bien, car leur dégénération était encore peu avancée, qu’ils n’osèrent de long-temps s’en servir pour exprimer des idées solennelles, de peur d’en avilir le sens moral, et que Pythagore désignait Dieu, comme les Hébreux, par une périphrase respectueuse : celui dont le nom pourrait s’écrire en quatre lettres.

À mesure que le principe matériel a prévalu, et que la chute des sociétés s’est accélérée vers son terme inévitable, cet artifice profane est devenu la science des nations. L’homme imaginant et pensant n’est plus distingué entre les hommes ; c’est l’homme écrivant, c’est-à-dire l’automate que de stupides études ont amené au point d’exprimer des besoins aussi grossiers que lui avec des barres, des ronds, des diagonales, des horizontales, des pleins, des déliés, et à tourner un style ou un tube entre ses doigts, comme le bâton d’un singe ou la baguette d’un perroquet.

Combien, sous le rapport de l’intelligence, les premiers temps du genre humain l’emportaient cependant sur les nôtres ! L’imagination cède, accablée sous le poids des impressions qu’elle éprouve, quand elle voit avec quelle rapidité ces Briarées de la civilisation s’emparèrent de toutes les idées et de toutes les grandeurs de l’avenir, pour ne lui laisser que l’humiliation de l’impuissance.

Alors se creusaient ces lacs immenses qui assainissaient de vastes régions ; alors s’ouvraient les irrigations salutaires, alors se mesuraient les débordemens périodiques des fleuves qui les enrichissent ; alors se construisaient les premiers vaisseaux qui allèrent conquérir, sur des rives inconnues, des fruits et des toisons d’or ; alors se dressaient, superbes, ces obélisques, vainqueurs du temps, ces étonnantes pyramides qui sont encore, comme autrefois, la merveille du monde ; alors le berger chaldéen, qui ne savait lire que dans le ciel, qui ne savait écrire qu’en peignant ce qu’il voyait, confiait aux rochers le portrait de l’univers ; et l’homme, qui traçait, dans ces images immortelles, l’histoire des révolutions des astres ; l’homme qui vous donnait, en se jouant, plus de tourbillons et de créations inconnues que les navigateurs fantastiques n’ont rêvé d’îles et de ports, n’imaginait pas que sa découverte pût être un jour transportée dans un livre ou sur une carte par l’encre du typographe ou le lavis de l’enlumineur. Le découvreur était barbare, et le poète aussi. On n’avait inventé alors ni l’alphabet ni l’almanach.

On peut dire que c’est à l’invention des lettres qu’expire l’âge poétique du genre humain. En effet, ce qui imprimait à la pensée une sorte de caractère divin, c’est qu’elle semblait tenir de la Divinité même par son essence toute intellectuelle ; c’est qu’elle ne résidait que dans l’ame, et ne se communiquait qu’à l’ame ; c’est que son expression, comme celle de toutes les idées suprêmes dont la perception nous distingue de la brute, ne pouvait se manifester par des signes ; c’est que, propre et intime à la partie élevée de notre double nature, elle échappait, insaisissable, à nos organes de chair, comme le mystère de la création, comme la conscience des rémunérations futures, comme l’infini dans l’espace, comme l’éternité dans la durée ; c’est qu’elle révélait en nous, avec ses dérivations, la présence assidue d’un Dieu, sous les trois formes qui sont ses trois noms : la pensée, la parole et l’esprit.

Le premier qui s’avisa de matérialiser tout cela, de réduire à des figures sensibles les opérations de l’intelligence, et de donner, comme dit Brébeuf, du corps et de la couleur aux pensées, fit une grande chose sans doute, mais incomparablement plus grande qu’il ne pouvait l’imaginer : le malheureux tua l’ame.

Ce dut être une chose horrible pour le génie qui venait de créer les sociétés, que de se voir emprisonner dans des linéamens creusés au poinçon sur une tablette de cire, ou empreints avec une liqueur colorante sur une feuille de roseau.

Le siècle de vie était fini ; le siècle de mort commençait. La nature entière subit l’influence dégradante de l’homme matière substitué à l’homme intelligence par la grande révolution de l’écriture. Dieu, qui lui permet d’être puissant pour lui prouver qu’il est malheureux, abandonna la création à ses essais sacrilèges. Tout s’avilit sous l’empire de notre funeste perfectibilité, jusqu’aux êtres qu’il avait placés au plus bas degré de l’échelle de ses ouvrages. Le taureau mutilé courba sa noble tête sous le joug ; le coq, notre vieil emblème national, devint, comme on l’a sottement répété en oubliant son type, un oiseau de basse-cour. Sans le luxe et sans la guerre, qui, cette fois du moins, furent bons à quelque chose, nous n’aurions plus d’idée du cheval de Job. Une honteuse éducation flétrit l’instinct presque moral du chien. Les fleurs mêmes, les fleurs, violées dans la pudeur de leurs mystères et dans la naïveté de leurs grâces, étalèrent au milieu de nos jardins ces fausses et hideuses beautés, où l’œil du naturaliste et du poète ne voit que le symptôme d’une infirmité repoussante. Encore quelque temps, et que sera le diamant ? une verroterie vulgaire pour le joaillier, un charbon limpide pour le chimiste.

Voilà le produit net de nos découvertes, qui sont le produit net de l’écriture. L’homme matériel aurait été trop déplacé au sein de l’univers créé, s’il n’en avait altéré le sublime caractère. Il se composa l’univers monstre.

Je sais qu’au temps où nous sommes parvenus il faut accepter cette création falsifiée comme une nécessité. Ce n’est pas avec des émeutes de carrefours qu’on peut régénérer un monde usé qui s’est trompé dans sa destination. La révolution qui le renouvellera couve sous une main plus puissante que ces mains d’enfans qui remuent inconsidérément les royaumes ; et, quand le jour sera venu, elle s’en échappera immense, formidable et décisive, avec des cataractes et des tonnerres.

En attendant nous nous débattrons, comme des insectes, sur le terrain que nous nous sommes fait, dans l’étendue de notre ruche ou de notre fourmilière d’hommes. C’est bien aussi de l’utilité morale de l’instruction dans notre société actuelle que je me proposais de parler, car je n’ai pas l’habitude de me dérober, à travers le vague des hypothèses, aux difficultés d’une question. — J’y arrive.

Et d’abord, à quoi l’instruction universelle est-elle bonne, si vous n’admettez pas l’égalité impossible des capacités morales ? À quoi, je vous le demande, sinon à multiplier par millions des ambitions insensées, et à faire peser sur le troupeau des peuples déjà si misérables une infirmité de plus, l’insatiable et vain besoin de participer à l’œuvre commune par les acquisitions de l’esprit ?

Ce que vous avez voulu faire de nous autres pauvres, depuis près d’un demi-siècle que vous êtes aux affaires, ce n’est pas tout-à-fait, j’en conviens, des îlotes comme à Sparte ; ce n’est pas tout-à-fait des esclaves comme à Rome : c’est ce que vous appelez plus élégamment des prolétaires, c’est-à-dire quatre-vingt-dix-neuf parties d’une nation dont la centième a le privilège exclusif de gouverner le pays, et qui ne sont bonnes, quant à elles, qu’à le peupler, à le cultiver, à le défendre, et à mourir pour sa sainte cause, en embrassant les étendards ingrats de la gloire et de la liberté !

Je ne poursuis pas ici la nue d’Ixion, comme disent vos classiques. Ce que j’écris, vous l’avez fait, et je suis convaincu que vous avez bien fait, parce que c’était une question vitale pour le monde tel qu’il est aujourd’hui, que de savoir par sous et deniers ce que valait un homme chez les peuples libres au dix-neuvième siècle. Maintenant la question est décidée ; et si elle ne l’était pas, il faudrait la décider comme elle l’est. Mais puisque vous l’avez fermé, ce compas de Popilius dont le cercle nous enveloppe tous, à l’exception de deux cent mille fortunes qui jouent gaiement à la bascule sur la tangente, ne nous forcez plus à savoir lire.

Pourquoi lire, je vous prie ? Vos discours, peut-être ?

Je sais que vous ne me passerez pas tous mes principes, mais je vous mets au défi de me contester un fait. Et savez-vous ce que c’est que les principes ? C’est la raison des faits.

Tout prolétaire qui sait quelque chose de plus que lire et écrire est un infortuné que vous tenez arbitrairement captif aux limbes de la civilisation.

Tout prolétaire qui ne sait que lire et écrire est pis encore. C’est un esprit faussé.

L’instruction universelle produit donc deux résultats d’un coup. Elle partage vingt-cinq millions d’hommes en deux classes : — les malheureux et les sots.

La lecture n’a pas introduit une idée saine dans l’esprit de l’homme. Elle y a jeté toutes les aberrations et tous les mensonges de la société.

Que lit le peuple quand il sait lire ? — S’il est pieux, des livres d’ascétisme et de mysticité qui le fascinent ; — s’il est déjà émancipé des enseignemens de la religion, des livres obscènes et impies qui l’énervent et l’abrutissent. — Cherche-t-il à se rendre compte de ses intérêts et de ses droits ? Il s’adresse aux gazettes. — Aspire-t-il à perfectionner seulement les applications les plus communes de son travail journalier ? Sa science est dans le Petit Albert et l’Almanach de Liège. —

Voilà de merveilleux instrumens d’instruction !

Et s’il n’en était pas ainsi, si tous étaient propres à tout ; si les bulletins de l’Académie des Sciences, que peu de personnes comprennent, et les amplifications de l’Académie Française, que personne ne comprend, se développaient pour la première fois avec clarté devant toutes les intelligences, permettez-moi de vous demander où seraient vos prolétaires ? Autrement dites-moi comment on fait une nation sans prolétaires, dans laquelle tout le monde paie le cens, et où il n’y a si mince individu qui ne puisse exhiber thèse de docteur ou diplôme de bachelier ès-lettres ?

Les bons livres sont bonne chose. J’en ai lu quelques-uns, et je ne les ai que trop aimés pour ma fortune et pour mon bonheur. L’instruction est le besoin inné de quelques âmes choisies qui s’y élèvent malgré tous les obstacles, et qui parviennent avec une puissance qui leur est propre à ses résultats les plus élevés. Celles-là vous dispensent de vos soins ; elles grandissent sans maîtres.

Il n’est pas certain, à ce qu’on dit, qu’Homère sût lire et écrire ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne pouvait ni lire ni écrire. Il était aveugle.

Croyez-vous par hasard que Rousseau soit devenu Rousseau en vertu de quelque grâce spéciale attachée aux leçons de Mlle Lambercier ? Jamais, au contraire, occasion si opportune ne s’est rencontrée pour faire d’un grand homme un homme nul ou pervers. L’école de la nature vous a seule donné le plus éloquent des philosophes. L’école de Mlle Lambercier n’avait produit qu’un voleur de rubans.

Est-ce l’instruction primaire qui a fait poètes Shakspeare, le valet du maquignon, et Bloomfield le valet du fermier ? — Est-ce l’instruction primaire qui a révélé la muse à un vitrier de Marseille, auquel les journaux accordent du talent ; à un boulanger de Nîmes, qui a du génie ? — Il y a une quinzaine d’années que trois de mes amis, Benjamin Constant, Jouy et Montègre, me mirent en rapport avec un cordonnier nommé M. François, dont les tragédies cornéliennes avaient épouvanté la police de l’empire. Cette excursion hors des voies de sa destinée naturelle m’inquiéta dans un homme que je commençais à aimer. Il s’en aperçut. « Tranquillisez-vous, me dit-il en riant ; pour m’amuser je fais des tragédies, et pour vivre, je fais des bottes. »


Ceux-là du moins ont eu le bon sens admirable de ne pas quitter leur état. Que seraient-ils devenus, hélas ! s’ils n’avaient consulté que le penchant d’une extravagante vanité ? Ils attendraient, dédaignés, les faveurs de la renommée, du caprice d’un critique imberbe, tout gonflé de la suffisance du collége ; ou de la tutelle impérieuse d’un parti ; ou de la faveur d’une cour !… Mais cette haute sagesse à laquelle une haute organisation les a fait parvenir n’est pas le privilège de la foule. Si la gloire elle-même n’est pas plus précieuse, le génie lui-même n’est pas plus rare.

Cependant, direz-vous, ne faut-il pas mettre le peuple en garde contre les déceptions de la fraude ? Et d’où vient la fraude, s’il vous plaît, si ce n’est de l’instruction ?

Une instruction fausse et mal appliquée a détourné quelques hommes de leur vocation nécessaire. Incapables d’y rentrer, incapables de s’élever au-dessus de cet étage factice où l’artifice de l’éducation les a portés en dépit d’eux, les misérables se sont servis de l’instrument captieux dont ils devaient l’usage à votre philantropie imprudente. La nature en avait fait des ignorans de village. Vous en avez fait des charlatans et des escrocs. Dans l’ordre positif, c’étaient d’utiles manœuvres et d’honnêtes artisans ; dans l’ordre que votre sagesse a établi, ce sont des voleurs, des imposteurs et des faussaires. Il n’y a rien de plus conséquent.

Eh bien ! ajoute-t-on, si cela était ainsi, l’instruction y pourvoirait, en fournissant a chacun les moyens de se prémunir contre le mensonge et la duplicité !

Justement comme on prémunit un jeune homme qui entre dans les salons contre les embûches du jeu, en lui apprenant à faire sauter la coupe et à piper les dez. Quand tout le monde saura tricher, il n’y aura plus de filous. C’est la dernière expression, le caput mortuum de la perfectibilité.

Faites mieux, si vous le pouvez encore ; rendez au peuple son instruction orale, ses souvenirs, ses traditions, le tombeau du vieillard scythe ou de l’enfant canadien ; laissez finir cette génération lisante, écrivante et chiffrante, et ne nous en parlez plus.

Ou donnez-nous une bonne fois la loi agraire, contre laquelle je n’ai pas d’objections intéressées. Point d’égalité possible dans les aptitudes, sans égalité fondamentale dans les propriétés. — L’égalité des propriétés serait cependant une grande catastrophe, n’est-il pas vrai, car il faudrait bien que l’arithmétique du cens reculât devant la répartition du territoire ? Ne nous proposez donc pas l’autre, puisqu’elles sont inséparables en fait, comme les deux membres de la proposition, les deux lignes du parallélisme, les deux triangles du quadrilatère, et les deux points du tréma.

Pour l’égalité d’aptitudes, à voir ce que je vois, je ne m’en effraie pas. On y parviendrait.

Aux idées simples et communes les applications ne manquent pas. La multitude se compose de gens qui savent lire et de gens qui ne savent pas lire. Comparez et choisissez.

On a dit que les crimes étaient en raison directe de l’ignorance des lettres. Ils ont donc bien changé de physionomie depuis que je les ai vus de près sur la paille des prisons, et même depuis que j’ai pu en étudier la statistique si dramatique et si vivante dans l’histoire quotidienne des tribunaux ! Les héros du crime lisent à merveille, écrivent correctement, parlent quelquefois latin, et font d’assez bons vers pour des vers de Bicêtre. Les illétrés sont là en majorité, parce qu’ils sont en majorité partout ; mais je vous proteste qu’ils n’y jouissent pas d’une plus grande considération qu’à l’Université, et que la nécessité de l’enseignement n’y est pas moins en honneur qu’à l’Académie. Vous ne mettrez pas le pied dans une maison de détention sans y entendre parler d’un club de voleurs, un peu moins gourmé que l’Athénée, mais tout aussi spirituel et beaucoup plus amusant.

Ce n’est pas l’ignorance qui fait les pervers. C’est une instruction incomplète et viciée dans sa source, qui exerce nécessairement sur les masses la funeste influence dont nos absurdes systèmes d’éducation populaire ont armé les méchans. Ce n’est pas l’instinct brutal des passions abandonnées à elles-mêmes qui excite l’épouvante et l’horreur dans les cachots et dans les bagnes. C’est la logique épouvantable d’un esprit dégrossi qui a conquis tout juste ce qu’il lui faut d’essor pour se perdre et de lumières pour s’aveugler. Les anciens, qui savaient tout et qui ont tout dit, avaient mis la fraude et le brigandage sous le patronage du dieu des lettres et de l’éloquence. Le Sphynx proposait des énigmes ; le sauvage Caliban n’inspire que de la pitié.

Le premier et le plus tendre de mes amis était un digne magistrat qui avait passé quarante ans de sa vie dans l’exercice de la judicature, et qui n’a jamais fait déshabiller un forçat pour le reconnaître. Il le devinait à l’adresse de ses réponses, aux raffinemens de son esprit, à la souplesse insidieuse de son élocution ; et il ne s’est pas trompé une fois.

Nos anciennes provinces transrhénanes se souviennent de Schinderhannes et de sa troupe, et je ne suppose pas qu’on ait imputé les forfaits de ces malheureux à un défaut d’éducation primaire. Ils refusèrent le secours de cent soixante avocats qui s’étaient présentés pour les défendre, et ils étonnèrent leurs juges. La lettre dans laquelle ce farouche aventurier demandait à Bonaparte le commandement d’une troupe d’enfans-perdus contre les ennemis de la France est un modèle inimitable de style et de mouvement oratoire.

Sbogar, dont je n’ai pas emprunté le type à un poème de lord Byron (j’en demande pardon à de savans critiques), par l’excellente raison que je n’avais jamais entendu parler de lord Byron, et que son poème n’était pas fait ; Sbogar, dont j’ai pris le type où il était, c’est-à-dire en Sbogar lui-même, n’est sans doute qu’un personnage fort commun dans mon roman, mais c’est ma faute et non la sienne. Autre chose il parut dans sa vie privée, autre chose dans ses excès tragiques, autre chose devant le tribunal qui le condamna.

La série d’attentats la plus exécrable dont il soit fait mention dans les annales de la justice, c’est probablement celle que développa la procédure des chauffeurs. Relisez cette procédure, si vous en avez le courage. Les chauffeurs exerçaient, tous, des états moyens ; ils avaient reçu, tous, plus ou moins, ce que vous appelez le bienfait de l’instruction. Il y en avait tout au plus deux d’illétrés. Un de leurs chefs était maître d’école !

Jusques à quand vous tromperez-vous, et le genre humain avec vous, sur la vaine foi des théories ?

Il n’est peut-être pas nécessaire de voyager long-temps en Europe avant de traverser quelque ville éminemment éclairée où presque tout le monde sait lire. — Si vous y arrivez, ne vous arrêtez pas à la politesse élégante de la classe élevée, à l’érudition solide et profonde de la classe libérale, à l’industrie féconde et habile de la haute classe ouvrière, car la question n’est pas là. Passez à la dernière classe de la société, à cette classe modèle aux formes de laquelle vous voulez plier notre éducation publique, et n’allez pas plus loin ! — Vous avez trouvé la race d’hommes la plus égoïste, la plus avare, la plus rusée, la plus turbulente, la plus destituée de principes moraux, qui se meuve sur la face de la terre !

J’ai parcouru, quant à moi, de tristes et pauvres pays où personne ne sait lire dans le peuple, et où les savans sont à peine parvenus à fixer, par des signes certains, l’expression de la parole entre trois ou quatre alphabets aussi indéchiffrables pour le vulgaire que l’était celui des hiéroglyphes pour l’antiquaire et l’érudit, avant d’être éclairci par l’ingénieuse critique du docte et modeste Champollion. — Si vous y arrivez, n’allez pas plus loin cette fois.

— Vous avez trouvé la plus douce, la plus bienveillante, la plus hospitalière, la plus généreuse des populations. Respirez en paix cette atmosphère d’innocence et de jeunesse, d’enthousiasme et de poésie que le souffle de la science n’a pas altérée. Vous êtes chez les Morlaques, et ils ne savent pas lire.

La civilisation n’est jamais parvenue que deux fois à son plus haut degré de perfectionnement possible : la première fois c’était chez les Egyptiens, qui ne savaient pas lire la haute langue. Au moins ceux-ci en avaient plus d’une, et cette appréciation immense des besoins d’une société composée parle plus haut que tous les raisonnemens.

La seconde fois, c’est chez les Chinois, nation extraordinaire qui a inventé tout ce que nous inventons, qui invente tout ce que nous inventerons ; qui jouit depuis bien des siècles avant notre ère des droits de la seule égalité vraie, de la seule égalité sociale ; nation sublime par sa morale, sublime par sa raison, où les aberrations religieuses ne sont que des anomalies respectueusement tolérées ; où les principes généraux de crédibilité ne sont déduits que du cœur de l’homme et des instincts moraux que Dieu lui a donnés. La population s’y compte par millions ; les Chinois qui savent lire se comptent tout au plus par centaines.

Faites après cela de l’instruction universelle !

J’avoue que je ne suis pas d’accord en ces idées avec des hommes éminens de mon temps dont l’opinion est presque en toutes choses la règle de la mienne ; et Dieu m’est témoin que je leur en ferais volontiers le sacrifice aujourd’hui si je ne préférais la vérité à Platon. Je crois ce que je dis sur la foi d’une vie expérimentale qui m’a appris que le travail était bon, que le savoir était mauvais, et qu’honnête labeur vaut mieux que médiocre science. Il est aisé à un écrivain honorable, dont personne n’estime plus que moi la vaste érudition et la noble conscience, d’obombrer de teintes obscures quelques provinces où le prétendu bienfait de l’enseignement n’a pas encore obtenu tous ses résultats. C’est ainsi qu’on aurait signalé Smyrne, ou Cos, ou Salaminc, ou Colophon, du temps de l’auteur de l’Iliade si la statistique a l’encre de la Chine avait été alors inventée ; mais quand cette région tout entière serait sortie du laboratoire du philosophe plus blanche que les neiges du mont Hémus, qu’aurait-elle produit de plus grand qu’Homère ?

C’est une malheureuse méthode, en vérité, que de mesurer les intelligences sur les calculs de la capitation ; Après la notabilité de l’argent, les peuples ne sont que ridicules, parce que la notabilité de l’argent n’est au moins que ridicule. Après la notabilité de l’instruction universelle, les peuples seront absurdes, parce que la notabilité de l’instruction universelle est absurde. Elle arrivera cependant infailliblement, parce que tout ce qui est ridicule et absurde doit arriver.

Ce qui assure aux provinces un bienfait plus efficace que celui de l’instruction universelle, c’est l’instruction naturelle. C’est l’amour du pays, le respect des aïeux, l’affection pour les jeunes, l’enseignement des vieillards, et la parole des sages. C’est avec cela que les états s’instituent, se constituent, se relèvent des ruines du passé, et se recomposent pour l’avenir. On fera bien des révolutions dans la rue et sur le papier avant de passer la portée de l’esprit social, qui est tout autrement savant que la statistique et l’Institut.

Je conçois qu’on juge le monde en raison des convenances de sa vie, quand on le parcourt en chaise de poste avec 20,000 livres de rentes. C’est une disposition favorable a l’optimisme et aux combinaisons de la philantropie spéculative. Mais le ciel vous garde, ô mes amis, de n’avoir un jour, pour dérober votre tête à la fureur des passions, que les pays où l’instruction universelle déborde de toutes parts, avec ses inévitables conséquences ! Réfugiez-vous alors, je vous en prie, au fond de ces contrées que vous avez innocemment maculées d’ombres ignominieuses ! C’est là seulement que vous trouverez, chez presque tous les hommes, le respect du malheur, la religion de la pitié, l’hospitalité antique, le priscus pudor du poète.

À vrai dire, ils ne vous ont pas lus ; ils ne vous liront jamais, et vous savez pourquoi ; mais ils vous accueilleront avec cette compassion tendre qui oblige sans humilier ; ils se dévoueront pour vous par intérêt pour vos malheurs, sans s’informer de vos opinions et de vos fautes ; ils vous aimeront si vous les aimez ! — Et le bonheur d’être aimé, c’est, vous le savez, la seule indemnité de la cruelle obligation de vivre !

On vous le demande à genoux ! Laissez-nous nos prolétaires ignorons, notre peuple illétré, nos provinces noires ! Laissez-nous cette dernière garantie contre l’envahissement de la perfectibilité, contre le triomphe des doctrines, puisque doctrines et perfectibilité n’entraînent après elles que le dégoût de toutes les croyances, l’abnégation de tous les sentimens, le désabusement de toutes les joies ; — laissez-nous marquer nos journées de travail avec un cran sur le bois, comme faisaient nos pères ; étudier la hauteur du soleil et les phases de la lune dans la page immense du firmament ; pratiquer nos industries nourricières, selon les leçons éprouvées de la tradition et de l’exemple ; apprendre l’histoire dans les récits naïfs et quelquefois épiques de nos soldats, qui la racontent mieux que les bulletins ; admirer la puissance de la nature dans ses ouvrages, qui l’attestent mieux que les déclamations et les systèmes. —

Nous n’avons pas besoin de la politique, puisque la discussion de ses droits les plus précieux nous est interdite au nom des lois. Ses vicissitudes parlent d’ailleurs assez éloquemment pour nous instruire. —

Nous n’avons pas besoin de savoir lire pour nous élever à la science ingénue du bon sens, et pour recevoir la nourriture de la morale évangélique. Celui qui nous en a ouvert le trésor, et qui, humainement parlant, serait encore un Dieu fait homme, n’a jamais dit qu’il se communiquerait à nous par le pain de la lecture. Le pain qu’il nous annonce partout, c’est celui de la parole. — Oubliez-vous, chrétiens, qu’il a promis le bonheur éternel aux ignorans ? Ne convenez-vous pas, philosophes, avec Montaigne et Montesquieu, que, si les savans ne s’étaient mêlés de son ouvrage, les fruits de sa promesse ne seraient pas même entièrement perdus pour la terre ? —

Vos intentions sont pures, nous n’en doutons pas ! Mais l’expérience nous a détrompés du fatal bienfait que vous réclamez si ardemment en notre faveur. Nous avons accepté le livre que vous nous apportiez pour satisfaire à la faim de notre intelligence, et ceux d’entre nous qui l’ont dévoré n’ont pas tardé à s’écrier, comme saint Jean :

« Cet aliment est doux à la bouche comme le miel, mais il a porté dans nos entrailles un feu qui dévore et qui tue. »

Reprenez, reprenez ce livre ! Il est amer !


Ch. Nodier.